(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Th. Ribot. La Philosophie de Schopenhauer » pp. 281-296
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(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Th. Ribot. La Philosophie de Schopenhauer » pp. 281-296

M. Th. Ribot.
La Philosophie de Schopenhauer

I

Cette Philosophie de Schopenhauer n’est pas — ce que j’aurais voulu — une traduction exacte des ouvrages philosophiques de Schopenhauer tels qu’ils sont sortis de sa plume. Ce n’est qu’une empreinte, une espèce de plâtre de sa philosophie. M. Th. Ribot, qui n’oublie pas de joindre à son nom ses titres universitaires d’agrégé de philosophie et de docteur ès lettres, — ses boutons de nacre de mandarin, — me semble très compétent pour parler de Schopenhauer, et même pour critiquer, en initié, sa philosophie. Je crois très fort qu’on peut se fier à lui. Mais les gens qui reviennent du Schopenhauer sont comme les gens qui reviennent des Grandes-Indes, et qui se mettent à les raconter… Or, comme on disait autrefois, parmi les romantiques, quand les classiques racontaient les choses les plus intéressantes de leurs tragédies, — par exemple, la mort d’Hippolyte ou les empoisonnements, de Locuste : — on aimerait mieux voir.

Et d’autant plus qu’en philosophie, et surtout en philosophie allemande, on s’entend si peu que, souvent, l’interprète le plus fidèle d’une philosophie passe, même aux yeux des adeptes de cette philosophie, pour un déformateur et un calomniateur d’idées. On se rappelle le mot de Hégel mourant : « Je croyais qu’il m’était resté un disciple qui me comprenait, et je n’ai plus que moi ! » C’était encore une fatuité. S’il avait vécu davantage, il aurait perdu cette illusion ; mais il mourut, heureusement pour lui et pour elle. M. Vera s’est dévoué et l’a traduit en français avec un grand talent ; eh bien, il a été accusé par un autre traducteur, — un traducteur russe de ce grand homme, à ce qu’il paraît intraduisible, — de l’avoir singulièrement défiguré et très peu compris.

C’est là, du reste, une particularité de la philosophie, et surtout de la philosophie allemande, de ne jamais être bien comprise que de ceux qui la font. Il n’en est pas de même dans les autres pays. Les étrangers qui ont traduit Descartes n’ont jamais été accusés par les philosophes français de ne l’avoir pas compris, ni, en Angleterre, ceux qui ont traduit Locke non plus. L’Allemagne seule a ce privilège de l’incompréhensibilité. Comme Jupiter, chez les Grecs, elle pourrait s’appeler : Assemble-Nuages, et ses nuages versent une pluie d’ennui… Son plus grand philosophe, Hégel, est obscur à se cogner la tête dans ses œuvres. Son plus grand poète, Goethe, est ennuyeux à faire périr d’étisie les gens obèses. — L’aigle noir de Russie a deux têtes. Le hibou, beaucoup plus noir encore, de la Sagesse allemande, en a deux aussi : l’une pour l’ennui, et l’autre pour l’obscurité.

II

Revenons au plâtre de M. Ribot.

Schopenhauer est, en Allemagne, le philosophe du moment. Il n’y a jamais que des philosophes du moment, en Allemagne. Les gloires de ces messieurs sont courtes ; marionnettes vitement mises au sac. Schopenhauer vient de donner le dernier coup de pioche à Hégel, qui l’avait donné à Schelling, qui l’avait donné à Fichte, qui l’avait donné à Kant ; car ce sont tous des fossoyeurs, qui s’enterrent les uns les autres. On se demande qui enterrera le dernier. Napoléon le Grand disait qu’il n’y avait qu’un infini, celui de la bêtise. Il se trompait. Il y a de plus celui de l’esprit métaphysique. Fatalité de la tête orgueilleuse de l’homme qui veut percer tous les mystères : la métaphysique est le jeu d’échecs, enchanté ou maudit, où celui qui y joue une fois est condamné à jouer toujours ; car la partie contre les problèmes de l’être et de la vie ne finit jamais ! Jeu terrible, où l’esprit humain se fait lui-même échec et mat. Dans leur inanité laborieuse, les métaphysiciens ressemblent à ces prisonniers chez les Scythes, auxquels on crevait les yeux pour leur faire battre du lait dans les ténèbres. Seulement, pour eux, les métaphysiciens, c’est le vide qu’ils battent, — le vide qui défie leurs pilons ! Schopenhauer fut un de ces puissants pileurs de vide, et il aurait le même sort que les autres, s’il n’avait été qu’un métaphysicien. Mais s’il engouffra la force de son cerveau, fait pour mieux que cela, dans le creux d’un système, il eut, du moins, la mousse des mots et le sel de l’esprit. Il riait des Calibans de la philosophie, comme il les appelait. Il était spirituel, quoique Allemand. Cela n’est pas impossible. On a vu Jean-Paul et Henri Heine, Henri Heine surtout, qui eût peloté avec Voltaire, et qui vaut, à lui seul, toute une génération de gens d’esprit ! M. Ribot, le vulgarisateur de Schopenhauer, prétend qu’il y avait, en cet Allemand, du Français, de l’Anglais et de l’Indou, et il est heureux que, dans cette complexité de natures, ce soit le Français qui ait dominé. En effet, Schopenhauer, comme tous les spirituels, vivra par les détails de son œuvre, les aperçus, les paradoxes mêlés à son système ou qui en sont sortis. Son système, véritable effort d’esclave qui fait de la métaphysique comme le noir fait de la canne à sucre, ira rejoindre les autres systèmes de métaphysique qu’a vus passer le monde, dans ce vaste cimetière d’éléphants où ils gisent tous, oubliés ; mais on en rapportera les choses d’esprit comme des ivoires. Et c’est ainsi que, pour la place de Schopenhauer dans la mémoire des hommes, il lui aura certainement plus servi d’avoir lu Chamfort que d’avoir médité sur Kant.

Car il avait lu Chamfort, ce quart de Français. Il avait bu à ce flacon de liqueur tonique et amère ! Chamfort vivait dans toute la sombre cruauté de sa misanthropie, quand naquit, à Dantzig, en 1788, un autre misanthrope, qui fut nommé Arthur. Drôle de nom, on l’avouera, pour un misanthrope futur et le plus pessimiste des philosophes ! C’était Schopenhauer. Son père, de race patricienne, dit M. Ribot, était un fort commerçant, qui voulait faire de son fils un marchand comme lui, et sa mère, un bas-bleu, sans cœur et sans bon sens comme tous les bas-bleus, qui voulut peut-être qu’il fût un homme de lettres… comme elle ! Mais il échappa à cette double et tiraillante influence. Il était riche. Il voyagea. Il resta plusieurs années en Italie, où, paraît-il, il ne caressa pas que des abstractions… Cependant, malgré une jeunesse qui ressembla plus par les mœurs à celle d’un poète comme Byron qu’à celle d’un philosophe qui devait proclamer un jour la beauté de la continence et la nécessité de l’ascétisme, la métaphysique le tenait. Elle lui avait mis sur l’esprit cette griffe qui pourrait bien être celle du Diable, puisqu’elle ne lâche point ce qu’elle accroche ; perseverare diabolicum. Avant ce voyage d’Italie, Schopenhauer, le quart d’Allemand, avait passé sa thèse de docteur, à Berlin, sur cet adorable sujet pour les besaciers qui ont l’impertinence de se moquer de la Scholastique : De la quadruple racine de la raison suffisante. Puis il était venu à Weimar, selon son devoir d’Allemand, s’imprégner de Goethe, dit M. Ribot, et sous le joug de cet Omniarque des badauds, dont la tyrannie phénoménale est une des choses les plus humiliantes qu’il y ait pour l’esprit humain, il lâcha en écho — à l’instar de Goethe — sa petite Théorie de la vision et des couleurs, un épisode de l’œuvre définitive publiée en 1819 : Le monde comme volonté et comme perception, dont le monde ne voulut ni ne s’aperçut… Ce fut comme s’il n’était pas ! C’est même là ce qui probablement décida son voyage en Italie, d’où il revint pour professer à l’Université de Berlin. Mais les professeurs Hégel et Schleiermacher y tapageaient, et ils le frappèrent de la foudre insolente de leur succès avec une telle violence, qu’il en conçut une horreur qu’il ne perdit jamais pour tout enseignement officiel et tout professeur de philosophie. Comme il n’était pas encore le futur bouddhiste détaché assez de son moi pour ne pas craindre le choléra, il détala comme s’il eût eu les quatre pieds d’un lièvre, quand cette maladie parut à Berlin, et il se retira à Francfort-sur-le-Mein, où il resta vingt-neuf ans, comme Kant à Kœnigsberg, mais moins tranquille. Ermite là, espèce de Timon enragé dans la carapace d’obscurité qui l’écrasait, il publia, en 1836, un nouveau livre, qui tomba à pic dans l’oubli avec la précision des premiers : La volonté dans la nature. — Il n’en démordait pas, de la volonté ! termite acharné, qui creusait toujours dans sa poutre… Un jour, le trou fut fait enfin. En 1839, Schopenhauer sortit de sa poutre percée. La gloire est si bête, que ce fut une Académie — l’Académie de Copenhague — qui commença sa renommée, comme l’Académie de Dijon avait commencé celle de Rousseau. Hégel, alors, penchait, dernier capucin de cartes de la philosophie qui allait tomber sur tous les autres ! Il n’était plus bon qu’à enterrer. Le fossoyeur était prêt. Schopenhauer fit rouler sur le crâne aux chimères de Hégel la dernière pelletée de terre de la réalité, et planta sa métaphysique sur sa tombe. Elle y doit peser…

III

Je l’ai dit : c’était toujours la même idée, ridée qui avait en lui confisqué toutes les autres et autour de laquelle il devait rouler la création toute entière et tout ce qu’il avait de cerveau. Hégel, qu’il détestait et qu’il méprisait avec furie, cet Hégel qu’il tenait enfin sous les pieds, n’avait pour lui jamais été qu’un bâtard de Kant. C’était lui qui était le fils légitime. L’idéalisme transcendantal de Kant avait créé en Schopenhauer le philosophe. Il l’avait, disait-il, opéré de la cataracte. Mais l’idée du système qui allait succéder aux défunts, et qui doit être arrachée à son tour de cette terre stérile où rien ne vient des semences qu’y jette la métaphysique, n’était prise ni à Kant, ni à Hégel, ni à personne. Elle avait la nouveauté, l’originalité et la simplicité profonde, si elle n’avait pas la vérité. Jusque-là, l’intelligence avait passé la première dans les contemplations et les élucubrations de la philosophie. Schopenhauer renversait cette hiérarchie. Sa grande découverte, sa Thèbes aux cent portes, comme il l’appelle, fut que « tout, dans le monde, se réduit à la volonté ». La séparation de la volonté et de l’intelligence était, selon lui, pour la philosophie, ce qu’avait été pour la chimie la séparation de l’eau en deux éléments. Aussi se nomma-t-il fastueusement le Lavoisier de la philosophie. Seulement, après avoir tout ramené de ce qui est au principe de la volonté, il ajoutait qu’il ne savait pas ce qu’est la volonté en soi, et de cette déclaration il niait carrément la cause efficiente et la cause finale du monde, c’est-à-dire la métaphysique elle-même ; et il n’en était pas moins fier pour cela !

Et, que dis-je ? il l’était davantage. C’est le caractère propre de la métaphysique de triompher des coups qu’elle se porte quand elle retourne contre elle son dard de scorpion. Plus elle se circonscrit, plus elle retranche d’elle-même, plus elle se coupe, plus elle se hache, plus elle se châtre, et plus elle s’enfle ! Quand elle arrivera au rien, — et elle est en marche vers ce noble but, — elle se donnera des airs d’être tout. Schopenhauer niait la métaphysique comme science des choses transmondaines, ainsi que le mot le dit depuis qu’il y a un langage, et il voulait une métaphysique appuyée sur l’expérience, — une métaphysique empirique, qui paraît une affreuse contradiction dans les termes. Sa métaphysique n’était plus alors que de la cosmologie… Par ce côté, il touchait, sans le savoir, au Positivisme, le Monstre moderne qui doit dévorer, dans un temps donné, toutes les métaphysiques, parce qu’il les nie toutes et qu’il est l’Athéisme absolu.

Mais il était, je dois l’avouer, comme personnalité philosophique et même comme structure intellectuelle, un bien autre homme que les maigres inventeurs du Positivisme. Ceux-ci, en se mettant tous bout à bout, n’auraient jamais atteint à la profondeur où. Schopenhauer a atteint, malheureusement, dans ce vide sans fond qui est le fond de la métaphysique. À eux tous, ils n’auraient jamais posé la thèse que Schopenhauer a exposée et discutée. Ils étaient parfaitement incapables de cet effort de respiration prodigieux sous la machine pneumatique de la métaphysique, où les plus forts esprits perdent, à certains moments, connaissance. Jamais ils n’auraient pu, comme Schopenhauer, ramener tout à cette volonté par laquelle, seule, le monde est intelligible, et qu’il retrouve partout identique à elle-même et au même degré dans tous les êtres. Là est la supériorité incontestable de Schopenhauer. Là est l’intérêt de son œuvre. Je n’ai pas l’intention de faire un second plâtre du plâtre de M. Ribot ; ceux qui veulent prendre rigoureusement la mesure du système de Schopenhauer peuvent recourir au commentaire qu’il nous donne sur sa philosophie, commentaire détaillé, technique, germanique et ennuyeux pour qui ne croit pas à la métaphysique et qui ne s’intéresse pas à la manière de jouer de ce jeu sans fin… Mais pour qui cherche dans les méditations de l’esprit la certitude et la sécurité intellectuelles, pour qui croit que la vérité n’a pas été placée par un être ou un ensemble de choses incompréhensiblement moqueur hors de la portée et de la main de l’homme, les différences de force cérébrale attestées par la différence des systèmes importent peu si les résultats sont les mêmes, s’ils viennent se rejoindre dans les mêmes négations et se briser contre l’Χ inconnu, qui, dans toutes les philosophies de l’heure présente, a été mis à la place de Dieu !

IV

Et telle est l’histoire de Schopenhauer. Comme des philosophies beaucoup moins profondes, beaucoup moins savantes, beaucoup moins travaillées que la sienne, sa philosophie est égalitairement et vulgairement athée. Appuyé sur cette force qu’il appelle volonté, et qui est, selon lui, le principe du monde : « consciente par accident, — dit-il, — inconsciente par essence, s’objectivant un moment dans l’homme, mais immanente et indestructible », et dont il ignore tout, sinon qu’elle est, Schopenhauer a donné de l’Athéisme une traduction et une expression nouvelles. Ce n’est plus l’Athéisme du vieux Matérialisme du xviiie  siècle, ce n’est pas non plus celui des récents athées de l’Allemagne. Ce n’est ni celui de Hégel, ni celui de Fichte, mais ce serait peut-être celui de liant, si, du fond de son idéalisme transcendantal, ce captif du moi, comme Descartes, qui s’était enfermé le premier dans cette forteresse sans issue, n’avait pas aperçu la terrible vision d’un monde sans Dieu, et si, pour y échapper, il ne s’était pas jeté par la fenêtre de cette inconséquence que madame de Staël trouvait sublime ! Schopenhauer n’a point de ces épouvantes. Il est explicitement et froidement athée. Il ne veut ni de Dieu, ni des religions, qu’il appelle avec mépris « les métaphysiques du peuple », ni du théisme, enfin, sous quelque forme qu’il se produise. Original seulement par l’idée mère de son système, qu’il creuse et qu’il cisèle avec un art et une patience de prisonnier (ne l’est-il pas de sa métaphysique ?), il devient très souvent commun comme les athées de ce temps-ci, qui ont leur canaille et leurs partageux. Il partage avec eux beaucoup de points de vue et d’idées abjectes parce qu’elles sont populaires, populaires parce qu’elles sont abjectes. Il croit, comme Littré et peut-être même avant Littré, que l’homme vient du singe, et voici ses propres paroles, recueillies par M. Ribot : « Il faut être complètement aveugle, ou entièrement chloroformé par la puanteur judaïque (Schopenhauer déteste les juifs, comme les hommes du théisme qui a précédé le Christianisme sur la terre), pour ne pas voir qu’au fond l’animal est la même chose que nous et qu’il n’en diffère que par accident. » Ailleurs, il se demande ce « que serait l’homme, si la nature, pour faire le dernier pas qui conduit à lui, était partie du chien ou de l’éléphant », — et il se répond sans sourciller (pourquoi sourcillerait-il ?) : — qu’il serait un « chien ou un éléphant intelligent, au lieu d’être un singe intelligent ». Comme la tourbe de tous les athées, comme Goethe, chez lequel il alla valeter, Schopenhauer ne croit qu’à l’immortalité très commode de l’espèce, — ce qui supprime l’immortalité assez gênante de la personne, et, du même coup, la loi morale, qui a pour sanction ce genre d’immortalité.

Il voulut cependant avoir une morale, — une morale indépendante, tout comme les imbéciles de France qui, sans le connaître, ont inventé celle-là. La sienne, qui n’est pas la leur, produit l’effet le plus inattendu à ceux qui savent que cette variété d’athée était, de sentiment et de doctrine, le pessimiste le plus absolu qui ait jamais existé et qui avait inventé cette raison pour que l’homme ne fût pas supérieur au singe : c’est qu’il n’aurait pu résister à l’horreur de la vie… La morale de Schopenhauer, — bien trop philosophe pour ne pas accrocher à la caisse de son système les deux roues d’une esthétique et d’une morale qui devaient le faire mieux rouler, — l’incroyable morale de cet homme qui ne croit pas au devoir : « bon pour des enfants et les peuples dans leur enfance », est, le croira-t-on ? dans la sympathie et dans la pitié. Ici, le quart d’Indou que M. Ribot nous avait annoncé dans ce philosophe composé de quatre morceaux, va apparaître ! Nous allons, comme dit M. Ribot émerveillé, tomber en plein Orient. « Voyons — dit-il, pour expliquer cette apparition, — comment la morale de Schopenhauer se rattache au principe de sa philosophie et comme elle s’en déduit » Et il nous l’explique : « La volonté — continue-t-il — étant, prise en elle-même, un désir aveugle et inconscient de vivre, et s’étant développée dans la nature inorganique, végétale, animale, et arrivant dans l’homme à la conscience claire d’elle-même, il se produit alors un effet merveilleux. L’homme comprend que la réalité est une illusion, la vie une douleur ; que le mieux pour la volonté est de se nier elle-même, car du même coup tombent l’effort et la souffrance qui en est inséparable. Éclairée par la connaissance de ce monde, la volonté cesse son vouloir, ne veut plus vivre, et se libère par le parfait repos. » C’est l’histoire des fakirs aux Indes, qui passent leur vie à se regarder le bout du nez, pendant que les oiseaux font leurs nids et tout ce qu’ils veulent sur leurs têtes immobiles. Pour Schopenhauer, c’est là l’état de la plus haute moralité qu’il y ait sur la terre. Eh bien, c’est de cet état moral supérieur, que n’a jamais connu Schopenhauer qui vivait très bien à l’Hôtel d’Angleterre de Francfort sur-le-Mein, et qui y a même trinqué avec M. Foucher de Careil (un philosophe de France) ; c’est de cet état contemplatif, absorbé, rigide, anéanti, et par conséquent d’indifférence absolue, que Schopenhauer essaye de tirer une incompréhensible sympathie, par un tour de gobelet ou de force que j’appelle, moi, hardiment, une contradiction ! Malgré son respect pour la métaphysique et pour Schopenhauer, M. Ribot trouve cette morale bizarre. M. Ribot est un augure qui ne veut pas rire indécemment de l’augure qu’il a voulu vulgariser, et qui lui paraît un fier homme, car, sans cela, il n’aurait pas pensé à le vulgariser. Mais nous, qui ne sommes point des métaphysiciens par état, à quoi sommes-nous tenus en face de pareilles vésanies échappées à un homme d’esprit qui avait lu Chamfort, qui l’avait quelquefois imité, et que la Métaphysique, — un peu plus abêtissante que l’eau bénite de Pascal, — en lui faisant écrire de pareilles choses, avait, à ce point, abêti ?…

V

C’est l’homme d’esprit de par-dessous toute cette métaphysique que nous aurions voulu voir par-dessus, et malheureusement M. Ribot ne l’y a pas mis. Les mots même qu’il cite de Schopenhauer compromettent l’esprit qu’il lui accorde. Ce que nous aurions voulu, c’est le chamfortiste sur les femmes, sur l’amour, sur la vie réelle, sur le monde, le moraliste plutôt que le métaphysicien, le Français plutôt que l’Allemand, et surtout l’Allemand livré à ses arabesques métaphysiques, aussi vaines que celles du bâton d’un fou dans les airs ! Contrairement à tout ce que croyait Schopenhauer et probablement à tout ce que croit M. Ribot, agrégé de philosophie et docteur ès lettres, la métaphysique, qui n’aboutit jamais qu’à du matérialisme ou de l’idéalisme athée, ou à un scepticisme pire encore, est une science orgueilleuse dont on démontre le néant par la force de ses philosophes… Ils servent à cela. Certes ! Schopenhauer a fait de la métaphysique aussi bien que personne, et, de son propre aveu, il est arrivé, par les sentiers les plus compliqués, les plus redoublés et les plus difficiles, à l’Inconnu d’une indégageable équation. C’était bien la peine de tant marcher ! Il a cru, comme tous les métaphysiciens, que la métaphysique est une science, et non un exercice… et il s’est trouvé semblable à l’enfant qui fait avec un jeu de dominos des constructions superbes, qui toujours s’écroulent… Il ne reste jamais que des dominos ! Beau résultat, après tant d’études, de méditations, de tâtonnements et d’efforts ! Franchement, le Symbole de Nicée ne se donne pas tant de peine pour être plus utile à l’humanité et plus grand !