(1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »

VI

Considérations sur l’art wagnérien

— 1 —

I

Par toute la terre s’il est une ville qui ne soit d’aucun lieu ; une ville ? non, un site vide d’habitudes et de lois, une solitude de monts, de champs et de forêts, une hauteur au milieu d’étendues impeuplées, des campagnes profondes où nul langage ne soit de droit, un pays sans oriflamme ; s’il est un site dans le monde où plane l’exceptionnalité du sans-patrie, qu’en ce terroir auguste s’élève l’édifice très abstrait du moderne théâtre. L’espace alentour s’étendra dans un mutisme solennel, et se tairont toutes luttes, toutes ambitions ; l’esprit respirera un air serein ; et l’on verra la place unique parmi l’univers ou l’univers s’effacerait. Jadis, dans le tumulte des cités noires et batailleuses, haute en le ciel se tenait l’église cathédrale, lieu mystique et d’asile : là ce sera ce site, cathédral entre les nations, où l’idée aura son culte et son hospitalité. Car dans ce désert humain, oui, sur quelque colline, dans un paysage de végétations ouvert à des lointains, sous l’abri de montagnes infranchissables, et dans une placidité d’été paisible, marbre sur marbre, nu, sans emblèmes, avec l’invisible triptyque ars moralement gravé en un fronton immatériel, et dans un sanctuaire formidable d’inaccessibilité atteinte, parmi l’indéniable d’une obscurité, d’un silence où toutes les âmes seront une âme, une obscurité lucide de splendeurs, un silence sonore de piétés, — où seront évanouies les simagrées simiesques des histrions, les falbalas, les rampes et les frises, et tous les accidents de voix et d’instruments débiles — ce sera les pages ouvertes de l’unique, tout puissante et tout suffisante symphonie, comme une infinité comprise et entendue.

A ce Bayreuth idéal et qui ne peut être, je dédie les illusoires souvenirs du vain Bayreuth, que, par le désespoir de concevoir celui-là, nous a donné Richard Wagnerab.

II

Un jour, à Bayreuth, sortant d’une représentation du premier acte de Tristan et Isolde et gravissant avec un ami la montée au-dessus du théâtre, plus spécialement que de coutume poignés l’un et l’autre du spectacle qui venait de se clore, et silencieux, je considérais les champs environnants et un paysan laboureur qui à ce moment traversait la route, conduisant un couple de bœufs et tranquille d’indifférence ; la placide nature de ces champs et le plus placide passage de ce paysan laboureur faisait aux passionnements du drame récent une antithèse, et, comme à un nouveau drame, je fus ému… Etait-ce donc de l’art, la réalité de cette nature, autant que la fiction de ce drame ? qu’est-ce alors que l’art, et qu’est-ce que la réalité ? comment, dans l’unité qui est la vie, l’art est-il né, à côté de la réalité ? et à côté de la réalité quel a pu devenir l’art, quel doit-il être ?

De ce principe que les choses ne sont qu’en tant que sensations, que rien n’existe si ce n’est des sensations, que la vie est une suite de sensations, de ce principe (évident, quelles que soient les métaphysiques, quelles que soient les théologies qu’on y joigne ou qu’on y insère) toute dialectique doit descendre ; l’homme, étant d’essence sensationnel, vivant de sensations, est nécessairement besogneux de sensations, et, besogneux de sensations, il veut les séries sensationnelles plus intenses ; or, une série sensationnelle sera plus intense si elle est plus homogène, c’est-à-dire si, parmi les sensations qui la composent, les sensations du même ordre logique admettent l’entremêlement d’un moins grand nombre de sensations d’un ordre logique différent. Dans la suite de sensations qu’est la vie, à côté de l’ensemble de sensations hétérogènes qu’est la réalité, — créer des séries sensationnelles plus homogènes, donc plus intenses, c’est le but de l’art.

D’abord, les hommes, issus du primitif état de l’inconscience, longtemps n’ayant rien que les confuses suites des sensations nées en eux du tourbillonnant spectacle des choses, et peu à peu connaissant le besoin des sensations plus intenses donc plus homogènes en leurs suites, s’essayèrent à dégager parmi leurs visions quelques visions particulières. Une action contemplée, un combat par exemple, cela était pour eux une série de sensations déjà plus vive, plus intéressante, par un certain reculement et une élimination des sensations étrangères au combat, par l’accumulation des sensations suivies du combat et leur prépondérance ; mais ce beau spectacle d’un combat, si le combat était réel, n’était-il pas, en tant que spectacle, atténué par l’éparsement sensationnel inhérent à sa réalité même ? pour diminuer cet éparsement il fallait diminuer la part de réalité ; et ce premier effort de l’art produisit le théâtre.

Le théâtre est un spectacle de vie su fictif par les spectateurs qui le contemplent et conséquemment d’une sensation moins éparse, plus homogène, plus intense que le spectacle de la vie réelle ; le théâtre est le premier degré de l’art parmi la vie… Après dix ans de luttes et de souffrances lointaines, voilà que las et triomphant de ses armes rouillées de sangs, le roi-guerrier revient à la couche de son épouse, et l’attend l’adultère, et le trappe, qui un jour par le vouloir d’Atè et l’acte filial sera puni ; telle, dans l’amplitude sereine et introublée des portiques, entre les colonnades haut ornées des figures de dieux, l’action humaine apparaissait, et libre de soucis étrangers, toute drue d’elle-même, la sensation des divinités implacables aux Atréides surgissait, véhémente plus que d’aucune réalité, terrifiante et sûre, art, dans les âmes spectatrices.

L’art théâtral isolait dans la vie une vie plus intense ; et des esprits subtils cherchèrent si de la vie une vie plus spécialisée encore et plus intense ne pouvait pas être tirée. On peut imaginer qu’en quelqu’un de ces jours anciens, parmi les fêtes qui remplissaient la cité de splendeurs, quelque divin philosophe isolé dans la multitude sur les gradins de marbre d’un Panathénée, ayant été subitement étonné par la magnificence de quelque maxime qu’énonçait le protagoniste, une fois ferma les yeux aux merveilles des décorations et des chorégraphies ; et, comme l’on dit, il ferma les yeux pour mieux entendre ; en effet, aveugle aux tableaux du théâtre, il s’aperçut qu’il entendait mieux, qu’il comprenait mieux, qu’il se faisait plus fortes, plus profondes, plus belles, les sentences qui arrivaient à son oreille ; et supposons qu’à ce moment, par quelque bizarre incident, les musiques accompagnatrices des paroles et des mimiques se soient tues, alors le philosophe, n’ayant plus en son esprit que la sensation des paroles récitées et donnant à ces paroles toute l’attention de son esprit auparavant divisée aux visions et aux harmonies, médita qu’il jouissait, plus intensément de ces littératures que seules il percevait ; ainsi pouvait-il conclure que l’œuvre d’art serait plus puissante à l’émouvoir qui, au lieu d’occuper tous les moyens de perception, en occuperait un seul et, de ce fait, avec une triple intensité.

Le théâtre ordonnait pour la perception d’un spectacle l’usage de toutes les facultés humaines, un morcellement du travail sensationnel ; mais la vue, seule sollicitée, dès lors accaparant la majorité des forces sensitives de l’être, combien puissante serait-elle à percevoir ce qu’elle perçoit de la vie ! et les mots, quelle intensité expressive n’auront-ils pas, isolés dans l’esprit ! les harmonies musicales enfin, ne pourront-elles quelque chose ? Ce serait l’édification d’arts nouveaux, art de vision, art de mots, art de musique, chacuns plus puissants en leur spécialisation qu’en la complexion du théâtre, et chacuns agissant en un point avec toute la force de l’être humain. Et pareillement l’on rêverait d’autres arts possibles, qui useraient, l’un des parfums, l’autre du goût, les autres des mille façons possibles d’irriter les nervosités.

Tel sera atteint le second degré du fictif dans la vie, le second degré de l’art, après la primitive élimination des sensations étrangères à l’objet artistique, par la restriction des sensations à un seul ordre sensitif ; et, après l’art théâtral, les arts séparés de la peinture, de la littérature et de la musique seront acquis, quand sera démontré le pouvoir de chacun de ces arts de donner à lui seul l’impression d’une chose vivante.

III

L’origine de l’art pictural est en la représentation des formes. Simple encore apparaît l’origine de l’art littéraire, si l’on consent à se rappeler ce qu’est fondamentalement le mot.

Un mot est une abstraction ; l’art littéraire ne peut être que l’art des abstractions ; un mot ne représente pas un objet, il représente une généralisation ; le mot « arbre » est un mot abstrait, étant collectif, le mot « grandeur » est abstrait, étant qualificatif ; un « arbre » n’existe pas plus que de la « grandeur », il ne désigne à l’esprit rien de concret ; car quelle espèce d’arbre exprime-t-il ? et si l’on précise l’espèce, et si l’on énumère les feuilles, l’on ne fait qu’accumuler les qualificatifs ; dans « arbre » il n’y a rien autre que a-r-b-r-e ; les mots sont les signes des idées ; les signes des objets sont de la peinture ; quiconque sous les mots voit les objets, transpose ; une phrase n’est qu’une combinaison d’abstractions, et les mots ne sont que des mots. J’ai toujours pensé que le propre du littérateur est l’impossibilité de se « figurer » une « description littéraire ». Et la littérature s’est développée par le fait que se développaient les idées générales, comme la peinture par la croissante précision des visions.

Or, qu’est la musique ? le plus mystérieux des arts ! quel est, nous demandons-nous, le rapport des sons aux sensations qu’ils engendrent ? redoutable question, dont la dialectique longuement doit remonter aux invraisemblables et nécessaires origines naturelles de cet art excellemment fictif.

Car il est évident que dans la représentation des bruits de la nature est la très lointaine origine de la musique. Très multiples, très divers, très spéciaux, les bruits de la nature se sont fixés aisément dans la mémoire humaine ; les chants d’oiseaux, le vent, le roulis de la mer, l’orage, tout cela est chez les peuples sauvages (et les civilisés) l’objet d’imitations ; et ces imitations, quelque approximatives qu’elles fussent, sont devenues dans les esprits les évocations des bruits primitifs, et tel rythme, telle mélodie, tel timbre peu à peu purent représenter des bruits connus. Mais représenter un bruit, que voulait cela ? ce n’est pas le bruit qu’un rhythme ou une mélodie ou un timbre devait exprimer ; était-ce, au lieu du bruit, la chose bruissante ? impossibilité ; mais ce que représentaient ces primordiaux rythmes, ces mélodies, ces timbres, ne pouvait rien être que l’impression incitée dans l’âme par les bruits. Et de là est sortie la musique : en même temps que les lignes et les couleurs répondaient à la forme des choses, les mots aux idées abstraites d’elles issues, l’harmonie des sons née de l’imitation des bruits de la nature atteignait ce où échouaient lignes et mots, l’impression sentimentale découlée de la nature.

Dans la cabane de quelques pêcheurs des premiers âges et de quelques vagues pêcheurs lointains aux quels Dieu eût donné l’âme d’un artiste, on peut rêver qu’en ces très légendaires jours ces choses-ci eussent été. Sur les murs ensuiés, des lignes retraçant la plage familière et la mer sempiternelle fixées en leurs traits les plus décisifs, une vision de la plage et de la mer ; puis, aux soirs de feu dans la hutte, parmi la famille assemblée, une voix exprimant en paroles longues et parfois précipitées l’intelligence de la mer tant parcourue et de ces plages connues, et des mots disant les qualités par l’âme abstraites du spectacle invétéré, et des mots pour tout ce qu’elle est d’immense et de fatal, cette incessante mer sur les plages immobiles ; enfin, par les grèves, menant ses courses hallucinées, l’homme, soit que dans quelque coquillage ou quelque corne ou quelque métal grossièrement forgé il voulût exagérer son chant, soit que de sa simple voix il modulât, dans l’harmonie des bruits conjoints, les rythmes et les mélodies, il s’épandait en ululements, et dans ses cris il imitait, variait, et à l’infini transformait et subtilisait les répondantes clameurs des vents et des flots contre les roches, afin qu’en ses vaticinantes vociférations s’exhalassent les innommables et informes et multiples et exubérantes sensations de la mer sur les plages ; et c’eût été des terreurs, des pitiés, des menaces, des désespérances, des amours et des innombrables angoissements d’âme, des innombrables véhémences du cœur poigné, qu’eût alors vécu le chant de l’artiste préhistorique.

Ainsi, de son origine, la musique exprima les émotions issues des choses par la représentation des bruits naturels ; combien donc rapidement le conventionnel dut, par la force de l’association des idées, étendre les moyens de la musique ! Le son des trompettes guidait les guerriers aux combats : le son des trompettes, rythme, mélodie, timbre, devint expressif des émotions guerrières ; quand fut institué le rite chrétien, les mélodies religieuses intimement liées au sens des paroles qu’elles accompagnaient, devinrent expressives des émotions suggérées par ces paroles ; les chansons populaires au moyen-âge devinrent également des motifs d’expression musicale ; et le langage de la musique s’accroissait de formes expressives de sentimentalités ; ce fut l’époque du moyen-âge finissant où s’épanouissait cet art nouveau si riche de promesses, de promesses hélas chûtées ! Car les musiciens, arrivés à tenir les éléments d’une technique, s’affolèrent en la joie de leurs technicités ; ils cessèrent être artistes et se firent virtuoses : les vains contre-points se développèrent ; le précieux agencement des motifs prévalut sur leur suite émotionnelle : et ce trésor longuement amassé de rythmes, de mélodies, de timbres expressifs périssait dans la négligence universelle, lorsque naquît le vénérable Jean-Sébastien Bach. Alors commença pour la musique l’ère, encore ouverte aujourd’hui, d’un effroyable et terrible labeur. La musique-virtuosité avait acquis une richesse grande ; Jean-Sébastien Bach, épris du besoin des anciennes expressions, n’en était pas moins sollicité par le souci des technicités acquises ; et son œuvre est la conciliation de ce double effort : des musiques définitives de virtuosité, — où sont, très simples et très simples, des expressions psychologiques. De là une double tradition dans toutes les œuvres musicales subséquentes ; des musiciens furent, uniquement curieux de virtuosité ; d’autres, soucieux de restituer des signifiances. — et nommons ici le plus diligent et le plus génial, l’exemplaire Christophe Glück — jusqu’à ce que vinssent deux maîtres les derniers nés de la musique : Beethoven, qui inventa en ses derniers quatuors le mystère des plus hautaines expressions musicales, et qui, superbe et patricien de l’art, nous laissa l’épouvante de ses musiques vierges essentiellement de toutes compromissions ; et cet énigmatique ménétrier, âme d’authentiques aristocraties et de fondamentales démocraties mêlée, Wagner.

IV

Des analyses précédentes ; et des définitions de l’origine et de la nature de ces trois arts spéciaux de la peinture, de la littérature et de la musique ; et de ce que la peinture est l’art des visions par l’instrument des lignes et des couleurs, la littérature l’art des idées abstraites par l’instrument des mots, la musique par l’instrument des sons l’art des sentimalités, c’est-à-dire des émotions si multiples et confuses qu’elles ne s’expriment ni en lignes ni en mots ; et de ce que le premier de ces arts est l’agent des sensations tactiles, le second des sensations intellectuelles, le troisième des passionnelles ; de cela semblerait résulter, contrairement à la théorie citérieure, la nécessaire union de ces arts afin de susciter en l’âme les sensations d’une vie complète ; si, dès le début, le développement de chaque art n’avait suivi cette loi essentielle : la majoration, en chaque artiste, des sensations de l’ordre de son art, et la diminution des autresac.

Un littérateur est un homme dont l’esprit, né dispos aux généralisations, a été développé par l’éducation suivant sa tendance native ; dès sa maturité, l’esprit du littérateur sera devenu éminemment capable de littérature ; et éminemment signifie presque exclusivement ; la puissance de vision linéaire et la puissance de perception musicale se seront atténuées par le fait de la croissance de l’autre faculté ; et la prédominance de la capacité littéraire sera telle qu’un spectacle sensible sux esprits ordinaires sous une part égale des trois facultés, à lui littérateur apparaîtra — naturellement — redondant de littératures. Il ne sera certes ni aveugle ni sourd ; mais son esprit, par l’habituel fonctionnement de l’ordre abstrait, verra plus abstraitement, sentira plus abstraitement. C’est l’ancienne comparaison de l’homme à qui l’on aurait imposé des lunettes de couleur ; le littérateur est un esprit qui perçoit les choses au travers des verres colorés, et ce qu’il perçoit, il le perçoit sous la couleur de ses besicles, c’est-à-dire littérairement. C’est une déviation, oui, une transformation, une transposition de la sensation ; certes, une infirmité, mais qu’est l’art, sinon un monstrueux dévoîment de la réalité habituelle et une infirmité ? Dès lors n’est-il pas nécessaire que ce littérateur exprime littérairement des sensations que d’autres auraient eues picturales ou musicales et qu’il aura littéraires. Ainsi son langage s’agrandira, et en outre des élémentaires littératures, dans ses phrases il y aura, non des visions ni des musiques, mais le reflet, l’écho, la correspondance de toute cette vie ; son âme d’artiste comprendra la complétude de la sensation, mais son âme de littérateur la littérarisera, et c’est ainsi qu’il verra et sentira, comme il pense, littérairement.

Ce phénomène, combien ne s’augmentera-t-il pas sous l’effet des hérédités !

Et le peintre, mêmement, percevra ses majeures sensations picturalement ; tel, le musicien sera supérieurement musicien.

Ne sera-ce point le sommet du fictif, et de l’art — cette vie plus intense que la vie réelle créée dans la vie à côté de la réalité — et ne sera-ce point le suprême accomplissement de cet idéal d’intensification des sensations, cette réduction de la sensation à un mode de sentir unique ?

Notons ici ce phénomène possible — et fréquent — en nos modernités, un même homme qui aurait un esprit de peintre et de littérateur, de littérateur et de musicien.

L’artiste spécial, pensant et disant ses sensations en son mode spécial d’art, ce ne sera pourtant pas le littérateur dégénérescent s’efforçant à donner avec des mots des images, avec des mots des musiques : folies qu’admet ou le virtuose tombé à la suprême décadence des impossibilités essayées, ou l’artiste dévié de sa voie naturelle et malgré soi y retournant. Car ces deux faits sont : un artiste né peintre, fait littérateur par les circonstances, et tourmenté dans ses littératures du besoin de sensations picturales, et torturant les mots pour leur exprimer des concrétions ; encore, un artiste charmé uniquement des difficiles technicités, et s’usant à ce que les mots sonnent musicalement, comme des musiques, pour les sentimentalités imprécisées ; et, s’il existe un art définissable des noms de « décadence » et « déliquescence », que ce soit celui-là. Mais la fin admirable des développements logiques et séculaires, l’idéal des vocations puissantes et des fortes institutions spirituelles, le chef-d’œuvre d’un art très affiné en sa spécialité, voici : une peinture, où sous la pure évocation des sensations linéaires de la nature pointent les flux d’idées et d’émotions d’elles issues ; une littérature puissante de visions et de sentimentalités, et en mots, toute de mots, et rien que des mots ; et une musique où soit la profondeur des choses senties en leur forme comme en leur essence, mais tout entraînées au seul tourbillon des innommables, des irreprésentables sensations qui sont l’objet de la musique ; arts spéciaux, et spéciaux strictement en leurs langages, mais capables chacun des émotions universelles.

Ainsi, quand derrière Akëdyssërilad triomphale et fabuleuse, après les cortèges endiamantés des cohortes et des escortes et des prêtres et des amazones familières, au loin, dans une innumérabilité farouche comme des sables marins et des étoiles de deux, s’avancera l’année…

« … De tous côtés, là-bas, l’immense vision d’un enveloppement d’armée… »

sera-t-il dit ; et les mots, simples appels d’abstractions, n’auront suscité aux yeux nulles lignes, non plus que forme aucune suite sonore analysable de musique, en leur froide idéalité ; mais avec leur signification rigoureuse d’enchaînement rationnel, ils seront des mets, des mots, des mots, d’où émergera le vague de choses autrefois contemplées et de sentimentalités obscurément senties et saisies en des mots. Car, altier artiste des littératures, le comte de Villiers de l’Isle-Adam est de ceux à qui nulle intimité de songe n’a échappé, mais dont cette sublime monomanie d’une âme littéraire a fait tous les rêves choses littéraires, et mots.

Comment un génial parmi les artistes, en une histoire dont le cours très vaste imagine lointainement une histoire de l’art, par des recherches longuement suivies et une ardeur infatigable au mieux, entre les fortunes les plus variées et des misères fructueuses et de néfastes triomphes, — comment un artiste, des plus géniaux, ayant passé les ignorances stériles et traversé les folles ambitions, peu à peu est arrivé à se concevoir artiste et à l’être et à faire œuvre d’artiste, et à se reconnaître musicien et à le devenir et à instituer une œuvre de musique, — méditons-le en l’œuvre close de Wagner.

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V

L’Allemagne est un pays de musiciens ; donc en nul pays plus qu’en Allemagne la musique n’est déshonorée. L’Allemagne a produit Bach, Beethoven, Schumann, mais dix mille professeurs de piano et d’harmonie. L’Allemand musicien — s’il n’est ni Bach ni Beethoven ni Schumann — est un bon ouvrier : de la science, de l’habileté, l’amour du métier, du courage et beaucoup d’honnêteté, beaucoup de soin à la besogne. En France, les musiciens manquent de conscience et de science, mais sont brillants, agréables, flatteurs ; ils amusent. Les Allemands ennuient. Le plus grand de nos musiciens français, le maître avec Wagner de toute musique contemporaine (j’entends celui dont l’influence prédomine originellement et incontestablement avec celle de Wagner sur nos compositeurs depuis vingt ans), M. Charles Gounod est l’âme la plus délicieusement et sensuellement artistique, la plus légère et fine, la plus séduisante. La musique allemande est un travail de serrurerie sans intérêt pour qui n’est pas un serrurier. M. Brahms, parfait exemple entre ses multiples confrères, est sérieux, avisé, régulier, honnête, érudit ; il excelle invraisemblablement dans l’ennui. Il y a trop de musiciens là-bas ; la musique y est trop chose courante, commune, banale, de tout le monde ; elle a perdu la hautanité de l’exception. Félix Mendelsohn Bartholdy offrit le modèle admirable des diserts et vains contre-points. Weber fut le plus consciencieux des besogneurs sentimentaux ; une application constante à l’expression juste et violente, à l’écriture correcte et tapageuse ; le bourgeoisisme du romantisme. De l’art des suprêmes sentimentalités, les musiciens allemands font, ou un art de scolasticités comme Mendelsohn, ou un art de circonspects sentimentalismes à la façon des Weber ; ils sont, non des musiciens, mais à jamais des « componiste ».

Tel, s’il fût mort après le Lohengrin, malgré quelques belles trouvailles, Wagner eut apparu le meilleur élève de Weber.

Rienzi est une maladroite imitation des Muette de Portici ae ; le Hollandais Volant, supérieur à toutes les œuvres de Weber et de ses disciples, peut charmer qui se contente d’émotions moyennes grossies par de petits moyens : Tannhæuser, plus prétentieux, est la réalisation si grossière d’une si grossière conception, qu’il ne peut être agréé que des professeurs de rhétorique amoureux de plans très bien faits ; dans Lohengrin enfin, le sujet est si romanesquement chimérique et la musique si lourde de formules poncives, démodées et éternellement banales, qu’un ennui s’en dégage comparablement aux Rinaldo des Brahms. Qu’importent quelques éclairs de génie dans la masse de quatre heures de musique inutile ?… Encore pourtant, ces quatre opéras, des chefs d’œuvre de l’opéra allemand.

Jusque-là compositeur de talent, Richard Wagner dut peut-être aux infortunes de son exil, de sortir du bourbier du componistisme allemand, de découvrir la musique, de devenir un musicien.

Par quelle suite de phénomènes psychologiques s’accomplit cette éclosion, je ne le chercherai pas dans une étude consacrée à un art, non à un artiste ; je reproduirai seulement quelques alinéas d’une étude que j’ai publiée, il y a un an, dans la Revue de Genève, sur Wagner et la poésie française contemporaine, où j’analysais, en me servant du livre de Wagner intitulé Beethoven, comment après les œuvres anti-musicale de sa jeunesse, Wagner avait pu arriver à ces œuvres de pure musique qui couronnent sa vie.

C’était sans doute, disais-je, l’effet acquis des précédentes pauvres et non stériles années : tandis que, banni des cités, il menait dans les exils le désespoir des vieux efforts chutés, l’espoir des avenirs, — oui, dans la solitaire méditation, libre des lois reçues, dans la méditation tout grandissante et terrifiée de se voir grandir, dans la méditation obstinée de l’esprit qui veut le plus loin. — Richard Wagner comprit que la musique (ainsi dit M. Mallarmé) « ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité. »

« La musique ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité… » Richard Wagner comprit l’art, ayant compris enfin la musique. Disciple de Weber, dit compositeur illustre, applaudi à Dresde et à Weimar, ailleurs encore, Wagner avait eu la musique une forme d’art bonne à susciter en nous de puissantes impressions, donc complément admirable à la parole et au geste pour former le drame ; la musique, donc, un auxiliaire qui crée autour du drame un milieu de rêve, qui intensifie l’effet du spectacle ; la musique, ce qui rend poignante aux foules, par Meyerbeer, une action inventée par Scribe ; et Wagner avait fait ces mélodrames avec musique Tannhæuser, Lohengrin. Mais, voilà que lui apparaissent les œuvres de Beethoven ; voilà qu’il entend les derniers quatuors, et qu’une signifiance merveilleuse à lui s’en transissue ; et voilà qu’il se plonge en ces poèmes, les Symphonies, les Sonates, les Ouvertures, et qu’un univers nouveau naît à lui ; « maintenant se révèle une vie toute faite d’esprit, une sensibilité douce tantôt, tantôt effrayante ; fiévreusement, le trouble, puis la paix, et les soupirs et l’angoisse, et la plainte et le transport ; tout cela semble avoir été pris au sol le plus profond de l’âme, et lui être rendu » ; et il comprend que la musique est, non plus l’élargissement d’autres modes de vie artistique, mais le spécial langage du monde spécial de l’âme… « Tirésias avait vu se fermer, devant lui, le monde de l’apparence ; et il avait pu aussi contempler avec ses yeux intérieurs le fond même de toutes les apparences. »

Alors qu’importent les jeux des circonstances vaines, et que veut cette chimère, l’action d’un drame extérieur ? Hasards des événements effroyables ou communs, apparitions de semblances humaines, délices feintes du Venusberg, factices splendeurs de la Wartburg et des chasses et des longs défilés, qu’est tout cela, sinon le quelconque spectacle des apparences fantomatiques ? La musique va être le langage du « sentiment humain » ; et Richard Wagner tâche maintenant à représenter, à expliquer ; par le langage de la musique, l’homme sensationnel qu’il était.

Cela, dis-je, par le langage de la musique, parce que la musique est précisément à Wagner l’expressif de la vie d’âme ; et c’est comme auxiliaires ; eux à leur tour, que d’autres arts viendront » au près, à la musique, de leurs forces littéraires et plastiques. La musique, expression de la vie supérieure et réelle de l’âme, est la force capable à l’auditeur idéal (idéal : le Pur et Simple) pour suggérer toute la réelle et supérieure vie de l’âme : mais à nous, l’auditeur non idéal, à nous, hélas, le misérable végétant, impur et perverti, à l’accoutumé de l’unique Apparence, au vivant de l’Illusion, à l’ignorant du Vrai, hélas, à nous la pure musique ne sera-t-elle pas l’inintelligible langage d’un inonde inconnu, et ne dirons-nous pas le dissolvant « pourquoi ? » Donc, si Beethoven a osé employer le pur langage de la musique, Wagner, moins confiant en nos intelligences, ou plus soucieux d’être davantage compris, Wagner dira : « Aidons comprendre aux hommes ! » à la musique, ainsi, il ajoutera l’auxiliaire du mot et du geste ; et, par le mot et le geste, il interprétera les significations trop hautement spirituelles ; et il satisfera au végétant, à l’Impur, au pervers, à l’accoutumé des faciles vies banales, et à l’ignorant qui est en nous ; sous le drame intérieur de l’âme, il fera un drame matériel ; il fera un drame ; mais ce drame, prétexte, concession, sera le secours à notre faiblesse ; c’est lui qui, repaissant la chair, laissera l’âme libre d’entendre son langage et d’admettre, librement, la poignance de ses motifs, et de subir le flux effroyable de cette vie idéale.

Mais si ç’a été la profonde pensée de Wagner, faire des œuvres de pure musique avec le commentaire de paroles et de gestes, tardivement est-il arrivé à la conscience de cette idée ; de là les erreurs éparses, parmi tant de géniales réalisations, dans l’œuvre qu’il institua et qui commence à l’ère glorieuse du printemps de 1849.

VI

Ces considérations ne sont aucunement, on l’a jugé dès le début, une étude théorique sur l’art wagnérien ; j’ai négligé la suite méthodique et quelques entiers développements qu’eussent exigés une théorie ; encore ai-je voulu laissera l’écriture le ton d’une improvisation, avec les laisser-aller du style ici dans les familiarités du parler, là (quand m’y entraîne le sujet, et j’en demande pardon) dans les excessivités du lyrisme ; mes lecteurs m’excuseront — et peut-être me sauront gré — de n’avoir pas donné à ces trente-six pages les quatre ou cinq mois de labeur nécessaires à la correction de mes grammaticalités. Enfin j’ai voulu — et mon principal souci est de le déclarer — omettre absolument toute recherche documentaire ; à quelques uns de mes collaborateurs, spécialistes des travaux critiques ou scientifiques, je laisse le soin de nous fournir le classement chronologique définitif — si désirable — des œuvres de Richard Wagner. Ayant et avouant d’autres ambitions, j’ai de longtemps renoncé l’art des théories et des critiques ; ces notes ne sont que des impressions, elles ne veulent pas être autres, elles ne peuvent avoir un intérêt qu’en tant qu’on les verra telles, — les impressions de quelqu’un qui aurait longuement fréquenté dans les œuvres très vénérables du maître musicien et quelques fois aurait médité aux trop urgents et redoutables problèmes des esthétiques.

Parmi les œuvres glorieuses de Wagner — je nomme ici la Tétralogie, Tristan et les Maîtres, les pièces symphoniques, enfin le Parsifal — m’apparaît une marche en avant, un progrès continu que je définirai ainsi :

D’abord l’œuvre théâtrale, c’est-à-dire l’œuvre amalgamant tous les modes d’expression sous l’unité du drame théâtral ; l’œuvre théâtrale, une action morale symbolisée sous une action légendaire et s’exprimant par le complexe moyen de littératures, de musiques et de cette très grossière et primitive forme des arts plastiques, le trompe-l’œil des décors et de personnages animés (époque des écrits théoriques de 1849 et 1852) ;

Puis une transition, l’œuvre théâtrale où prédomine largement un mode d’expression aux dépens des autres ; le drame moral plus net symbolisé par un drame légendaire atténué ; la musique accaparant toute importance, la littérature s’effaçant, les décorations se faisant inutiles ; le drame moral devenant drame de musique ;

Enfin l’œuvre musicale, sous la glose des additions littéraires et décoratives ; l’œuvre de pure musique, où le texte littéraire et le spectacle n’ont plus d’autre valeur que d’être les commentaires à l’intelligence des musiques ; l’action purement morale, sous le symbole quelconque d’une fable (époque initiée au Beethoven af et accomplie à Art et Religion).

C’est ce développement qui m’apparaît, commençant au Rheingold et à la Walküre, se conclure dans le Parsifal.

Le Rheingold : l’artiste a été ému de ce fait moral, la lutte dans l’âme entre le désir des apparences et le désir du bien véritable, la contamination par le désir mauvais en l’attente dès lors de la rédemption dernière. Et le jeune artiste à peine issu des chansons et des marcias de Lohengrin, comment verrait-il qu’à dire un tel ordre d’émotions suffiraient les quatre archets enseignés depuis Beethoven à traduire toutes musiques ? verrait-il, l’artiste poète et musicien, qu’à dire ces pensées excellerait encore le langage de Gœthe ? car il n’est pas maître du mobile instrument dont les Cranach et les Dürer chantaient les terreurs de la Chute et de la Grâce. Mais échauffé des plus nobles chimères, il a rêvé un art complexe de toutes les puissances de l’art ; j’ai dit que c’était l’époque de l’Œuvre d’art de l’avenir, de Drame et Opéra ; le jeune artiste, avant de comprendre que l’œuvre de Beethoven réside majeurement en ses quatuors de cordes, a vu dans le hasard d’un chœur concluant la neuvième symphonie le commencement d’un art nouveau ; il a calculé, le jeune artiste, que l’émotion de ses musiques se doublerait de l’émotion de ses poèmes et se triplerait de l’émotion de ses spectacles ; et — ne serait-ce pas le profond de la vérité ? — encore au début de sa rénovation, il continue le joug de l’opéra et les usages des théâtres d’opéra ; et voilà qu’il restitue, lui-même l’affirme, un art correspondant à l’art antique, et il oublie qu’antique signifie antique, et il appelle cela l’art de l’avenir. Donc il va entasser tous ces procédés d’art, musique, poésie, décoration paysagique et mimique, à l’exemple des anciens, pour produire l’illusion de la vie ; alors s’imposait à lui la forme dramatique théâtrale, la plus capable traditionnellement d’atténuer le disparate de ces inconciliables réunis.

Il avait imaginé ce symbole de l’or du Rhin et de Freia, et cette légende des Filles-du-Rhin, de Nibelheim, de Wotan, des Géants, de Walhall. Et dans le drame voyez toutes les splendeurs possibles de tous les arts ! Un fait évident et caractéristique : en nulle œuvre autant qu’en le Rheingold et la Walküre la partie poétique et la décorative ne sont plus importantes, plus parfaites. Les vers du Rheingold et ceux de la Walküre sont les plus littérairement beaux qu’ait écrits Wagner ; ils sont beaux jusqu’à se suffire, à être beaux en tant qu’œuvre littéraire et absolument ; combien différents verrons-nous les textes des dernières œuvres ! mais ici c’est un langage précis, étonnamment grammatical (c’est-à-dire étymologique et syntaxial), d’une condensation inouïe dans la littérature allemande et d’un tel affinement ; c’est un langage de hautaine littérature, resserré en le strictement nécessaire du discours, émondé des préfixes et des particules vaines, tout de sommets, essentiel, et qui ressemble aux parodies d’un M. Wilder comme une page de Flaubert ou mieux de M. Mallarmé à un obscène fait-divers du Petit-Journal. Analoguement les décorations du Rheingold et de la Walküre sont les plus achevées qu’ait rêvées Richard Wagner ; les décorations du Parsifal seront l’adjacence de beaux tableaux, hors le drame, pour la magnificence d’un spectacle ; ici c’est la netteté de sites et ce plastiques faisant drame minutieusement ; songez quelle mise en scène grandiose et subtile, en ces deux pièces, dut rêver l’esprit du maître, et qu’il nous faudrait, pour concevoir son idée, contempler autrement qu’en les ignominies organisées par les imprésarios et les histrions de conservatoires.

Ainsi rêvait le jeune artiste à instaurer un art collectif ; les traditions du Rheingold se suivaient en la Walküre, ce beau mélodrame de cape et d’épée et de méthaphysique ; dans Siegfried, elles se continuaient ; mais sans doute que déjà l’hésitation avait pris son esprit mieux expérimenté ; arrivé au troisième acte de Siegfried, devant l’efflorescence musicale qui grandissait en lui, sentait-il son système faillir ? il s’arrêtait ; n’osait-il ouvrir, en un drame autrement ordonné, la barrière aux musiques d’exubérantes ? ne comprenait-il pas plutôt la fatalité de la prédominance de la musique en sa Tétralogie ? il s’arrêtait ; il s’en allait en une œuvre nouvelle ; et libre là, libre de se livrer tout au démon musical qui l’affolait, il se précipitait, comme lui-même en un jour de conscience le déclara, dans cette mer de passion exclusive et infinie de la musique.

VII

Dans le Tristan voyez l’atténuation progressive de la fable légendaire, du texte littéraire, des décorations. Au premier acte la fable a assez d’importance pour conduire quelques fois le développement musical, et le texte vaut le plus souvent à déterminer l’émotion ; les mimiques ajoutent peu à la précision des psychologies. Mais, dès le second acte, comme s’efface le racontage d’anecdotes ! l’action extérieure est si simple que quelques mots l’expliquent amplement ; en leurs situations morales, en leurs multiples nuances, l’attente des amants, leur réunion, l’entrée de la voix de remords, l’adieu final, sont totales en la musique ; n’est-ce pas de toute évidence que le décor est posé musicalement et toute mimique inutile ? les paroles y chantées : vagues, sans précision littéraire, presque quelconques (discours des amants, discours de Mark), elles n’existent (hors deux ou trois explications de l’anecdote établie) que parce que le musicien voulait faire chanter à ses voix des paroles articulées. Le troisième acte montre plus évidente encore l’exclusive expansion de la musique ; l’historiette qui encombrait le premier acte est annulée ; ce n’est plus que le fait moral ; une agonie d’amour, et une agonie d’amour ; nul mot qui ajoute une sensation dans le drame émotionnel ; et tous les mots que prononcent et Tristan et Isolde, et Kurwenal, la voix des lointains joyeux, inutiles en fait, mais admirables articulations syllabiques des mélodies, commentent aux badauds que nous sommes les trop hautaines symphonies. Quant aux décorations, qui avouerait ne les avoir pas entendues dès les premiers accords et durant chaque retour des motifs du prélude ? Car le moindre vice de la décoration scénique est de s’imposer aux yeux et à l’esprit incessamment ; tandis que ce n’est que par moments, et quand l’orchestre le commande, que l’on doit, au cours de l’action psychologique, songer à ces sites de grèves et de flots qui l’encadrent.

Ainsi, aux chers jours de Bayreuth dont l’anniversaire maintenant se solennise, ainsi, pendant que l’orchestre bayreuthien en cette salle privilégiée chantait le flux de ces véhémentes harmonies ; par fois, tournant le dos à la risible scène, oubliant les balourds occupés à représenter celui-ci un sieur Tristan, celle-là une dame Isolde, celui-là un Kurwenal graisseux et ventru ; négligeant les cocasseries du navire en carton peint et des matelots en zinc et tant de sottes polychromies ; oui, les yeux clos à ces sottises, et solitaire en mon attention tout dévouée aux uniques sonorités qui d’un centre invisible dans l’absolue nuit de mes sens s’éparsemaient : ainsi, parfois, ai-je écouté, ai-je quéri, ai-je entendu la symphonie qui se nomme Tristan et Isolde

Alors le préludial appel résumateur des suggestions où voguera ce conte d’âmes, et son apaisement.

(chant du matelot) en ce chant de naïve tristesse d’une âme que bercerait un doux amour éloigné et plein d’espérances ;

puis, surgissante la passion, et ses cris où elle s’épanche, ses féroces silences, sa vie jubilante et désespérée…

Oh, comme par les yeux de l’esprit je les vois, les âmes aimantes qu’attire et qu’emmène et qu’engouffre le gouffre du désir d’aimer, les pauvres âmes mortellement saisies et qui vainement se débattent sous le philtre spirituel de l’advenu irrévocable ! vous lutterez, âmes juvéniles et moroses, et vous aurez des immobilités effarantes, vous hurlerez, âmes lamentables, en des sarcasmes, des insultes et des prières, tandis qu’autour de vous résonneront les gais placides chants des bonheurs simples qui ne sont point vôtres, et vous tomberez, oh pitoyables âmes, après tant de rebondissements, dans le délicieux affamement de l’enfin qui ne peut pas venir.

Hélas, hélas, que les voilà — mais exprimées, exprimées en un art et véritablement devenues elles — que les voilà mes fuyeuses émotions, et que les voilà les joies et les douleurs que j’entrevis au toucher d’une départie, et que vous chantez, oh musiques magiques du mage musicien !

VIII

Après l’envolée du Tristan, ce fut quelque retour aux tentatives d’art complexe de la Tétralogie.

Mais ici nommerai-je les Meistersinger de Nurnberg, une féerie, intermède de l’œuvre, la fantaisie gracieuse d’un esprit épris un jour d’amusements et de belles frivolités, avec des accents profonds ; aussi les marches, le Festmarsch, le Kaisermarsch, où le génie wagnérien assoiffé de musique s’abandonna par de fous développements, enfin Siegfried-Idyll et quelques antérieures mélodies, tous précieux et plaisants jeux.

Donc Siegfried achevé ; des pages purement musicales à côté des pages combinées de disparates éléments en vue d’un drame anecdotique. Remémorons les premiers actes ; le premier acte en majeure partie musical (l’éclosion d’une adolescence, les rappels d’anciennes émotions), avec les addendas de faits positifs et de secrets de forge dévoilés ; le second acte très incertain, incessamment et au cours de chaque scène oscillant entre la symphonie et le spectacle, des efforts à tout rendre à l’orchestre et des chutes soudaines (par exemple, lorsque c’est par des mots qu’est dénouée une scène musicale), enfin la très noble magnificence de cette mort d’âme exprimée dans la mort du bon Fafner, une des stupéfiantes pages de l’œuvre de Wagner ; depuis longtemps je désirais interpréter cette scène ; qu’on me le permette.

Après d’effroyables violences, un silence est survenu ; alors des gémissements profonds comme souterrains font une plainte décroissante, de vagues gémissements proches d’appels et se traînant à terre en l’agonie d’une massive force qui se brise ; pourquoi cette mort et ce crime ? et parmi ces langueurs agonisantes, c’est déjà le très océaneux aperçu, le lent sublime immensément distant vers où l’on avait rêvé, le fuyant idéal, ah, par le désir de qui l’on est damné : et une force juvénile a brisé la force massive ; encore les gémissements, profonds, souterrains, décroissants et implorants, et des lamentations, les lentes plaintes des destinées évanouies : hélas, j’eus des jours victorieux, je fus puissant, je fus un regard levé au ciel, je fus heureux, je meurs, hélas, hélas ; plaintes, lamentations et gémissements, qui se traînent à terre et s’affaissent, en la vision de l’idéal et du désir qui l’a perdu ; car voilà qu’une commisération s’est élevée, large comme les sanglots mourants, comme l’éloignement des entrevus effacés, et qu’une intime commisération monte envers la brillant Siegfried des Victoires pour l’Or, et l’âme avec tant de regrets périe s’exalte en une charité, oh Fafner, âme simple, et tu dis en ta mort la pitié des quelconques chercheurs d’idéal.

Alors vient ce troisième acte composé après un très long intervalle ; et entendez d’abord le fulgurant prélude ; c’est la musique toute qui institue cette évocation d’âme dans le sombre des solitudes morales ; puis, les deux scènes corrélatives de Wotan en face de son rêve et en face de son acte, fondamentales du drame, et nécessairement mêlées de littératures explicatives du symbole originel ; mais dans ces scènes, rien aux mimiques, les décorations et les gestes étant dans l’orchestre. Enfin, la traversée du feu, le réveil de Brünnhilde, les noces finales, une énorme et monstrueuse effloraison de musique, comme une tropicale végétation s’élançant après tant d’années de travail intérieur, d’une terre divinement fertile.

J’approche au terme ; et déjà voici cette Gœtterdæmmerung, le plus véhément sinon le plus parfait effort humain vers la toute expression musicale. Et je suis heureux de trouver ici à ma thèse l’appui de l’étude jadis publiée dans cette revue par M. H.-S. Chamberlain, et où est expliquée par des raisons documentaires la musicalité exclusive de Gœtterdæmmerung, contrairement à l’amalgame d’art des trois drames précédents de la Tétralogie.

« Wotan, disait M. H.-S. Chamberlain, le centre de l’action psychologique a disparu… avec lui disparaît l’élément réfléchissant, la Pensée ; il ne reste que les émotions, la Passion, ce que la musique exprime. Dans les seules scènes se rapportant directement à Wotan, la parole apparaît de nouveau et évoque devant nous la vision du dieu… mais, pour le reste, Wagner sur le poème a construit la symphonie la plus grandiose — peut-être — que jamais il ait écrite… Au fond, il n’y a qu’une chose ici : la musique… On sait qu’à la fin du drame il y avait des vers résumant l’idée poétique du Ring, et que Wagner, lorsqu’il vint à parachever la musique, les supprima ; il les a supprimés, nous dit-il, « parce que c’eût été essayer de substituer à l’impression musicale une autre impression », et « parce que le sens de ces vers est exprimé par la musique avec la plus exquise précision… »

Ainsi apparaît décisif ce couronnement du tétraptyque wagnérien par l’unique et glorieuse musique. Gœtterdæmmerung écrite en la pleine tempête de l’édification du théâtre de Bayreuth, est l’essor d’un génie las de compromis, las de mauvaises luttes, las de se contrarier, las des obstacles, las d’être autre chose que le pur musicien qu’il devait être, et las par les matérielles batailles presque autant que par les intellectuelles ; c’est l’essor d’une âme qui se libère au dehors des contingences vers l’absolu natal de son art.

Et, dans la sérénité d’une vieillesse victorieuse et sublime, le voici, le maître vénéré, à l’œuvre de son Parsifal.

IX

En un temps où tout personnage réputé wagnérien aime conter, sauves les vraisemblances, comment il fut des premiers wagnéristes français, les lecteurs de la Revue Wagnérienne me sauront-ils un gré, pour peu qu’ils se soient une fois souciés de ce que peut être le directeur et fondateur d’une telle revue, si je leur avoue être l’un des derniers venus du wagnérisme.

Je suis né dans un village auprès de Blois, et, comme ce fut en l’année 1861, je n’assistai à aucune des trois représentations de Tannhæuser à l’Opéra de Paris. En l’an 1869, lorsque M. Jules Pasdeloup enseigna aux Français Rienzi, je me contentais, tout occupé à de moins hautes querelles, des chansons que je chantais et qu’ils chantaient, mes petits camarades rouennais. Car j’étais devenu de Rouen. Pour les fêtes bayreuthiennes de 1876 l’indifférence de mes quinze ans fut complète ; et telle mon incurie des auditions wagnériennes du Cirque-d’Hiver, des pierres là-bas jetées à M. Albert Wolff. En ces très lointaines dates sais-je encore quels étaient mes soucis ? un discours en latin, un thème de grec, une dissertation. Mais point absente à ces vies n’était la musique, et je jouais par fois d’un violon ; et, tout appliqué disciple que je fusse aux rhétoriques diverses, je me sentais musicien et je composais des airs ; je concevais, aux heures de silence, des symphonies dont les ébauches orchestrales m’enorgueillissent ; et c’était, à la vérité, une lutte, alors de ces quinze ans, entre le démon de la musique et l’ange des lettres bien classiques. Mais j’ignorais le nom de Richard Wagner ; la Favorite, le Désert, le Prophète excellemment, enfin les Troyens emplissaient ma capacité d’admirationsag.

Puis, je quittai Rouen, quoique lieu par l’opinion doté des naissances de Corneille et de Boieldieu ; c’était en 1878 ; les nécessités de me prédisposer à l’École Normale Supérieure me conduisirent à Paris, et pendant trois années à l’éminent lycée de Louis-le-Grand. J’étais laborieux, mais défaillant du brio et des précocités nécessaires aux lauriers ; avec des labeurs de main nocturne et diurne versés, je ne me haussais qu’aux seconds rangs. Et j’eus le bonheur d’un professeur admirable en ces trois ans à propager l’unique méthode d’institution littéraire, le commerce des trois ou quatre maîtres de style français, gens du dix-septième siècle. Mes vacances, elles s’adonnaient à de variés romantismes. Cependant, aux dimanches hivernaux, les caissiers de MM. Jules Pasdeloup et Edouard Colonne trafiquaient avec moi d’une place en leurs salles contre les soixante-quinze centimes ou le franc que je leur offrais ; Berlioz eut mon culte, l’opéra italien mes mépris, mes invectives ; je commençais ouïr de belles pages de Wagner, et j’y applaudissais, bruyamment, comme d’autres y sifflaient. Et c’était, tous les jours, les soucis non gais des normalicités… Les hautaines vocations m’avaient pourtant mais vainement sollicité.

Enfin et enfin fut le jour où solennellement l’École Normale Supérieure refusa mon assistance. Des mois dura, par l’habitude et des vouloirs étrangers, le hantement des maisons universitaires, et j’appris étudier aux documents, lire les chronologies et savoir des choses qu’enferme une belle critique historique ; mais, depuis la triste décision des directeurs de l’École Normale, le démon musical s’était promu à une forte position en mon cœur ; les plus beaux procédés des critiques historiques eurent moins de mes faveurs ; elles allaient, mes faveurs, à la composition de musiques. A de grands frais et qui me ruinèrent, j’eus un loyal professeur d’harmonie, au zèle régulier et docte ; ensuite le Conservatoire et M. Guiraud m’enseignaient les contrepoints. Et la victoire fut que je m’étais fait critique musical ; la Renaissance musicale avait accueilli mon innocence avide de bien devenir, et hebdomadairement je jugeais des concerts où j’avais toujours assisté. Cependant, je rangeais la Tristesse d’Olympio en un poème lyrique indéniablement inspiré de Berlioz ; et cette orchestration, non distinguée par un jury, demeure encore en mon carton.

En mai de 1882, M. Angelo Neumann représentant l’Anneau à Londres, j’entendis, pour la première fois, un drame wagnérien ; deux mois plus tard, à Bayreuth, le Parsifal.

Et de ces histoires la continuation, jusqu’à l’établissement, en février de 1885, de cette Revue Wagnérienne.

Dès lors le quotidien de l’existence, avec un désespoir d’atteindre la musique et le retour aux littératures, la rentrée aux chers travaux des choses littéraires et chimériques. Et puis le quotidien des jours harcelés entre la vie et quelques rêves. Et, aujourd’hui, parmi les récréations de bords marins, ce dessein d’offrir, aux amis qui m’ont suivi, ce testament de mon wagnérisme.

X

Le Gral fut mis par les anges à la garde de Titurel ; Titurel, afin de le défendre, ordonna de bons chevaliers dans le domaine du Mont-Salvat ; Amfortas, fils unique de Titurel, hérita le royaume de son père devenu vieillard ; et cela était en Espagne, de l’époque où s’y heurtaient Chrétiens et Infidèles. Or, un homme, Klingsor de son nom, pâlissait d’une ambition méchante ; il voulait s’emparer de la sainte relique du Gral, toute puissance devant lui en descendre. Exclu du Mont-Salvat pour le sacrilège méfait dont Dieu jadis châtia mortellement Onan (car ainsi satisfaisait-il à la règle de virginité des Graliens), ce Klingsor suscita par magie, sur le versant de monts opposés au Mont-Salvat, un château et un beau jardin d’été, lieux d’enchantements et perditions. Là étaient attirés les chevaliers et tentés de sensuels amusements ; s’ils cédaient, ils devenaient captifs ; ainsi se pourrait-il qu’un jour le Gral, vide de ses gardiens, fût capturé ; et Amfortas, roi présomptueux, dit « j’arrêterai le mal » ; il décrocha la sainte lance, la poignit et s’en fut vers le jardin abominable ; il voulait tuer Klingsor ; mais, arrivé dans le jardin, il se rencontra à une femme belle et nommée Kundry, et se coucha entre ses bras ; alors Klingsor rit, et il accourut ; il arracha la bonne lance au pauvre roi, l’en frappa d’un grand coup et s’enfuit. La lance perdue, le roi blessé maladivement, le Gral en désolation ; mais une prophétie annonça que viendrait un rédempteur, et voici de quelle façon elle fut accomplie. Un jour, comme le roi très malaisé sortait du bain, les servants aperçurent qu’un des cygnes du Mont-Salvat était tué d’une flèche en l’air ; les cygnes du Mont-Salvat étaient consacrés ; on appréhenda le meurtrier ; c’était un jeune garçon…

Ah ! quelques métaphysiques qui s’y mêlent, le puéril fabliau ! Certes jolie légende moyen-âge, bonne peut-être à de magnanimes colorations ! Or, l’illustrera-t-on de belles phrases, de belles musiques, de belles décorations ? Ah, si acharné virtuose que l’on soit, l’on ne mettra pas un conte de Mère L’oye en draine lyrique !… Elle n’est pas d’un si enfantin labeur, la dernière œuvre de Wagner.

L’anecdote du Parsifal étant en soi insignifiante, sera-t-elle donc admise comme symbole d’un drame humain — au même titre que le sujet d’un drame racinien est symbolique d’une action générale — et dans le Parsifal verra-t-on un drame, comme le Rheingold est un drame, comme Lohengrin, comme Fidelio, comme Alceste, un drame lyrique, un drame d’art complexe, un drame où des actions soient effectuées par des personnages imitant des types humains ?

Dans le drame racinien, l’anecdote, eût-elle d’encore plus grandes magnificences d’écriture, n’est donc pas ce qui intéresse, mais le développement par elle symbolisé de psychologies ; et les noms de Bajazet, Roxane, Acomat sont un moyen de ne pas nommer les personnages algébriquement A. B, et C… Tristan, ai-je expliqué, est un drame de musique ; mais la lecture du seul texte littéraire pourrait montrer encore un drame du mode racinien, Tristan étant un type, Isolde un type, et cetera. D’aucune façon le Parsifal n’apparaît tel ; dans le texte, il n’y a qu’anecdote ; dans l’ensemble du texte et de la musique, il ne peut y avoir qu’illustration d’une anecdote, ou musique additionnée d’une anecdote ; car le Parsifal, Amfortas, Kundry ne sont pas personnages humains ; ils n’ont pas de psychologie ; leur nature se modifie à chaque scène, ou plutôt n’est posée en aucune ; tous falots et irréels, Kundry, Parsifal, Amfortas ne répondent à rien d’humain ; ce n’est que mise en action d’un vague romancero religieux. On admirera la virtuosité musicale, oui, et l’on confessera l’insignifiance du drame ; mais entendre là un drame psychologique, c’est le monstrueux effet d’une éducation déviée par l’invétéré préjugé d’un Wagner resté dramaturge en 1877 comme en 1849.

Et remarquez qu’en ce drame vide de psychologies, le texte littéraire (et songez contrairement la beauté littéraire d’un Rheingold) est « littérairement » sans valeur : sommaire, tout d’indications, n’existant qu’en tant que glose — et d’ailleurs admirable tel. Songez aussi que les décorations, absolument inutiles à la signification musicale, n’existent que pour compléter le livret dramatique ; puisqu’il y avait forme dramatique, il fallait bien qu’il y eût décors ; et, si Wagner a voulu magnifiques les décorations, c’est qu’obligé à des décorations il voulut des panoramas dignes du déploîment très spécial au théâtre où son œuvre s’ouvrait.

Je me rappelle qu’au dernier an un esprit d’une très subtile et vive critique, assistant au Pasifal, exprimait que les personnages n’existaient point ; il disait notamment les insignes faiblesses du duo du second acte, l’homme subitement et immotivement illuminé et dès lors stagnant, la femme dont on ignore si elle est ou non d’elle-même attirée vers le garçon qu’elle appelle ; et il expliquait l’illogisme et le romantisme des trucs dramatiques ; et il s’étonnait de l’entière inutilité de tant d’accessoires ; réservant une admiration constante à l’orchestre, il méprisait intimement Parsifal pour un piètre mélodrame superbement décoré de symphonies : car ce subtil esprit — coupable seulement de se refuser par logiques de système à d’entiers côtés d’art — cherchait en le Parsifal et n’y pouvait trouver un drame. Mais combien donc rirai-je de ceux qui, cherchant ce drame, le trouvent ! et qui, depuis cinq ans, annuellement, exaltent le Parsifal pour le contraire de ce qu’il est ; ces praticiens quand même du drame wagnérien…

Bons wagnéristes, pâmez-vous aux successions chromatiques qu’ensuite vous copierez, aux trouvailles instrumentales, aux rares modulations, aux complexures mélodiques jusque-là inouies de ces partitions. Et bons wagnéristes qui n’êtes point compositeurs, jouissez simplement de ces musiques — savantes autant qu’inspirées ; même jouissez des beaux vers du poème : même, entêtés wagnéristes, des décorations qui vous sont exposées. Et, bons wagnéristes, n’enquérez plus au cours du spectacle bayreuthien une alliance de poésie, de musique et de mimique ; n’espionnez pas Gurnemanz s’il exprime par un geste ce que sa parole n’a pas dit et rougissez de vous être intéressé aux mines de quelque cabotin ; n’affirmez plus, non, n’affirmez plus que la musique du Parsifal n’est pas supérieure au livret ou aux décors ; qui vous croirait ? vous-mêmes ne vous croyez pas… quand vous sortirez du théâtre de Bayreuth, n’occupez pas tous vos esprits, et ne faites plus retentir la belle route ombrée sous la lune, et les brasseries, et l’auguste toit de Wahnfried, et les wagons ; « la Malten fut-elle plus belle que la Sucher, le Vogl eut-il un plus beau moment à cet acte que le Gudehus… » puisque vous êtes en une œuvre d’art, ayez quelque respect ; rêvez d’être le Rhein-Thor, mais ne soyez pas seulement le Thor admirez ce que vous pourrez entendre ; vous, brave homme, la jolie anecdote ; vous, musicien, la savante musique ; vous, dilettante, l’harmonieuse féerie ; et laissez que les cœurs poignables d’émotions palpitent de l’immortelle symphonie ; fauteurs obstinés de l’art complexe, si votre chimère vous tient, soyez à vous réjouir de la salle obscure et du chef d’orchestre invisible ; et que ceux que possède le désir des suprêmes hautanités entrevues ferment les yeux, et songent en ces musiques !

J’essaierai si par des paroles le Parsifal se peut enseigner l’œuvre accomplie de nos ultimes modernités.

XI

Dans la première partie de ces notes j’ai exposé une interprétation du développement de l’art ; dans la seconde, j’ai pris un exemple de ce développement dans le cours de l’œuvre wagnérienne ; je veux enfin montrer sous le Parsifal l’exemple d’un couronnement, une œuvre d’art donnant la somme majeure des sensations par le moyen de la musique ; car je définirai : l’art wagnérien est — non pas l’évocation d’une vie par le moyen-de plusieurs arts — mais l’évocation de la vie par le moyen d’un art infiniment développé et qui est la musique.

Richard Wagner, après une jeunesse adonnée aux erreurs des recherches incertaines, après une maturité féconde d’un progrès continu, entrant dans la sérénité d’une vieillesse vive de conscience, alors tout en le resplendissement des triomphes assurés et en l’expérience des efforts aboutis, parmi le calme d’un élargissement prodigieux de ciel, sous le ciel calme de son Bayreuth, avec la placidité grandiloquente de son âme fortifiée, instituait l’œuvre de longtemps songée ; dès les temps obscurs de ses erreurs, l’apparence était née en lui de cette œuvre du Parsifal, et pendant qu’il peinait en les ambitions de sa Tétralogie, de son Tristan, il suivait lointainement la grandissante image de son œuvre parfaite, enrichie chaque fois et muettement des trésors spirituels nouvellement acquis. Et voilà donc qu’ayant achevé la Babel de sa Gœtterdæmmerung, né à cette solide vieillesse qui n’est que la maturité des esprits géniaux, il avait passé la série entière des liminatoires épreuves ; car, si la création d’une œuvre d’ensemble est folie à tout jeune artiste, quelque grandiose soit-il, si le devoir à tout jeune artiste est de travailler en des études sensationnelles très restreintes, et si tout artiste, même expérimenté de science et de méditation, doit terriblement redouter toute institution générale, c’est pourtant le droit aux maîtres d’essayer à l’heure de la vieillesse, comme leur dernier et suprême monument, cette création gigantesque, une synthèse sensationnelle ; et Richard Wagner, debout en 1876 dans son Bayreuth inauguré, pouvait tenter l’œuvre synthétique de la sensation humaine qui fut le Parsifal. Ainsi employa-t-il l’instrument qu’il s’était pendant vingt-cinq ans préparé (vingt-cinq ans de cette vie, exemple des vingt-cinq siècles de l’histoire de l’art), la musique, mais une musique riche de toutes les puissances détournées de toutes les sensations, et pour nos faiblesses d’intelligences commentée d’un somptueux appareil de légende, de poésie et de décorations architecturales et chorégraphiques, — cet instrument, l’art de la musique, étayé de divers artifices de littérature et de plastique.

XII

Le dessein du Parsifal. — Wagner entreprit, dans le Parsifal, la synthèse de la sensation humaine ; j’entends, non plus l’évocation de quelques sensations, mais l’évocation de l’ensemble des sensations qui sont l’homme ; l’expression de l’homme, autrement dit.

Et son œuvre antérieure était une tendance vers cet objet. Dans la Tétralogie, le symbolisme général de l’Or et de la Charité (die Liebe, et primitivement Freia) expliquait l’homme par l’opposition des deux contraires désirs, fin et cause de tous actes sensibles ; métaphysique un peu factice et à laquelle d’ailleurs échappent des parties du quadruple drame. Dans, le désir d’amour est le mobile de toutes sensations ; ce n’est plus l’essai d’une synthèse universelle ; mais, synthèse partielle, c’est maintenant avec une parfaite rigueur déductive. Dans le Parsifal la synthèse sera totale, et le drame déduit d’une rigueur parfaite.

Quelle est la loi de la totalité sensationnelle qu’est la vie ? — L’être tend à croître dans son être ; et cette tendance, tantôt elle se nomme tendance à la perfection, tantôt désir du salut, tantôt progrès ; c’est la montée vers l’idéal, la recherche de l’absolu, le besoin de l’assouvissement, la complétude des fonctions ; encore, l’entrée en Dieu, l’absorption en l’infini, l’effacement en le néant ; encore, la suprême sagesse, l’ataraxie ; et cet éternel formulement, l’aspiration à l’idéal ; la nommerons-nous encore le désir de l’accomplissement.

Richard Wagner conçut que toutes sensations procédaient de cette loi, et qu’en elle se synthétisait la vie. Dans le Parsifal il expliquera le monde sensationnel selon sa loi.

En philosophe ? non certes ; mais en artiste. Car, contemplant le spectacle de l’univers, il voyait tout alentour le lamentable et triomphant et Lamentable spectacle des efforts vers l’accomplissement ; et artiste, il souffrait ces activités, partout éparses. Il sentait en l’âme de l’univers, sous les milliers des cris humains, la féroce aspiration à l’idéal ; et avec des hurlements intellectuels il vivait l’universelle aspiration. Prodigieuses sensations, les siennes, à contempler et à vivre le monde haletant après le mieux ! Et comment, artiste, sentait-il ces sensations ? en musicien ; c’était une âme musicale qui percevait ; ainsi, cris de joie, de douleur, de victoires, de chutes, de faims exangues, ils répugnaient en lui tous vocables de dictionnaire, toutes lignes, et, cris de sentimentalités, ils s’épanchaient par son âme en des effervescences de symphonie.

Sous la quelconque anecdote du sujet apparent du Parsifal, comprenons donc le véritable sujet et le dessein du Parsifal : cette évocation, par la musique, du désir d’accomplissement, essence de ce que nous sommes.

Analyse sommaire du Parsifal. — Les motifs musicaux du Parsifal dérivent d’un motit générateur qui est exposé dans sa forme la plus précise aux dernières mesures de la partition (motif en ré bémol par les trompettes et les trombones), et où je vois l’ascension de l’âme vers ce très haut.

Le Prélude : — Une vague initiation à des lointains, un effort calme à des lointains, et des prières ; et la recherche plus âpre, l’aspiration plus douloureuse, et l’attente plus triste ; et la consolation de quelque promesse, sous l’entrouvrement d’un voile au spectacle d’âme.

Le premier acte : — Une longue préparation, d’abord, à des choses. (Car la demie heure qui précède le Verwandlungsmusikah me paraît, avec quelques exceptions, une concession au commentaire anecdotique, et en dehors de l’œuvre, sans intérêt ; ou, plutôt, est-ce que je n’ai pas encore compris ce commencement du Parsifal ?) Puis, le Verwandlungsmusik, une marche longuement graduée d’instruments et d’instruments et de voix, une progression mêlée de placidités et d’efforts souffrants, tantôt d’un calme, tantôt de mystérieuses répulsions prêtes à éclater, une progression tour à tour tranquille et douloureuse vers un auguste et terrible lieu ; et c’est la sérénité argentée des trompettes qui sonnent l’ouverture d’un rite, lorsqu’enfin libérés de contraintes retentissent des cris de renégations ; alors, l’âme souffrante, liée dans le temps et vers le futur sollicitée, l’âme gémit dans l’attache des charnalités vers le pur ciel ; et tandis que s’entraperçoit le ciel, elle gémit encore, sous l’inexpugnable charnalité ; âme religieuse et concupiscente ! Et s’éloignent les cortèges.

Le second acte : — Maléfices psychologiques, crie le prélude ; le désir qui tout-à-l’heure criait dans la concupiscence et la contrition crie maintenant dans la seule concupiscence et vers de mauvais accomplissements ; cependant que se débat l’âme possédée sous le démon de son désir. Et voilà un subit apaisement, l’entrée d’une naïveté, et l’éveil des douces offres enfleuries d’être, annonciatrices de celle qui devait venir ; Kundry ; des paroles ultérieurement survenues ; « vie et joie te saluent ! » dans l’âme s’éveillent les consciences sommeillantes ; et le désir se fait conscient : Beauté ! beauté ! oh bel idéal où mon souffle se veut astreindre, comment en toi m’exhausserai-je ? » Mais dans la concupiscence toujours geint l’âme ; désespérée du ciel, elle appelle un quoi que ce soit qui l’assouvisse : « Lui… lui… le bel idéal de ciel… je l’ai vu, lui… et… j’ai ri… je l’ai dédaigné. Je vis de la mémoire de l’infinie tristesse de son œil sur moi fléchi. Oh, quoi que ce soit, pour que j’oublie. » Ainsi l’âme se déchire en ses deux instincts, qui lors se nomment Parsifal et Kundry ; jusqu’à l’effondrement de tout et la disparition, en l’attente des convalescences. Et l’âme, un jour, dira ces paroles : « J’ai vu qu’elles se fanaient, — ces fleurs de mes concupiscents désirs et de mes rires, — et maintenant (voici) vers le pur objet et vers le salut et vers l’authentique accomplissement elles aspirent. »

Le troisième acte : — Au prélude, le morne et le frémissant qui suit les hautes luttes, qui précède les contrats définitifs. Puis en la première scène, l’âme entre un calme fécond d’espérances ; des sanglots ? non, fille, non des sanglots, réjouis-toi, voici le printemps, renouveau de toutes usures. — Hélas ! j’ai erré, et vois que j’erre. — Voici le printemps des renaissances ; tes larmes ont été rosée : je t’apporte le baptême des mauvais désirs effacés, et le sacre des bons désirs offerts, et le baiser des vrais désirs en leur exaucement ; et : en un recueillement bien heureux béatifie-toi. Les funérailles des choses temporelles exaltent une acclamation ; les blessures temporelles se guérissent ; et l’Ame, spirituellement, gravit.

 

Extension des termes. — Ce schéma m’apparaît du Parsifal… Qui, né et institué littérateur, fera le roman correspondant et dira par des mots, littérairement, la minutieuse suite de cette explication d’âme ?

Je résume que la clé à toute compréhension du Parsifal est celle-ci : Amfortas, la chevalerie en Gurnemanz, Klingsor, Kundry, Parsifal ne sont pas des êtres distincts ; ils sont les diverses façons de l’âme en son aspiration vers l’accomplissement ; Parsifal est le drame d’une âme qui ne s’appelle d’aucun nom ; ich hatte viele, doch weiss ich ihrer Keinen mehrai ; et c’est cette âme dont les multiples états sont évidents dans les musiques, sous les formes que leur offre le symbole d’une légende.

L’aspiration universelle étant le sujet primitif du Parsifal, voyons, parmi l’infinité des extensions possibles, quelques figures de l’existence, sujets secondaires que vous pouvez supposer. Ainsi peut-être entendrons-nous mieux de quelle profondeur la dernière œuvre de Wagner pénètre nos sensibilités.

 

Analyse du Parsifal au rapport d’ascétisme. — Etant entré sous la dominance des idées ascétiques, quelqu’un, aux musiques du Parsifal, put entendre ce dont voici un résumé :

Le monde vain des foules ; l’aspiration de l’esprit à l’en-dehors ; l’entrée au monde magnifié des solitudes.

Dans le vain monde où fourmillent les foules, l’esprit, né pour la vie savante, opprimé par le commerce des hommes, efforce son départ vers le but silencieux de son être ; et, en toutes ses formes (Amfortas, Kundry, Klingsor, les Graliens, Parsifal), il désire. Que de luttes ce drame nous relate ! jusqu’à la victoire finale de ce Parsifal spirituel, vainqueur des foules, et, comme un Colomb Porte-Croix, inventeur d’un monde nouveau.

 

Analyse du Parsifal au rapport de luxure. Encore ainsi :

Un prélude qui m’annonce, au loin des cœurs, un Gral d’amour, et vers lui une aspiration puissante et timide et croissante ; un drame qui m’enseigne — après combien d’angoisses — la possession jubilante du tout aimé.

Soit :

Chœur général : Il est un beau vase d’amour, quelque part, et que j’aimerai ; oh Gral, vers lui mon âme indéfiniment flotte, et c’est à lui, oh Gral, que je me voue en ma forte virilité.

Titurel, Gurnemanz, les Graliens : La femme de mon amour repose en la délice de la chasteté ; adorons ! le baiser de la femme de mon amour confond nos âmes : prions !

Amfortas : Tandis que je rêvais à la splendeur de la Promise, dans une ombre de nuit je me suis comme éperdu ; alors j’ai vu un corps, un corps soupçonné de mes songes ; des chairs, des seins, des peaux mollement tressaillantes, un ventre alliciteur des lèvres, et des parfums où se baigner eût été l’exultation ; son visage était grave et riait d’appels aux joies ; elle était folle et manifeste ; ses mamelles se dévoilaient… Et pour avoir touché le sexe d’une advenue aux jours d’erreur, j’aurai les souvenances et les cogitations et des navrances, pendant que se traînera la vérité de mon amour.

Amfortas : je suis le Parsifal chuté au travers du chemin.

Klingsor : Je suis le Parsifal de l’autre ciel ; celui que n’a pas entendu la grâce du seigneur d’en-haut, l’entende Onan-et-Lucifer ! quand les Amfortas chutent, seul je demeure, je suis vierge formidablement, je suis chaste, j’aurai l’Épouse.

Klingsor : Jouir de la beauté prisonnière, liée, foulée, maculée et du viol : jouir de l’idéal avili sous ma turpitude.

Gawan : Une maîtresse et des jours heureux.

Kundry : Je suis le Parsifal féminin ; le désir et l’erreur… Ich sah ihn… je l’ai vu, lui, l’amant, et j’ai ri…

« Moi Hérodias, Gundryggia, Kundry, L’Innommée, l’Eve, Femme de tous les temps, j’ai fait ceci : par les antiques villes très joyeuses et tranquilles des âges omni-historiques, fille errante et nubile d’amour, j’allais les attentes de l’Amant ; et vint l’instant des destinées : c’était en d’incertaines occurrences, à l’exemple de soirs d’automne, et dans la ville ; des plus éloignés lointains sortait-il ? ma face était de fiancée ; et il passa me disant « je suis l’Amant, sois l’Amante » ; il passait, l’attendu, l’élu, et qui m’offrait l’holocauste de son amoureuse divinité ; et — ah —  je ne le connus point, je ris, je le dédaignai, je ris, je le chassai, je ris, je le refusai ; et le regard de son adieu me regarda dans la plainte et la compassion.

(Parsifal paraît au loin, innocemment vêtu.)

Kundry (continuant) : Quand reviendra-t-il, que je le reconnaisse, que j’expie, que je pleure, et que je sois consolée ?

(Parsifal s’est approché, offrant la pénitence ; Kundry le dédaigne ; elle le chasse ; elle le refuse ; elle rit. Elle n’a pas reconu que Parsifal est le Sauveur et l’Amant qui revient ; la scène du Calvaire (ich sah ihn) est renouvelée au Klingsorzaubergarten.)

Kundry (continuant) : Car je suis femme, et, de par la primitive Chute, méconnaissance, aveuglement, erreur.

(Le Sauveur alors brise la chair de Kundry ; le cadavre de Kundry parmi un écroulement cyclique tombe (fin du second acte). Troisième acte : dans un passage de nimbes et d’aube précurseur du soleil de Dieu, l’âme de Kundry erre silencieuse ; Parsifal, vêtu des armes chevaleresques et de la croix, lui dit le die Taufe nimm und glaub’an den Erloeseraj. Kundry l’adore.

Parsifal (vêtu de lys et de sang ; il chante d’une voix ferme) : Issu de l’inconscience des possibilités premières, un jour je fus mené par Dieu dans un temple de révélation, et dans le rougeoiment d’un Gral je vis le cœur vif de l’Amante et combien, en les souffrirs, aimer et l’aimer était bon. Au cours des fabuleuses Floramyes et des séductions diverses et des illusions et des combats, j’ai subi les épreuves et j’ai demeuré ; et voici que dans un champ matinal de printemps un prophète m’a annoncé la couronne très royale de mariage. Alors, sous le temple originel mais ce splendeurs solaires et nuptiales mille fois réjoui, dans l’autel je suis monté, et la Colombe de mon désir immortellement au centre de mon âme descendait.

Parsifal (en un geste extatique) : Je suis l’âme de ces amants ; je suis l’amour et l’aimée et l’amant ; par moi se sont élus l’Amfortas et la Kundry ; je suis celui qui aime, vous dis-je, et qui suis aimé ; et en ma gloire s’accomplissent les noces sacramentaires.

 

Le Parsifal au rapport de philosophie,

Au rapport religieux,

A divers rapports — peut être entendu.

 

Conclusion ; objection extra-artistique. — Le Parsifal est l’émotion née de la contemplation de l’éternel désir, et la synthèse de l’existence.

L’œuvre wagnérienne n’est-elle pas donc une concurrence à la religion ?

XIII

La Révélation est ; et, par ce même qu’elle est la révélation du divin à l’humain, elle est Mystère. Mais celui qui en l’Incarnation chrétienne fit la Révélation et le Mystère, voulut qu’à intervalles une plus grande lumière illuminât sa parole ; et il permit des prophètes et des apôtres.

Dans les temps de l’antiquité, pendant que les philosophies enquéraient vainement le problème du monde, au fond de la province la plus infime de la terre les prophètes disaient en des chants de déments les mots capaces de la révélation. A la naissance de l’ère chrétienne, parmi le flux des erreurs invétérées, ce fut la plus grande clarté qui jamais pouvait être. Et vinrent ensuite, au travers des siècles, les renouveleurs de la parole, depuis les Pères de l’Église jusqu’à ces vénérables confesseurs du Port-Royal hardis de toute vérité parmi l’âge des hypocrisies.

Et la Révélation, encore qu’elle soit Mystère nous éclaire suffisamment par son dogme de la Chute et de la Rédemption le problème de ce que nous sommes.

Donc la philosophie sera bonne qui sera théologie catholique ; et tous les arts seront bons, qui seront les orthodoxes instruments de la religion. La direction de la pensée et de l’action n’est-elle pas facile sous la garde des deux pouvoirs : la suite spirituelle des évêques, s’appuyant à la suite héréditaire des rois. Ainsi fut institué le rite catholique, ainsi les préceptes. Et c’était, au moyen-âge, une splendeur de l’esprit humain en l’humilité du droit chemin, et c’est, aujourd’hui, les folles œuvres d’Antéchrist ; toute pensée antireligieuse étant devenue possible par le fait rebellieux de la Réforme au seizième siècle.

« Petrus es… et portæ inferi non prævalebunt adversus eam. »

Admirables et ridicules efforts, si destituées de leur guide surnaturel ! Voilà les philosophes, hommes, prétentieux d’expliquer l’homme ; comme si tout le possible travail des métaphysiques n’avait pas été tenté pendant l’antiquité païenne. Voilà les rêveurs et les actifs des politiques, hommes, oseurs de conduire les hommes ; comme si l’anarchie ne résultait pas de la chute des autorités. Et voilà toutes ces âmes humaines actives à leur perte. Voilà-t-il pas enfin les artistes, sages jadis à augmenter sous les disciplines épiscopales l’édification des âmes par le rehaussement des splendeurs de la lithurgie, maintenant curieux des chimères irréligieuses : un artiste veut instituer à côté du dogme une explication, à côté de la religion un art ; et dans son œuvre d’indépendance — blasphème ajouté à l’impiété — il reprend les cérémonies du culte ; et le Parsifal, impie pour réexpliquer ce que la religion explique, est un blasphème pour copier le rite et le fait, l’ordonnance de la Messe et la figure du Sauveur.

Blaise Pascal fit pénitence pour les heures d’oubli du Salut qu’impliquait la rénovation des mathématiques.

Puisque l’état de péché nous est si assidu que la miséricorde, par le fait d’être, porte la preuve de sa divinité ; puisque nous sommes ceints tellement de faiblesse charnelle que fut bénie une minute d’édification dans une vie humaine ; puisque nous sommes, oh chutés, les enfants prodigues de nos trésors, et, oh rachetés, les enfants du Père ; puisque le jour de sainteté est plus éloigné de nous que de nous les étoiles invisibles de l’immensité ; puisque nous vivons, les catholiques, pour le scandale des nations, en une tacite mélancolie, laissons que nous occupent les choses vaines, et l’art ; et bénissons encore si une œuvre vaut à élever les âmes hors nos misères, dans une voie féconde de mieux. Contemplons, d’une tristesse placide, cette magnitude d’effort humain, l’art créé par un Wagner. Qu’elle est belle et qu’elle est vaine, l’œuvre de cet homme de merveilles ! Qu’elle est vaine, cette beauté ! et, hélas, qu’elle est belle, cette vanité !