(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Xavier Aubryet et Albéric Second » pp. 255-270
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Xavier Aubryet et Albéric Second » pp. 255-270

Xavier Aubryet et Albéric Second

La Vengeance de Madame Maubrel ; La Comtesse Alice.

I

Je les ai mis ensemble, et pour cause… Voici la cause : Quoique deux esprits très différents par la manière d’écrire, Albéric Second et Xavier Aubryet se ressemblent par le milieu dans lequel ils vivent et font vivre leurs inventions. Or, ce milieu exerce sur leur pensée et sur leurs œuvres une tyrannie que je regrette, et que je voudrais, dans l’intérêt de leur talent et de leurs œuvres futures, les voir briser. Ce milieu, — allons droit au fait ! — c’est Paris. Et encore quel Paris !… Celui qui part du boulevard Bonne-Nouvelle pour aboutir à la Madeleine. Un ruban de queue, — comme vous voyez, — qui ne désespérerait pas un postillon ! De tous les Paris, — car il y en a plusieurs, dans ce Paris fait de mille pièces comme un habit d’Arlequin, — le plus connu, grâce aux chroniqueurs, qui sont ses historiographes, par conséquent le moins original et celui dont les observateurs et les artistes devraient le moins se préoccuper.

Et d’autant que la langue de ce pays-là n’est ni la langue de la France, ni la langue de l’humanité ! C’est la langue de Paris, et d’un Paris spécial. Que Xavier Aubryet et Albéric Second me le pardonnent ! c’est presque un argot. En d’autres termes, poliment parlant, une langue hermétique. Ceux qui la parlent le mieux sont plus spirituels entre barrières que hors barrières… Mais, en province, on ne doit guères comprendre que la moitié de ce qu’ils disent. Ils sont pour la province, je ne veux pas dire des Chinois, car le mot de Chinois implique une idée de grotesque que ces messieurs ne donnent jamais d’eux, mais des Javanais. Oui ! mettons, si vous le voulez bien : des Javanais.

Cela dit, — qui va les envelopper tous deux, et qui va envelopper aussi tout ce que j’ai à dire d’eux, — j’examinerai à part le talent de l’un et de l’autre, talents qui, je le répète, ne se ressemblent point, et leurs deux ouvrages. Ils ne sont pas de la même École. Ce sont des esprits trop personnels et trop libres pour faire partie de ce qu’on appelle une École, — ce manège de cheval auquel les gens d’esprit, ces audacieux casse-cous, répugnent. Mais, ce qui n’est pas la même chose, ils sont victimes du même milieu ; et moi qui ne suis pas Taine, qui ne crois pas à l’influence irrésistible, fatale et nécessaire, des milieux sur l’esprit humain, j’aime assez les deux écrivains que voici pour désirer qu’ils sortent du leur. Je les aime assez pour vouloir les en arracher, afin d’avoir un jour leur talent dans toute la plénitude de sa force et la vérité de sa saveur.

II

S’il y avait, au lieu de victimes, des coupables, c’est Xavier Aubryet qui serait certainement le plus coupable des deux. Xavier Aubryet (que je sache) n’a jamais pratiqué la chronique, ce genre à part dans le journalisme contemporain, destructif, dans un temps donné, de toute littérature. Il est même, au contraire, de naturel, d’étude et d’ambition, ce que nos pères appelaient autrefois un homme de lettres. Par ses facultés comme par ses préoccupations, il devait donc mieux échapper à l’influence tyrannique de Paris qu’Albéric Second, bien plus homme d’esprit qu’homme de lettres, en sa facilité charmante, chroniqueur émérite et chevronné, un des plus excellents dans cette spécialité, que j’ai la rigueur de trouver mauvaise. Et cependant Aubryet l’a tout autant subie, cette asservissante influence de Paris, dans son livre, qu’Albéric Second dans le sien… Grand étonnement pour moi, je l’avoue, qu’un homme qui a, comme Xavier Aubryet, toutes les bravoures de l’esprit, que ce crâne pimpant du paradoxe à qui j’ai vu, dans l’ordre intellectuel, casser tant d’assiettes, ne se soit pas soustrait, avec le bond de la contradiction, à cette domination de Paris qu’en politique il sait éloquemment maudire ! En morale, la maudirait-il moins ? Lui, le misanthrope à la Chamfort, qui rejette si bien au nez de la société les crapauds qu’elle veut nous faire avaler à tous, ferait-il exception pour ce crapaud-là, qui s’appelle Paris ?… Toujours est-il que cette fulminante sensitive qui se rétracte en lui, avec la furie du dégoût, au moindre contact des mains canailles qui à cette heure s’allongent partout et manient tout avec de si indignantes familiarités, se montre aussi parisienne épanouie, dans La Vengeance de Madame Maubrel 27, qu’on l’est dans La Vie parisienne, par exemple, où l’on eût pu très bien publier ce livre si complètement parisien de langage, et qui n’aurait troublé en rien les habitudes de la maison.

Que dis-je ? Il y aurait eu, au contraire, un succès certain, et qui n’aurait même pas tenu uniquement à cet accent parisien que je lui reproche. À travers cette odeur de Paris, comme dirait Veuillot, qui s’exhale trop de son livre, est aussi le parfum de son esprit à lui-même, et ce parfum est aussi fort à sa façon que l’odeur de Paris à la sienne. C’est, en effet, un esprit musqué qu’Aubryet, et si ce mot de musqué, qui ne représente plus qu’un ancien parfum démodé, offense sa délicatesse élégante de parisien, disons de lui qu’il a de l’opoponax dans le talent, et il ne se fâchera plus. J’ai quelquefois parlé, en mes critiques des Œuvres et des Hommes au xixe  siècle, de l’auteur des Jugements nouveaux et des Patriciennes de l’amour 28, et ce que j’en ai dit, je le pense toujours. C’est un esprit acéré de toutes les manières, qui porte à la tête comme le syringa, et aux yeux comme des paillettes d’acier ou les facettes du diamant. Quand il est un diamant, car il l’est parfois, il l’est de qualité éblouissante, le plus souvent bizarrement taillé ; et s’il n’est pas diamant, il est toujours de très beau strass, plus brillant peut-être ; car les beaux diamants ne sont pas ceux qui brillent le plus. Ils ont des feux adoucis et des lueurs mystérieuses. Or, ce sont ces lueurs et ces feux-là qui manquent à Aubryet. Ce qui distingue particulièrement et toujours davantage son genre de talent, lequel se développe dans le sens de ses premiers ouvrages et de sa native personnalité, c’est l’éclat à tout prix et l’aperçu à tout prix, et pour les avoir, à tout prix, il met souvent à la vérité des atournements pour lesquels elle n’est point faite, et il va même parfois jusqu’à la renverser la tête en bas, pour la montrer par où on ne l’avait pas vue encore. On dirait qu’il ne l’aime plus, la vérité, quand elle n’est pour lui que ce qu’elle apparaît à tout le monde. Il la veut piquante à toute force, avec un ragoût d’inattendu et de raffiné qu’elle n’a pas toujours, la vérité, et sans lequel il la rejetterait volontiers dans l’eau claire de son puits. Vous le voyez, c’est un moraliste d’instinct et de réflexion qu’Aubryet ; mais plus encore de rétorsion… Jusqu’ici, il avait, comme la famille d’esprits dont il descend : les Chamfort et les La Bruyère, procédé surtout par des jugements, des portraits et des caractères ; mais l’invention l’a tenté, et, de moraliste devenu romancier, il nous donne cette Vengeance de Madame Maubrel, qui est un livre de détails parisiens si connus qu’il fallait sa plume pour les renouveler en les décrivant, mais qui n’est pas le cas nouveau d’âme humaine que j’attendais, et que tout romancier psychologique est tenu de mettre dans son livre, s’il se risque à faire un roman.

III

La Vengeance de Madame Maubrel ! Ce n’est pas même une vengeance du tout que cette prétendue vengeance, qui m’avait fait tout d’abord me pourlécher les lèvres comme un vampire mis en appétit. Mais, mon Dieu ! que j’ai été pris ! et comment ne l’aurais-je pas été ? J’étais avec Aubryet, le délicat des Patriciennes de l’amour, un homme qui n’est jamais vulgaire, et qui, pour échapper à cette ornière qu’on appelle la vulgarité, se jetterait dans tous les sauts de loups du côté opposé, la tête la première. Assurément, l’aristocrate de sentiment et de sensation à qui j’avais affaire ne nous donnerait pas quelque crime grossier accompli sur une femme commune, et auquel elle répondrait par quelque vengeance physiquement féroce ou bassement perfide, comme on nous en donne tant dans les livres sensuels et matériels dont, à cette heure, nous nous repaissons. Voilà, tout d’abord, ce que je croyais. Le roman, dans son action même, commençait très bien. Il s’agit d’une femme restée vierge, quoique mariée, par une convention conjugale assez incompréhensible ; car de toutes ces conventions-là on ne comprend, sans rire, que celle des Saints (comme, par exemple, celle de sainte Édith et de saint Édouard le Confesseur, qui, elle, est auguste et touchante !). Mais, enfin, j’en acceptais l’incompréhensibilité, tant j’étais bon enfant d’espérance ! Cette femme vierge et mariée au plus singulier des savants, M. Maubrel, un savant pour les besoins de la situation, Aubryet en fait un portrait qui a l’idéalité d’un être impossible et pourtant la réalité d’une copie. Tout cela est charmant… Or, cette femme, une nuit, en chemin de fer, à moitié endormie (je ne discute aucune des circonstances qui s’entrelacent autour d’elle, cherchez-les dans le livre !), cette femme si pure est profanée par le baiser d’un inconnu, — le baiser d’Iblis, comme diraient les Contes Orientaux. Et c’est de cet outrage qui la brûle de honte, c’est de ce pli de feuille de rose qui a blessé le sybaritisme d’une pudeur divine, qu’elle veut se venger avec l’énergie surhumaine d’un ange violé… Certes ! cela est hardi et nouveau, et d’une promesse qui m’a fait rêver ; mais que l’auteur n’a pas tenue… le malheureux !

J’ai cru pourtant qu’il la tiendrait, quand j’ai vu sa madame Maubrel, après la mort de son mari, tué, comme il avait vécu, pour les besoins de la situation, chercher partout, avec l’acharnement d’une âme profonde qui n’oublie pas, et pour lui faire expier son crime, l’insolent farfadet qui l’a outragée ; — car il s’en est allé, il a disparu comme un farfadet ! Elle finit par le trouver, et c’est bien : j’espérais encore… Elle s’en fait aimer et l’épouse. Et moi, je faisais mieux que d’espérer, je voyais poindre la vengeance que j’avais rêvée, et le détail de cette vengeance sur laquelle je comptais aurait été tout à la fois délicieux, cruel et sublime… Mais Aubryet, pour un homme de tant d’esprit, ne s’en est pas douté. Dans ce livre si mal nommé La Vengeance de Madame Maubrel, madame Maubrel épouse l’inconnu qui l’a respirée. Elle peut essuyer sa bouche, pour la purifier, aux lèvres coupables qui l’avaient touchée… Est-ce une vengeance, cela ? C’est un dédommagement !… Qu’arrive-t-il ? C’est que ce mari, un libertin qui a toute sa vie pratiqué l’inconstance, montre à la main, pour aller plus vite, retourne à ses libertinages… Est-ce assez plat, assez commun, assez parisien, ce dénouement, et assez indigne de Xavier Aubryet, l’auteur des Patriciennes de l’amour !!

Je ne suis jamais tombé de plus haut… Quoi ! c’est donc là toute la Vengeance de Madame Maubrel ! Ah ! j’en avais entrevu une autre, infligée par la pureté implacable de cette femme outragée, qui se serait vengée du mari qu’elle eût affolé d’elle pour le faire souffrir, et, à chaque désir allumé, aurait mis Dieu entre elle et lui. Bien commencé par une tête d’ange, le livre finit, comme tant d’autres, en queue de poisson, et ce poisson n’est pas un dauphin ! Après une telle déception, je n’ai plus rendu justice à rien, ni aux conversations du livre, où le coup de raquette enlève le volant avec une précision et une rapidité d’escrime, ni aux analyses de sentiments et d’idées, légères, dentelées, à jour, ni aux masses de fleurs artificielles supérieurement exécutées et dont le livre est plein, il faut bien l’avouer.

Ce dénouement — article Paris — m’avait tout gâté… Et ce n’est plus qu’à la réflexion que je suis juste.

IV

Ce n’est point par un dénouement qui aurait pu être superbe et qui est manqué dans le livre d’Aubryet, que pèche le roman d’Albéric Second. Dès et par son titre, Xavier Aubryet nous avait annoncé une vengeance qu’il ne nous a pas donnée, et Albéric Second ne nous a rien promis… L’imagination n’a donc pas à lui reprocher de l’avoir trompée. Le titre de son livre n’est qu’un nom. Il est vrai qu’un nom devient quelquefois une grande chose sous des mains créatrices. Clarisse, La Cousine Bette, sont des noms qui expriment maintenant des familles de femmes et des types, et toujours on dira une Clarisse et une Cousine Bette, de toutes celles qui rappelleront l’héroïne de Balzac ou l’héroïne de Richardson. La Comtesse Alice 29, elle, ne nomme qu’une femme, et même une femme comme les autres… quand elles sont charmantes. Le roman d’Albéric Second est l’histoire d’un amour né dans les circonstances les plus inattendues et les moins propres, semble-t-il, à faire naître l’amour dans une âme…

Il faut être, en effet, un écrivain très sûr et très maître de soi pour avoir osé la circonstance, et l’état mental et physique, et l’immonde costume dans lequel, dès les premières pages de son livre, l’auteur fait apparaître son héros, attaqué de folie, fuyant son cabanon, se présentant, effaré, aux yeux de tout Paris, en plein théâtre Italien, dans la loge de la comtesse Alice. Pour toute femme et pour tout lecteur, une pareille apparition pourrait empêcher à jamais l’amour de l’une et l’intérêt de l’autre. Mais Albéric Second n’a pas craint de jouter dans son livre avec cette difficulté qu’il s’est créée à plaisir et qu’il a vaincue, avec cette terrible première impression qui presque toujours décide de tout en amour. La délicieuse comtesse Alice finit par aimer, comme Juliette aime Roméo, le fou, ignoble de costume et de terreur de fou poursuivi, qui a cherché un refuge dans sa loge, qu’elle n’en a pas fait sortir comme elle le pouvait si elle avait dit un seul mot, et à qui (pour que tous les détails les plus contraires à l’enthousiasme et à l’amour y soient) elle a fait l’aumône, en lui donnant un petit portefeuille dans lequel se trouvent trois billets de mille francs. Certes ! voilà qui est diablement rude à accepter. Eh bien, on l’accepte ! L’histoire d’Albéric Second est si bien racontée, il la fait glisser sur des événements si ingénieusement inventés, et la capitonne de tant de naturel et de rondeur dans la manière dont il la conte, qu’on finit par comprendre que la comtesse Alice ait pu aimer le fou — en cravate rouge et en chemise bleue — qu’elle a traité comme un mendiant. Par exemple, malgré sa loge aux Italiens et son hôtel à Paris, ce n’est pas, chose curieuse ! la comtesse Alice qui est parisienne, dans le livre si parisien d’Albéric Second. À peine si une italienne aurait pu aimer jamais un homme qu’elle aurait vu dans l’état de dégradation où l’auteur a mis son René Derville. Mais une parisienne ! c’est impossible ! Stendhal raconte, dans son livre de l’Amour, qu’il a tué l’amour dans le cœur d’une femme qui commençait d’en avoir pour un homme, en lui disant seulement qu’il faisait avec sa cravate ce qu’on appelle la lessive du Gascon, ce qui, d’ailleurs, était parfaitement faux. À partir de cette affreuse plaisanterie, la cristallisation ne se fit plus, dit le machiavélique Stendhal dans sa langue singulière. C’était bien une parisienne, celle-là !

Mais si la comtesse Alice ne l’est pas, le reste du roman l’est trop. Tout y est parisien au plus haut degré : les événements, les figures, le langage, la plaisanterie, et, comme dans La Semaine des trois jeudis (un autre roman très réussi d’Albéric Second), jusqu’aux crimes. C’est un crime bas, en effet, comme on n’en commet qu’à Paris, que l’inscription sur tous les murs, pour la déshonorer, du nom de la comtesse Alice et de celui de son amant entrelacés et accompagnés de cœurs percés de flèches. C’est aussi un crime ignoblement parisien, que le vitriol par la figure de La Semaine des trois jeudis. En province, on ne connaît guères ces lâches horreurs. Pour cela, il faut la jolie civilisation de Paris, syphilisé, comme disait un jour Raymond Brucker, jouant sinistrement sur le mot. Albéric Second, qui me fait l’effet d’être un très habile constructeur de romans, quant aux faits qu’il ramène très bien à ses fins, Albéric Second, qui a peut-être dans l’esprit, sans qu’il en ait conscience, ses Trois Mousquetaires, s’amuse et s’attarde, au lieu d’attaquer quelque long sujet de récit, à un roman de chronique, fait avec des événements de chronique, et il est si naturellement et si habituellement chroniqueur qu’il n’écrit même pas en italique, dans son roman, une foule de locutions qu’on ne comprendra peut-être que dans dix ans, à cent cinquante lieues de Paris.

Grave inconvénient — je ne le dirai jamais assez — que de se bastionner ainsi dans des genres de littérature si restreinte. On ne sait pas, quand on a du talent, ce qu’on y étouffe. S’il m’était permis de me citer, — et pourquoi pas, puisque je vais m’accuser d’une faute ? — je dirais que j’ai commencé aussi, dans l’ordre du roman, par une chronique parisienne. Cela s’appelait L’Amour impossible, et cela était parisien de mœurs, de langage, de corruption raffinée et nauséabonde, d’ennui et de préciosité. Seulement, je m’aperçus bientôt que les plafonds sous lesquels je voulais vivre étaient trop bas, et je revins presque immédiatement à l’observation élargie et à la grande nature humaine, hors de laquelle — comme en religion l’Église romaine — il n’y a pas, en littérature, de salut !

Il y a des succès, — mais d’un jour, — des succès de mode et d’engouement d’autant plus grands peut-être qu’ils sont plus courts, mais qui ne valent pas mieux en durée que des succès de coterie. Tenez ! en Angleterre, où il y a aussi des littératures restreintes à côté de la grande littérature, vous avez vu ce qu’est devenu le roman de high life qui eut, au commencement du siècle, un tel succès, que Pelham commença la fortune politique de Bulwer… Rien n’est resté de ce genre de roman. Il s’en est allé avec les vieilles lunes… Et c’est comme cela que s’en iront peu à peu tant de romans et de compositions de notre pays où Paris, le tic de Paris, le parlage de Paris, les mœurs banales et coulées de Paris, tiennent évidemment trop de place, — des œuvres de talent pourtant, mais qui n’en ont pas assez pour lutter contre l’influence qui les diminue, et pour les élargir et les faire durer.

Et je sais bien ce qu’on objectera. Les parisiens littéraires, et il y en a eu de charmants et presque de puissants, — Nestor Roqueplan, par exemple, l’auteur de Parisine, et qui s’est flambé avec ce cigare de Paris ! — les parisiens littéraires, pour défendre leur manie parisienne, invoqueront beaucoup d’exemples et se couvriront de ce grand nom qui vaut tous les noms : du nom de Balzac. C’est Balzac, en effet, et Eugène Sue, mais surtout Balzac, qui ont donné une importance si considérable à Paris dans la littérature contemporaine. Mais Eugène Sue, qui eut un immense succès de surprise et fît faire leurs premières études d’argot aux jaboteurs blasés de la langue de Scribe, n’est plus lu à présent que par les portières. Depuis longtemps, il est tombé de la préoccupation publique par morceaux… Quant à Balzac, qui nous donna tant de choses sur Paris et sur ses mœurs, grandes ou petites, aristocratiques ou canailles, il y mêla de si grandes choses, d’une telle généralité de nature humaine et de pathétique universel, que la préoccupation parisienne, qui l’aurait rapetissé comme un autre si elle avait été seule, disparaissait même dans ses Scènes de la vie exclusivement parisienne, mises en regard des autres Scènes qu’il a tracées avec ce génie et cette volonté encyclopédiques qui devaient embrasser tout entier le monde de son temps. Je n’en conviens pas moins que Balzac est réellement un des pères et des fomenteurs de cette littérature parisienne, qui est de la chronique aujourd’hui, et qui ne sera plus que de l’archéologie demain. Il s’est même vanté, et trop vanté en maint endroit, d’être l’archéologue et l’antiquaire de l’avenir, le peintre minutieux et fidèle d’un Paris disparu et qu’il sera curieux de retrouver. Mais pour ce grand homme sans critique, qui ne sut jamais se juger et qui se prit toujours de travers, la grande vie et la grande gloire ne seront pas où il les mettait. Non ! sa grande vie dans l’avenir et sa grande gloire, ce sera d’avoir créé des caractères et fouillé l’âme qui est infinie jusque dans ses dernières profondeurs, et cela sans petite couleur locale de temps et d’espace, et dans des langages immortels comme l’esprit humain !

Et c’est là surtout ce que j’engage Xavier Aubryet et Albéric Second à méditer.