(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374

I

Pendant qu’une commission instituée par décret de l’empereur, sur le rapport du ministre d’État, et composée des hommes les plus autorisés et les plus compétents, travaille sans relâche et avec le sentiment de sa haute mission à recueillir non seulement les lettres, mais les ordres, les annotations, les décisions et pensées de toutes sortes de l’empereur Napoléon Ier, tout ce qui s’offre avec sa marque visible, avec son cachet personnel immédiat, et non seulement les documents relatifs à des matières de gouvernement et aux actes du souverain, mais aussi les écrits qui peuvent éclairer le caractère intime de l’homme ; pendant qu’on met à contribution les dépôts publics et les collections particulières de quelques familles considérables ; qu’à l’heure qu’il est près de vingt mille documents sont rassemblés, et que, la question de classement une fois résolue, on espère, dans un an ou quinze mois, être en mesure de livrer les premières feuilles à l’impression ; pendant ce temps-là, la publication des Œuvres de Frédéric le Grand, commencée depuis plusieurs années par ordre du gouvernement prussien sous la direction de M. Preuss, historiographe de Brandebourg, se poursuit et touche à sa fin. J’ai eu l’occasion plus d’une fois, et dans Le Moniteur même51, d’en parler avec quelque étendue : aujourd’hui je voudrais en aborder quelques portions encore, et dans la correspondance de Frédéric avec les membres de sa famille, je choisirai particulièrement celle qu’il eut avec le plus célèbre et le plus distingué d’entre ses frères, avec le prince Henri.

On ne prête pas assez d’attention en France à cette publication des Œuvres du grand Frédéric. Cela tient, je l’ai déjà remarqué, à bien des causes : — à ce que la philosophie du xviiie  siècle, qui y est répandue et qui y donne le ton, n’est plus à la mode ; — à ce que la langue, cette langue française que Frédéric aimait et écrivait exclusivement, n’est pas sous sa plume des plus correctes et des plus pures, tellement que son faible même pour nous lui devient un titre de défaveur. On a aussi contre la personne de ce grand roi des préventions qui datent du temps de M. de Choiseul et de Voltaire, des opinions toutes faites qui se transmettent ou se renouvellent sans examen. Un peu d’application et d’étude suffit pourtant bientôt pour dissiper ou pour réduire la plupart de ces fausses vues et de ces objections exagérées à distance : à le considérer de près, dans ses actes et dans ses Œuvres, on reconnaît qu’avec ses défauts et ses taches Frédéric est de la race des plus grands hommes, héroïque par le caractère, par la volonté, supérieur au sort, infatigable de travail, donnant à chaque chose sa proportion, ferme, pratique, sensé, ardent jusqu’à sa dernière heure, et sachant entremêler à son soin jaloux pour les intérêts de l’État un véritable et très sincère esprit de philosophie, des intervalles charmants de conversation, de culture grave et d’humanité ornée. Plus d’une des objections, au reste, qu’on lui adresse de loin, lui fut faite aussi de près, et, ce qui est remarquable, par des membres de sa propre famille. Ce ne fut pas sans quelque difficulté que Frédéric réussit à se faire reconnaître un grand roi et le meilleur guide de la monarchie prussienne par les princes ses frères. Le prince Henri lui fut toujours opposé et secrètement antipathique, et pas si secrètemeut même que cela ne perce très à nu dans des conversations qui nous ont été transmises et dans la suite des lettres qu’on publie aujourd’hui.

Frédéric avait des qualités et des affections de famille. Si maltraité et tyrannisé par son père, il avait pour sa mère, la reine Sophie, un attachement respectueux et tendre ; il aimait ses sœurs, et particulièrement celle qui devint margrave de Baireuth, et à qui il avait voué une amitié vive et passionnée. Il aimait également ses frères ; mais ici le roi se faisait sentir davantage. Une assez grande inégalité d’âge le séparait d’eux. Son frère cadet, le prince Auguste-Guillaume, était né en 1722, le prince Henri en 1726, et le prince Ferdinand en 1730, c’est-à-dire qu’au moment où Frédéric monta sur le trône en 1740, à l’âge de vingt-huit ans, un de ses frères en avait dix-huit, l’autre quatorze, l’autre dix. Il devint pour eux un père par les soins, et il en eut aussi quelques-unes des sévérités dans les détails du service militaire, sur lequel il ne plaisantait pas. Les jeunes princes s’unirent, ils s’accoutumèrent à rester liés et un peu ligués entre eux, à le révérer, à le craindre, et le prince Henri, le plus distingué des trois par l’esprit et par les talents, ne put s’empêcher de l’envier.

La première guerre de Frédéric, qui était un coup d’ambition et de jeunesse, la seconde guerre qui n’en était qu’une conséquence, ne passèrent point, même en Prusse, sans beaucoup de contradictions et de rumeurs. La troisième guerre, celle de Sept Ans, à laquelle il fut forcé, mais où il parut l’agresseur et où il fut tant de fois près de succomber, excita bien d’autres cris de mécontentement et de souffrance. On se disait : « Frédéric nous perd, il perd la Prusse par son ambition, par son opiniâtreté : il faut qu’il traite, qu’il fasse au plus vite sa paix avec la France. » On disait cela surtout dans le cercle des jeunes princes Auguste-Guillaume et Henri, et l’on se croyait patriote prussien en le disant. La pensée des grands hommes est une courbe que l’on n’embrasse bien qu’après qu’elle est décrite : il arrive même à de bons yeux de ne la voir d’abord que brisée et morcelée comme elle l’est souvent en effet dans le détail, et comme elle peut l’être à tout moment dans l’ensemble par les accidents plus forts que le génie. Frédéric voulait la grandeur de la Prusse, et il savait à quel prix seulement et par quelles luttes il la pouvait conquérir et fonder, cette grandeur nouvelle, au cœur de l’Empire et à la face de l’Europe. Ses frères se fatiguaient à suivre cette volonté héroïque et périlleuse dans son laborieux développement.

Dans la seconde guerre, en 1745, la correspondance de Frédéric nous le montre plein de bonne grâce et d’attention pour ses frères, ayant encore l’élan de cœur de la jeunesse ; il écrit à la reine sa mère, du champ de bataille de Friedberg (4 juin 1745) : « Madame, nous venons de remporter une très grande victoire sur l’ennemi. Mes frères et tous mes amis sont sains et saufs, et, marque de cela, j’ai voulu qu’ils signassent cette lettre. » Et la lettre est signée : Frédéric, Guillaume, Henri. La reine mère lui répond : « J’ai à bénir le ciel de m’avoir conservé tout ce que j’ai de plus cher au monde, votre personne, mon cher fils, m’étant plus chère que ma vie. J’ai admiré votre attention de faire signer votre lettre par mes deux fils. Je me trouve à présent la plus heureuse mère du monde, qu’ils me sont tous rendus, et il me semble qu’une pierre du cœur m’est ôtée. » À Potsdam, deux ans après, il se montre plein de sollicitude et d’angoisse pour le prince Henri qui a failli être victime d’un accident, de la chute d’un cadre qui lui est tombé sur la tête. La reine mère écrit à Frédéric à ce sujet : « Connaissant, mon cher fils, votre bon cœur comme je le fais et vos bontés pour mon fils Henri, je ne doute pas que vous aurez été dans le moment un père pour lui. » Tout cela est naturel, et n’est à remarquer que parce qu’on refuse trôp aisément aux grands hommes un cœur.

La correspondance de Frédéric avec l’aîné de ses frères, celui qui n’a que dix ans de moins que lui, le prince Guillaume, n’est que d’un médiocre intérêt. Il le stimule et cherche à le porter aux études sérieuses, à l’application si nécessaire chez un prince qui peut être appelé à régner. Il se plaint de ne point trouver en lui une ouverture et des sentiments correspondants aux siens, d’y rencontrer plutôt des méfiances ou des timidités : « Mon cher frère, vous me connaissez bien mal, puisque vous croyez que je ne pense pas à vous ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que vous me faites de pareilles injustices, et je remarque de reste que vous n’avez aucune confiance en moi (août 1744). » Il le traite d’ailleurs avec amitié, essaie de l’enhardir en causant librement avec lui par lettres, et se promet de l’initier aux affaires dès qu’il aura quelque intervalle de liberté. Il l’avertit plus d’une fois combien il importe, en cas d’événement imprévu, qu’il soit au fait de toutes les choses qui concernent l’État, il ne cesse enfin de considérer en lui son héritier présomptif ; car un des caractères philosophiques de Frédéric, c’est de penser habituellement à la mort, mais d’y penser en homme-roi et en vue de pourvoir à la sûreté de l’État après lui.

Toutefois, s’il entend former et préparer son frère Guillaume au rôle futur qui peut lui échoir, Frédéric ne veut en rien être contrarié par lui dans ses affaires ; il est impitoyablement jaloux de tout ce qui touche à la discipline de l’armée. Sachant de quelle importance est le militaire dans le gouvernement, et surtout en Prusse52, il a là-dessus des principes immuables et fixes sur lesquels aucune considération personnelle ne le saurait entamer. Un jour que le prince Guillaume a essayé de le faire fléchir à je ne sais quelle occasion et de le faire transiger, il lui écrit (août 1750) :

Si vous voulez accepter un conseil que mon amitié vous donne, c’est de ne pas trop remuer une affaire qui à la fin pourrait devenir fâcheuse. J’ai tous les égards convenables pour vous ; je ne veux point vous chagriner par ma faute. Il n’y a que l’article du militaire qui m’importe trop pour que je puisse y admettre des ménagements pour personne. Quand mes frères donnent le bon exemple aux autres, ce m’est la plus sensible joie du monde, et quand cela n’est pas, j’oublie en ce moment toute parenté pour faire mon devoir, qui est d’entretenir tout en ordre pendant ma vie. Après ma mort vous en userez comme vous le voudrez, et si vous vous écartez des principes et du système que mon père a introduits dans ce pays, vous serez le premier qui vous en ressentirez.

En même temps il s’inquiète en père de l’éducation des fils du prince Guillaume ; il dresse des instructions pour l’aîné de ses neveux, et quant au cadet qui mourra dans la fleur de l’âge, nous verrons avec quelle tendresse touchante il l’avait adopté et combien il l’aimait, et combien il le pleura.

La guerre de Sept Ans exposa le prince Guillaume à de pénibles épreuves : mis à la tête d’une armée en juin 1757, dans les circonstances les plus difficiles, il ne sut point s’élever à la hauteur voulue ; il hésita, il manqua de résolution, et n’eut de manœuvres que pour faire retraite sur retraite ; il mérita que Frédéric lui écrivît : « Si vous vous retirez toujours, vous serez acculé à Berlin entre ci et quatre semaines. L’ennemi ne fait que vous suivre… Ces marches en arrière, à la longue, ne vont pas. » Après un entretien avec son frère, à Bautzen, où il essuya de durs reproches, et où, dit-on, forcé dans sa timidité, il en rendit quelques-uns à son tour, le prince Guillaume quitta le commandement. On a les lettres qui constatent cette rupture entre le frère roi et le frère disgracié et qui se croit frappé injustement. Les paroles de Frédéric sont d’une grande autorité, et nous arrivent en accents qui vibrent encore :

Vous avez mis, par votre mauvaise conduite, mes affaires dans une situation désespérée ; ce n’est point mes ennemis qui me perdent, mais les mauvaises mesures que vous avez prises. Mes généraux sont inexcusables, ou de vous avoir mal conseillé, ou d’avoir souffert que vous preniez d’aussi mauvais partis. Vos oreilles ne sont accoutumées qu’au langage des flatteurs ; Daun ne vous a pas flatté, et vous en voyez les suites. Pour moi, il ne me reste, dans cette triste situation, qu’à prendre les partis les plus désespérés. Je combattrai, et nous nous ferons massacrer tous, si nous ne pouvons vaincre. Je n’accuse point votre cœur, mais votre inhabileté et votre peu de jugement pour prendre le meilleur parti. Je vous parle vrai. Qui n’a qu’un moment à vivre n’a rien à dissimuler. Je vous souhaite plus de bonheur que je n’en ai eu… Le malheur que je prévois a été causé en partie par votre faute. Vous et vos enfants en porterez la peine plus que moi. Soyez, malgré cela, persuadé que je vous ai toujours aimé, et que j’expirerai avec ces sentiments.

Le malheur du prince Guillaume, son tort, était d’avoir désespéré trop tôt, d’avoir cru trop aisément à la ruine de la patrie et à l’impossibilité d’une victoire, de s’être laissé paralyser par cette idée qu’il n’y avait pas d’issue ; mais la trempe ne se donne pas, et ce fut la trempe seule du caractère de Frédéric qui fit alors le salut de cette patrie.

Le prince Guillaume ne survécut que d’un an à peine à sa disgrâce ; il mourut l’année suivante (juin 1758), et cette mort, à laquelle Frédéric s’attendait si peu, et à laquelle il put se reprocher d’avoir contribué, vint ajouter dans ces sanglantes années aux peines morales qui assiégeaient de toutes parts son âme.

Le prince Henri était très supérieur au précédent par les qualités de l’esprit, par la grâce en société et par les talents à la guerre : peu s’en faut même, si l’on en juge par certaines histoires et par des panégyriques de rhéteurs, qu’on ne le mette au niveau presque du grand Frédéric, et qu’on n’établisse entre eux une espèce de parallèle par contraste, une rivalité. Je ne crois pas qu’une telle vue résiste aujourd’hui au moindre examen. Frédéric était un grand homme, de ceux en qui réside et se personnifie la force et la destinée d’une nation ; le prince Henri, tel qu’il ressort à nos yeux de la correspondance qu’on vient de publier et des divers témoignagnes, me paraît un prince raisonneur, réfléchi, méthodique, quelquefois jusqu’au bizarre et au minutieux, ombrageux, susceptible, capable d’envie, fastueux, aimant la montre, ne haïssant pas d’être trompé, ayant une forte teinte de la sensibilité et de la philanthropie de son siècle ; avec cela de la justesse par places, de la mesure habile, de la combinaison, de l’adresse, des parties ingénieuses ; mais grand homme, c’est beaucoup dire : il n’est grand en rien, il n’a rien d’héroïque ; c’est un esprit distingué et un guerrier de mérite. La grandeur, il faut la réserver comme la fermeté de raison et de sens, pour définir et qualifier son glorieux frère.

Les premières lettres de Frédéric à son frère Henri, et qui se rapportent à l’extrême jeunesse de celui-ci, nous le montrent assez dissipé, rappelé à l’ordre par le jeune roi, et tiède dès lors et très froid à son égard :

Le peu d’amitié que vous me témoignez dans toutes les occasions, lui écrivait Frédéric (1746), ne m’excite pas à faire de nouveaux efforts de tendresse en faveur d’un frère qui a si peu de retour pour moi… Il faut, si vous m’aimez, que votre amitié soit métaphysique, car je n’ai jamais vu aimer les gens de la sorte, sans les regarder, sans leur parler, sans leur donner le moindre signe d’affection. Heureux sont les gens que vous aimez, je veux le croire ! Si vous me mettez de ce nombre, je puis vous assurer que je vis dans une ignorance profonde des sentiments que vous avez pour moi. Je ne connais que votre éloignement, votre tiédeur et la plus parfaite indifférence qui fut jamais.

Frédéric revient et insiste sur cette disposition fondamentale du cœur de son frère, en des termes qui ne laissent rien à désirer pour l’explication morale :

Vous savez avec quel soin j’ai recherché votre amitié ; que je n’ai épargné ni caresses, ni ce qui se peut appeler des avances, pour gagner votre cœur. Vous savez que j’ai fait pour votre établissement tout ce que mes facultés me permettaient de faire. Mais, malgré cette cordialité et tout ce que mes procédés ont eu de plus affectueux, je n’ai pu gagner votre amitié. Vous avez eu de la confiance en moi lorsque l’histoire de vos amours vous obligeait à recourir à moi comme le seul capable de vous satisfaire ; mais dans aucune autre occasion vous ne m’avez témoigné la moindre confiance. Au contraire, je n’ai vu dans votre conduite qu’une froideur extrême ; vous n’avez pas vécu avec moi comme avec un frère, mais comme avec un inconnu. J’ai enfin perdu la patience, et j’ai moulé ma conduite sur la vôtre. Comment pouvez-vous prétendre que mon amitié s’échauffe, lorsque la vôtre est froide à glacer ?

Les événements purent changer le langage et modifier l’expression extérieure du prince Henri, mais on peut dire que cette glace première qui enveloppait son cœur du côté de son royal frère ne fondit jamais. C’est là une infériorité qui se dénonce d’elle-même. Frédéric n’est pas tel envers son frère ; il l’aime, il s’impatiente (après en avoir souffert) de son système compassé de froideur et de bouderie ; il ne demanderait pas mieux que de se l’attacher, et il se donne de la peine pour y parvenir ; il le flattera même par moments et le caressera d’exquises louanges. C’est qu’il avait besoin de lui, dira-t-on. Dans tous les cas, il n’était nullement jaloux de Henri, quoi qu’en aient dit les partisans de ce prince. Bien au contraire, il cherche constamment à le pousser, à l’enhardir à la guerre, à lui faire livrer plus de batailles qu’il n’en livre (et certainement il ne voulait pas les lui faire perdre), à lui donner plus de ressort et de mouvement, quelque chose qui ressemble davantage à ce qu’il a lui-même. Preuve, encore une fois, qu’il ne cherchait nullement à le déprécier et à le diminuer aux yeux du monde.

Quant au détail militaire, sur lequel il n’entendait pas raillerie, Frédéric commence par appliquer avec son frère Henri, encore à ses débuts, la même règle sévère, inflexible, dont on a vu qu’il usait avec le prince Guillaume :

Monsieur, lui écrit-il un jour (juillet 1749), j’ai trouvé à propos de mettre de la règle dans votre régiment, à cause qu’il se perdait. Je ne vous suis pas comptable de mes actions. Si j’ai fait des changements, c’est qu’ils étaient à propos. Vous auriez besoin d’en faire beaucoup dans votre conduite ; mais je compte m’expliquer une autre fois sur cette matière. Voilà tout ce que j’ai à vous dire pour le présent. Je suis, monsieur mon frère, votre bon frère.

Frédéric, vers le même temps, déclarait à son frère qu’il s’était proposé de ne point l’abandonner à lui-même avant de lui voir un caractère fixe et assuré. — Ces premières mortifications, ces rudes remontrances laissèrent des traces indélébiles dans une nature plus réfléchie et plus fine que généreuse.

Le prince Henri épouse, en juin 1752, une princesse de Hesse. Le roi fait bâtir à son frère un palais à Berlin ; il lui donne en propriété le domaine et le château de Rheinsberg, où lui-même avait passé une partie de sa jeunesse. Le prince Henri remercie le roi, il se dit touché de ses bontés et de ses grâces. La plaie se ferme : un secret levain est resté au dedans. On en retrouvera les effets par intermittences.

Cependant, la guerre de Sept Ans commencée, le prince Henri s’y distingue par sa valeur, par sa bonne conduite. Dès la bataille de Prague (6 mai 1757), il a pris rang parmi les lieutenants de son frère et ses meilleurs généraux53. Il contribue bientôt après au gain de Rosbach (5 novembre), et dans cette journée de triste renom, blessé lui-même, il a pour les vaincus et pour les blessés ennemis de ces attentions et de ces égards délicats qui lui seront comptés avec usure par une nation qui n’est jamais plus reconnaissante que quand elle a à s’acquitter envers de généreux adversaires. Le prince Henri regrettait que la Prusse eût renoncé à l’alliance avec la France ; il pensait que la politique de sa nation et son salut en cette crise étaient de revenir au plus tôt à cette paix avec nous. Il se trompait sans doute en la croyant possible, et Frédéric, jugeant alors le cabinet de Versailles, a mieux vu :

Vous avez très bien fait, écrivait-il à son frère quinze jours après Rosbach, d’endoctriner le sieur de Mailly (l’un des prisonniers qui allait retourner en France) ; je souhaite, plus que je ne l’espère, qu’il réussisse.

Pourtant ce n’est pas à nous d’oublier les intentions bienveillantes du prince Henri, de celui duquel Mirabeau écrivait dans sa correspondance de Berlin en 1786 :

« Encore une fois, ce prince est, il sera et mourra Français. » — Dans les deux voyages que fera le prince Henri en France, il en recevra assez de remerciements publics et de flatteuses louanges.

Frédéric était en bonne veine sur cette fin d’année 1757. Le 5 décembre, à un mois jour pour jour de Rosbach, il écrivait au prince Henri sur le ton le plus tendre :

Mon cher cœur, aujourd’hui un mois du jour de votre gloire, j’ai été assez heureux de traiter les Autrichiens ici de même. Je crois que nous avons huit mille prisonniers, prodigieusement de canons et de drapeaux. Ferdinand (leur pltts jeune frère) se porte à merveille ; point de général de tué. Notre perte en tout va à, deux mille hommes. J’ai attaqué à une heure avec ma droite, et il est sept heures que j’arrive ici. Demain je les poursuis à Bresiau. J’ai tourné tout à fait leur armée, en masquant ma marche et leur cachant mon mouvement. J’ai refusé ma gauche, et cela a réussi à merveille. Demain je marche à Bresiau. Adieu, mon cœur ; je vous embrasse.

C’était la victoire de Lissa ou de Leuthen, la plus parfaite et la mieux gagnée de toutes celles de Frédéric. Dans une lettre écrite quinze jours après, et où l’on voit que, loin de grossir d’abord ses avantages, il inclinait plutôt à les présenter dans des termes très simplifiés, il ajoute ces mots riants : « En un mot, la Fortune m’est revenue ; mais envoyez-moi les meilleurs ciseaux que vous pourrez trouver, pour que je lui coupe les ailes. »

Il dit encore au prince Henri qu’il espère maintenant par son exemple « l’enrôler dans la bande des généraux audacieux et entreprenants ».

Là en effet était le point de discussion et de désaccord entre les deux frères. Le prince Henri, livré à lui-même, eût été un général tout méthodique et circonspect de l’école du maréchal Daun ; il calculait, méditait des manœuvres habiles, des marches ingénieuses, des plans fort savants conformes à la disposition du terrain ; mais il agissait peu, voyait à l’avance des difficultés à tout, et n’entreprenait pas. Frédéric, au contraire, était d’avis qu’à la guerre il y a un moment où, quand on a assez fait pour ôter au hasard tout ce qu’on peut par la prudence, il faut risquer le coup, et que « quiconque n’entreprend rien après avoir bien réfléchi à sa besogne, ne sera jamais qu’un pauvre sire ». Il y a un moment de maturité où l’on ne peut plus éviter de combattre, « et où il est d’une nécessité absolue que les choses en viennent à quelque affaire décisive : sinon, on sèche sur pied, et on se consume soi-même ». Il a besoin de toute sa rhétorique pour imprimer cette doctrine dans la tête du prince Henri, et, lui rappelant la fable des deux médecins Tant-pis et Tant-mieux : « J’ai, lui disait-il, un malade à traiter, qui a une fièvre violente : dans un cas désespéré, je lui ordonne de l’émétique, et vous voulez lui donner des anodins. » Les défauts du prince Henri, tempérés ou, pour mieux dire, stimulés pendant la guerre de Sept Ans par tant d’aiguillons, par ce qu’il avait de jeunesse et par l’impérieuse nécessité des conjonctures, apparaîtront plus à nu et se prononceront sans réserve lorsqu’il vieillira et durant la campagne de 1778.

Nombre de lettres de Frédéric adressées à son frère, à la veille ou au lendemain des batailles acharnées où il risque tout et où, tantôt battu, tantôt battant, sa personne est continuellement enjeu, lettres toutes remplies de recommandations nettes et précises, attestent sa simplicité, sa force d’âme et son souci patriotique de l’État, il met certainement le plus haut prix aux services que le prince Henri ne cesse de rendre, en ces cruelles années, par ses soins et ses bonnes dispositions autant que par sa valeur : « L’Europe, lui dit-il (mai 1759), apprendra à vous connaître non seulement comme un prince aimable, mais encore comme un homme qui sait conduire la guerre et qui doit se faire respecter. C’est ce qui, malgré mes autres chagrins, ne laisse pas de me faire un sensible plaisir, et ce qui était fort à désirer pour l’avantage de l’État, surtout pour celui des pauvres orphelins qui me sont confiés. » Il lui parle toujours alors comme à un tuteur naturel indiqué pour la chose publique et pour les siens, dans le cas où il disparaîtrait lui-même.

La fin de la campagne de 1759 fut un des crève-cœur du prince Henri et devint l’un de ses griefs les plus amers, l’une de ses causes les plus durables de rancune contre son frère. Le prince avait réussi en Saxe, par des combinaisons habiles et lentes, à préparer immanquablement, à ce qu’il croyait, la retraite prochaine du maréchal Daun. Frédéric, après la perte de la bataille de Kunersdorf contre les Russes, arriva à l’armée du prince et dérangea des plans qu’il jugeait insuffisants en définitive, et auxquels il estimait qu’il fallait apporter plus de nerf :

Ne trouvez-vous pas, disait-il gaiement à son frère (10 novembre 1759), que j’arrive chez vous comme Pompée ? Lucullus avait presque réduit Mithridate lorsque l’autre arriva, et lui ravit l’honneur de cette expédition ; mais je suis plus juste que cet orgueilleux romain, et, bien loin de rogner de votre réputation, je voudrais pouvoir accroître votre gloire et y contribuer moi-même.

Le prince Henri accepte tout bas la comparaison, et pour donner tout le tort à son frère, lequel fut d’abord bien moins heureux en résultats que Pompée ; on a de lui, au bas d’une lettre autographe du roi, la note suivante, où il exhale ses secrètes amertumes :

Je ne me fie nullement à ces nouvelles (des nouvelles rassurantes que Frédéric lui disait tenir de bonne source) ; elles sont toujours contradictoires et incertaines comme son caractère. Il nous a jetés dans cette cruelle guerre ; la valeur des généraux et des soldats peut seule nous en tirer. C’est depuis le jour où il a joint mon armée, qu’il y a mis le désordre et le malheur. Toutes mes peines dans cette campagne, et la fortune qui m’a secondé, tout est perdu par Frédéric.

On croit l’entendre : combien de fois le prince Henri n’a-t-il pas dû répéter cette parole, en causant avec ses familiers !

Cette suite de mécontentements, de plans contrariés et rentrés ; et, selon lui, d’injustices, amenèrent le prince Henri à vouloir se retirer, vers l’été de l’année suivante (1760) : il allégua l’état de ses nerfs et sa santé. Après un court intervalle de repos, le roi lui rendit le commandement d’une armée.

Les lettres, qui remplissent les années 1761-1762, sont pleines de verve et de bonne humeur de la part du roi, d’une bonne humeur un peu brusque et âcre : aux détails militaires il se mêle, entre son frère et lui, des lambeaux de dissertations philosophiques. Le prince Henri a du genre humain une bien meilleure opinion que Frédéric ; on n’a pas à beaucoup près toutes ses lettres, mais on en peut jusqu’à un certain point juger d’après les réponses qu’y fait son frère ; le prince Henri, qui n’est pas sans quelques-unes des idées françaises d’alors, et qui a de nos illusions à la Jean-Jacques, soutient volontiers que la vertu et le bonheur habitent dans les cabanes, et qu’il y a par le monde de vrais sages, de parfaits philosophes. Frédéric, qui depuis longtemps a renoncé à l’idéal, et qui se contente en tout, faute de mieux, des à peu près, réplique à son frère et lui déclare, en vertu de l’expérience, que la perfection n’existe pas, que les meilleurs des humains, ce sont les moins vicieux :

Vous m’envoyez, lui dit-il, dans les cabanes des pauvres chercher la vertu ; mais les hommes qui les habitent sont-ils sans passions ? voilà ce qui mène à une vertu parfaite, et ce qu’on trouve aussi peu dans les chaumières que dans les palais. Enfin, mon cher frère, relisez, s’il vous plaît, les Maximes de La Rochefoucauld ; il plaidera ma cause plus éloquemment que je ne le pourrais faire. Peut-être croirez-vous que M. Loudon me rend grognard et fâcheux ; je ne disconviens pas qu’il en pourrait être quelque chose, et que, si nous l’avions bien battu, je m’adoucirais pour le genre humain…

Tout cela est spirituel et gaiement dit, pour être écrit dans un camp, et surtout si l’on se reporte aux circonstances.

Et toutefois il n’y a pas une de ces lettres qui soit, à proprement parler, agréable : il y en a de vraies, de fortes, de bien sensées ; j’en citerai une, la prochaine fois, qui est de tout point admirable de douleur et d’âme ; mais l’agrément proprement dit, il n’est pas là pour nous autres Français. À quoi cela tient-il ? Serait-ce à quelques-unes de ces fautes de grammaire qu’il eût été facile et, je le crois, permis de corriger : je suis marché, pour j’ai marché ; ou à un indicatif au lieu d’un subjonctif, ou à un conditionnel mis de travers ? Cela tient à quelque chose de plus intime et de plus général, à une certaine fleur légère qui est absente même du badinage et de la gaieté, et, à défaut de la fleur, à une certaine flamme puissante d’imagination qui n’y souffle pas sur le bon sens. La sagesse, la prudence de Frédéric est solide, pratique, humaine, mais terre à terre : on y sent comme le pas appesanti d’un promeneur un peu fatigué· Que dirai-je encore ? il y a en lui plus que de l’expérience, il y a de l’empirisme : même lorsqu’on approuve, on ne sourit pas. Lui présent et parlant, toutes ces paroles, aujourd’hui rassises, s’illuminaient de son regard : ce regard qui jaillissait de ses grands yeux manque dans ses écrits.

Le prince Henri, avant la fin de cette terrible guerre et à la veille de son plus beau succès, retrouve encore ses susceptibilités extrêmes ; sur une observation que lui fait le roi qu’il occupe trop peu de terrain pour ses approvisionnements, et à la nouvelle qu’on lui dépêche le major d’Anhalt avec des ordres pour parer à certaines résistances de généraux peu dociles, le voilà qui s’émeut plus vivement que jamais et qui propose brusquement sa démission (mars 1762). Frédéric ne prend pas au sérieux cet accès de sensibilité, et lui répond :

Épargnez, monseigneur, votre colère et votre indignation à votre serviteur. Vous qui prêchez l’indulgence, ayez-en quelqu’une pour les personnes qui n’ont aucune intention de vous offenser ou de vous manquer de respect, et daignez recevoir avec plus de bénignité les humbles représentations que les conjonctures me forcent quelquefois de vous faire.

De plus, pour l’apaiser, il lui promet que, selon toute apparence, les occasions de faire quelque chose d’éclatant, qui se sont refusées à lui pendant toute cette guerre, vont se présenter en approchant du dénoûment. Il prédisait juste. Le 29 octobre 1762, le prince Henri remportait, sur le prince de Stolberg, la victoire de Freyberg, son grand fait d’armes, et la dernière action mémorable de cette campagne et de toute cette guerre. Frédéric lui écrivit :

Si le bonheur favorise nos vues sur Dresde, nous aurons indubitablement la paix, ou cet hiver, ou ce printemps, et nous sortirons honorablement d’une conjoncture difficile et périlleuse où nous nous sommes trouvés souvent à deux pas de notre entière destruction. Par ceci, vous aurez seul la gloire d’avoir porté le dernier coup à l’obstination autrichienne, et d’avoir jeté les premiers fondements de la félicité publique qui sera une suite de la paix.

Dans son Histoire de la guerre de Sept Ans, il traite le prince Henri, pour cette victoire, avec une attention et une louange toute particulière. Après l’exposé des faits :

Il serait superflu, dit-il, de faire ici le panégyrique de Son Altesse Royale : le plus bel éloge qu’on puisse faire d’elle est de rapporter ses actions. Les connaisseurs y remarqueront aisément ce mélange heureux de prudence et de hardiesse si rare et si désiré, qui unit et rassemble le plus de perfections que la nature puisse accorder pour former un grand homme de guerre.

Un jour, la paix faite, Frédéric, ayant réuni ses généraux à un repas, discourut sur les événements si multipliés et si mélangés de cette guerre ; il distribua librement à chacun la part de l’éloge et du blâme, sans s’épargner lui-même, et termina en ces mots : « Saluons, messieurs, le seul général qui, pendant cette guerre, n’a pas fait une seule faute. » Et se tournant vers le prince Henri : « À votre santé, mon frère ! » Si après de tels hommages presque excessifs et de telles réparations souverainement gracieuses, le prince Henri se souvenait encore, pour s’en offenser et s’en ulcérer à loisir, de quelques brusqueries de Frédéric, c’est qu’il avait l’âme incomparablement moins grande.

Je n’ai fait qu’entamer et mener à moitié chemin cette intéressante correspondance entre les deux frères : il me faut en tirer encore et en faire connaître à nos lecteurs de belles et surtout de judicieuses pages. Pendant que je la lisais, je me rappelais bien souvent cette autre correspondance récemment publiée, si étonnante, si curieuse, si pleine de lumière historique et de vérité, entre deux autres frères, couronnés tous deux, le roi Joseph et l’empereur Napoléon ; et, sans prétendre instituer de comparaison entre des situations et des caractères trop dissemblables, je me bornais à constater et à ressentir les différences : — différence jusque dans la précision et la netteté même, poussées ici, dans la correspondance impériale, jusqu’à la ligne la plus brève et la plus parfaite simplicité ; différence de ton, de sonoréité et d’éclat, comme si les choses se passaient dans un air plus sec et plus limpide ; un théâtre plus large, une sphère plus ample, des horizons mieux éclairés ; une politique plus à fond, plus à nu, plus austère, et sans le moindre mélange de passe-temps et de digression philosophique ; l’art de combattre, l’art de gouverner, se montrant tout en action et dans le mécanisme de leurs ressorts ; l’irréfragable leçon, la leçon de maître donnée là même où l’on échoue ; une nature humaine aussi, percée à jour de plus haut, plus profondément sondée et secouée ; les plaintes de celui qui se croit injustement accusé et sacrifié, pénétrantes d’accent, et d’une expression noble et persuasive ; les vues du génie, promptes, rapides, coupantes comme l’acier, ailées comme la foudre, et laissant après elles un sillon inextinguible54.