IX
L’acharnement de M. de Gourmont. — Reproches risibles. — Négation du travail. — Accusations fausses. — Objections sur Bossuet et sur Pascal. — Opinion de Vinet, — Faussetés manifestes. — Respectons Stendhal. — Encore le travail. — Les aveux de M. de Gourmont.
M. de Gourmont ne s’est pas contenté de nous combattre dans deux de ses volumes : la Culture des idées et le Problème du style. Un troisième article, publié par lui dans le Mercure 30, vise plus particulièrement notre dernier livre : le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Cet acharnement n’est pas pour nous déplaire. Le succès de nos livres, les encouragements qui nous sont venus de tous côtés, les approbations nombreuses que nous ont données professeurs, écrivains et artistes, adouciraient au besoin notre amertume, si l’on pouvait en avoir contre un adversaire qui vous sort si publiquement de l’obscurité. La pire destinée d’une œuvre est de tomber dans l’oubli. L’insistance de la critique est toujours flatteuse. Prendre tant de peine pour prouver qu’un ouvrage est mauvais, c’est presque laisser croire qu’il peut n’être pas tout à fait médiocre. Il existe bien une vingtaine de Cours de rhétorique et de Manuels de style. Ces messieurs ne leur ont jamais accordé la moindre attention. Je tire de ce fait quelque petite conséquence et ne suis pas fâché le moins du monde de l’exceptionnelle hostilité qu’on me témoigne. Non seulement l’épreuve qu’on m’inflige ne m’est pas désagréable, mais je souhaite qu’elle dure et je ne suis pas prêt, quoi qu’on dise, à demander grâce.
La vérité, c’est que notre infatigable contradicteur est hanté par l’idée de l’enseignement du style. Cette idée l’attire, le fascine. Il me blâme d’être un professeur affirmatif ; il est bien, lui aussi, un professeur, mais un professeur négatif. J’enseigne qu’on peut apprendre à écrire ; il enseigne qu’on ne le peut pas. Nous faisons donc bien tous les deux de la rhétorique ; et, il a beau dire, il dogmatise autant que nous ; seulement, il dogmatise à rebours.
Donc, ce brave sceptique n’a pu se résoudre à laisser passer mon troisième volume sans venir encore une fois discuter, ergoter, distinguer, fureter, trier, éplucher, déchiqueter. Paradoxes, malignités, railleries, équivoques disputes, affirmations hasardées, il rouvre à nouveau son arsenal de casuiste épris de contradictions. Mais cette fois me voilà tranquille. Il n’y a presque plus rien de moi dans mon livre. C’est par les exemples de corrections manuscrites des grands écrivains que nous avons prouvé la nécessité du travail littéraire, En vain contestera-t-on cette nécessité, les ratures sont là, chacun peut les lire, abondantes, variées, décisives, et il n’est pas une objection qui n’y trouve son démenti. Aussi, faut-il voir comme on se démène, les absurdités qu’on me prête, les ignorances dont on m’accuse, les sophismes qu’on m’attribue, les méconnaissances qu’on me reproche ! C’est que la besogne est rude, et il n’est pas bien commode à un critique de railler le travail, quand tous les grands écrivains l’ont pris au sérieux. Ne nous attardons pas à réfuter ce délire. Quelques détails suffiront à nous égayer.
La thèse est simple. On nous fait dire gratuitement et textuellement ceci : « Voulez-vous devenir sinon un grand, du moins un bon écrivain ? Raturez. » Nous enseignons « l’art d’avoir un beau style ». Nous faisons « de la callipédie » ! C’est toujours la même ruse, bien reconnaissable, quoique éventée déjà. Ce que nous soutenons, ce que nous répétons dans notre dernier livre peut ainsi se résumer ; « Il est matériellement démontré que tous les grands écrivains ont travaillé ; il faut donc travailler comme tous les grands écrivains, car pourquoi serions-nous plus difficiles, et de quel droit nous croirions-nous plus de talent ? » En d’autres termes, nous enseignons l’art de travailler. Il y a quelque différence entre ce dessein pratique et les sottises qu’on nous prête. Ce qu’on voudrait faire croire au public, c’est que nous avons dit qu’il suffisait de raturer pour avoir du talent. De sorte qu’un imbécile n’aurait qu’à corriger pour devenir bon écrivain. La réfutation de nos adversaires roule toute sur cette équivoque31.
Et savez-vous pourquoi, d’après ces messieurs, le travail du style ne prouve rien ? « C’est parce qu’il y a un nombre égal d’auteurs notoirement médiocres qui ont raturé et dont nous voyons la médiocrité obtenue exactement par les mêmes procédés que la perfection. » A ce compte, on ne doit plus conseiller d’être original, parce qu’à vouloir être original on risque de devenir excentrique ; on ne doit plus dire à ceux qui marchent mal : « Tenez-vous droit », parce que, quelques-uns, pour se tenir droit, se tiennent raides ; on ne doit plus recommander aux peintres, aux sculpteurs, aux romanciers de se recueillir, de méditer, d’observer, parce qu’il y en a qui, après s’être recueilli, après avoir médité, après avoir observé, n’ont produit que de médiocres œuvres. Bref, toute espèce de conseil devient inutile, et nous pataugeons dans l’absurde.
Nous avons tort de conseiller à chacun de raturer son style, parce que, dit-on, « c’est réduire toutes les natures à un type unique : l’élève. Et cet élève n’existe pas », Mais c’est justement parce que cet élève n’existe pas que nous nous adressons, non pas à un élève, mais à tous les élèves, et c’est parce qu’aucun n’est pareil, que nous leur donnons à tous le même conseil. Et la preuve que nous n’avons pas tort, c’est que tous les grands écrivains ont fait de même, bien qu’aucun ne se ressemble, Boileau, La Fontaine, Montesquieu, Chateaubriand ou Flaubert. Mais ouvre-t-on les yeux à qui veut rester aveugle ? Chacun sait, aussi bien que nous, que tous les bons auteurs travaillent, et il serait difficile de nous démentir. Seulement, chaque fois que nous en citons un, on le récuse, celui-là ne compte pas. Chateaubriand, par exemple, c’est acquis, ne pouvait écrire qu’en se raturant. Qu’à cela ne tienne, « Chateaubriand n’est pas un exemple, c’est un caractère : il est unique. » Et M. de Gourmont ajoute : « Et uniques sont également les autres modèles que M. Albalat soumet à notre vigilance », Or, comme nous avons prouvé, manuscrit en mains, que tous les écrivains à peu près ont pratiqué cette méthode, depuis Malherbe jusqu’à Flaubert, il s’ensuit qu’on appelle uniques la majorité des exemples et qu’on traite d’exception ce qui est la règle générale.
Ne pouvant nier les ratures, notre critique les suspecte. Il m’accuse d’avoir « arbitrairement choisi, dans des séries de manuscrits, les pages les plus chargées de corrections, le plus souvent recopiées et refondues ». Plaisant reproche ! Quand on cherche de nombreux exemples, est-il surprenant que l’on choisisse les pages ou ils abondent ? Eût-on voulu que j’en trouve là où il n’y en avait point ? Ce qui est inexact surtout, c’est que j’aie choisi « arbitrairement ». Pour Pascal, entre autres, j’ai donné toutes les ratures que je connaissais ; pour Hugo et Flaubert, je n’avais que l’embarras du choix ; de même pour Buffon, et quant à Bossuet, qui me vaut le plus de reproches, j’ai pris au hasard, de préférence là où j’ai pu lire, ce qui n’est pas toujours facile. Presque toutes les pages des trois énormes manuscrits des Sermons étant noires de ratures, la difficulté de les déchiffrer m’a souvent fait abandonner d’intéressantes citations.
Enfin, il est singulier qu’on me reproche d’avoir publié des passages refondus et recopiés, quand mon but était précisément de donner des recopies ou des refontes.
On prétend que nous confondons les corrections de mots avec les corrections d’idées, et pour montrer que je n’ai vu partout que des corrections de mots, on se met à voir partout des corrections d’idées. Ici l’équivoque est insoluble. Notre contradicteur le sait bien ; la forme modifie le fond et le fond modifie la forme ; il faut des mots pour corriger les idées, et il faut des idées pour corriger les mots. C’est une même chose, et M. de Gourmont lui-même me loue de n’avoir point distingué. Que faire alors ? Nous n’en sortirons pas.
À la rigueur, ces bons critiques passeraient condamnation sur nos exemples, mais encore les veulent-ils de leur goût et ne les avouent-ils que s’ils ne signifient rien, ou tout autre chose que ce que nous avons voulu qu’ils signifient. Il faut cependant que notre recueil de refontes et de ratures soit de quelque poids, puisque, devant cette quantité de manuscrits d’écrivains illustres, on finit par déclarer qu’« après tout je lui semble presque raisonnable ». Si M. de Gourmont me trouve presque raisonnable, je dois avoir quelque chance à l’être tout à fait.
Mais cela ne nous sauve point, paraît-il, d’avoir été ridicule. Ainsi j’ai égayé mes adversaires pour avoir dit que « les refontes de Bossuet sont faites avec beaucoup de tact ». Je veux bien que ce soit une naïveté. Mais pouvais-je exprimer plus simplement cette idée que Bossuet ne refond pas brutalement, et qu’il met beaucoup d’attention à conserver, à réserver et à choisir, contrairement à certains auteurs dont nous montrons le labeur un peu grossier ? « Bossuet, ai-je dit encore, transitionne avec beaucoup d’adresse. » — Voilà, s’écrie-t-on, le style avec lequel en nous enseigne le style ! » Et voilà, dirons-nous à notre tour, la largeur d’esprit de M. de Gourmont. Un néologisme lui suffit à juger un livre ! Et c’est lui qui me traite de pédagogue ! Croit-il qu’il me serait difficile de découvrir chez lui un mot douteux, une expression hâtive ? Je ne me donnerai pas ce plaisir ; encore moins en triompherai-je. Ces petitesses ne me tentent point.
Dépité d’entendre dire que Bossuet raturait son style, notre éplucheur affirme que je me suis mépris sur ses corrections. « Là, dit-il, où M. Albalat voit des intentions de poète, Bossuet n’avait que des intentions de théologien. » Il est très vrai que le souci d’exactitude théologique explique certaines ratures de Bossuet ; j’accorderais même, si l’on y tient, qu’aucune de mes citations n’est probante. Mais, comme presque toutes les pages des trois énormes manuscrits de Bossuet sont noires de ratures, et, remarquons-le bien, quel que soit le sujet, dogmes, descriptions, paraphrases, récits ou prières, il serait cependant un peu fort de prétendre que, constamment et partout, Bossuet a obéi, non à des scrupules d’écrivain, mais à des scrupules de théologien, là même où il n’est pas le moins du monde question de théologie. Ouvrez ses manuscrits. A chaque instant Bossuet choisit ou rejette des mots qui n’ont rien de commun avec le dogme. De sorte que je pouvais presque me dispenser de citer des exemples : cette constatation eût suffi à me donner raison et à prouver que Bossuet corrigeait la plupart du temps, non en théologien, mais en écrivain et en poète.
Pareillement pour Pascal. Il est très possible que le besoin d’exactitude ait poussé Pascal à travailler plus particulièrement la langue théologique des Provinciales ; mais c’est dans les Pensées que nous avons choisi nos corrections, et nous en avons donné qui sont poussées jusqu’à cinq rédactions essentiellement littéraires. « M. Albalat croit tout le temps que Pascal joue avec les mots, que sa pensée dépend des mots et qu’un nouveau degré de condensation en augmenterait beaucoup la valeur. L’illusion est naturelle à un esprit nourri de rhétorique classique. » Je ne crois pas seulement que Pascal joue avec les mots ; je crois qu’il joue aussi (dans le meilleur sens) avec sa pensée ; je crois qu’il la change, qu’il la pousse, qu’il la renforce ; et, comme il lui faut des mots pour exprimer ce qu’il sent, je crois, en effet, que sa pensée dépend souvent des mots, mais je crois aussi que ses mots dépendent également de sa pensée et qu’il trouve d’admirables mots par la seule force de sa pensée. Je ne sépare pas le fond de la forme. Et, au surplus, si je suis, en effet, sincèrement persuadé, comme on m’en accuse, que le « degré de condensation augmente beaucoup la valeur du style », c’est Pascal lui-même qui m’offre la preuve de cette théorie, notamment dans le morceau dont j’ai reproduit cinq rédactions de plus en plus condensées. Cette « illusion naturelle à un esprit nourri de rhétorique », notre critique avoue, d’ailleurs, « qu’il la partage jusqu’à un certain point ». Alors pourquoi tant protester ?
On nous blâme enfin d’avoir décomposé le style de Pascal ; on nous reproche de « dénombrer ses antithèses, de les ranger sur du papier glacé ainsi que des pierres précieuses ». C’était pourtant la meilleure façon de bien montrer que l’antithèse était le procédé instinctif de Pascal, sa méthode d’esprit, sa façon habituelle de penser. « Mais, dit-on, le vrai Pascal émet une telle lumière que l’antithèse y est noyée, invisible. » Oui et non. L’antithèse est chez lui à la fois très visible et parfaitement assimilée, « Pascal, avons-nous dit, a écrit sans littérature avec l’idée toute nue, raccourcie, souple, violente. L’antithèse fait la vigueur de ses Pensées. Elle y est toujours à l’état latent… L’antithèse y domine… Quand elle ne fait pas saillie, elle est toujours mêlée au sang et à la chair de ce style… La plupart du temps latente et sourde. » Les exemples de ses corrections, que nous donnons dans le Travail du Style, p. 133, prouvent que Pascal cherchait les antithèses et les voulait, non seulement dans l’idée, mais dans les mots, sans qu’il y eût pour cela dans sa recherche ni parti pris ni métier. C’était sa tournure d’esprit ; il pensait par antithèses.
J’ai dit que les siennes sont « célèbres » ; qu’elles sont « le procédé perpétuel de son style et qu’il n’écrit que par antithèses ». C’est d’une telle évidence, et ses antithèses sont si peu « noyées », si peu « invisibles », que la plupart des critiques ont pris plaisir à les signaler. Le très perspicace Vinel, qui a parlé si hautement et si profondément de Pascal, est très frappé de ce fait : l’antithèse, dit-il « est la figure tout intellectuelle que Pascal emploie de prédilection, si ce n’est même exclusivement, Et l’un de mes auditeurs me faisait observer, l’autre jour, que les antithèses, chez Pascal, se redoublent et s’entrecroisent, opposant plusieurs mots à plusieurs mots, la phrase à la phrase, et souvent une série à la série inverse, avec la plus attentive exactitude. Vous en avez des exemples dans le morceau que je viens de vous lire ; ou plutôt tout ce morceau en est composé. D’un côté, les vénérateurs d’un saint mystère, et de ceux qui l’honorent par des communions saintes ; ici, un si pur et si admirable sacrifice, là des pécheurs envieillis, tout sortant de leur infamie ; une victime toute sainte et un Dieu de sainteté ; des mains souillées et des bouches toutes souillées…
« On a tant dit de mal de l’antithèse, qu’on nous a dispensés d’en dire, Pascal en a médit plus spirituellement que personne, lorsqu’il a comparé « ceux qui « font des antithèses en forçant les mots » à ceux qui font de fausses fenêtres pour « la symétrie ». Mais Pascal ne force pas les mots et même ce n’est pas proprement les mots qu’il oppose aux mots, mais les idées aux idées… L’antithèse entre, les mains de Pascal n’est pas un jouet ! C’est une arme. C’est une épée à deux tranchants32. »
Ces lignes suffisent, je crois, à clore la discussion. Mais on n’en finit jamais avec M. de Gourmont. Après les classiques, venons aux modernes.
Un des procédés habituels de notre polémiste, nous l’avons dit, consiste à nous prêter des opinions qui ne sont pas les nôtres, pour se donner le plaisir de les réfuter. « La bête noire de M. Albalat, dit-il, ce n’est pas Gautier, c’est Stendhal. Pour celui-là il est tout mépris. Il le prend par la peau du cou, comme un chat méchant, et le jette par la fenêtre. Il manifeste pour Stendhal une douce pitié. » Autant de mots, autant de faussetés. Ce n’est ni du mépris ni de la pitié que nous avons manifesté pour Stendhal : c’est une sincère admiration, Voici textuellement ce que nous disons de lui, dans le livre critiqué par M. de Gourmont : « Qu’on ne nous accuse pas de méconnaître Stendhal. Le Rouge et le Noir est une œuvre impérissable. Peu de livres sont plus passionnants. Sa valeur ne perd rien à n’être pas dans le style. Elle est tout entière dans l’analyse détaillée, dans le démontage, ressort par ressort, des passions humaines. Il a exposé les contradictoires et infinis rouages qui constituent un état d’âme. Son génie consiste à avoir compris l’importance du fait… C’est en ce sens qu’il a été vraiment chef d’école… initiateur d’une analyse qui a renouvelé le roman français… Il a influencé tous les grands écrivains de son époque, Taine, Mérimée, Balzac, Flaubert, Bourget, Chuquet, Erekmann-Chatrian… Il a créé Tolstoï… Taine a appelé Stendhal le plus grand psychologue du siècle. Le mot restera et suffit à la gloire d’un homme. »
Voilà comment Stendhal est notre bête noire33 ; voilà notre mépris et notre pitié, et c’est ce qu’on appelle « prendre quelqu’un par la peau du cou et le jeter par la fenêtre », Nous avons, au contraire, on le voit, loué précisément ce qui, de l’avis de tous, caractérise le talent et l’originalité de Stendhal. Nous ajoutions, il est vrai, et c’est ce qu’on ne nous pardonne pas, que Stendhal est, en général, mauvais écrivain. Cette opinion peut paraître ridicule à certaines gens ; mais elle est partagée par des personnes qui ne sont pas ridicules et qui en valent d’autres. Victor Hugo ne considérait pas Stendhal comme un écrivain. Sainte-Beuve a très bien indiqué ce qui lui manquait. Balzac déclarait que son côté faible était le style. George Sand estimait qu’il écrivait mal. Son style indignait Flaubert. Il n’écrit pas, il rédige, dit M. Faguet. Ce n’est pas un écrivain, c’est un écriveur, dit M. Chuquet. Enfin, Mérimée lui-même ne prenait pas au sérieux Stendhal prosateur.
Mais notre crime n’est pas de penser que Stendhal écrivait mal, c’est de l’avoir prouvé, de l’avoir fait toucher du doigt. Voilà l’irrévérence inexpiable. Nous avions cité au hasard des pages de Stendhal, criblées de répétitions insipides, écrites avec les mêmes épithètes banales, pleines d’incompréhensibles négligences, vocabulaire monotone, composé de deux ou trois mots, de deux ou trois verbes qui reviennent toujours. Pour montrer comme il eût été facile d’éviter ce relâchement, nous disions que le premier venu pouvait trouver des équivalents et des synonymes, et nous essayions de les indiquer. On a vu de la prétention dans cet exercice ; tout le monde eût constaté qu’il n’y en avait pas et la démonstration eût sauté aux yeux, si notre contradicteur eût pris la peine de reproduire la page qu’il critique. Il a mieux aimé ne donner que les deux ou trois premières corrections, afin de nous conserver un petit air de cuistre qu’on renvoie dédaigneusement à l’école.
Admirable partialité ! Ce critique s’indigne que l’on discute Stendhal, mais il ne trouve pas mauvais que l’on critique Racine. Vacquerie est absous d’avoir chicané le style racinien, mais nous n’avons pas le droit de contester celui de Stendhal. Si M. de Gourmont consent à la rigueur à reconnaître le génie de Racine, c’est, dit-il, parce que « maintenant, nous n’avons plus rien ou presque lien à craindre de Racine ». Il est heureux que le génie de Racine ne puisse plus nuire à personne. Sans cela M. de Gourmont eût été capable de le traiter à peu près comme il ne supporte pas que nous ayons traité Stendhal.
On a beau s’opiniâtrer dans sa thèse, on est toujours gêné par certains exemples. Il y a bien, en effet, quelque difficulté et même un peu de ridicule à vouloir toujours proclamer la supériorité de l’inspiration pure et simple sur le travail, quand on voit Pascal recommencer treize fois une de ses Provinciales et refaire souvent cinq fois le même morceau. (Nous avons publié ces rédactions.) Nous en concluons logiquement ceci : « Que ceux qui ne sont pas grands écrivains fassent comme ont fait les grands écrivains ; qu’ils revoient, recopient, refondent. C’est le bon moyen. Nous n’arriverons pas évidemment à écrire comme Pascal ; mais nous arriverons à tirer de notre talent tout ce qu’il peut produire, comme Pascal a tiré du sien tout ce qu’il pouvait donner. » Cela ne fait pas le compte de M. de Gourmont. Il ne dissimule pas sa mauvaise humeur contre Pascal. Il reconnaît que certaines de ses pensées, « aussi belles » que celles « qui sont sorties brusquement de son cerveau », ont été « sans doute d’un accouchement plus ou moins laborieux » ; mais il voudrait cacher à tout le monde que Pascal a raturé ; ce scandale nuit à sa thèse, « Nous ne devrions pas le savoir », dit-il. Et il ajoute : « Cela prouve que Pascal aurait mieux fait de continuer ses expériences sur le vide. » Enfin il conclut ironiquement, ne croyant pas si bien dire : « Je pense qu’ayant retouché treize fois ses Provinciales, Pascal n’en fut pas encore content. À la centième comme à la treizième, il n’eût encore obtenu qu’une très faible approximation ». C’est fort possible, et c’est ce qu’exprimait Flaubert, lorsqu’il disait que la prose n’est jamais finie ; et Buffon pareillement ; « J’apprends tous les jours à écrire. » Et Boileau de même :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Evidemment la méthode opposée est moins pénible, et le procédé du premier jet est un procédé de tout repos. Quand on appréhende de ne pouvoir se satisfaire, il est plus commode de se déclarer d’abord satisfait ; et, de peur de se trouver trop de défauts, il sera toujours plus simple de croire qu’on n’en a point.
Au résumé, à quoi, où aboutissent ces réfutations et ces chicanes ? Ces messieurs savent aussi bien que nous qu’on n’écrit pas sans se raturer. Eux-mêmes n’en usent pas autrement, et c’est ce qui m’ébahit, qu’après tant de discussions ils en viennent à tomber d’accord avec nous.
« La rature, la surcharge, la refonte, dit M. de Gourmont, autant de nécessités physiques, que la pensée soit trop prompte ou qu’au contraire elle coule avec paresse, et que la liaison logique de ses parties se fasse difficilement. L’un de ces deux états, l’un ou l’autre, est l’état normal de celui qui écrit ; cela est élémentaire et connu. »
Eh ! oui, il faut bien en convenir à la fin… Mais alors, si les ratures sont une nécessité, pourquoi nous blâmez-vous de les conseiller, et n’avons-nous pas mille fois raison de vouloir guider, éclairer, fortifier les débutants, en leur expliquant les corrections des grands écrivains ? Qu’y a-t-il là de si plaisant et pourquoi s’en scandaliser ?