(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XVI. Les derniers temps de la comédie italienne en France » pp. 311-338
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XVI. Les derniers temps de la comédie italienne en France » pp. 311-338

Chapitre XVI.
Les derniers temps de la comédie italienne en France

La comédie italienne, pendant son premier séjour à l’Hôtel de Bourgogne, jeta un vif éclat. La comédie française s’en montra plus d’une fois jalouse : les Italiens jouaient des pièces françaises ; les comédiens français prétendirent qu’ils n’en avaient pas le droit. Le roi voulut être le juge de ce différend. Baron se présenta pour défendre la prétention des comédiens français, et Arlequin vint pour soutenir celle des Italiens. Après le plaidoyer de Baron, Arlequin dit au roi : « Sire, comment parlerai-je ? — Parle comme tu voudras, répondit le roi. — Il n’en faut pas davantage, dit Arlequin, j’ai gagné ma cause. »

Cette décision, quoique obtenue par subtilité, eut son effet, et depuis, les comédiens italiens jouèrent presque exclusivement des pièces françaises.

La comédie des Chinois, de Dufresny et Regnard, jouée par les Italiens le 13 décembre 1692, contient plus d’un trait qui témoigne de la rivalité des deux théâtres, depuis que leur domaine était devenu à peu près le même. Regnard, qui n’avait pas encore eu de pièce représentée aux Français, ne ménageait pas la modestie de ses interprètes.

COLOMBINE.

Pour donner à l’univers un comédien italien, il faut que la nature fasse des efforts extraordinaires. Un bon Arlequin est naturæ laborantis opus ; elle fait sur lui un épanchement de tous ses trésors ; à peine a-t-elle assez d’esprit pour animer son ouvrage. Mais pour des comédiens français, la nature les fait en dormant : elle les forme de la même pâte que les perroquets, qui ne disent que ce qu’on leur apprend par cœur : au lieu qu’un Italien tire tout de son propre fonds, n’emprunte l’esprit de personne pour parler ; semblables à ces rossignols éloquents, qui varient leurs ramages suivant leurs différents caprices.

LE COMÉDIEN FRANÇAIS.

Vous des rossignols ? Ma foi ! vous n’êtes tout au plus que des merles que le parterre prend soin de siffler tous les jours.

Les Italiens parodiaient parfois les Français. Ainsi, dans La Lingère du Palais (1682), Arlequin faisait la caricature de Mademoiselle Champmêlé ou Chamelay, comme écrit Gherardi, et jouait avec Pasquariel la fameuse scène du Cid :

Rodrigue, qui l’eût cru ?

PASQUARIEL.

Chimène, qui l’eût dit ?

ARLEQUIN.

Que ce vin prêt à boire aussitôt se perdit !

La lutte devait, plus tard, s’envenimer davantage.

Les deux théâtres s’accordèrent d’autant moins, que la ressemblance fut plus grande entre eux. En effet, il vint un moment, et ce moment coïncide à peu près avec l’époque de la mort de Molière, où la comédie italienne, qui ne s’en allait plus, comme autrefois, respirer l’air natal, se fit de plus en plus française. Elle ne conserva plus de son origine que quelques bribes de langage dont elle émaillait bizarrement son dialogue, ses types traditionnels qui lui faisaient une économie de costumes, enfin les formes purement extérieures de la commedia dell’arte. En réalité, le théâtre italien de l’Hôtel de Bourgogne est une scène française, une scène de genre, comme nous disons aujourd’hui. La troupe ne joue presque plus rien de son répertoire national. Ce sont des écrivains français qui travaillent pour elle : nous avons déjà cité Fatouville, Regnard et Dufresny ; citons encore Palaprat, Lenoble, Boisfranc, Mongin, Delosme de Montchesnay, etc. L’improvisation n’y a plus, quoi qu’en dise Colombine, qu’une part très limitée et restreinte à des scènes qui sont le plus souvent inutiles à la pièce et s’y intercalent comme des intermèdes.

La naturalisation, quant aux caractères et aux mœurs, est aussi complète que possible. Isabelle et Colombine sont de vraies Parisiennes. L’esprit gaulois a remplacé la fantaisie italienne. Prenez le recueil d’Évariste Gherardi, qui nous a conservé les pièces jouées par les Italiens à l’Hôtel de Bourgogne : vous y reconnaîtrez immédiatement la tradition de la raillerie française, notre génie satirique, à travers les déguisements fort légers qu’on lui impose. Ce qui y domine, ce sont, comme dans nos anciennes farces, les railleries contre les maris, contre les femmes et contre le mariage. Quelques mots nous donneront tout de suite le ton du recueil ; voici, par exemple, les aphorismes humoristiques qu’on y prodigue :

« Une femme mariée, dit Arlequin, est comme une maison dont le propriétaire n’occupe que le plus petit appartement, et où cependant toutes les grosses réparations se font sur son compte. »

Mezzetin, reprend : « Comme ainsi soit que le naturel des corneilles est d’abattre des noix et de parler gras, celui des pies d’avoir la queue longue, et des perroquets d’être habillés de vert, de même la nature des femmes est de faire enrager leur mari. »

Colombine trouve son maître Persillet triste et soucieux : « Qu’est-ce que c’est, Monsieur ? vous trouvez-vous mal ? — Juste ciel ! — Qu’avez-vous donc ? sont-ce des vapeurs ? est-ce la goutte ? — Pis que cela. — Quoi ! la migraine ? — Encore pis. — La colique peut-être ? — Pis, vous dis-je. — La fièvre ? — Cent fois pis. — La pierre donc ? — Pis, mille fois. — Hé ! que diantre pouvez-vous donc tant avoir ? — Ce que j’ai… ah !… — Ma foi. Monsieur, je perds patience. — J’ai… — Achevez donc. — J’ai tous les maux ensemble, Colombine : j’ai une femme ! »

Les femmes, de leur côté, exercent de justes représailles : « En France, dit Colombine, les hommes ne font que babiller jusqu’au jour de la noce ; aussi, quand ils sont mariés, ils n’ont plus rien à dire à leurs femmes. Je connais des maris qui, dans toute une année, ne leur disent pas seulement une fois : Dieu te gard’ ! »

Et quant au mariage, voici Pasquariel, libraire, qui vend un livre, lequel ressemble de bien près à notre vieux livre des Quinze joyes, ce sont : « Les Agréments et les chagrins du mariage, en trois tomes ; le chapitre des agréments contient la première page du premier feuillet du premier tome et le chapitre des chagrins contient tout le reste. »

Bon ou mauvais, vrai ou faux, tout cela ne nous vient pas d’au-delà des monts. Nos aïeux, du treizième au seizième siècle, avaient été les premiers à dépenser dans ce genre de facéties leur malice et leur belle humeur.

La satire dont use et abuse alors le théâtre italien est toute actuelle et souvent toute locale. Ce sont, par exemple, les juges, les avocats, les procureurs de Paris, qui sont en cause et cruellement fustigés. L’avocat Braillardet, dans Le Divorce, de Regnard, plaide la cause de son client Sotinet contre Isabelle, femme de Sotinet :

On ne manquera pas de vous dire que celui pour qui je suis est un brutal : j’en tombe d’accord. Un ivrogne : je le veux. Un débauché : j’y consens. Un homme même qui est quelquefois attaqué de vertiges : cela est vrai. Mais, messieurs…

SOTINET.

Mais, monsieur l’avocat, qui vous a donné charge de dire tout cela ?

BRAILLARDET.

Hé, taisez-vous, ignorant. Ce sont des figures de rhétorique qui persuadent.

Et maître Cornichon, défenseur de la dame, redouble les coups à tort et à travers et accable le malheureux mari.

CORNICHON.

Vous la voyez, messieurs, à votre tribunal cette innocente opprimée, cette femme qui engage ses pierreries, vend sa vaisselle d’argent. Mais pourquoi fait-elle tout cela ? Pour tirer son mari de prison…

BRAILLARDET.

En vérité, messieurs, voilà une calomnie atroce. Le sieur Sotinet n’a jamais été en prison.

CORNICHON.

Un sous-fermier jamais en prison ! Hé bien, donnez-vous un peu de patience, nous l’y ferons bientôt aller. Mais que dirons-nous, messieurs, de ses débauches, ou, pour mieux dire, que n’en dirons-nous pas ? Car jusqu’à quel excès de crapule cet homme-là ne s’est-il point laissé emporter ? Mais que dis-je, un homme ? Non, messieurs, c’est plutôt une futaille, c’est une éponge toute dégoûtante de vin…

BRAILLARDET.

Je vous arrête là. Le sieur Sotinet ne boit que de l’eau : cela est de notoriété publique.

CORNICHON.

Un homme, qui a été toute sa vie dans les aides, ne boit que de l’eau ! N’avait-il bu que de l’eau, maître Braillardet, quand, sortant tout chancelant d’un cabaret pour assister à l’enterrement d’un de ses meilleurs amis, il se laissa tomber dans la fosse où il serait encore, si, par malheur pour sa femme, on ne l’en eût retiré ? N’a-t-il bu que de l’eau, quand il revient chez lui le soir, amenant avec soi des femmes d’une vertu délabrée ; et qu’il maltraite celle pour qui je suis, de paroles et de coups ?

BRAILLARDET.

Des coups ? Ah ! messieurs, on ne sait que trop que c’est le pauvre homme qui les a reçus. Il a porté plus de trois mois un emplâtre sur le nez, d’un coup de chandelier que sa femme lui a donné.

SOTINET, en pleurant.

Cela est vrai. Je ne saurais m’empêcher de pleurer toutes les fois que j’y songe.

L’avocat va plus loin : il plaide que le mari est un fou furieux, et, pendant que le tribunal délibère, Braillardet lui-même croit à propos de faire une concession : « Quand il y aurait quelque petit grain de folie, il a des intervalles ! » C’est Colombine qui joue le rôle de Braillardet et Arlequin qui remplit celui de Cornichon, mais les masques italiens n’ont, en réalité, rien à voir dans cette parodie satirique.

De même, quand Arlequin se présente, sous le nom de Grapignan, pour succéder au procureur Coquinière56, Arlequin Grapignan n’a que faire d’être Arlequin, il lui suffirait d’être Grapignan.

COQUINIÈRE.

Avant toutes choses, dites-moi, mon cher enfant, aimez vous l’argent avec âpreté ? Vous sentez-vous d’humeur à tout faire pour en amasser ?

GRAPIGNAN.

Malepeste ! si j’aime l’argent !

COQUINIÈRE.

Tant mieux ! Vous voilà à demi procureur. Sachez donc que, pour parvenir en fort peu de temps, il faut être dur et impitoyable, principalement à ceux qui ont de grands biens ; il ne faut jamais donner les mains à aucun arbitrage, jamais ne consentir d’arrêt définitif : c’est la perte des études. Au reste, qu’on ne vous voie que rarement aux audiences. Attachez-vous aux procès par écrit et multipliez si adroitement les incidents et la procédure qu’une affaire blanchisse dans votre étude avant que d’être jugée.

GRAPIGNAN.

Ah ! diable ! je vois que vous l’entendez…

COQUINIÈRE.

Tu vois, mon cher enfant, que je te parle en père et je te fais voir les entrailles de notre profession. Mon fils, attache-toi aux saisies réelles, aux préférences de deniers. Remue ciel et terre pour être procureur des bonnes directions, et ne t’endors jamais sur une consignation ; c’est le vrai patrimoine des procureurs. Voilà, mon cher enfant, les préceptes solides que mon honneur et ma conscience me suggèrent et que tu dois suivre, si tu aimes tant soit peu la fortune.

Écoutons Arlequin sous la robe du notaire La Ressource, dans Le Banqueroutier, autre comédie du conseiller Fatouville. Arlequin va nous faire une théorie de la faillite qu’on serait tenté de croire plus moderne. Ce dialogue date pourtant de 1687 :

PERSILLET.

Mais, à propos de banqueroute, tenez-vous que cela puisse rétablir les mauvaises affaires d’un homme ? Ce serait un beau secret.

ARLEQUIN.

Il est infaillible. C’est ce qu’on appelle l’émétique des gens ruinés. Par exemple, si vous étiez en cet état-là, le ciel vous en préserve !…

PERSILLET, à part.

J’en suis plus près qu’on ne pense.

ARLEQUIN.

Il faudrait mettre du côté de l’épée le million que vous cherchez pour marier votre fille, acheter un duché et établir votre fils. Dans le crédit où vous êtes, voilà trois hameçons capables de prendre toutes les dupes de Paris. Car, enfin que vous l’entendiez, quand on veut faire son coup, il faut être dans cette odeur de fortune et d’opulence.

PERSILLET.

Il ne faut donc pas attendre à l’extrémité ?

ARLEQUIN.

Nenni, diable ! nenni. Dès que le crédit chancelle, il n’y a plus rien à faire. Mais quand tout vous rit, et que le monde est bien infatué de vos richesses, il faut prendre à toute main l’argent qu’on vous offre, faire grande dépense à l’ordinaire ; et puis un beau matin, après avoir mis tous vos meilleurs effets dans une cassette, déloger à petit bruit, et donner ordre à votre portier de dire à tout le monde qu’on ne sait où vous êtes allé. À cette nouvelle, ceux qui ont prêté le million s’alarment, la frayeur les prend ; d’abord ils proposent de perdre le tiers de leur dû. À cela, mot, point de réponse. Ils s’assemblent, ils vont, ils viennent, ils se tourmentent. À la fin, désolés de votre absence et ne sachant sur quoi se venger, ils font dire sous main qu’ils perdront les deux tiers, si on veut assurer l’autre. Ho ! quand ils se mettent comme cela à la raison, on entre en pourparlers ; on écoute, on négocie ; et enfin, après un bon contrat bien et dûment homologué, vous revenez sur l’eau avec sept ou huit cent mille livres d’argent comptant, et tous vos meilleurs effets divertis. Un homme qui a cette prudence une seule fois en sa vie n’est-il pas pour jamais au-dessus de ses affaires ? Voilà comme je parlerais à mon frère si j’en avais un.

PERSILLET.

Ah ! monsieur de la Ressource, que vous êtes bien nommé, et que j’ai de grâces à rendre au ciel de m’avoir adressé un homme de votre probité et de votre expérience !

ARLEQUIN.

Comment, monsieur, mon discours vous aurait-il ému ?

PERSILLET.

Il a fait bien plus, il m’a tellement persuadé, que je crois qu’un bon père de famille est obligé en conscience de faire banqueroute au moins une fois en sa vie, pour l’avantage de ses enfants. Il n’y a point à cela de milieu. Allons, touchez là, il est trop juste de vous donner le tiers des sommes que vous me faites prêter. (Ils se lèvent.)

ARLEQUIN.

Sur ce pied-là, vous allez avoir le million dans vingt-quatre heures.

PERSILLET.

Monsieur de La Ressource, le secret au moins, je vous en prie.

ARLEQUIN.

Il ne nous faut pas recommander cela. Jouez seulement bien votre rôle ; et quand je vous enverrai quelqu’une de mes bonnes bourses, ne marquez aucun besoin d’argent, et surtout ne paraissez avoir aucune relation avec moi.

PERSILLET.

Laissez-moi faire.

ARLEQUIN.

Dans six semaines ou deux mois, vous conviendrez qu’une banqueroute et un coup d’épée dans l’eau ne sont quasi que la même chose.

PERSILLET.

Dieu vous en veuille ouïr ! Du commencement, je croyais cet homme-là un fripon ; mais, ma foi, il faut lui remettre l’honneur sur la tête, et demeurer d’accord qu’il a de grandes lumières… Ah ! le bel esprit ! (Voyant que le notaire fait des civilités à un laquais.) Hé fi, monsieur de La Ressource, vous moquez-vous de faire des civilités à ce coquin-là ? Ce n’est qu’un laquais.

ARLEQUIN.

C’est pour cela que je prends mes mesures de loin. On ne sait pas ce que ces messieurs-là peuvent devenir un jour.

Citons encore la scène du prêt, où le notaire La Ressource amène à Persillet le Docteur, Pierrot et Scaramouche, des capitalistes, on disait alors des créanciers, vêtus de manteaux noirs qui leur traînent jusqu’à terre, et portant de grands crêpes aux chapeaux.

ARLEQUIN.

Vous ne trouverez pas mauvais, monsieur, que je vous présente les trois meilleurs amis que j’aie au monde et les trois plus riches hommes de Paris.

PERSILLET.

Que puis-je faire pour leur service ? Monsieur, ayez la bonté de vous asseoir.

(Ils se font des civilités, et puis s’asseyent.)

LE DOCTEUR.

Monsieur, nous avons prié monsieur de La Ressource de vouloir nous introduire chez vous, pour vous demander une grâce que nous vous prions de ne nous pas refuser.

PERSILLET.

Si c’est chose possible, monsieur, comptez sur moi à coup sûr.

ARLEQUIN.

Ces messieurs ayant appris que vous vouliez marier mademoiselle votre fille, donner une charge considérable à monsieur votre fils, et acheter deux grandes maisons dans la Place Royale…

PERSILLET.

C’est ma femme qui a la manie d’avoir beaucoup de plain-pied ; car pour moi je me trouve assez bien logé. Mais dans le ménage il faut avoir de certaines complaisances ; et cent mille écus plus ou moins à une maison ne valent pas la peine de faire piailler une femme. (Le maître d’hôtel apporte de l’orgeade.)

ARLEQUIN.

Ces messieurs, comme je vous disais, ayant appris que vous vouliez pourvoir à toutes ces petites choses-là, viennent vous offrir un million ou douze cent mille livres, sachant bien que leur argent ne peut être plus sûrement placé.

PERSILLET.

Quant à la sûreté, elle y est tout entière. Mais je nous dirai en ami que j’ai encore quelque argent dans mes coffres, et que…

LE DOCTEUR.

Oh ! monsieur, nous n’en sommes que trop persuadés.

UN LAQUAIS entre et dit à Persillet.

Monsieur Rabatjoie demande à vous parler.

PERSILLET.

Qui ?

LE LAQUAIS.

Monsieur Rabatjoie, le syndic des fripiers.

PERSILLET.

Je me doute bien de ce que c’est. Il me rapporte peut-être les quarante mille francs que j’ai prêtés aux fripiers pour faire des habits de masques. Dites-lui qu’il revienne une autre fois et que je suis en compagnie.

LE DOCTEUR.

Mais, monsieur, que nous ne vous empêchions pas !

PERSILLET.

Voilà une plaisante bagatelle. Laquais, ne vous avisez jamais de me venir interrompre pour des gueuseries de cette nature-là. Allez, qu’il revienne demain.

ARLEQUIN se tournant vers le Docteur.

Ne vous ai-je pas bien dit que cet homme-là n’a que faire d’argent. (Se tournant vers Persillet.) Serai-je assez malheureux pour que vous refusiez la proposition que je vous fais ?

PERSILLET.

Apparemment, messieurs, vous me croyez plus mal dans mes affaires que je ne suis.

LE DOCTEUR.

À Dieu ne plaise que nous ayons cette pensée-là !

ARLEQUIN.

On sait trop bien dans Paris que vous avez de l’argent par-dessus les yeux, et qu’au lieu d’emprunter, vous prêtez à tout le monde : mais quelquefois, pour obliger, on se fait violence.

PERSILLET.

À la considération de ces messieurs, il n’y a rien que je ne fisse, mais…

ARLEQUIN.

Ah ! point de mais, monsieur, s’il vous plaît ; faites-nous cette amitié-là.

COLOMBINE entre.

Monsieur, c’est votre receveur de Cotteronde, qui demande quittance des quatorze mille francs qu’il vous a apportés ce matin.

PERSILLET.

Quoi ! pas un pauvre moment de repos en toute une journée ! Allez, ma mie, au premier payement qu’il me fera, je lui donnerai quittance.

(Colombine s’en va.)

LE DOCTEUR.

Quelle richesse d’homme !

PERSILLET.

Ça, messieurs, que voulez-vous de moi ? En peu de mots, je vous prie, car il faut que je me rende au Bureau.

ARLEQUIN.

Ces messieurs vous conjurent de leur faire la charité de prendre leur argent et de leur en faire l’intérêt au denier vingt-cinq.

PERSILLET vers La Ressource.

Mais sont-ils solvables pour douze cent mille francs ?

ARLEQUIN bas à Persillet.

Diable ! monsieur, vous gâtez tout le mystère. C’est à eux à demander si vous êtes solvable. (Haut à Scaramouche et au Docteur.) Monsieur Persillet se divertit ; il demande, messieurs, si vous le trouverez solvable pour douze cent mille francs.

LE DOCTEUR.

Faites-nous seulement la faveur de les prendre, et nous sommes trop contents.

ARLEQUIN.

Ma foi, monsieur, ils vous prient de trop bonne grâce pour les refuser.

PERSILLET.

Me le conseillez-vous, monsieur de La Ressource ?

ARLEQUIN.

Si j’osais, je joindrais mes prières à celles de ces messieurs.

PERSILLET touchant dans la main de La Ressource.

N’en parlons plus, c’est une affaire faite. (Se tournant vers Scaramouche et le Docteur.) Messieurs, portez votre argent chez monsieur de La Ressource, faites dresser votre contrat et prenez vos sûretés.

ARLEQUIN.

Quel emploi souhaitez-vous que je donne à ces messieurs ?

LE DOCTEUR.

Point, si vous ne voulez ; monsieur est trop solvable.

PERSILLET.

Je n’abuserai pas, messieurs, de votre honnêteté. (À La Ressource.) Mettez que c’est pour marier ma fille, donner une charge à mon fils, acheter deux maisons dans la Place Royale, et le surplus pour l’acquisition du duché de Heurtebise.

LE DOCTEUR.

En voilà trop, monsieur, en voilà trop. Le ciel vous comble pour jamais de prospérité et de joie !

PERSILLET.

Je ne ferais cela pour personne du monde ; mais puisque vous le souhaitez et que monsieur de La Ressource m’en prie…

LE DOCTEUR.

Ah ! monsieur, vous ne sortirez point.

PERSILLET.

Je ne vous laisserai pas là, messieurs.

LE DOCTEUR.

Hé, monsieur, de grâce !

PERSILLET.

C’est du temps perdu : je vous rendrai ce que je vous dois.

ARLEQUIN.

Retirons-nous vitement de peur d’être à charge.

PERSILLET revenant sur ses pas.

St, st, st, monsieur de La Ressource, dites-moi, je vous prie, d’où vient que ces messieurs-là sont en grand deuil ?

ARLEQUIN bas.

C’est qu’ils portent leur argent en terre.

Un peu plus loin, en effet, nous voyons se jouer la comédie de la banqueroute, suivant le programme de maître La Ressource. Le notaire, enchérissant même sur ce programme, propose aux créanciers de les transformer en actionnaires ; le mot n’y est pas, mais la chose y est :

ARLEQUIN aux créanciers.

Vous n’ignorez pas que plusieurs personnes ont entrepris d’amener à leurs dépens la rivière d’Ourq à Paris, dans la vue de vendre l’eau bien cher à ceux qui en ont besoin. Monsieur Persillet faisait état que cela lui vaudrait plus d’un million. Pour cela, il a fallu faire de grandes dépenses pour sa part, et il a avancé quatre cent mille livres, dont il se doit rembourser sur la première eau qui sera vendue. Et comme la presse sera grande, il m’a mis entre les mains des contrats de vente, le nom et la somme en blanc, pour les remplir quand il se présentera des marchands, jusqu’à la concurrence des quatre cent mille francs. Vous voyez bien que c’est de l’or en barre, et qu’il faut vitement nous en rendre les maîtres.

COLOMBINE.

Dans les déroutes il n’est que de sauver quelque chose.

LE DOCTEUR.

Qu’en dites-vous, monsieur de La Ressource ?

ARLEQUIN.

Ma foi, tout bien considéré, je serais d’avis de perdre les deux tiers pour sauver l’autre.

LE DOCTEUR.

C’est beaucoup perdre.

COLOMBINE.

C’est encore bien pis de ne rien avoir du tout.

ARLEQUIN.

Hé !… si l’eau se vend bien, comme je n’en doute pas, nous retirerons peut-être notre somme. Voyez, messieurs. Les plus habiles sont ceux qui savent perdre à propos.

LE DOCTEUR.

Faites donc comme pour vous, monsieur de La Ressource, et dressez le contrat. Nous allons le signer chez vous tout à l’heure.

Ceci est de la bonne comédie, mais de la bonne comédie française, entre Molière et Le Sage. Dans une amusante folie intitulée Arlequin empereur dans la Lune, œuvre du même Nolant de Fatouville, qui fut le principal fournisseur du théâtre italien de 1682 à 1687, la fantaisie est aussi ramenée à la critique très directe de nos mœurs. Arlequin, soi-disant empereur de la Lune, prince des Brouillards, roi des Crépuscules, etc., est interrogé par le Docteur Balouard, Isabelle, Colombine, sur ce qui a lieu dans son lointain empire.

LE DOCTEUR.

Comme ma vieillesse ne me permet pas de suivre ma fille dans l’empire de la Lune, oserais-je demandera Votre Hautesse de quelle humeur sont ses sujets ?

ARLEQUIN.

Mes sujets ? Ils sont quasi sans défauts, parce qu’il n’y a que l’intérêt et l’ambition qui les gouvernent.

COLOMBINE.

C’est tout comme ici.

ARLEQUIN.

Chacun tâche de s’établir du mieux qu’il peut aux dépens d’autrui ; et la plus grande vertu dans mon empire, c’est d’avoir beaucoup de bien.

LE DOCTEUR.

C’est tout comme ici.

ARLEQUIN.

Croiriez-vous que dans mes États il n’y a point de bourreaux ?

COLOMBINE.

Comment, seigneur, vous ne faites point punir les coupables ?

ARLEQUIN.

Malepeste ! fort sévèrement. Mais, au lieu de les faire expédier en un quart d’heure dans une place publique, je les baille à tuer aux médecins qui les font mourir aussi cruellement que leurs malades.

COLOMBINE.

Quoi, seigneur, là haut les médecins tuent aussi le monde ? Monsieur, c’est tout comme ici.

ISABELLE.

Et dans votre empire, seigneur, y a-t-il de beaux esprits ?

ARLEQUIN.

C’en est la source. Il y a plus de soixante et dix ans que l’on travaille après un dictionnaire qui ne sera pas encore achevé de deux siècles.

COLOMBINE.

C’est tout comme ici. Et dans votre empire, seigneur, fait-on bonne justice ?

ARLEQUIN.

On l’y fait à peindre.

ISABELLE.

Et les juges, seigneur, ne s’y laissent-ils point corrompre ?

ARLEQUIN.

Les femmes, comme ailleurs, les sollicitent. On leur fait parfois quelques présents. Mais, à cela près, tout s’y passe dans l’ordre.

LE DOCTEUR.

C’est tout comme ici. Seigneur, dans votre empire, les maris sont-ils commodes ?

ARLEQUIN.

La mode nous en est venue presque aussitôt qu’en France. Dans les commencements, on avait un peu de peine à s’y accoutumer ; mais présentement tout le monde s’en fait honneur.

COLOMBINE.

C’est tout comme ici. Et les usuriers, seigneur, y font bien leurs affaires ?

ARLEQUIN.

Fi, au diable ! je ne souffre point de ces canailles-là. Ce sont des pestes a qui on ne fait jamais de quartier. Mais, dans mes grandes villes, il y a d’honnêtes gens, fort accommodés, qui prêtent sur de la vaisselle d’argent aux enfants de famille au denier quatre57, quand ils ne trouvent point à placer leur argent au denier trois.

ISABELLE.

C’est tout comme ici… Et les femmes sont-elles heureuses, seigneur, dans votre empire ?

ARLEQUIN.

Cela ne se peut pas comprendre. Ce sont elles qui manient tout l’argent et qui font toute la dépense. Les maris n’ont d’autre soin que de faire payer les revenus et réparer les maisons.

COLOMBINE.

C’est tout comme ici.

ARLEQUIN.

Jamais nos femmes ne se lèvent qu’après-midi. Elles sont régulièrement trois heures à leur toilette ; ensuite elles montent en carrosse, et se font mener à la comédie, à l’opéra ou à la promenade. De là, elles vont souper chez quelque ami choisi. Après le souper, on joue, ou l’on court le bal, selon les saisons. Et puis, sur les quatre ou cinq heures après minuit, les femmes se viennent coucher dans un appartement séparé de celui du mari, en telle sorte qu’un pauvre diable d’homme est quelquefois six semaines sans rencontrer sa femme dans sa maison ; et vous le voyez courir les rues à pied, pendant que madame se sert du carrosse pour ses plaisirs.

TOUS, ensemble.

C’est tout comme ici.

Le théâtre italien de l’Hôtel de Bourgogne montre un goût tout particulier pour la peinture des coutumes locales : il donne des pièces sur les Promenades de Paris58, sur les Bains de la Porte Saint-Bernard59. La première nous conduit au bois de Boulogne, aux Tuileries. Aux. Tuileries, dans la grande allée, les coquettes se livrent à leurs manèges, aux savantes manœuvres de la stratégie galante : « Là, dit Colombine, il faut ne pas hasarder une démarche naturelle. Il faut parler toujours sans rien dire pour sembler spirituelle ; rire sans sujet pour paraître enjouée ; se redresser à tout moment pour étaler sa gorge ; ouvrir les yeux pour les agrandir, se mordre les lèvres pour les rougir ; parler de la tête à l’un, de l’éventail à l’autre ; donner une louange à celle-ci, un lardon à celle-là ; enfin, badiner, gesticuler, minauder60. » L’arrivée du printemps, qui amène le départ des officiers, jette le désarroi dans le monde des promeneuses, et les force à se rabattre sur les robins et les petits collets fort peu demandés en hiver :

Heureux les bourgeois de Paris,
Quand le plumet court à la gloire !
Du beau sexe ils sont tous chéris,
Sans combattre ils chantent victoire ;
Heureux les bourgeois de Paris !

L’été, les dames de Paris dirigent de préférence leurs promenades vers la Porte Saint-Bernard, c’est-à-dire sur les bords la Seine, où les Parisiens se changent en tritons, où les dames elles-mêmes se livrent au plaisir de la natation sous des tentes closes, où les bateliers offrent aux compagnies joyeuses leurs bachots pour aller aux Carrières, à l’Épée-Royale ou au Port-à-l’Anglais. Il y a grand monde sur la berge.

« On dirait, remarque Colombine, que là se tient le marché aux maris, comme celui aux chevaux se tient de l’autre côté. » Madame de la Ferdaindaillerie (Arlequin déguisé) approuve philosophiquement cette idée : « Il ne serait pas mauvais qu’il y eût à Paris un pareil marché aux maris. Ce sont des pestes d’animaux où l’on est plus trompé qu’à tout le reste de l’équipage. On irait là les examiner, on les mettrait au pas, à l’entre-pas, on les ferait trotter, galoper, et, sans s’amuser à la belle encolure qui souvent attrape les sottes, on ne prendrait que ceux qui ont bon pied, bon œil, et dont on pourrait tirer un bon service. Au moins devrait-on sur cette matière établir une chambre des assurances en faveur de ces veuves riches et surannées, qui mettent tout leur bien à l’aventure sur la cape et l’épée d’un jeune homme. Car c’est une chose étonnante, qu’on ne veuille prendre à son service un petit laquais sans répondant ; et qu’on fasse une affaire de cette importance, où l’on voit tous les jours tant de banqueroutes, sans avoir une bonne et solvable caution61. »

Évariste Gherardi rivalise avec Dancourt dans le croquis comique des folies, des rencontres et des aventures dont la prairie de Bezons était le théâtre le premier dimanche de septembre : à La Foire de Bezons jouée par les Français le 14 août 1695, succède, à l’Hôtel de Bourgogne, le 1er octobre de la même année, Le Retour de la Foire de Bezons ; le retour de cette fête était comme la descente de la Courtille de ce temps-là. Les Italiens ont l’initiative dans le tableau de La Foire Saint-Germain ; Regnard et Dufresny tracent d’abord pour eux ce gai tableau, dont, un mois plus tard, Dancourt essaye vainement, à la scène française, de contrebalancer le succès.

On voit si nous avions raison de dire que les comédiens italiens avaient fini par s’acclimater, par se naturaliser complètement chez nous. Ils étaient devenus plus Français que nous-mêmes.

Nous en avons donc fini, à proprement parler, avec la comédie italienne en France. Bornons-nous à constater comment le théâtre lui fut tout à coup interdit après un si long séjour.

Le mardi 4 mai 1697, M. d’Argenson, lieutenant-général de police, en vertu d’une lettre de cachet du roi à lui adressée, et accompagné d’un nombre de commissaires et d’exempts et de toute la robe courte, se transporta à onze heures du matin au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne et y fit apposer les scellés sur toutes les portes, non seulement des rues Mauconseil et Française, mais encore sur celles des loges des acteurs, avec défenses à ces derniers de se présenter pour continuer leurs spectacles. Sa Majesté ne jugeant plus à propos de les garder à son service. D’où venait cette soudaine et brutale mesure ? On prétend que dans une pièce intitulée : La Fausse Prude, Mezzetin (Angelo Costantini) s’était permis des allusions satiriques à madame de Maintenon.

Il est probable que la verve toujours licencieuse et audacieuse de nos Italiens francisés paraissait de moins en moins tolérable, et qu’elle finit par être tout à fait en désaccord avec les rigueurs et les tristesses de la fin de ce siècle et de ce règne62. La scène italienne se releva à Paris, en 1716, sous le Régent ; elle recommença alors une nouvelle et longue carrière.

C’est assez de ce trajet d’un siècle et demi que nous avons accompli. Il est temps d’en venir aux conclusions que nous avons eues principalement en vue en traçant cet aperçu historique, et de préciser ce que cet art exotique, après avoir si longtemps habité et vécu parmi nous, a transmis et pour ainsi dire infusé à la comédie de Molière et par conséquent à notre comédie française.