(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »

Mémoire de Foucault
Intendant sous Louis XIV

publiés par M. Baudry76.

Voici un de ces livres comme l’histoire les aime de plus en plus, de ceux dont elle se nourrit et se renouvelle. Foucault, de cinq ans environ plus jeune que Louis XIV, fut un des agents secondaires, mais actifs et vigoureux, de l’administration de ce monarque à l’intérieur, un des préfets, comme nous dirions, qui le servirent avec le plus de zèle pour rétablissement de l’unité en tout, de l’uniformité et de la discipline. Produit par Colbert, dont son père avait l’intime confiance, successivement intendant à Pau, à Poitiers et à Caen, puis conseiller d’État, il mourut en 1721 à l’âge de soixante-dix-huit ans. Tristement célèbre à nos yeux par ses trois premières intendances, surtout par celle du Béarn, à titre de persécuteur et de convertisseur des protestants, il s’honora dans celle de Caen, où il ne demeura pas moins de dix-sept années, par sa bonne administration, ses règlements utiles, son goût pour les antiquités curieuses, pour les lettres, et par sa bienveillance envers ceux qui les cultivaient. C’est une figure qui mérite qu’on l’étudie et qu’on en marque les traits avec précision. Les grands hommes sont sujets à faire illusion sur l’époque qu’ils éclairent et qu’ils remplissent brillamment jusqu’à éteindre parfois ce qui les entoure ; les hommes secondaires et pourtant essentiels ont l’avantage de nous faire pénétrer avec eux, sans éblouissement et sans faste, dans des parties restées à demi obscures et dans les rouages mêmes de la machine dont ils étaient, à certain degré, un des ressorts.

Foucault, selon une expression heureuse, nous a montré ce rouages en activité et fonctionnant. Non pas qu’il ait rédigé ses Mémoires ou son Journal dans le moment même où il agissait et administrait : il paraît n’y avoir songé que tard et après sa retraite des intendances ; mais il a rédigé ses notes sur pièces, à mesure que, dans la révision qu’il faisait de ses papiers, chaque lettre, chaque copie ou minute lui tombait sous la main et fixait ses souvenirs. Cette suite de notes et d’analyses, bien que décousues d’ordinaire et tout à bâtons rompus, représente donc bien les événements et les faits dans leur expression la plus précise et avec un parfait caractère d’authenticité.

Ces Mémoires, dont le manuscrit existe à la Bibliothèque impériale, avaient été déjà consultés et extraits en partie, notamment par MM. Pierre Clément, Chéruel, Bernier ; mais rien ne suppléait à une publication complète, et l’on doit savoir gré à M. Baudry de nous avoir aujourd’hui donné les Mémoires en entier, dégagés de leur confusion primitive, et accompagnés de tout ce qui peut les éclaircir et les confirmer. Une Introduction savante, mise en tête, est un morceau de biographie et d’histoire d’un haut et sérieux intérêt. L’exactitude du compte rendu et le soin des informations s’y joignent à la justesse des idées, à la rectitude des jugements, à la sobre fermeté du langage.

M. Frédéric Baudry, à qui nous devons ce volume, est lui-même un érudit et un savant très-distingué en plus d’un genre, et cette application qu’il a mise, en fidèle Normand, à éditer ce Journal d’un ancien intendant de Normandie, ne doit être comptée dans sa carrière littéraire que pour un accident et presque un hors-d’œuvre. Ses travaux les plus importants et les plus suivis se sont depuis longtemps dirigés du côté de l’Orient, et du plus haut Orient ; élève de Burnouf, il a pris le sanscrit pour son domaine ; mais ce n’est point un philologue pur, et il a surtout marqué sa vocation scientifique originale en faisant avancer d’un pas la branche d’études qui tend à montrer que les anciens peuples venus d’Asie en Europe, et qu’on désigne sous le nom d’indo-germaniques, ont eu, à l’origine, un même système de mythes, comme ils ont en une même langue ; les liens primitifs de famille se dénotent chez eux par tous les signes. Le petit nombre de juges compétents en pareille matière reconnaissent que, dans cette voie des investigations analytiques comparées M. Baudry est un maître. C’est un plaisir pour nous de le rencontrer aujourd’hui sur un terrain si différent, et d’avoir le droit de le louer par un côté où il est accessible à tous. On reconnaît les bons et excellents esprits à cette marque, qu’ils sentent le Besoin de faire parfaitement tout ce qu’ils font. Dans un temps où notre pays est infesté de tant de fausses doctrines mortelles aux vraies méthodes, et traversé d’un détestable esprit où les charlatanismes et les timidités se combinent, sachons au moins les noms de ceux qui forment l’élite scientifique et philosophique, qui marchent à l’avant-garde de la pensée et demeurent l’espoir de l’avenir.

L’intendant Foucault, lui, n’était qu’un homme de son temps, et, s’il en servit le mouvement et le progrès dans le sens de bien des améliorations pratiques, il en partagea fortement aussi les préjugés et les erreurs. Il appartenait à cette bourgeoisie laborieuse et influente d’où nos rois aimaient à tirer des serviteurs dociles et dévoués. Petit-fils par sa mère de l’ingénieur Métezeau, qui proposa et fit exécuter la digue de La Rochelle dans ce fameux siège, il avait pour père un protégé de Colbert et de Pussort, successivement greffier de la Chambre des comptes, de la Chambre de justice chargée de juger bouquet, et enfin secrétaire du Conseil d’État, homme chagrin redouté dans famille, estimé dans sa profession d’un mérite spécial pour rédiger les procès-verbaux, pour dresser les édits, et qui « travaillait toute l’a journée en robe de chambre. » C’était alors une grande singularité, à tel point que le père du président Hénault, qui connaissait Molière, lui donnai la robe de chambre et le bonnet de nuit de M. Foucault, son parent, et qui était encore très-vivant à cette date, pour représenter le Malade imaginaire. On ne dit pas si le maître, et possesseur de la garde-robe le sut et y consentit. Ce père de Foucault, un peu bourru, et qui prêtait au comique, eut l’idée, déjà vieux et depuis longtemps, affublé comme le Malade imaginaire, d’épouser en secondes noces Mlle Bossuet, la sœur du grandi évêque, personne elle-même d’un caractère singulier et qui se maria malgré sa famille ; il y eut bientôt incompatibilité d’humeur entre les époux, et séparation. — Notre Foucault, fils aîné de cet original, qui avait pourtant, au milieu de toutes, ses rugosités, des coins de tendresse, fut parfaitement élevé, en vue des offices publics et des bienfaits du roi. Placé au collège des Jésuites ou de Clermont, il réussit dans ses classes, il fut plusieurs fois le premier ou empereur, comme on disait, et, en troisième notamment, il eut le premier prix de prose, et mérita d’être « de la tragédie » ; on jouait, et on joue encore en province, dans certains pensionnats, une tragédie le jour de la distribution des prix. Du collège des Jésuites, il alla faire sa philosophie à Navarre. Pourvu dès lors du bonnet de maître des arts, il étudia même en théologie. On avait eu soin de le faire tonsurer dans le temps où il avait reçu la confirmation, à l’âge de dix ans : cette tonsure le rendait apte à obtenir des bénéfices. De la théologie il passa au droit. Il était reçu avocat au Parlement de Paris en 1664, c’est-à-dire à vingt et un ans. Il plaida dès son début quelques causes avec succès, à la satisfaction des anciens de l’Ordre. Colbert le fit nommer, en 1665, secrétaire de la Commission établie pour la réformation de la justice. Choisi pour la charge de procureur du roi des requêtes de l’hôtel, reçu haut la main avec honneur et sans subir l’examen, puis six ans après (1671) pourvu de la charge d’avocat général au grand Conseil, reçu également sans subir d’interrogatoire et avec dispense d’âge (il fallait avoir trente ans, et il n’en avait que vingt-huit), on voit que Foucault était ce qu’on appelle un excellent sujet, régulier, exemplaire, et même brillant dans les parties sombres : il s’agit d’un brillant qui n’est que relatif. Nous sommes ici dans des portraits de magistrature un peu noirs et tristes, qui ne se discernent bien qu’au bout de quelques minutes, au fond de ces hauts appartements donnant sur des rues étroites, où le soleil ne pénétrait que rarement.

Foucault, qui nous marque toutes ces particularités dans son Journal, n’oublie pas d’y mentionner les moindres détails et des chiffres de menues dépenses. Ainsi, par exemple :

« Le 30 mai 1670, fête du Saint-Sacrement, j’ai porté le dais à la procession de la paroisse de Saint-Eustache. Il m’en a coûté 80 liv. pour l’offrande, présent à l’œuvre, quêteuse et menus frais. »

Bien des années après, intendant de Caen, ayant par extraordinaire joué au lansquenet, au jeu de Monsieur, frère de Louis XIV, qui, à la tête d’une armée, avait son quartier général à Pontorson, il note qu’il a perdu 4,000 livres. Ceci du moins en vaut la peine. C’est par un effet de cette même habitude d’ordre et de comptabilité privée, qu’au milieu des affaires les plus suivies de son intendance de Montauban, il songeait encore à noter sur un petit papier : « 1679, tel mois, j’ai prêté cinq louis d’or à M. le duc d’Elbeuf, qu’il ne m’a pas rendus. » Le bourgeois Foucault tient de son père d’être exact et strict en tout. Mais, chose à remarquer, et qui se reproduit plus ou moins dans presque toutes les familles dites parlementaires de ce temps-là : fils d’un père chagrin, bizarre et dur, il sécularise les qualités plus que solides de ce premier original, il les tempère, il les adoucit, il les civilise et les montre en sa personne applicables à bien des emplois, et même assez ornées de politesse et de belles-lettres ; mais il ne parvient point à les léguer à son fils, lequel, en revanche, sera un dissipateur, un franc libertin et pis encore. Il faut voir dans Saint-Simon toutes les aventures, les impertinences, les frasques, et, pour tout dire, les friponneries de ce fils de Foucault, connu d’abord sous le nom de M. de Carcassonne, et finalement décrié sous celui de Magny. On lui avait sacrifié tous ses frères et sœurs pour faire de lui un grand seigneur, un marquis ; et il tourna à la honte des siens, à la confusion de son père. Aïeul dur et serré, père réglé et honnête homme, fils mauvais sujet, c’est l’histoire de bien des familles, c’est presque une loi. Le progrès, la grandeur et la décadence se suivent de près et sont d’ordinaire renfermés dans le cercle de trois générations. Ne parlons pas tant des vertus du grand siècle. De tout temps la nature humaine est ainsi. Ce fils de Foucault brouillon, fou, fripon, qui se fit chasser de partout, ne laissa pas de vivre jusqu’à quatre-vingt-seize ans, l’âge du plus sage des Nestors. Quand il mourut, la Gazette de France parla de lui comme du plus vieux militaire de son temps et du plus ancien magistrat. Il était joli le magistrat !

Qu’ai-je fait, et comment en suis-je venu à anticiper de la sorte ? rebroussons vite en arrière. Le roi ayant créé par édit (janvier 1674) huit charges de maîtres des requêtes ; Colbert, qui était le-patron des Foucault, conseilla au père d’en prendre une pour son fils, promettant de le faire nommer à une intendance. Le conseil fut suivi. Foucault, agréé, présenté au roi, reçut la nouvelle charge avec toutes sortes d’avantages et de faveurs extraordinaires, dispense d’âge, de service, et remise de finances. Il se vit immédiatement nommé à l’intendance de Montauban, une des plus importantes du royaume (février 1674) ; il n’avait que trente et un ans.

Le voilà dans sa sphère, dans celle du moins dont il ne sortit plus, et à laquelle appartient toute la partie ; la plus active et diversement mémorable de sa vie. Il eut tout d’abord à témoigner de son zèle et de sa capacité. Le champ était vaste. L’intendance de Montauban était une des moins faciles du royaume, parce que les commissaires des Grands Jours, établis dans les années antérieures pour réduire administrativement et judiciairement certaines provinces centrales où le désordre s’était depuis longtemps acclimaté et enhardi, n’avaient point poussé leurs recherches jusqu’à Montauban, et qu’il semblait que ce fût encore « un pays ouvert à la tyrannie des grands, à l’indépendance des peuples et aux malversations des juges. » M. Foucault, pendant dix années de séjour (1674-1684), eut donc à réprimer bien des infractions, à réduire bien des indisciplines, à corriger bien des abus incontestables. Il raconte que, dans une de ses tournées de début, un consul de Nogaro, qui était à la fois médecin, lui dit dans sa harangue « que le roi l’avait envoyé dans la province pour la purger de tous les fainéants et gens de mauvaise vie, et qu’au sentiment d’Hippocrate ce qui formait les humeurs peccantes était l’oisiveté. » L’idée, en un sens, n’était pas aussi fausse que l’expression était ridicule. — « Je gardai mon sérieux, ajoute Foucault, mai les assistants ne se crurent pas obligés à la-même gravité. » Foucault, comme autrefois Fléchier aux Grands Jours d’Auvergne, se moque des harangueurs surannés de la province ; il est un homme, de goût par rapport à ce consul. Mais, nous verrons que lui-même, dans ses harangues, n’était homme de goût que relativement, ayant gardé bien du scolastique.

Homme d’affaires, il avait non-seulement de l’habileté, mais de l’adresse ; il savait se ménager entre deux, écueils. Protégé de Colbert, il lui importait de ne pas heurter Louvois, dont l’ascendant grandissait chaque jour. Il nous apprend, dans une circonstance assez singulière où il était placé entre les deux, et, comme on dit, entre le marteau et l’enclume, comment il s’y prit pour esquiver le choc, pour ne pas déplaire ni désobéir :

« Au mois de décembre 1674, j’ai proposé à M. de Louvois de ne point mettre des gens de guerre en quartier d’hiver dans Négrepelisse, appartenant à M. de Turenne ; il m’a mandé que l’intention du roi était que, sans distinction, je distribuasse les troupes dans toutes les paroisses, il était brouillé avec M. de Turenne. D’autre part, M. Colbert m’écrivit, de son propre mouvement, que le roi trouverait bon que j’exemptasse de logement la terre de Négrepelisse, qui était la seule que possédât M. de Turenne, qui avait bien mérité cette distinction. Pour accorder les deux ministres, je mis quelques places de l’état-major dans Négrepelisse, mais c’étaient des places mortes (des places qui n’étaient pas occupées), qui ne coûtèrent rien à la paroisse, et cette affaire n’eut point de suite »,

Le cas est petit, mais la méthode est trouvée. Foucault aura de ces finesses en mainte rencontre.

Une des parties les plus délicates de sa tâche était de faire exécuter, à l’égard des protestants, si nombreux dans ce pays, les édits gradués qui tendaient à multiplier les conversions anodines et qui acheminaient peu à peu à la grande et fatale Révocation. Nous touchons ici au rôle principal de Foucault, à la grosse affaire qu’il met au rang de ses plus utiles travaux, et par où son nom est entré odieusement dans l’histoire.

La méthode la plus douce était de convertir les gens avec promesse de pension du roi. On mettait une ou plusieurs pensions comme appât au bout de la conversion ; plus d’un y mordait :

« (Décembre 1677.) Le sieur Coras, ministre de Montauban, étant converti, j’ai proposé au roi de donner 600 liv. de pension à ses deux filles. Leur père avait 800 liv. de pension du Clergé. »

Tout ministre qui avait des filles pouvait être tenté, à voir cet exemple de Coras. Puis, à côté de l’appât, les privations : on retranchait les protestants de toutes les charges, même municipales, des villes :

« J’ai reçu (janvier 1679) un arrêt du Conseil qui exclut les habitants de la Religion prétendue réformée des charges politiques de la ville de Montauban, et ai proposé à la Cour d’en rendre un pareil pour toutes les autres villes. »

Foucault aura souvent de ces propositions-là ; il aime à devancer la Cour, dans le sens de la Cour. Après l’interdiction politique, on exclut les protestants, même de tous les emplois de finances. Un protestant ne pouvait être commis ni dans les fermes-unies, ni pour le recouvrement des tailles, ni dans les domaines du roi. Une lettre de Colbert (18 octobre 1680) dictait à Foucault sa ligne de conduite ; mais celui-ci n’avait pas besoin d’y être poussé :

« Sa Majesté, était-il dit dans cette lettre que Colbert écrivait sans doute à contre-cœur, m’a ordonné de déclarer aux fermiers qu’elle voulait qu’ils les révoquassent (les commis qui étaient de la Religion) ; elle leur a donné seulement deux ou trois mois de temps pour exécuter cet ordre, et Sa Majesté m’ordonne de vous en donner avis et de vous dire, en même temps que vous pourriez vous servir de cette révocation et du temps qu’elle ordonne, pour les exciter tous à se convertir, Sa Majesté étant convaincue que leur révocation de leur emploi peut beaucoup y contribuer. »

C’était la morale administrative avouée en ce temps là ; Foucault l’affiche et la professe avec la plus grande ingénuité dans ce Journal, écrit pourtant dans les premières années du xviiie  siècle et sous la Régence. Il ne songe à rien dissimuler de sa conduite dans ces odieuses opérations, qu’il lui était difficile d’alléger, sans doute mais qu’il est toujours disposé plutôt à aggraver :

« Le 23 juillet 1681, j’ai proposé à M. de Louvois de faire venir de Roussillon deux compagnies de cavalerie dans le haut Rouergue et dans le haut Quercy, pour seconder les missionnaires ecclésiastiques. »

Foucault n’a pas inventé les dragonnades, dont le triste honneur reste acquis à Marillac, intendant du Poitou ; mais il a été des premiers, on le voit, à accueillir l’heureuse idée et à vouloir la faire fructifier.

Comme il convient de se bien définir à soi-même les termes, même les plus courants et les plus connus, on appelait proprement dragonnades l’opération, en apparence très-simple, qui consistait à faire arriver dans un pays des dragons ou tout autre corps de cavalerie, à les loger chez des bourgeois, métayers ou fermiers protestants, ou même des nobles, et à les ruiner par ces logements prolongés qui, dans l’état encore très-neuf de la discipline militaire d’alors, et surtout quand on voulait bien y donner les mains et fermer les yeux, étaient accompagnés de quantités d’exactions, vexations, coups, viols, sévices et parfois meurtres ; on exemptait qui l’on voulait de ces logements, et on écrasait les autres. Les nouveaux convertis étaient de droit exemptés ; les opiniâtres et récalcitrants étaient chargés, pressurés jusqu’à extinction.

Louvois, qui donna bientôt à plein collier dans cette méthode, trouva d’abord que le zèle de Foucault allait trop loin, et à la proposition que nous venons de voir faire à l’intendant, il répondit en ternes secs :

A Fontainebleau, le 7 août 1681.

« J’ai lu au roi la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire pour demander des troupes pour essayer d’obliger les religionnaires de votre département à se convertir ; Sa Majesté m’a commandé de vous faire savoir qu’elle ne juge pas présentement de son service de vous en envoyer. »

Il y eut bien des va-et-vient dans cette affaire de la Révocation, il y eut des flux et des reflux. On avançait puis on reculait un peu, puis on avançait encore. Louis XVI, aveuglé ici par un esprit de dévotion étroite, était de plus trompé par les informations qui lui venaient des provinces ; et Foucault sera un de ces informateurs les plus funestes, par le tableau illusoire qu’il présentera de la facilité du succès. Quand un peu de jour arrivait à Louis XIV sur l’affreuse réalité que cachaient les beaux et spécieux rapports des intendants courtisant, comme il était loin d’être inhumain, il ordonnait de relâcher, de ralentir ou de suspendre les mesures. Puis bientôt la confiance, la crédulité si naturelle à qui se croit de bonne foi l’instrument divin, la force de la prévention et du fanatisme, l’impossibilité aussi de s’arrêter dans une entreprise poussée si loin et tellement engagée, reprenaient le dessus ; et c’est ainsi qu’on arriva au bout du dessein le plus impolitique et désastreux.

Non content d’écrire à Louvois pour réclamer des mesures de rigueur, et avant même d’avoir la réponse, Foucault s’adresse au Père de La Chaise pour lui suggérer d’autre part des moyens auxiliaires plus doux ; il propose non plus ici des cavaliers et des dragons, mais d’autoriser une conférence, par exemple, où les points controversés soient agités, disant que les ministres et les principaux religionnaires de ces contrées ne cherchaient qu’une porte honnête pour rentrer dans l’Église :

« Ceux, ajoute-t-il, qui sont les plus considérés et les plus accrédités dans le parti m’ont assuré que c’était la seule voie qui pût faire réussir le grand projet des conversions ; que celles de rigueur, de privation des emplois, les pensions et les grâces seraient inutiles. »

Dans un voyage qu’il fait à Paris, il en parle également au chancelier Le Tellier, lequel a d’ailleurs peu de goût pour Foucault, et qui ferme l’oreille à sa proposition :

« Il la rejeta absolument, disant qu’une pareille assemblée aurait le même succès que le Colloque de Poissy ; que le pape trouverait mauvais que l’on fît une pareille conférence sans sa participation, et me défendit d’en parler au roi. Sa timidité naturelle, dans une entreprise qu’il jugeait périlleuse, est peut-être cause que l’ouvrage des conversions, qui aurait pu réussir par les conférences, soutenues d’autres moyens doux, a causé la ruine d’un si grand nombre de religionnaires et la perte du commerce et des arts. »

Contradiction singulière et bizarrerie de la conscience humaine ! Voilà un homme qui juge à ce point de vue le résultat de la révocation de l’Édit de Nantes, qui ne l’appelle pas autrement que « la perte en France du commerce et des arts industriels », et qui, au même moment, dans l’incertitude d’être accueilli pour ce qu’il propose de plus indulgent, provoque des mesures de rigueur en demandant à Louvois des troupes. Il est évident que Foucault est à peu près indifférent aux moyens et sans scrupule, pourvu qu’il fasse preuve de zèle.

Et c’est cet homme, enchevêtré, il est vrai, par son éducation, par sa naissance, par ses alentours (son Journal en fait foi) et tous ses liens originels de famille, de paroisse, de cléricature, dans l’idée ecclésiastique la plus étroite, c’est cet homme religieux, d’ailleurs, et qui se croit charitable, qui a des pratiques vraiment chrétiennes, qui chaque fois qu’il lui naît un enfant, par exemple, le fait tenir sur les fonts baptismaux « par deux pauvres », c’est lui qui va devenir un persécuteur acharné, subtil, ingénieux, industrieux, impitoyable, de chrétiens plus honnêtes que lui, un tourmenteur du corps et des âmes, et le bourreau du Béarn.

Foucault, en tout ceci, traite les protestants à convertir comme une chose ; il se conduit exactement comme ferait un ingénieur devant une place de guerre à assiéger. Il propose d’aborder parallèlement deux systèmes : on rejette l’un, celui qu’il eût préféré et qui eût épargné le plus d’hommes. Cela ne l’empêchera pas de faire de son mieux et le plus énergiquement dans l’autre système, celui de la force et de l’attaque plus à découvert. L’essentiel pour lui est de se signaler.

Et puis, quand, tout cela sera fait et parfait, quand il se sera maintenu au premier rang des ministres du second ordre force de zèle et de miracles administratifs ; quand il pourra se vanter auprès du roi d’avoir accompli ses désirs les plus chers, d’avoir converti vingt-deux mille âmes sur vingt-deux mille, moins quelques centaines, et cela dans l’espace d’environ seize mois ; quand il aura plus que personne contribué, par cette fausse apparence d’une réussite aisée, au fatal Édit qui s’ensuivit ; lorsqu’il aura inscrit de gaieté de cœur son nom dans l’histoire au-dessous de celui de Baville, ce même, honnête homme s’en ira jouir de sa réputation acquise, dans une intendance heureuse et plus facile, il s’y fera aimer, aimer surtout des savants qu’il assemblera et présidera volontiers, et avec une entière compétence ; il fondera des chaires, il fera des fouilles, il découvrira d’antiques cités enfouies, en même temps qu’il embellira les cités nouvelles ; il recherchera des manuscrits, il aura un riche cabinet de médailles, il sera auprès des curieux l’aménité même et recueillera pour tant de services pacifiques et d’attentions bien placées des éloges universels. C’est en petit l’histoire d’Octave Auguste, d’abord proscripteur et triumvir, puis humain. Mais M. Foucault n’y mettait pas tant d’art et de malice ; il ne se rendait pas bien compte à lui-même de sa double réputation, de sa double carrière.

Dans le temps qu’il était à Montauban, il envoya à Colbert, grand amateur aussi en matière de collections, des actes et manuscrits curieux, tirés de l’abbaye de Moissac ; il y trouva notamment il y découvrit sinon de ses yeux, du moins par ceux d’un docte abbé qu’il y employa, un ouvrage qu’on croyait perdu sur les Persécuteurs, De Mortibus Persecutorum. Lui-même était un de ces persécuteurs et des plus aveuglés, de ceux qui portent témoignage contre eux-mêmes sans s’en apercevoir.

Tout à côté de ces envois de Moissac, que lit-on en effet dans le Journal et à la même page ?

« Au mois de décembre 1682, j’ai proposé à M. le chancelier Le Tellier et à M. de Châteauneuf la démolition du temple de Montauban, sur des contraventions aux édits qui défendent aux ministres de recevoir à leur cène des nouveaux convertis, les temples de Bergerac et de Montpellier ayant été démolis suc ce fondement »

Il insiste et revient à la charge deux mois après :

« Au commencement de février 1683, le Parlement de Toulouse ayant décrété de prise de corps les ministres de Montauban pour contraventions aux édits, j’ai mandé à M. le chancelier, à MM. les ministres, à M. l’archevêque de Paris et au Père de La Chaise (il n’en oublie pas un), que ce décret n’avait causé aucune émotion parmi les religionnaires, et que l’on pouvait sans aucun danger faire démolir leur temple. Ils se sont contentés de ne point paraître dans les rues les dimanches, à l’heure du prêche. »

Cette démolition a lieu, et les religionnaires ayant refusé de l’exécuter, elle est faite par les catholiques en sept heures de temps. Les semblants d’humanité se mêlent, comme par ironie, à ces rigueurs. Le temple démoli, et privés de leurs ministres ordinaires, qui étaient relégués, par ordre, au moins à six lieues de là, les protestants de Montauban se voyaient obligés d’envoyer leurs enfants à quelque ville voisine pour y être baptisés, et souvent ces nouveau-nés mouraient en chemin. Foucault prend pitié de ces pauvres petits, et il propose, en conséquence, qu’on nomme un ministre exprès pour faire ces baptêmes, et si les parents hésitent à s’adresser à ce ministre désigné par la Cour, eh bien ! les enfants seront portés, d’urgence, à l’église catholique, pour y être baptisés. Et voilà des catholiques tout faits ! Foucault excelle à trouver de ces expédients, de ces combinaisons adroites ; il est ce qu’on appelle retors.

Mais ce ne sont là que des préludes et des roses dans sa carrière de persécuteur : il marquera bientôt par des moissons entières de lauriers, par de vrais exploits et des conquêtes. Son triomphe est le Béarn, et il mériterait d’être surnommé, à sa manière, le Béarnais.

Ce fut, comme tant d’autres, l’intérêt unique de son ambition qui le jeta, dans cette voie. La mort de Colbert, en septembre 1683, le priva de son puissant appui et le laissa à la merci de tous les mauvais vouloirs de la Cour. M. Le Tellier ni Louvois ne l’aimaient ; il ressentit bientôt les effets de cette défaveur, et fut envoyé de Montauban, une des meilleures intendances du royaume, dans la moindre de toutes, en Béarn, contrée inégale, difficile et mal soumise, qui avait échappé jusque-là au niveau de Louis XIV. S’il n’avait fait qu’y rétablir l’ordre, introduire plus de régularité et de décence dans ce bizarre parlement de Pau et dans la conduite extérieure des principaux officiers, mettre à la raison certain procureur général de trop folle humeur et des plus libertins, on n’aurait qu’à le louer ; on ne ferait que rire de quelques histoires singulières qu’il raconte : mais tout à côté de ces réformes de bon aloi, il faut bien prêter l’oreille à tous ceux que l’intendant proconsul va faire saigner et pleurer, et dont les cris de douleur sont venus jusqu’à nous.

« Heureux, est-on tenté de s’écrier quand on lit ces choses, heureux qui réussit à passer sa vie sans être dans ces alternatives de faveur et de disgrâce ; que les nécessités d’une carrière, l’aiguillon d’un continuel avancement ne commandent pas ; qui n’a pas soif de pouvoirs et d’honneurs ; qui n’est pas ballotté entre Colbert et Louvois, au risque d’oublier entre les deux sa conscience, d’étouffer ses scrupules et d’y perdre même le sentiment d’humanité ; qui n’est ni persécuteur ni victime, ni hypocrite, ni dupe, ni écrasant ni écrasé ; qui, après avoir connu sans doute quelques traverses de la vie et avoir essuyé quelques amertumes inévitables (sans quoi il ne serait pas homme), s’échappe le plus tôt qu’il peut, retire son âme de la foule et de la presse (comme dit Montaigne), passe le restant de ses jours « entre cour et jardin », ne voyant qu’autant qu’il faut et n’étant pas vu ; aussi loin de l’ovation que de l’insulte ; qui se soustrait en soi-même aux appels et aux tentations de la fortune non moins qu’aux irritations sourdes de l’envie et des comparaisons inégales qu’elle suggère, aux ennuis de toutes sortes, aux iniquités souvent qui s’en engendrent ; qui aime de tout temps quelques-unes de ces choses innocentes et paisibles qu’aimait et cultivait Foucault dans la dernière moitié de sa vie, mais sans en avoir taché comme lui le milieu, sans y avoir imprimé une note brûlante, et en pouvant, d’un bout à l’autre, reparcourir doucement, à son gré, et supporter du moins tous ses souvenirs ! » — Mais je m’aperçois que je fais l’éloge tout simplement de la médiocrité, de la tranquillité honorable et pure, et c’est bien en effet ce que j’ai voulu.