Chapitre III.
La personne humaine et l’individu physiologique
Sommaire.
I. Opinion commune sur la personne humaine et sur ses facultés. — Sens du mot faculté ou pouvoir. — Forces mécaniques. — Force de la volonté. — Ces mots ne désignent aucun être occulte. — Ils ne désignent qu’un caractère d’un événement, à savoir, la particularité qu’il a d’être suivi constamment par un autre. — Illusion métaphysique qui érige les forces en essences distinctes.
II. Illusion métaphysique qui fait du moi une substance distincte. — Sens du verbe être. — Nos événements successifs sont les composants successifs de notre moi. — En quoi consistent les facultés du moi. — Exemples.
III. Ruine progressive des entités scolastiques. — Idée scientifique des forces et des êtres. — Application au moi et à la matière. — Idée mathématique des atomes. — Une substance réelle n’est qu’une série distincte d’événements. — Une force n’est que la propriété pour un de ces événements d’être suivi par un autre de la même série ou d’une autre série. — Idée de la nature.
IV. La série qui constitue le moi est un fragment dans l’ensemble des fonctions animales. — Point de vue physiologique. — Ordre des centres nerveux et des actions nerveuses. — Les ganglions, les segments de la moelle, les étages de l’encéphale. — Point de vue psychologique. — Ordre et complication croissante des événements moraux indiqués eu constatés dans les divers centres. — À mesure que l’animal descend dans l’échelle zoologique, les divers centres deviennent de plus en plus indépendants. — Expériences et observations de Dugès, Landry, Vulpian. — Pluralité foncière de l’animal. — L’individu animal ou humain n’est qu’un système.
I
Jusqu’ici, nous avons considéré nos événements, sans nous occuper de l’être auquel ils appartiennent et que chacun de nous appelle soi-même. Il faut maintenant examiner cet être. D’ordinaire, les philosophes lui donnent la place principale et une place tout à fait distincte. « J’éprouve des sensations, disent-ils, j’ai des souvenirs, j’assemble des images et des idées, je perçois et conçois des objets extérieurs. Ce je ou moi, unique, persistant, toujours le même, est autre chose que mes sensations, souvenirs, images, idées, perceptions, conceptions, qui sont diverses et passagères. De plus, il est capable d’éprouver les unes et de produire les autres ; et à ce titre il possède des puissances ou facultés. Or ces facultés résident en lui d’une façon stable ; par elles, il sent, il se souvient, il perçoit, il conçoit, il combine des images et des idées, il est donc une cause efficiente et productrice. » — On arrive ainsi à considérer le moi comme un sujet ou substance ayant pour qualités distinctives certaines facultés, et, au-dessous de nos événements, on pose deux sortes d’êtres explicatifs, d’abord les puissances ou facultés qui les éprouvent ou les produisent, en suite le sujet, substance ou âme qui possède les facultés162.
Ce sont là des êtres métaphysiques, purs fantômes, engendrés par les mots, et qui s’évanouissent dès qu’on examine scrupuleusement le sens des mots. Qu’est-ce qu’un pouvoir ? — Un souverain despotique a un pouvoir absolu ; cela signifie que, sitôt qu’il ordonnera une chose, quelle qu’elle soit, la confiscation d’une propriété, le meurtre d’un homme, elle sera faite. — Un roi constitutionnel n’a qu’un pouvoir limité ; cela signifie que, s’il ordonne certaines choses, le renvoi d’un fonctionnaire, la promulgation d’une loi, elles seront faites, mais que, s’il ordonné d’autres choses, par exemple celles qu’on citait tout à l’heure, elles ne seront pas faites ; cela ne signifie rien de plus. Le mot pouvoir ne désigne ici qu’une liaison constante entre un fait qui est l’ordre du prince et tels ou tels autres faits qui suivent le premier. — Pareillement, on dit qu’un homme sain a le pouvoir de marcher et qu’un paralytique ne l’a pas ; cela veut dire simplement que la résolution de marcher chez l’homme sain est certainement suivie du mouvement des jambes, et qu’elle n’est jamais suivie de ce mouvement chez le paralytique ; ici encore, le pouvoir n’est que la liaison perpétuelle d’un fait qui est l’antécédent avec un autre fait qui est le conséquent.
Il en est de même pour la force. Tel cheval a la force de traîner un chariot de cinq mille kilogrammes et n’a pas la force de traîner le même chariot plus chargé. Telle chute d’eau a la force de mouvoir une roue et n’a pas la force de mouvoir une roue plus lourde ; Cela signifie que, les muscles du cheval étant contractés, le chariot de cinq mille kilogrammes avancera et l’autre chariot n’avancera pas ; que l’eau tombant sur les palettes la première roue tournera et la seconde ne tournera pas, Il n’y a là que des liaisons, l’une entre la contraction musculaire du cheval et le déplacement d’un chariot, l’autre entre la chute de l’eau et la révolution d’une roue. Telle force existe quand telle liaison existe ; elle manque quand cette liaison manque. Deux événements étant liés, le second, comparé à d’autres semblables, a telle grandeur ; en ce cas, on dit que la force a telle grandeur. Quand la grandeur du second : événement est double, la grandeur de la forcé est double. La force de la contraction musculaire est double, si le chariot traîné pèse dix mille kilogrammes au lieu de cinq mille ; la force de la chute d’eau est double, si la roue mise en révolution est deux fois plus pesante que la première. En général, étant donnés deux faits, l’un antécédent, l’autre conséquent, joints par une liaison constante, on nomme force dans l’antécédent la particularité qu’il a d’être toujours suivi par le conséquent, et l’on mesure cette force par la grandeur du conséquent.
Les noms de pouvoir et de force ne désignent donc aucun être mystérieux, aucune essence occulte. Quand je dis que j’ai la force ou pouvoir de remuer mon bras, je veux dire seulement que ma résolution de remuer mon bras est constamment suivie par le mouvement de mon bras. En effet, si, avec l’aide de la physiologie, j’examine de plus près ; cette opération, j’y découvre quantité d’intermédiaires, un mouvement moléculaire dans les lobes cérébraux, un autre mouvement moléculaire dans le cervelet, un autre mouvement moléculaire propagé dans la moelle et de là dans les nerfs moteurs du bras, une contraction ; des muscles des bras, un déplacement de leurs points d’attache. J’ai le pouvoir de remuer mon bras comme l’employé au télégraphe de Marseille a le pouvoir de remuer les aiguilles télégraphiques de Paris. Entre ma résolution et le déplacement de mon bras, il y a tous les intermédiaires énumérés ; entre l’employé de Marseille et les aiguilles de Paris, il y a les mille kilomètres de fil télégraphique. C’est une particularité constante pour les signaux de l’employé d’être suivis à mille kilomètres de là par le jeu des aiguilles indicatrices ; c’est une particularité constante pour ma résolution d’être suivie à travers dix intermédiaires indispensables par le déplacement de mon bras. Rien de plus. — Par malheur, de cette particularité qui est un rapport, nous faisons, par une fiction de l’esprit, une substance ; nous l’appelons d’un nom substantif, force ou pouvoir ; nous lui attribuons des qualités ; nous disons qu’elle est plus ou moins grande ; nous l’employons dans les discours comme un sujet ; nous oublions que son être est tout verbal, qu’elle le tient de nous, qu’elle l’a reçu par emprunt, provisoirement, pour la commodité du discours, et qu’en soi il n’est rien, puisqu’il n’est qu’un rapport. Trompés par le langage et par l’habitude, nous admettons qu’il y a là une chose réelle, et, réfléchissant à faux, nous agrandissons à chaque pas notre erreur. — En premier lieu, l’être en question étant un pur néant, nous ne pouvons rien y trouver que le vide ; c’est pourquoi, par une illusion dont nous avons déjà vu des exemples163, nous en faisons une pure essence, inétendue, incorporelle, bref spirituelle164. — En second lieu, comme l’événement ne naît que par elle, il manque, si elle manque ; elle est sa cause. D’autre part, elle le précède et lui survit ; elle est donc permanente, tandis qu’il est passager ; il a beau se répéter, changer, elle est toujours une et la même ; on peut la comparer à une source inépuisable dont il est un flot. Partant, la voilà considérée comme une essence d’ordre supérieur, située au-delà des faits, stable, une, créatrice. Sur ce modèle, des philosophes vont peupler le monde d’entités pareilles. Et cependant elle n’est rien en soi qu’un caractère, une propriété, une particularité d’un fait, la particularité qu’il a d’être constamment suivi par un autre, particularité détachée de lui par abstraction, posée à part par fiction, maintenue à l’état d’être distinct par un nom substantif distinct, jusqu’à ce que l’esprit, oubliant son origine, la juge indépendante et devienne la dupe de l’illusion dont il est l’ouvrier.
II
Cette illusion, en tombant, en fait tomber une autre. « Le pouvoir, disent les spiritualistes165, s’identifie avec l’être qui possède… Ce quelque chose par quoi nous pouvons ne doit pas être considéré comme distinct de l’âme. »
Les facultés et forces du moi sont donc le moi lui-même ou tout ou moins une portion du moi ; plusieurs spiritualistes admettent même, avec Leibniz, que le moi n’est autre chose qu’une force et qu’en général les notions de force et de
substance s’équivalent. Or on vient de voir que les pouvoirs et les forces ne sont que des entités verbales et des fantômes métaphysiques. Donc, en tant que composé de forces et de pouvoirs, le moi n’est lui-même qu’une entité verbale et un fantôme métaphysique. Ce quelque chose d’intime, dont les facultés étaient les différents aspects, disparaît avec elles ; on voit s’évanouir et rentrer dans la région des mots la substance une, permanente, distincte des événements. Il ne reste de nous que nos événements, sensations, images, souvenirs, idées, résolutions : ce sont eux qui constituent notre être ; et l’analyse de nos jugements les plus élémentaires montre, en effet, que notre moi n’a pas d’autres éléments.
Soit une sensation de saveur, puis une douleur dans la jambe, puis le souvenir d’un concert. Je goûte, je souffre, je me souviens. Dans tous ces verbes se trouve le verbe être, et tous ces jugements contiennent le sujet je, lié par le verbe être avec un participe qui désigne un attribut. Or, en tout jugement, le verbe est énonce que l’attribut est un élément, un fragment, un extrait du sujet, inclus en lui, comme une portion dans un tout ; c’est là tout le sens et tout l’office du verbe être ; et il en est de même ici que dans les autres cas. Donc le verbe énonce ici que la sensation de saveur, la souffrance, le souvenir du concert sont des éléments, des fragments, des extraits du moi. Nos événements successifs sont donc les composants successifs de notre moi. Il est tour à tour l’un, puis l’autre. Au premier moment, comme l’a très bien vu Condillac, il n’est rien que la sensation de saveur ; au second moment, rien que la souffrance ; au troisième moment, rien que le souvenir du concert. — Non qu’il soit un simple total ; car le verbe est, qui joint le sujet à l’attribut, énonce non seulement que l’attribut est inclus dans le sujet comme une portion dans un tout, mais encore que l’existence du tout précède sa division. Quelle que soit l’origine d’un jugement, toujours l’attribut est par rapport au sujet un fragment artificiel par rapport à un tout naturel. L’esprit extrait le fragment, mais, au même instant, reconnaît que cette extraction ou abstraction est purement fictive et que, si le fragment existe à part, c’est qu’il l’y met. En effet, c’est seulement pour la commodité de l’étude que nous séparons nos événements les uns des autres ; ils forment effectivement une trame continue où notre regard délimite des tranches arbitraires166. Notre opération est semblable à celle d’un homme qui, pour mieux connaître une longue planche, la divise en triangles, en losanges, en carrés, tous marqués à la craie. La planche reste une et continue ; on ne peut pas dire qu’elle soit la série de ses morceaux ajoutés bout à bout, puisqu’elle n’est divisée que pour l’œil ; et cependant elle équivaut à la série de ses morceaux ; eux ôtés, elle ne serait plus rien ; ils la constituent. De la même façon, le moi demeure un et continu ; on ne peut pas dire qu’il soit la série de ses événements ajoutés bout à bout, puisqu’il n’est divisé en événements que pour l’observation ; et cependant il équivaut à la série de ses événements ; eux ôtés, il ne serait plus rien ; ils le constituent. — Quand nous l’en séparons, nous faisons comme l’homme qui dirait, en parcourant tour à tour les divisions de la planche : « Cette planche est ici un carré, tout à l’heure elle était un losange, là-bas elle sera un triangle ; j’ai beau avancer, reculer, me rappeler le passé, prévoir l’avenir, je trouve toujours la planche invariable, identique, unique, pendant que ses divisions varient ; donc elle en diffère, elle est un être distinct et subsistant, c’est-à-dire une substance indépendante dont les losanges, le triangle, le carré, ne sont que les états successifs. » Par une illusion d’optique, cet homme crée une substance vide qui est la planche en soi. Par une illusion d’optique semblable, nous créons une substance vide qui est le moi pris en lui-même. — De même que la planche n’est que la série continue de ses divisions successives, de même le moi n’est que la trame continue de ses événements successifs. Si on le considère à un moment donné, il n’est rien qu’une tranche interceptée dans la trame, c’est-à-dire un groupe d’événements simultanés, en train de se faire et de se défaire, telle sensation saillante parmi d’autres moins saillantes, telle image prépondérante parmi d’autres qui vont s’affaiblissant. À tout autre moment, la tranche est analogue ; il n’est donc rien d’autre ni de plus Que maintenant on classe ces divers événements, sensations, images, idées, résolutions ; qu’à chaque classe on impose un nom, sensibilité, imagination, entendement, volonté ; qu’on attribue au moi divers pouvoirs, celui de sentir, celui d’imaginer, celui de penser, celui de vouloir ; cela est permis et utile. Mais on doit ne jamais oublier ce que l’on met sous des mots pareils ; on veut dire simplement que cet être sent, imagine, pense, veut, et que, si les choses restent les mêmes, il sentira, imaginera, pensera, voudra. Quand on dépasse cette proposition vague, on veut dire que, telles conditions étant données, cet être aura telle sensation, image, idée, résolution, en d’autres termes, que dans la trame qui le constitue il y a une liaison constante entre tel événement intérieur ou extérieur. — J’ai le pouvoir de me rappeler un tableau, les Noces de Cana par Véronèse ; cela signifie qu’à l’âge où je suis, et avec la mémoire que j’ai, la résolution de me rappeler le tableau est constamment suivie, au bout d’un certain temps, par la renaissance intérieure, plus ou moins nette et complète, des figures et des architectures qui composent le tableau. — J’ai la faculté de percevoir un objet extérieur, cette table, par exemple ; cela signifie que dans l’état de santé où je suis, sans amaurose ni paralysie tactile ou musculaire, si la table est éclairée, si elle est à portée de ma main et de mes yeux, si je tourne les yeux vers elle, ou si j’y porte la main, ces deux actions seront constamment suivies par la perception de la table. — Les forces, facultés ou pouvoirs qui appartiennent à la trame ne sont donc rien que la propriété qu’a tel événement de la trame d’être constamment suivi, sous diverses conditions, externes ou internes, par tel événement interne ou externe. Il n’y a donc rien dans la trame que ses événements et les liaisons plus ou moins lointaines qu’ils ont entre eux ou avec les événements externes ; et le moi qui est la trame ne contient rien en dehors de ses événements et de leurs liaisons.
La destruction de ce fantôme métaphysique abat l’un des chefs survivants de cette armée d’entités verbales qui jadis avaient envahi toutes les provinces de la nature, et que, depuis trois cents ans, le progrès
des sciences renverse une à une. Il n’y en a plus que deux aujourd’hui, le moi et la matière ; mais jadis il y en avait une légion ; alors, pendant l’empire avoué ou dissimulé de la philosophie scolastique, on imaginait, sous les événements, une quantité d’êtres chimériques, principe vital, âme végétative, formes substantielles, qualités occultes, forces plastiques, vertus spécifiques, affinités, appétits, énergies, archées, bref un peuple d’agents mystérieux, distincts de la matière, liés à la matière, et que l’on croyait indispensables pour expliquer ses transformations. Ils se sont évanouis peu à peu au contact de l’expérience. Aujourd’hui, quand les savants parlent de forces physiologiques, chimiques, physiques ou mécaniques, ils ne voient dans ces noms que des noms. Leur œuvre se borne à constater des liaisons constantes ; quand ils expliquent un fait, c’est par un autre fait. Au plus haut de leurs théories167, ils posent des couples d’événements très généraux, l’un antécédent, l’autre conséquent, dont le second suit le premier sans exception ni condition ; de ces couples, ils déduisent le reste. S’ils emploient le mot force, c’est pour désigner la liaison constante du second avec le premier. S’ils admettent des forces différentes, c’est que, dans l’état présent de nos connaissances, les couples auxquels se ramènent tels et tels groupes d’événements ne peuvent pas être ramenés l’un à l’autre ni à d’autres couples. En somme, les entités verbales ne subsistent plus qu’aux deux extrémités de la science, dans la psychologie par la notion du moi et de ses
facultés, dans les préliminaires de la physique par la notion de la matière et de ses forces primitives. — Jusqu’ici, cette illusion a tenu la psychologie enrayée, surtout en France ; on s’est appliqué à observer le moi pur ; on a voulu voir dans les facultés « les causes qui produisent les phénomènes de l’âme168 »
; on a étudié la raison, faculté qui produit les idées de l’infini et découvre les vérités nécessaires ; la volonté, faculté qui produit les résolutions libres. On n’a fait ainsi qu’une science de mots. « À un crochet peint sur le mur, dit un philosophe anglais, on ne peut suspendre qu’une chaîne peinte sur le mur. »
Laissons là les mots, étudions les événements, seuls réels, leurs conditions, leurs dépendances, et certainement, en reprenant le sentier ouvert par Condillac, rouvert par James Mill et ses successeurs anglais, nous arriverons par degrés à faire une science de choses et de faits.
III
Cette entité ruinée au sommet de la nature, il reste, à la base de la nature, une autre entité, la matière, qui tombe du même coup. Jusqu’ici, les plus fidèles sectateurs de l’expérience ont admis, au fond de tous les événements corporels, une substance primitive, la matière douée de force. Les positivistes eux-mêmes subissent l’illusion ; en vain, ils réduisent toute connaissance à la découverte des faits et de leurs lois. Par-delà la région accessible des faits et de leurs lois, ils posent une région inaccessible, celle des substances, choses réelles et dont la science serait certainement très précieuse, mais vers lesquelles nulle recherche ne doit s’égarer, parce que l’expérience atteste la vanité de toute recherche à cet endroit. Or l’analyse qui montre dans la substance et dans la force des entités verbales s’applique à la matière aussi bien qu’à l’esprit. Dans le monde physique comme dans le monde moral, la force est cette particularité que possède un fait d’être suivi constamment par un autre fait. Isolée par abstraction et désignée par un nom substantif, elle devient un être permanent, subsistant, c’est-à-dire une substance. Mais elle n’est telle que pour la commodité du discours, et, si l’on veut en faire quelque chose de plus, c’est par une illusion métaphysique semblable à celle qui pose à part le moi et ses facultés. Les savants eux-mêmes en viennent involontairement à cette conclusion quand, munis des formules mathématiques et de tous les faits physiques, ils essayent de concevoir les dernières particules de matière169. Car ils arrivent à se figurer les atomes, non pas, selon l’imagination grossière de la foule, comme de petites masses solides, mais comme de purs centres géométriques par rapport auxquels les attractions, puis les répulsions croissent avec la proximité croissante. Dans tout cela, il n’y a que des mouvements présents, futurs, ou possibles, liés à certaines conditions, variables en grandeur et en direction suivant une certaine loi, et déterminés par rapport à certains points.
Ainsi, dans le monde physique comme dans le monde moral, il ne reste rien de ce qu’on entend communément par substance et force ; tout ce qui subsiste, ce sont les événements, leurs conditions et leurs dépendances, les uns moraux ou conçus sur le type de la sensation, les autres physiques ou conçus sur le type du mouvement. La notion de fait ou événement correspond seule à des choses réelles. À ce titre, le moi est un être aussi bien que tel corps chimique, ou tel atome matériel ; seulement c’est un être plus composé, partant soumis à des conditions de naissance et de conservation plus nombreuses. Corps chimique, atome matériel, moi, ce qu’on appelle un ; être, c’est toujours une série distincte d’événements ; ce qui constitue les forces d’un être, c’est la propriété pour tel ou tel événement de sa série d’être suivi constamment par tel événement de sa série ou d’une autre série ; ce qui constitue la substance d’un être, c’est la permanence de cette propriété et des autres analogues. C’est pourquoi, si nous embrassons d’un regard la nature et si nous chassons de notre esprit tous les fantômes que nous avons mis entre elle et notre pensée, nous n’apercevons dans le monde que des séries simultanées d’événements successifs, chaque événement étant la condition d’un autre et en ayant un autre pour condition.
IV
Cela posé, on comprend sans difficulté la liaison de la personne humaine avec l’individu physiologique. Car il ne s’agit plus de savoir comment une substance inétendue, appelée âme, peut résider dans une substance étendue, appelée corps, ni comment deux êtres de nature aussi différente peuvent avoir commerce entre eux ; ces questions scolastiques tombent avec les entités scolastiques qui les suggèrent. Nous n’avons plus devant les yeux qu’une série d’événements appelée moi, liée à d’autres qui sont sa condition. Dès lors il n’y a rien d’étrange dans les dépendances que nous avons constatées. La trame de faits qui constitue notre être est un district distinct dans l’ensemble des fonctions dites nerveuses, et cet ensemble lui-même est une province distincte dans l’animal vivant pris tout entier. Comme on l’a montré, cette trame peut être considérée à deux points de vue, soit directement, en elle-même et par la conscience, soit indirectement, par la perception extérieure et d’après les impressions qu’elle produit sur nos sens. — À côté des idées, images et sensations, événements fort composés dont nous avons conscience et que cette particularité distingue des autres événements analogues, sont d’autres événements rudimentaires et élémentaires du même genre, dont nous n’avons pas conscience, et que dénote l’action réflexe : tel est le premier point de vue. — À côté des mouvements moléculaires fort composés qui se passent dans la substance grise des lobes cérébraux et des centres dits sensitifs, sont d’autres mouvements moléculaires analogues et moins composés qui se passent dans la substance grise de la moelle et dans les ganglions du système nerveux sympathique170 ; tel est le second point de vue. — Le premier est le point de vue psychologique ; le second est le point de vue physiologique. — D’après le second, il y a dans l’animal plusieurs centres d’action nerveuse, les ganglions du grand sympathique, les divers segments de la moelle, les divers départements de l’encéphale, plus ou moins subordonnés ou dominateurs, plus ou moins simples ou compliqués, mais tous distincts, mutuellement excitables, et doués des mêmes propriétés fondamentales. — D’après le premier, il y a dans l’animal plusieurs groupes d’événements moraux, idées, images, sensations proprement dites, sensations rudimentaires et élémentaires, tous plus ou moins subordonnés ou dominateurs, plus ou moins simples ou compliqués, mais tous distincts, mutuellement excitables, et plus ou moins voisins de la sensation. — En forçant les termes, on pourrait considérer la moelle comme une file d’encéphales rudimentaires, et les ganglions du système sympathique comme un réseau d’encéphales plus rudimentaires encore171. Par suite, l’on verrait, dans les groupes de sensations rudimentaires dont nous n’avons pas conscience, des âmes rudimentaires ; et, de même que l’appareil nerveux est un système d’organes à divers états de complication, de même l’individu psychologique serait un système d’âmes à divers degrés de développement.
Ne prenons ces métaphores que pour ce qu’elles valent, c’est-à-dire pour des locutions qui traduisent en langage ordinaire les faits positifs que nous constatons. Toujours est-il que, si l’on descend la série animale, on les voit devenir de plus en plus exactes ; la dépendance mutuelle des centres nerveux devient alors moins étroite ; chacun d’eux souffre moins du
retranchement des autres ; isolé, il fonctionne moins incomplètement et plus longtemps. Nous avons vu, dans un triton ou une grenouille, le train postérieur, séparé du reste, exécuter des mouvements complexes, adaptés à un but, et capables, si les circonstances changent, de s’adapter à un autre but. Ces mouvements coordonnés, et qui semblent dénoter une intention, sont bien plus visibles encore dans les tronçons d’un insecte172. Cela va si loin que plusieurs observateurs y ont vu une intention véritable, et partant de véritables représentations, comme celles dont les lobes cérébraux sont l’organe. « J’enlève rapidement avec des ciseaux, dit Dugès, le protothorax de la Mantis religiosa. Le tronçon postérieur reste appuyé sur les quatre pattes, résiste aux impulsions par lesquelles on cherche à le renverser, se relève et reprend son équilibre si l’on force cette résistance, et, en même temps, témoigne, par la trépidation des élytres et des ailes, d’un vif sentiment de colère, comme il le faisait pendant l’intégrité de l’animal, quand on l’agaçait par des attouchements ou des menaces… On peut poursuivre l’expérience d’une façon plus parlante. Le protothorax, qu’on a détaché des autres segments, contient un ganglion bilobé qui envoie des nerfs aux bras ou pattes antérieures, armées de crochets puissants. Qu’on en détache encore la tête, et ce segment isolé vivra pendant près d’une heure avec son seul ganglion ; il agitera ses longs bras et saura très bien les tourner contre les doigts de l’expérimentateur qui tient le tronçon, et y imprimer douloureusement leur crochet. »
Descendons encore d’un pas, la pluralité foncière de l’animal deviendra manifeste173. « Chez les annelés, chaque ganglion correspond à un segment du corps formé souvent de plusieurs anneaux, comme par exemple chez les sangsues, dont toutes les parties se répètent de cinq en cinq anneaux. Chaque segment possède ainsi, outre ce ganglion, une portion semblable des principaux appareils, parfois même, des appareils des sens. Il en est ainsi du Polyophthalme, chez lequel chaque segment est muni de deux yeux rudimentaires qui reçoivent chacun du ganglion correspondant un filet nerveux, véritable nerf optique. »
Chacun de ces segments est un animal, complet, et l’animal total est formé « de plusieurs animaux élémentaires placés à la suite les uns des autres »
. C’est pourquoi, lorsqu’on les sépare, chacun d’eux est encore un centre indépendant d’actions réflexes coordonnées et adaptées à un but. Or il n’y a point de différence entre un système nerveux ainsi composé et le système nerveux d’un mammifère, sinon que les segments du premier sont plus complets et plus indépendants que ceux du second. En effet, l’anatomie montre qu’une colonne vertébrale, comme un annelé, est composée de segments protecteurs et de segments médullaires distincts, que le crâne lui-même est composé de vertèbres élargies et soudées, et que le cerveau n’est qu’un prolongement et un développement de la moelle. En somme, la république de centres nerveux, tous égaux et presque indépendants, que l’on rencontre chez les animaux inférieurs, se change peu à peu, à mesure que l’on arrive aux
animaux supérieurs, en une monarchie de centres inégaux en développement, étroitement liés, et soumis à un centre principal. — Mais cette organisation et cette centralisation plus avancées ne suppriment point la pluralité originelle de l’être ainsi construit. À mesure qu’il s’élève plus haut dans l’échelle, il s’écarte davantage de l’état où il était une somme et approche davantage à l’état où il sera un individu ; voilà tout. Même quand il est à l’état d’individu, on le fait repasser a l’état de somme ; en pratiquant des sections transversales sur la moelle d’un jeune mammifère174, on peut, si la circulation et la respiration persistent, maintenir en lui, pendant plusieurs semaines, des segments indépendants, chacun capable de son action réflexe et incapable de recevoir des autres ou de transmettre aux autres aucune excitation. Enfin, au plus bas degré de l’échelle animale, dans les zoophytes pair exemple, où nul système nerveux ne se montre et où là matière nerveuse n’existe probablement qu’à l’état diffus, la pluralité et la division sont plus grandes encore ; car on peut couper un polype en tous sens et même le hacher ; Chaque fragment se recomplète et fournit un animal qui a toutes les facultés et tous les instincts de l’animal primitif.
Le lecteur voit maintenant comment la trame d’événements qui est nous-mêmes et dont nous avons conscience se lie avec le reste. Cette série, qui, selon le point de vue où nous la considérons, est tantôt pour nos sens une série de mouvements moléculaires, tantôt pour notre conscience une série de sensations plus ou moins transformées, n’est que la plus compliquée et la plus commandante dans un groupe d’autres séries analogues. À mesure que nous descendons dans le règne animal, nous la voyons perdre, de sa domination et de sa complexité et se réduire au niveau des autres, pendant que celles-ci, relâchant elles-mêmes leurs attaches mutuelles, se dégradent insensiblement. — Au point de vue de la perception extérieure, elles ont toutes pour condition l’intégrité et le renouvellement du système nerveux dont elles sont l’action propre, et les êtres plus ou moins étroitement associés qu’elles constituent, quels qu’ils soient au point de vue de la conscience, de quelque nom que l’illusion métaphysique ou littéraire les habille, sont assujettis à la même condition.