Chapitre II.
Du goût, de l’urbanité des mœurs, et de leur influence littéraire et politique
L’on s’est persuadé pendant quelque temps, en France, qu’il fallait faire aussi une révolution dans les lettres, et donner aux règles du goût, en tout genre, la plus grande latitude. Rien n’est plus contraire aux progrès de la littérature, à ces progrès qui servent si efficacement à la propagation des lumières philosophiques, et par conséquent au maintien de la liberté. Rien n’est plus funeste à l’amélioration des mœurs, l’un des premiers buts que les institutions républicaines doivent se proposer. Les délicatesses exagérées de quelques sociétés de l’ancien régime n’ont aucun rapport sans doute avec les vrais principes du goût, toujours conformes à la raison ; mais l’on pouvait bannir quelques lois de convention, sans renverser les barrières qui tracent la route du génie, et conservent, dans les discours comme dans les écrits, la convenance et la dignité.
Le seul motif que l’on allègue pour changer entièrement le ton et les formes qui maintiennent les égards et servent à la considération, c’est le despotisme que les classes aristocratiques de la monarchie exerçaient sur le goût et sur les manières. Il est donc utile de caractériser les défauts qu’on peut reprocher à quelques prétentions, à quelques plaisanteries, à quelques exigences des sociétés de l’ancien régime, afin de montrer ensuite avec d’autant plus de force, quels ont été les détestables effets, littéraires et politiques, de l’audace sans mesure, de la gaieté sans grâce, et de la vulgarité avilissante qu’on a voulu introduire dans quelques époques de la révolution. De l’opposition de ces deux extrêmes, les idées factices de la monarchie et les systèmes grossiers de quelques hommes pendant la révolution, résultent nécessairement des réflexions justes sur la simplicité noble qui doit caractériser, dans la république, les discours, les écrits et les manières.
La nation française était, à quelques égards, trop civilisée ; ses institutions, ses habitudes sociales avaient pris la place des affections naturelles. Dans les républiques anciennes, et surtout à Lacédémone, les lois s’emparaient du caractère individuel de chaque citoyen, les formaient tous sur le même modèle, et les sentiments politiques absorbaient tout autre sentiment. Ce que Lycurgue avait produit par ses lois en faveur de l’esprit républicain, la monarchie française l’avait opéré par l’empire de ses préjugés en faveur de la vanité des rangs.
Cette vanité occupait seule presque toutes les classes : l’homme ne vivait que pour faire effet autour de lui, pour obtenir une supériorité de convention sur son concurrent immédiat, pour exciter l’envie qu’il ressentait à son tour. D’individus en individus, de classe en classe, la vanité souffrante n’était en repos que sur le trône ; dans toute autre situation, depuis les plus élevées jusqu’aux dernières, on passait sa vie à se comparer avec ses égaux ou ses supérieurs ; et loin de prendre en soi le sentiment de sa propre valeur, on cherchait dans les regards des autres l’idée qu’ils se faisaient de l’importance qu’on avait acquise parmi ses pareils.
Cette contention d’esprit sur des intérêts frivoles en tout, excepté par l’influence qu’ils exerçaient sur le bonheur, ce besoin de réussir, cette crainte de déplaire, altéraient, exagéraient souvent les vrais principes du goût naturel : il y avait le goût de tel jour, celui de telle classe, enfin celui qui devait naître de l’esprit général créé par de semblables rapports. Il existait des sociétés qui pouvaient, par des allusions à leurs habitudes, à leurs intérêts, même à leurs caprices, ennoblir des tours familiers, ou proscrire des beautés simples. En se montrant étranger à ces mœurs de sociétés, on se classait comme inférieur ; et l’infériorité du rang est de mauvais goût dans un pays où il existe des rangs. Le peuple se moque du peuple tant qu’il n’a point reçu l’éducation de la liberté, et l’on n’aurait fait que se rendre ridicule en France si, même avec des idées fortes, on eût voulu s’affranchir du ton qui était dicté par l’ascendant de la première classe.
Ce despotisme d’opinion, en s’étendant trop loin, pouvait nuire enfin au véritable talent. Chaque jour on mettait plus de subtilité dans les règles de la politesse et du goût ; on s’éloignait toujours plus dans les mœurs des impressions de la nature. L’aisance des manières existait sans l’abandon des sentiments, la politesse classait au lieu de réunir ; et tout le naturel, toute la simplicité nécessaire à la perfection de la grâce, n’empêchait pas de veiller avec une attention constante ou avec une distraction feinte sur le maintien des moindres signes de toutes les distinctions sociales.
On voulait cependant établir un genre d’égalité ; c’était celle qui met extérieurement au même niveau tous les esprits et tous les caractères : on voulait cette égalité qui pèse sur les hommes distingués, et soulage la médiocrité jalouse. Il fallait et parler et se taire comme les autres, connaître les usages pour ne rien inventer, ne rien hasarder ; et c’était en imitant longtemps les manières reçues qu’on acquérait enfin le droit de prétendre à une réputation à soi. L’art d’éviter les écueils de l’esprit était le seul usage de l’esprit même, et le vrai talent se sentait souvent oppressé par tous ces liens de convenance. Cette sorte de goût, plutôt efféminé que délicat, qui se blesse d’un essai nouveau, d’un bruit éclatant, d’une expression énergique, arrêtait l’essor des âmes ; le génie ne peut ménager tous ces égards artificiels ; la gloire est orageuse, et les flots tumultueux de son cortège populaire doivent briser ces légères digues.
Mais la société, c’est-à-dire, des rapports sans but, des égards sans subordination, un théâtre où l’on appréciait le mérite par les données les plus étrangères à sa véritable valeur ; la société, dis-je, en France, avait créé cette puissance du ridicule que l’homme le plus supérieur n’aurait pu braver. De tous les moyens qui peuvent déconcerter l’émulation des caractères élevés, le plus puissant est l’arme de la moquerie. L’aperçu fin et juste du petit côté d’un grand caractère, des faiblesses d’un beau talent, trouble jusqu’à cette confiance en ses propres forces, dont le génie a souvent besoin ; et la plus légère piqûre d’une raillerie froide et indifférente peut faire mourir dans un cœur généreux la vive espérance qui l’encourageait à l’enthousiasme de la gloire et de la vertu.
La nature a créé des remèdes aux grandes douleurs de l’homme ; le génie est de force avec l’adversité, l’ambition avec les périls ; la vertu avec la calomnie ; mais le ridicule peut s’insinuer dans la vie, s’attacher aux qualités même, et les miner sourdement à leur insu.
L’insouciance dédaigneuse exerce un grand pouvoir sur l’enthousiasme le plus pur ; la douleur même perd jusqu’à l’éloquence dont la nature l’a douée, lorsqu’elle rencontre un esprit moqueur ; l’expression énergique, l’accent abandonné, l’action même, l’action généreuse est inspirée par une sorte de confiance dans les sentiments de ceux qui nous environnent ; une froide plaisanterie peut la glacer.
L’esprit moqueur s’attaque à quiconque met une grande importance à quelque objet que ce soit dans le monde ; il se rit de tous ceux qui sont dans le sérieux de la vie, et croient encore aux sentiments vrais et aux intérêts graves. Sous ce rapport, il n’est pas dépourvu d’une sorte de philosophie ; mais cet esprit décourageant arrête le mouvement de l’âme qui porte à se dévouer ; il déconcerte jusqu’à l’indignation ; il flétrit l’espérance de la jeunesse. Il n’y a que le vice insolent qui soit au-dessus de ses atteintes. En effet, l’esprit moqueur essaie rarement de l’attaquer ; il est même tenté d’avoir de la considération pour le caractère qu’il n’a pas la puissance d’affliger.
Cette tyrannie du ridicule qui caractérisait éminemment les dernières années de l’ancien régime, après avoir poli le goût, finissait par user la force ; et la littérature s’en serait nécessairement ressentie. Il faut donc, pour donner aux écrits plus d’élévation, et aux caractères plus d’énergie, ne pas soumettre le goût aux habitudes élégantes et recherchées des sociétés aristocratiques, quelque remarquables qu’elles soient par la perfection de la grâce ; leur despotisme entraînerait de graves inconvénients pour la liberté, l’égalité politique, et même la haute littérature. Mais combien le mauvais goût, poussé jusqu’à la grossièreté, ne s’opposerait-il pas à la gloire littéraire, à la morale, à la liberté, à tout ce qui peut exister de bon et d’élevé dans les rapports des hommes entre eux !
Depuis la révolution, une vulgarité révoltante dans les manières s’est trouvée souvent réunie à l’exercice d’une autorité quelconque. Or, les défauts de la puissance sont contagieux. En France surtout, il semble que le pouvoir, non seulement influe sur les actions, sur les discours, mais presque sur la pensée intime des flatteurs qui entourent les hommes puissants. Les courtisans de tous les régimes imitent ceux qu’ils louent ; ils se pénètrent d’estime pour ceux dont ils ont besoin ; ils oublient que le soin même de leur intérêt n’exige que les démonstrations extérieures, et qu’il n’est pas nécessaire de fausser jusqu’à son jugement pour se montrer ce qu’on veut paraître.
Le mauvais goût, tel qu’on l’a vu dominer pendant quelques années de la révolution, n’est pas nuisible seulement aux relations de la société et à la littérature ; il porte atteinte à la morale. On se permet de plaisanter sur sa propre bassesse, sur ses propres vices, de les avouer avec impudence, de se jouer des âmes timides qui répugnent encore à cette avilissante gaieté. Ces esprits forts d’un nouveau genre se vantent de leur honte, et se croient d’autant plus spirituels, qu’ils ont excité plus d’étonnement autour d’eux.
Les paroles grossières ou cruelles que des hommes en pouvoir se sont souvent permises dans la conversation, devaient, à la longue, dépraver leur âme, en même temps qu’elles agissaient sur la morale de ceux qui les écoutaient.
Un bel usage d’Angleterre interdit aux hommes que leur profession oblige à verser le sang des animaux, la faculté d’exercer des fonctions judiciaires. En effet, indépendamment de la morale qui se fonde sur la raison, il y a celle de l’instinct naturel, celle dont les impressions sont irréfléchies et irrésistibles. Lorsqu’en s’accoutumant à voir souffrir les animaux, on parvient à vaincre la répugnance des sens pour le spectacle de la douleur, l’on devient beaucoup moins accessible à la pitié, même pour les hommes ; du moins l’on n’en éprouve plus involontairement les impressions. Les paroles tout à la fois vulgaires et féroces produisent, à quelques égards, le même effet que la vue du sang : lorsqu’on s’habitue à les prononcer, les idées qu’elles retracent deviennent plus familières. Les hommes, à la guerre, s’excitent aux mouvements de fureur qui doivent les animer, en se servant sans cesse du langage le plus grossier. La justice et l’impartialité nécessaires à l’administration civile, font un devoir d’employer des formes et des expressions qui calment celui qui s’en sert et celui qui les écoute.
Le bon goût dans le langage et dans les manières de ceux qui gouvernent, inspirant plus de respect, rend les moyens de terreur moins nécessaires. Il est difficile qu’un magistrat dont le ton révolte les âmes n’ait pas besoin de recourir à la persécution pour obtenir l’obéissance.
Un nuage d’illusions et de souvenirs environne les rois ; mais les hommes élus, commandant au nom de leur supériorité personnelle, ont besoin de tous les signes extérieurs de cette supériorité ; et quel signe plus évident que ce bon goût qui, se retrouvant dans toutes les paroles, dans tous les gestes, dans tous les accents, dans toutes les actions même, annonce une âme paisible et fière, qui saisit tous les rapports dans tous les instants, et ne perd jamais ni le sentiment d’elle-même, ni les égards qu’elle doit aux autres ! C’est ainsi que le bon goût exerce une véritable influence politique.
L’on est assez généralement convaincu que l’esprit républicain exige un changement dans le caractère de la littérature. Je crois cette idée vraie, mais dans une acception différente de celle qu’on lui donne. L’esprit républicain exige plus de sévérité dans le bon goût qui est inséparable des bonnes mœurs. Il permet aussi, sans doute, de transporter dans la littérature des beautés plus énergiques, un tableau plus philosophique et plus déchirant des grands événements de la vie. Montesquieu, Rousseau, Condillac, appartenaient d’avance à l’esprit républicain, et ils avaient commencé la révolution désirable dans le caractère des ouvrages français : il faut achever cette révolution. La république développant nécessairement des passions plus fortes, l’art de peindre doit s’accroître en même temps que les sujets s’agrandissent ; mais par un bizarre contraste, c’est surtout dans le genre licencieux et frivole qu’on a voulu profiter de la liberté que l’on croyait avoir acquise en littérature.
On se rappelait la réputation que la gaieté française avait méritée dans toute l’Europe, et l’on croyait la conserver en s’abandonnant à tout ce que réprouvent et la délicatesse et le bon goût. J’ai dit dans la première Partie de cet ouvrage toutes les causes qui ont donné naissance à la grâce française ; il n’en est aucune qui subsiste maintenant, il n’en est aucune qui puisse se renouveler, si la combinaison que l’on suppose admet la liberté et l’égalité politique.
Les modèles pleins de grâce que nous avons dans la langue, pourront servir de guide aux François, mais comme ils en servent aux nations étrangères. Ce qui renouvelait en France le même esprit, c’était le ton, les manières de ce qu’on appelait la bonne compagnie. Dans un pays où il y aura de la liberté, l’on s’occupera beaucoup plus souvent, en société, des affaires politiques que de l’agrément des formes et du charme de la plaisanterie. Dans un pays où subsistera l’égalité politique, tous les genres de mérite seront admis, et il n’existera point une société exclusive, consacrée uniquement à la perfection de l’esprit de société, et réunissant en elle tout l’ascendant de la fortune et du pouvoir. Or, sans ce tribunal toujours existant, l’esprit des jeunes gens ne peut se former au tact délicat, à la nuance fine et juste, qui seule donne aux écrits, dans le genre léger, cette grâce de convenance et ce mérite de goût tant admiré dans quelques écrivains français, et particulièrement dans les pièces fugitives de Voltaire.
La littérature se perdra complètement en France, si l’on multiplie ces essais prétendus gracieux qui ne nous rendent plus que ridicules : on peut encore trouver de la vraie gaieté dans le bon comique ; mais quant à cette gaieté badine dont on nous a accablés presque au milieu de tous nos malheurs, si l’on en excepte quelques hommes qui se souviennent encore du temps passé, toutes les tentatives nouvelles en ce genre corrompent le goût littéraire en France, et nous mettent au-dessous de tous les peuples sérieux de l’Europe.
Avant la révolution, l’on avait souvent remarqué qu’un François, étranger à la société des premières classes, se faisait reconnaître comme inférieur dès qu’il voulait plaisanter ; tandis qu’un Anglais, ayant toujours de la gravité et de la simplicité dans les manières, vous pouviez plus difficilement savoir en l’écoutant à quel rang de la société il appartenait. Il faut, malgré les différences qui existeront longtemps encore entre les deux nations, que les écrivains français se hâtent d’apercevoir qu’ils n’ont plus les mêmes moyens de succès dans l’art de la plaisanterie ; et loin de penser que la révolution leur ait donné plus de latitude à cet égard, ils doivent veiller avec plus de soin sur le bon goût, puisque la société et toutes les sociétés, confondues après une révolution, n’offrent presque plus de bons modèles, et n’inspirent pas ces habitudes de tous les jours, qui font de la grâce et du goût votre propre nature, sans que la réflexion ait besoin de vous les rappeler.
Les préceptes du goût, dans leur application à la littérature républicaine, sont d’une nature plus simple, mais non moins rigoureuse que les préceptes du goût adoptés par les écrivains du siècle de Louis XIV. Sous la monarchie, une foule d’usages substituaient quelquefois le ton de la convenance à celui de la raison, les égards de la société aux sentiments du cœur ; mais dans une république, le goût ne devant consister que dans la connaissance parfaite de tous les rapports vrais et durables, manquer aux principes de ce goût, ce serait ignorer la véritable nature des choses.
Il était souvent nécessaire, sous la monarchie, de déguiser une censure hardie, de voiler une opinion nouvelle sous la forme des préjugés reçus ; et le goût qu’il fallait apporter dans ces différentes tournures exigeait une finesse d’esprit singulièrement délicate. Mais la parure de la vérité dans un pays libre, est d’accord avec la vérité même. L’expression et le sentiment doivent dériver de la même source.
L’on n’est point astreint, dans un pays libre, à se renfermer toujours dans le cercle des mêmes opinions, et la variété des formes n’est point nécessaire pour cacher la monotonie des idées. L’intérêt de la progression existe toujours, puisque les préjugés ne mettent point de bornes à la carrière de la pensée ; l’esprit donc, n’ayant plus à lutter contre l’ennui, acquiert plus de simplicité, et ne risque point, pour ranimer l’attention, ces grâces maniérées que réprouve le goût naturel.
Un tour de force assez difficile, qu’on se permettait dans l’ancien régime, c’était l’art d’offenser les mœurs sans blesser le goût, et de jouer avec la morale, en mettant autant de délicatesse dans l’expression que d’indécence dans les principes. Rien heureusement ne convient moins que ce talent aux vertus, comme à l’esprit que doivent avoir des républicains. Dès qu’on briserait une barrière, on n’en respecterait plus aucune ; les rapports de la société n’auraient pas assez de puissance pour arrêter encore, quand les liens sacrés ne retiendraient plus.
D’ailleurs il faut, pour réussir dans ce genre dangereux, qui réunit la grâce des formes à la dépravation des sentiments, une finesse d’esprit extraordinaire ; et l’exercice un peu fort de ses facultés auquel on est appelé dans une république, fait perdre cette finesse. Le tact le plus délicat est nécessaire pour donner à l’immoralité cette grâce, sans laquelle les hommes même les plus corrompus repousseraient avec dégoût les tableaux et les principes du vice.
Je parlerai dans un autre chapitre de la gaieté des comédies, de celle qui tient à la connaissance du cœur humain ; mais il me paraît vraisemblable que les Français ne seront plus cités pour cet esprit aimable, élégant et gai qui faisait le charme de la cour. Le temps fera disparaître les hommes qui sont encore des modèles en ce genre, et l’on finira par en perdre le souvenir ; car il ne suffit pas des livres pour se le rappeler. Ce qui est plus fin que la pensée ne peut être appris que par l’habitude. Si la société qui inspirait cette sorte d’instinct, ce tact rapide, est anéantie, le tact et l’instinct doivent finir avec elle. Il faut renoncer à tout ce qui ne peut s’apprendre que par tel genre de vie, et non par des combinaisons générales, quand ce genre de vie n’existe plus.
Un homme d’esprit disait : Le bonheur est un état sérieux. On peut en affirmer autant de la liberté. La dignité d’un citoyen est plus importante que celle d’un sujet ; car, dans une république, il faut que chaque homme de talent soit un obstacle de plus à l’usurpation politique. Cette honorable mission dont on est revêtu par sa propre conscience, c’est la noblesse du caractère qui peut seule lui donner quelque force.
On a vu des hommes autrefois réunir l’élévation des manières à l’usage presque habituel de la plaisanterie ; mais cette réunion suppose une perfection de goût et de délicatesse, un sentiment de sa supériorité, de son pouvoir, de son rang même, que ne développe pas l’éducation de l’égalité. Cette grâce, tout à la fois imposante et légère, ne doit pas convenir aux mœurs républicaines ; elle caractérise trop distinctement les habitudes d’une grande fortune et d’un état élevé. La pensée est plus démocratique ; elle croit au hasard parmi tous les hommes assez indépendants pour avoir quelque loisir. C’est donc elle, avant tout, qu’il faut encourager, en se livrant moins en littérature aux objets qui appartiennent exclusivement à la grâce des formes.
Ce que notre destinée a eu de terrible, force à penser ; et si les malheurs des nations grandissent les hommes, c’est en les corrigeant de ce qu’ils avaient de frivole, c’est en concentrant, par la terrible puissance de la douleur, leurs facultés éparses.
Il faut consacrer le goût en littérature à l’ornement des idées ; son utilité n’en sera pas moins grande ; car il est prouvé que les idées les plus profondes, et les sentiments les plus nobles ne produisent aucun effet, si des défauts de goût remarquables détournent l’attention, brisent l’enchaînement des pensées, ou déconcertent la suite d’émotions qui conduit votre esprit à de grands résultats, et votre âme à des impressions durables.
On se plaindra de la faiblesse de l’esprit humain qui s’attache à telle expression déplacée, au lieu de s’occuper uniquement de ce qui est vraiment essentiel ; mais dans les plus violentes situations de la vie, au moment même de périr, on a vu plusieurs fois qu’un incident ridicule pouvait distraire les hommes de leur propre malheur. Comment espérer que des pensées, qu’un ouvrage, puissent captiver tellement l’intérêt, que l’inconvenance du style ne détourne pas l’attention du lecteur ?
C’est un miracle du talent que d’arracher ceux qui vous écoutent, ou qui vous lisent, à leur amour-propre ; mais si les défauts de goût offrent aux juges, quels qu’ils soient, une occasion de montrer, en vous critiquant, l’esprit qu’ils ont eux-mêmes, ils la saisissent nécessairement, et ne songent plus ni aux idées, ni aux sentiments de l’auteur.
Le goût nécessaire à la littérature républicaine, dans les livres sérieux comme dans les ouvrages d’imagination, n’est point un talent à part ; c’est le perfectionnement de tous les talents : et loin qu’il s’oppose en rien ni aux sentiments profonds, ni aux expressions énergiques, la simplicité qu’il commande, le naturel qu’il inspire, sont les seuls ornements qui puissent convenir à la force.
L’urbanité des mœurs, de même que le bon goût, dont elle fait partie, est d’une grande importance littéraire et politique. Quoique la littérature doive s’affranchir dans la république, beaucoup plus facilement que dans la monarchie, de l’empire du ton reçu dans la société, il est impossible que les modèles de la plupart des ouvrages d’imagination ne soient pas pris dans les exemples qui s’offrent habituellement aux regards. Or, que deviendraient les écrits qui prennent nécessairement l’empreinte des mœurs, si les manières vulgaires, ces manières qui font ressortir les défauts et les désavantages de tous les caractères, continuaient à dominer ?
Il resterait aux littérateurs français des ouvrages anciens dont ils pourraient encore se pénétrer ; mais leur imagination ne serait point inspirée par les objets qui les environneraient ; elle s’alimenterait par la lecture, mais jamais par les impressions qu’ils éprouveraient eux-mêmes. Ils ne réuniraient presque jamais dans les compositions littéraires le naturel des observations avec la noblesse des sentiments ; loin de s’aider de leurs souvenirs, ils auraient besoin de les écarter : à peine le recueillement de l’âme pourrait-il encore donner quelquefois l’idée du vrai tableau.
L’on dira peut-être que la politesse est un avantage si léger, qu’on peut en être privé sans que ce défaut porte la moindre atteinte aux grandes et véritables qualités qui constituent la force et l’élévation du caractère. Si l’on appelle politesse les formes de galanterie du siècle de Louis XIV, certes, les premiers hommes de l’antiquité n’en avaient pas la moindre idée, et ils n’en sont pas moins les modèles les plus imposants que l’histoire et l’imagination même puissent offrir à l’admiration des siècles. Mais si la politesse est la juste mesure des relations des hommes entre eux, si elle indique ce qu’on croit être et ce qu’on est, si elle apprend aux autres ce qu’ils sont ou ce qu’on les suppose, un grand nombre de sentiments et de pensées se rallient à la politesse.
Les formes varient sans doute suivant les caractères, et la même bienveillance peut s’exprimer avec douceur ou avec brusquerie ; mais pour discuter philosophiquement l’importance de la politesse, c’est dans son acception la plus étendue qu’il faut considérer le sens général de ce mot, sans vouloir s’arrêter à toutes les diversités que peut faire naître chaque caractère.
La politesse est le lien que la société a établi entre les hommes étrangers les uns aux autres. Il y a des vertus qui vous attachent à votre famille, à vos amis, aux malheureux ; mais dans tous les rapports qui n’ont point pris encore le caractère d’un devoir, l’urbanité des mœurs prépare les affections, rend la conviction plus facile, et conserve à chaque homme le rang que son mérite doit lui obtenir dans le monde. Elle marque le degré de considération auquel chaque individu s’est élevé ; et ; sous ce rapport, elle dispense le prix, objet des travaux de toute la vie. Examinons maintenant sous combien de formes diverses doivent se présenter les funestes effets de la grossièreté dans les manières, et quel doit être le caractère de la politesse qui convient à l’esprit républicain.
Les femmes et les grands hommes, l’amour et la gloire, sont les seules pensées, les seuls sentiments qui retentissent vivement à l’âme. Mais comment retrouverait-on l’image pure et fière d’une femme, dans un pays où les relations de société ne seraient pas surveillées par la plus rigoureuse décence ? Où prendrait-on le type des vertus, lorsque les femmes elles-mêmes, ces juges indépendants des combats de la vie, auraient laissé flétrir en elles le noble instinct des sentiments élevés ? Une femme perd de son charme, non seulement par les paroles sans délicatesse qu’elle pourrait se permettre, mais par ce qu’elle entend, par ce qu’on ose dire devant elle. Au sein de sa famille, la modestie et la simplicité suffisent pour maintenir les égards qu’une femme doit exiger ; mais au milieu du monde, il faut plus encore ; l’élégance de son langage, la noblesse de ses manières, font partie de sa dignité même, et commandent seules efficacement le respect.
Sous la monarchie, l’esprit chevaleresque, la pompe des rangs, la magnificence de la fortune, tout ce qui frappe l’imagination suppléait, à quelques égards, au véritable mérite ; mais, dans une république, les femmes ne sont plus rien, si elles n’en imposent pas par tout ce qui peut caractériser leur élévation naturelle. Dès qu’on écarte une illusion, il faut y substituer une qualité réelle ; dès qu’on détruit un ancien préjugé, l’on a besoin d’une nouvelle vertu : loin que la république doive donner plus de liberté dans les rapports habituels de la société, comme toutes les distinctions sont uniquement fondées sur les qualités personnelles, il faut se préserver avec bien plus de scrupule de tous les genres de fautes. Si l’on porte la moindre atteinte à sa réputation, on ne peut plus, comme dans la monarchie, relever son existence par son rang, par sa naissance, par tous les avantages étrangers à sa propre valeur.
Ce que j’ai dit pour les femmes peut s’appliquer presque également aux hommes qui jouent un rôle éclatant. Il leur sera nécessaire de veiller sur leur considération bien plus attentivement que dans un temps où les dignités aristocratiques suffisaient pour garantir à ceux qui en étaient revêtus, les égards et les respects de la multitude. Ces existences d’opinion, qui chaque jour, dans la république, seront attaquées ou défendues, doivent donner une grande importance à tout ce qui peut agir sur l’esprit ou l’imagination des hommes.
Si des faveurs de l’opinion nous passons au maintien du pouvoir légal, nous verrons que l’autorité est en elle-même un poids que les gouvernés ont peine à supporter ; les esprits qui ne sont pas créés pour la servitude, éprouvent d’abord une sorte de prévention contre la puissance. Si les formes grossières de celui qui commande aigrissent cette prévention, elle devient une véritable haine. Tout homme de goût et d’une certaine élévation d’âme doit avoir le besoin de demander presque pardon du pouvoir qu’il possède. L’autorité politique est l’inconvénient nécessaire d’un très grand bien, de l’ordre et de la sécurité ; mais le dépositaire de cette autorité doit toujours s’en justifier, en quelque sorte, par ses manières comme par ses actions.
Nous avons vu souvent, dans le cours de ces dix années, les hommes éclairés gouvernés par les hommes ignorants : l’arrogance de leur ton, la vulgarité de leurs formes, révoltaient plus encore que les bornes de leur esprit. Les opinions républicaines se confondaient dans quelques têtes avec les paroles rudes et les plaisanteries rebutantes de quelques républicains, et les affections non raisonnées s’éloignaient naturellement de la république.
Les manières rapprochent ou séparent les hommes par une force plus invincible que celle des opinions, j’oserai presque dire que celle des sentiments. Avec une certaine libéralité d’esprit, l’on peut vivre agréablement au milieu d’une société qui appartient à un parti différent du sien. Il se peut même que l’on oublie des torts graves, des craintes inspirées peut-être à juste titre par l’immoralité d’un homme, si la noblesse de son langage fait illusion sur la pureté de son âme. Mais ce qu’il est impossible de supporter, c’est une éducation grossière que trahit chaque expression, chaque geste, le ton de la voix, l’attitude du corps, tous les signes involontaires des habitudes de la vie.
Je ne parle pas ici de l’estime réfléchie, mais de cette impression involontaire qui se renouvelle à tous les instants. L’on se reconnaît, dans les grandes circonstances, aux sentiments du cœur ; mais dans les rapports détaillés de la société, on ne s’entend que par les manières ; et la vulgarité portée à un certain degré, fait éprouver à celui qui en est le témoin ou l’objet, un sentiment d’embarras, de honte même, tout à fait insupportable.
Heureusement on n’est presque jamais appelé dans la vie à supporter la vulgarité des manières en faveur de l’élévation des sentiments. Une probité sévère inspire une confiance si noble, un calme si pur, qu’il est bien rare qu’elle ne fasse pas deviner, dans quelque état que l’on soit, tout ce qu’une bonne éducation aurait appris. La grossièreté, dont nous avons été si souvent les victimes, se composait presque toujours de sentiments vicieux ; c’était l’audace, la cruauté, l’insolence, qui se montraient sous les formes les plus odieuses.
Les convenances sont l’image de la morale ; elles la supposent dans toutes les circonstances qui ne donnent pas encore l’occasion de la prouver ; elles entretiennent les hommes dans l’habitude de respecter l’opinion des hommes. Si les chefs de l’état blessent ou méprisent les convenances, ils n’inspireront plus eux-mêmes la considération dont ils ont dispersé tous les éléments.
Un autre genre d’impolitesse peut caractériser encore les hommes en pouvoir : ce n’est pas la grossièreté, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, la fatuité politique, l’importance qu’on met à sa place, l’effet que cette place produit sur soi-même, et qu’on veut faire partager aux autres ; on a dû nécessairement en voir beaucoup d’exemples depuis la révolution. L’on n’appelait aux grandes places, dans l’ancien régime, que les individus accoutumés, dès leur enfance, aux privilèges et aux avantages d’un rang supérieur ; le pouvoir ne changeait presque rien à leurs habitudes : mais dans la révolution, des magistratures éminentes ont été remplies par des hommes d’un état inférieur, et dont le caractère n’était pas naturellement élevé : humbles alors sur leur mérite personnel, et vains de leur pouvoir, ils se sont crus obligés d’adopter de nouvelles manières, parce qu’ils occupaient un nouvel emploi. Cet effet de la vanité est le plus contraire de tous à l’affection et au respect que doivent inspirer des magistrats républicains. L’affection et le respect s’attachent au caractère individuel, et l’homme qui se croit un autre lorsqu’il a été nommé à une grande place, vous indique lui-même que, s’il la perd, votre intérêt et votre considération doivent passer à son successeur.
Comment l’homme peut-il se faire mieux connaître à l’homme que par cette dignité de manières, cette simplicité d’expressions, qui, transportées sur le théâtre ou racontées dans l’histoire, inspirent presque autant d’enthousiasme que les grandes actions ? Je dirai plus, une suite de hasards peuvent conduire un homme à se faire remarquer par quelques faits illustres, sans qu’il soit doué cependant ou d’un génie supérieur, ou d’un caractère héroïque ; mais il est impossible que les paroles, les accents, les formes qu’on emploie envers ceux qui nous environnent, ne caractérisent pas la vraie grandeur de la seule manière inimitable.
Quelques-uns ont pensé qu’il fallait substituer à l’accueil jadis bienveillant des Français la froideur et la dignité. Sans doute les premiers citoyens d’un état libre doivent avoir, dans le maintien, plus de gravité que les flatteurs d’un monarque ; mais l’exagération de la froideur serait un moyen d’arrêter l’essor de tous les mouvements généreux. L’homme froid dans ses manières impose nécessairement, parce qu’il vous donne l’idée qu’il n’attache aucune importance à vous. Mais ce sentiment pénible qu’il vous inspire ne produit rien d’utile ni rien de fécond. Ce n’est pas l’insolence familière, c’est la bonté, c’est l’élévation de l’âme, c’est la supériorité véritable que cette froideur met à la gêne. Les manières ne sont parfaites que lorsqu’elles encouragent tout ce que chaque homme a de distingué, et n’intimident que les défauts.
Il ne faut pas se tromper sur les signes extérieurs du respect : étouffer de nobles sentiments, tarir la source des pensées, c’est produire l’effet de la crainte ; mais élever les âmes jusqu’à soi, donner à l’esprit toute sa valeur, faire naître cette confiance qu’éprouvent les uns pour les autres tous les caractères généreux, tel est l’art d’inspirer un respect durable.
Il importe de créer en France des liens qui puissent rapprocher les partis, et l’urbanité des mœurs est un moyen efficace pour arriver à ce but. Elle rallierait tous les hommes éclairés ; et cette classe réunie formerait un tribunal d’opinion qui distribuerait avec quelque justice le blâme ou la louange.
Ce tribunal exercerait aussi son influence sur la littérature ; les écrivains sauraient ou retrouver un goût, un esprit national, et pourraient travailler à le peindre et à l’agrandir. Mais de toutes les confusions, la plus funeste est celle qui mêle ensemble toutes les éducations, et ne sépare que les partis.
Qu’importe de se ressembler par les opinions politiques, si l’on diffère par l’esprit et les sentiments ? Quel misérable effet des troubles civils, que d’attacher plus d’importance à telle manière de voir en affaires publiques, qu’à tous ces rapports de l’âme et de la pensée, seule fraternité dont le caractère soit ineffaçable !
L’urbanité des mœurs peut seule adoucir les aspérités de l’esprit de parti ; elle permet de se voir longtemps avant de s’aimer, de se parler longtemps avant qu’on soit d’accord ; et par degrés, cette aversion profonde qu’on ressentait pour l’homme que l’on n’avait jamais abordé, cette aversion s’affaiblit par les rapports de conversation, d’égards, de prévenance, qui raniment la sympathie, et font trouver enfin son semblable dans celui qu’on regardait comme son ennemi.