(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre V. Les figures de lumière »
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(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre V. Les figures de lumière »

Chapitre V.
Les figures de lumière

« Lignes de lumière  » et lignes rigides. — La « figure de lumière  » et la figure d’espace : comment elles coïncident et comment elles se dissocient. — Triple effet de la dissociation. — Effet transversal ou « dilatation du Temps  ». — Effet longitudinal ou « dislocation de la simultanéité  ». — Effet transversal-longitudinal ou « contraction de Lorentz  ». — Vraie nature du temps d’Einstein. — Transition à la théorie de l’Espace-Temps.

Cette manière d’envisager les choses va nous permettre de pénétrer plus avant dans la théorie de la Relativité. Nous venons de montrer comment le théoricien de la Relativité évoque, à côté de la vision qu’il a de son propre système, toutes les représentations attribuables à tous les physiciens qui apercevraient ce système en mouvement avec toutes les vitesses possibles. Ces représentations sont différentes, mais les diverses parties de chacune d’elles sont articulées de manière à entretenir, à l’intérieur de celle-ci, les mêmes relations entre elles et à manifester ainsi les mêmes lois. Serrons maintenant de plus près ces diverses représentations. Montrons, de façon plus concrète, la déformation croissante de l’image superficielle et la conservation invariable des rapports internes à mesure que la vitesse est censée grandir. Nous prendrons ainsi sur le vif la genèse de la pluralité des Temps dans la théorie de la Relativité. Nous en verrons la signification se dessiner matériellement sous nos yeux. Et du même coup nous démêlerons certains postulats que cette théorie implique.

Voici donc, dans un système S immobile, l’expérience Michelson-Morley (fig. 7). Appelons « ligne rigide » ou « ligne » tout court une ligne géométrique telle que OA ou OB. Appelons « ligne de lumière » le rayon lumineux qui chemine le long d’elle. Pour l’observateur intérieur au système, les deux rayons lancés respectivement de O en B et de O en A, dans les deux directions rectangulaires, reviennent exactement sur eux-mêmes.

L’expérience lui offre donc l’image d’une double ligne de lumière tendue entre O et B, d’une double ligne de lumière tendue aussi entre O et A, ces deux doubles lignes de lumière étant perpendiculaires l’une sur l’autre et égales entre elles.

Regardant maintenant le système au repos, imaginons qu’il se meuve avec une vitesse v. Quelle en sera notre double représentation ?

Tant qu’il est au repos, nous pouvons le considérer, indifféremment, comme constitué par deux lignes simples rigides, rectangulaires, ou par deux lignes doubles de lumière, rectangulaires encore : la figure de lumière et la figure rigide coïncident. Dès que nous le supposons en mouvement, les deux figures se dissocient. La figure rigide reste composée de deux droites rectangulaires. Mais la figure de lumière se déforme. La double ligne de lumière tendue le long de la droite OB devient une ligne de lumière brisée O₁ B₁ O₁′. La double ligne de lumière tendue le long de OA devient la ligne de lumière O₁A₁O₁′ (la portion O₁′A₁ de cette ligne s’applique en réalité sur O₁A₁, mais, pour plus de clarté, nous l’en détachons sur la figure). Voilà pour la forme. Considérons la grandeur.

Celui qui eût raisonné a priori, avant que l’expérience Michelson-Morley eût été effectivement réalisée, aurait dit : « Je dois supposer que la figure rigide reste ce qu’elle est, non seulement en ce que les deux lignes demeurent rectangulaires, mais encore en ce qu’elles sont toujours égales. Cela résulte du concept même de rigidité. Quant aux deux doubles lignes de lumière, primitivement égales, je les vois, en imagination, devenir inégales lorsqu’elles se dissocient par l’effet du mouvement que ma pensée imprime au système. Cela résulte de l’égalité même des deux lignes rigides. » Bref, dans ce raisonnement a priori selon les anciennes idées, on eût dit : « c’est la figure rigide d’espace qui impose ses conditions à la figure de lumière ».

La théorie de la Relativité, telle qu’elle est sortie de l’expérience Michelson-Morley effectivement réalisée, consiste à renverser cette proposition, et à dire : « c’est la figure de lumière qui impose ses conditions à la figure rigide ». En d’autres termes, la figure rigide n’est pas la réalité même : ce n’est qu’une construction de l’esprit ; et de cette construction c’est la figure de lumière, seule donnée, qui doit fournir les règles.

L’expérience Michelson-Morley nous apprend en effet que les deux lignes O₁B₁O₁′, O₁A₁O′₁, restent égales, quelle que soit la vitesse attribuée au système. C’est donc l’égalité des deux doubles lignes de lumière qui sera toujours censée se conserver, et non pas celle des deux lignes rigides : à celles-ci de s’arranger en conséquence. Voyous comment elles s’arrangeront. Pour cela, serrons de près la déformation de notre figure de lumière. Mais n’oublions pas que tout se passe dans notre imagination, ou mieux dans notre entendement. En fait, l’expérience Michelson-Morley est réalisée par un physicien intérieur à son système, et par conséquent dans un système immobile. Le système n’est en mouvement que si le physicien en sort par la pensée. Si sa pensée y demeure, son raisonnement ne s’appliquera pas à son système à lui, mais à l’expérience Michelson-Morley instituée dans un autre système, ou plutôt à l’image qu’il se fait, qu’il doit se faire de cette expérience instituée ailleurs : car, là où l’expérience est effectivement réalisée, elle l’est encore par un physicien intérieur au système, et par conséquent dans un système immobile encore. De sorte que dans tout ceci il ne s’agit que d’une certaine notation à adopter de l’expérience qu’on ne fait pas, pour la coordonner à l’expérience qu’on fait. On exprime ainsi simplement qu’on ne la fait pas. Ne perdant jamais de vue ce point, suivons la variation de notre figure de lumière. Nous allons examiner séparément les trois effets de déformation produits par le mouvement : 1° l’effet transversal, qui correspond, comme nous allons voir, à ce que la théorie de la Relativité appelle un allongement du temps ; 2° l’effet longitudinal, qui est pour elle une dislocation de la simultanéité ; 3° le double effet transversal-longitudinal, qui serait « la contraction de Lorentz ».

1° Effet transversal ou « dilatation du temps »

 

Donnons à la vitesse v des grandeurs croissantes à partir de zéro. Habituons notre pensée à faire sortir, de la primitive figure de lumière OAB, une série de figures où s’accentue de plus en plus l’écart entre lignes de lumière qui d’abord coïncidaient. Exerçons-nous aussi à faire rentrer dans la figure originelle toutes celles qui en seront ainsi sorties. En d’autres termes, procédons comme avec une lunette d’approche dont on tire les tubes dehors pour les emboîter ensuite de nouveau les uns dans les autres. Ou mieux, pensons à ce jouet d’enfant formé de tiges articulées le long desquelles sont disposés des soldats de bois. Quand on les écarte en tirant sur les deux tiges extrêmes, elles s’entrecroisent comme des X et les soldats se dispersent ; quand on les repousse l’une contre l’autre, elles se juxtaposent et les soldats se retrouvent en rangs serrés. Répétons-nous bien que nos figures de lumière sont en nombre indéfini et qu’elles n’en font pourtant qu’une seule : leur multiplicité exprime simplement les visions éventuelles qu’en auraient des observateurs par rapport auxquelles elles seraient animées de vitesses différentes, — c’est-à-dire, au fond, les visions qu’en auraient des observateurs en mouvement par rapport à elles ; et toutes ces visions virtuelles se télescopent, pour ainsi dire, dans la vision réelle de la figure primitive AOB. Quelle est la conclusion qui s’imposera pour la ligne de lumière transversale O₁B₁O′₁, elle qui est sortie de OB et qui pourrait y rentrer, qui y rentre même effectivement et ne fait plus qu’un avec OB à l’instant même où l’on se la représente ? Cette ligne est égale à

équation
, alors que la double ligne primitive de lumière était 2l. Son allongement représente donc exactement l’allongement du temps, tel que nous le donne la théorie de la Relativité. Nous voyons par là que cette théorie procède comme si nous prenions pour étalon du temps le double trajet d’aller et de retour d’un rayon de lumière entre deux points déterminés. Mais nous apercevons alors tout de suite, intuitivement, la relation des Temps multiples au Temps unique et réel. Non seulement les Temps multiples évoqués par la théorie de la Relativité ne rompent pas l’unité d’un Temps réel, mais encore ils l’impliquent et la maintiennent. L’observateur réel, intérieur au système, a conscience, en effet, et de la distinction et de l’identité de ces Temps divers. Il vit un temps psychologique, et avec ce Temps se confondent tous les Temps mathématiques plus ou moins dilatés ; car au fur et à mesure qu’il écarte les tiges articulées de son jouet — je veux dire à mesure qu’il accélère par la pensée le mouvement de son système — les lignes de lumière s’allongent, mais toutes remplissent la même durée vécue. Sans cette unique durée vécue, sans ce Temps réel commun à tous les Temps mathématiques, que signifierait de dire qu’ils sont contemporains, qu’ils tiennent dans le même intervalle ? quel sens pourrait-on bien trouver à une telle affirmation ?

Supposons (nous reviendrons bientôt sur ce point) que l’observateur en S ait coutume de mesurer son temps par une ligne de lumière, je veux dire de coller son temps psychologique contre sa ligne de lumière OB. Nécessairement, temps psychologique et ligne de lumière (prise dans le système immobile) seront pour lui synonymes. Quand, se figurant son système en mouvement, il se représentera sa ligne de lumière plus longue, il dira que le temps s’est allongé ; mais il verra aussi que ce n’est plus du temps psychologique ; c’est un temps qui n’est plus, comme tout à l’heure, à la fois psychologique et mathématique ; il est devenu exclusivement mathématique, ne pouvant être le temps psychologique de personne : dès qu’une conscience voudrait vivre un de ces Temps allongés O₁B₁, O₂B₂, etc., immédiatement ceux-ci se rétracteraient en OB, puisque la ligne de lumière ne serait plus aperçue alors en imagination, mais en réalité, et que le système, jusque-là mis en mouvement par la seule pensée, revendiquerait son immobilité de fait.

Donc, en résumé, la thèse de la Relativité signifie ici qu’un observateur intérieur au système S, se représentant ce système en mouvement avec toutes les vitesses possibles, verrait le temps mathématique de son système s’allonger avec l’accroissement de vitesse si le temps de ce système était confondu avec les lignes de lumière OB, O₁B₁, O₂B2, … etc. Tous ces Temps mathématiques différents seraient contemporains, en ce que tous tiendraient dans la même durée psychologique, celle de l’observateur en S. Ce ne seraient d’ailleurs que des Temps fictifs, puisqu’ils ne pourraient être vécus comme différents du premier par qui que ce fût, ni par l’observateur en S qui les perçoit tous dans la même durée, ni par aucun autre observateur réel ou possible. Ils ne conserveraient le nom de temps que parce que le premier de la série, à savoir OB, mesurait la durée psychologique de l’observateur en S. Alors, par extension, on appelle encore temps les lignes de lumière, cette fois allongées, du système supposé en mouvement, en se contraignant soi-même à oublier qu’ils tiennent tous dans la même durée. Conservez-leur le nom de temps, je le veux bien : ce seront, par définition, des Temps conventionnels, puisqu’ils ne mesurent aucune durée réelle ou possible.

Mais comment expliquer, d’une manière générale, ce rapprochement entre le temps et la ligne de lumière ? Pourquoi la première des lignes de lumière, OB, est-elle collée par l’observateur en S contre sa durée psychologique, communiquant alors aux lignes successives O₁B₁, O₂B₂ …, etc., le nom et l’apparence du temps, par une espèce de contamination ? Nous avons déjà répondu à la question implicitement ; il ne sera pas inutile cependant de la soumettre à un nouvel examen. Mais voyons d’abord, — en continuant à faire du temps une ligne de lumière, — le second effet de la déformation de la figure.

Effet longitudinal ou « dislocation de la simultanéité  »

À mesure qu’augmente l’écart entre les lignes de lumière qui coïncidaient dans la figure originelle, l’inégalité s’accentue entre deux lignes de lumière longitudinales telles que O₁A₁ et A₁O′₁, primitivement confondues dans la ligne de lumière à double épaisseur OA. Puisque la ligne de lumière est toujours pour nous du temps, nous dirons que le moment A₁ n’est plus le milieu de l’intervalle de temps O₁A₁O′₁, alors que le moment A était le milieu de l’intervalle OAO. Or, que l’observateur intérieur au système S suppose son système en repos ou en mouvement, sa supposition, simple acte de sa pensée, n’influe en rien sur les horloges du système. Mais elle influe, comme on voit, sur leur accord. Les horloges ne changent pas ; c’est le Temps qui change. Il se déforme et se disloque entre elles. C’étaient des temps égaux qui, pour ainsi dire, allaient de O en A et revenaient de A en O dans la figure primitive. Maintenant l’aller est plus long que le retour. On voit d’ailleurs aisément que le retard de la seconde horloge sur la première sera

équation
.
équation
ou de
équation
, selon qu’on le comptera en secondes du système immobile ou du système en mouvement. Comme les horloges restent ce qu’elles étaient, marchent comme elles marchaient, conservent par conséquent le même rapport entre elles et demeurent réglées les unes sur les autres ainsi qu’elles l’étaient primitivement, elles se trouvent, dans l’esprit de notre observateur, retarder de plus en plus les unes sur les autres à mesure que son imagination accélère le mouvement du système. Se perçoit-il immobile ? Il y a réellement simultanéité entre les deux instants quand les horloges en O et en A marquent la même heure. Se figure-t-il en mouvement ? Ces deux instants, soulignés par les deux horloges marquant la même heure, cessent par définition d’être simultanés, puisque les deux lignes de lumière sont rendues inégales, d’égales qu’elles étaient d’abord. Je veux dire que c’était d’abord de l’égalité, que c’est maintenant de l’inégalité, qui est venue se glisser entre les deux horloges, elles-mêmes n’ayant pas bougé. Mais cette égalité et cette inégalité ont-elles le même degré de réalité, si elles prétendent s’appliquer au temps ? La première était à la fois une égalité de lignes de lumière et une égalité de durées psychologiques, c’est-à-dire de temps au sens où tout le monde prend ce mot. La seconde n’est plus qu’une inégalité de lignes de lumière, c’est-à-dire de Temps conventionnels ; elle se produit d’ailleurs entre les mêmes durées psychologiques que la première. Et c’est justement parce que la durée psychologique subsiste, inchangée, au cours de toutes les imaginations successives de l’observateur, qu’il peut considérer comme équivalents tous les Temps conventionnels par lui imaginés. Il est devant la figure BOA : il perçoit une certaine durée psychologique qu’il mesure par les doubles lignes de lumière OB et OA. Voici que, sans cesser de regarder, percevant donc toujours cette même durée, il voit, en imagination, les lignes doubles de lumière se dissocier en s’allongeant, la double ligne de lumière longitudinale se scinder en deux lignes de longueur inégale, l’inégalité croître avec la vitesse. Toutes ces inégalités sont sorties de l’égalité primitive comme les tubes d’une lunette ; toutes y rentrent instantanément, s’il le veut, par télescopage. Elles lui équivalent, justement parce que la réalité vraie est l’égalité primitive, c’est-à-dire la simultanéité des moments indiqués par les deux horloges, et non pas la succession, purement fictive et conventionnelle, qu’engendreraient le mouvement simplement pensé du système et la dislocation des lignes de lumière qui s’ensuivrait. Toutes ces dislocations, toutes ces successions sont donc virtuelles ; seule est réelle la simultanéité. Et c’est parce que toutes ces virtualités, toutes ces variétés de dislocation tiennent à l’intérieur de la simultanéité réellement aperçue qu’elles lui sont mathématiquement substituables. N’empêche que d’un côté il y a de l’imaginé, du pur possible, tandis que de l’autre côté c’est du perçu et du réel.

Mais le fait que, consciemment ou non, la théorie de la Relativité substitue au temps des lignes de lumière met en pleine évidence un des principes de la doctrine. Dans une série d’études sur la théorie de la Relativité 37, M. Ed. Guillaume a soutenu qu’elle consistait essentiellement à prendre pour horloge la propagation de la lumière, et non plus la rotation de la Terre. Nous croyons qu’il y a beaucoup plus que cela dans la théorie de la Relativité. Mais nous estimons qu’il y a au moins cela. Et nous ajouterons qu’en dégageant cet élément on ne fait que souligner l’importance de la théorie. On établit en effet ainsi que, sur ce point encore, elle est l’aboutissement naturel et peut-être nécessaire de toute une évolution. Rappelons en deux mots les réflexions pénétrantes et profondes que M. Edouard Le Roy présentait naguère sur le perfectionnement graduel de nos mesures, et en particulier sur la mesure du temps 38. Il montrait comment telle ou telle méthode de mensuration permet d’établir des lois, et comment ces lois, une fois posées, peuvent réagir sur la méthode de mensuration et la contraindre à se modifier. En ce qui concerne plus spécialement le temps, c’est de l’horloge sidérale qu’on a usé pour le développement de la physique et de l’astronomie : notamment, on a découvert la loi d’attraction newtonienne et le principe de la conservation de l’énergie. Mais ces résultats sont incompatibles avec la constance du jour sidéral, car d’après eux les marées doivent agir comme un frein sur la rotation de la Terre. De sorte que l’utilisation de l’horloge sidérale conduit à des conséquences qui imposent l’adoption d’une horloge nouvelle 39. Il n’est pas douteux que le progrès de la physique ne tende à nous présenter l’horloge optique — je veux dire la propagation de la lumière — comme l’horloge limite, celle qui est au terme de toutes ces approximations successives. La théorie de la Relativité enregistre ce résultat. Et comme il est de l’essence de la physique d’identifier la chose avec sa mesure, la « ligne de lumière » sera à la fois la mesure du temps et le temps lui-même. Mais alors, puisque la ligne de lumière s’allonge, tout en restant elle-même, quand on imagine en mouvement et qu’on laisse pourtant au repos le système où elle s’observe, nous aurons des Temps multiples, équivalents ; et l’hypothèse de la pluralité des Temps, caractéristique de la théorie de la Relativité, nous apparaîtra comme conditionnant aussi bien l’évolution de la physique en général. Les Temps ainsi définis seront bien des Temps physiques 40. Ce ne seront d’ailleurs que des Temps conçus, à l’exception d’un seul, qui sera réellement perçu. Celui-ci, toujours le même, est le Temps du sens commun.

Résumons-nous en deux mots. Au Temps du sens commun, qui peut toujours être converti en durée psychologique et qui se trouve ainsi être réel par définition, la théorie de la Relativité substitue un Temps qui ne peut être converti en durée psychologique que dans le cas d’immobilité du système. Dans tous les autres cas, ce Temps, qui était à la fois ligne de lumière et durée, n’est plus que ligne de lumière, — ligne élastique qui s’étire à mesure que croît la vitesse attribuée au système. Il ne peut pas correspondre à une durée psychologique nouvelle, puisqu’il continue à occuper cette même durée. Mais peu importe : la théorie de la Relativité est une théorie physique ; elle prend le parti de négliger toute durée psychologique, aussi bien dans le premier cas que dans tous les autres, et de ne plus retenir du temps que la ligne de lumière. Comme celle-ci s’allonge ou se rétrécit selon la vitesse du système, on obtient ainsi, contemporains les uns des autres, des Temps multiples. Et cela nous semble paradoxal, parce que la durée réelle continue à nous hanter. Mais cela devient au contraire très simple et tout naturel, si l’on prend pour substitut du temps une ligne de lumière extensible, et si l’on appelle simultanéité et succession des cas d’égalité et d’inégalité entre lignes de lumière dont la relation entre elles change évidemment selon l’état de repos ou de mouvement du système.

Mais ces considérations sur les lignes de lumière seraient incomplètes si nous nous bornions à étudier séparément les deux effets transversal et longitudinal. Nous devons maintenant assister à leur composition. Nous allons voir comment la relation qui doit toujours subsister entre les lignes de lumière longitudinales et transversales, quelle que soit la vitesse du système, entraîne certaines conséquences en ce qui concerne la rigidité, et par suite aussi l’étendue. Nous prendrons ainsi sur le vif l’entrelacement de l’Espace et du Temps dans la théorie de la Relativité. Cet entrelacement n’apparaît clairement que lorsqu’on a ramené le temps à une ligne de lumière. Avec la ligne de lumière, qui est du temps mais qui reste sous-tendue par de l’espace, qui s’allonge par suite du mouvement du système et qui ramasse ainsi en chemin de l’espace avec lequel elle fait du temps, nous allons saisir in concreto, dans le Temps et l’Espace de tout le monde, le fait initial très simple qui se traduit par la conception d’un Espace-Temps à quatre dimensions dans la théorie de la Relativité.

3° Effet transversal-longitudinal ou « contraction de Lorentz »

La théorie de la Relativité restreinte, avons-nous dit, consiste essentiellement à se représenter la ligne double de lumière BOA d’abord, puis à la déformer en figures telles que O₁B₁A₁O₁′ par le mouvement du système, enfin à faire rentrer, sortir, rentrer de nouveau toutes ces figures les unes dans les autres, en s’habituant à penser qu’elles sont à la fois la première figure et les figures sorties d’elle. Bref, on se donne, avec toutes les vitesses possibles imprimées successivement au système, toutes les visions possibles d’une seule et même chose, cette chose étant censée coïncider avec toutes ces visions à la fois. Mais la chose dont il s’agit ainsi est essentiellement ligne de lumière. Considérons les trois points 0, B, A de notre première figure. Ordinairement, quand nous les appelons des points fixes, nous les traitons comme s’ils étaient joints les uns aux autres par des tiges rigides. Dans la théorie de la Relativité, le lien devient un lacet de lumière qu’on lancerait de O en B de manière à le faire revenir sur lui-même et à le rattraper en O, un lacet de lumière encore entre O et A, ne faisant que toucher A pour revenir en O. C’est dire que le temps va maintenant s’amalgamer avec l’espace. Dans l’hypothèse de tiges rigides, les trois points étaient liés entre eux dans l’instantané ou, si l’on veut, dans l’éternel, enfin en dehors du temps : leur relation dans l’espace était invariable. Ici, avec des tiges élastiques et déformables de lumière qui sont représentatives du temps ou plutôt qui sont le temps lui-même, la relation des trois points dans l’espace va tomber sous la dépendance du temps.

Pour bien comprendre la « contraction » qui va s’ensuivre, nous n’avons qu’à examiner les figures de lumière successives, en tenant compte de ce que ce sont des figures, c’est-à-dire des tracés de lumière que l’on considère tout d’un coup, et de ce qu’il faudra cependant en traiter les lignes comme si elles étaient du temps. Ces lignes de lumière étant seules données, nous devrons reconstituer par la pensée les lignes d’espace, qui ne s’apercevront généralement plus dans la figure même. Elles ne pourront plus être qu’induites, je veux dire reconstruites par la pensée. Seule fait exception, naturellement, la figure de lumière du système supposé immobile : ainsi, dans notre première figure, OB et OA sont à la fois lignes souples de lumière et lignes rigides d’espace, l’appareil BOA étant censé au repos. Mais, dans notre seconde figure de lumière, comment nous représenter l’appareil, les deux lignes d’espace rigides supportant les deux miroirs ? Considérons la position de l’appareil qui correspond au moment où B est venu se placer en B₁. Si nous abaissons la perpendiculaire B₁O₁″ sur O₁Al, peut-on dire que la figure B₁O₁″A₁, soit celle de l’appareil ? Évidemment non, car si l’égalité des lignes de lumière O₁B₁, et O₁″B₁, nous avertit que les moments O″₁ et B₁ sont bien contemporains, si donc O₁″B₁, conserve bien le caractère d’une ligne d’espace rigide, si par conséquent O″₁B₁, représente bien l’un des bras de l’appareil, au contraire l’inégalité des lignes de lumière O₁A₁, et O₁′A₁, nous montre que les deux moments O₁″ et A₁, sont successifs. La longueur O″₁A₁, représente par conséquent le second bras de l’appareil avec, en plus, l’espace franchi par l’appareil pendant l’intervalle de temps qui sépare le moment O₁″ du moment A₁. Donc, pour avoir la longueur de ce second bras, nous devrons prendre la différence entre O″A₁ et l’espace parcouru. Il est aisé de la calculer. La longueur O″A₁ est la moyenne arithmétique entre O₁A₁ et O₁′A₁, et comme la somme de ces deux dernières longueurs est égale à

équation
puisque la ligne totale O₁A₁O₁′ représente le même temps que la ligne O₁B₁O₁′, on voit que O₁″A1 a pour longueur
équation
. Quant à l’espace franchi par l’appareil dans l’intervalle de temps compris entre les moments O₁″ et A₁, on l’évaluera tout de suite en remarquant que cet intervalle est mesuré par le retard de l’horloge située à l’extrémité d’un des bras de l’appareil sur l’horloge située à l’autre, c’est-à-dire par
équation
.
équation
. Le chemin parcouru est alors
équation
. Et par conséquent la longueur du bras, qui était l au repos, est devenue

équation

c’est-à-dire

équation
. Nous retrouvons bien ainsi la « contraction de Lorentz ».

On voit ce que signifie la contraction. L’identification du temps avec la ligne de lumière fait que le mouvement du système produit un double effet dans le temps : dilatation de la seconde, dislocation de la simultanéité. Dans la différence

équation

le premier terme correspond à l’effet de dilatation, le second à l’effet de dislocation. Dans un cas comme dans l’autre on pourrait dire que le temps seul (le temps fictif) est en cause. Mais la combinaison des effets dans le Temps donne ce qu’on appelle une contraction de longueur dans l’Espace.

On saisit alors dans son essence même la théorie de la Relativité restreinte. En termes familiers elle s’exprimerait ainsi : « Étant donné, au repos, une coïncidence de la figure rigide d’espace avec la figure souple de lumière, étant donné, d’autre part, une dissociation idéale de ces deux figures par l’effet d’un mouvement que la pensée attribue au système, les déformations successives de la figure souple de lumière par les diverses vitesses sont tout ce qui compte : la figure rigide d’espace s’arrangera comme elle le pourra. » Par le fait, nous voyons que, dans le mouvement du système, le zigzag longitudinal de la lumière doit conserver la même longueur que le zigzag transversal, puisque l’égalité de ces deux temps prime tout. Comme, dans ces conditions, les deux lignes rigides d’espace, la longitudinale et la transversale, ne peuvent pas elles-mêmes rester égales, c’est l’espace qui devra céder. Il cédera nécessairement, le tracé rigide en lignes de pur espace étant censé n’être que l’enregistrement de l’effet global produit par les diverses modifications de la figure souple, c’est-à-dire des lignes de lumière.