(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Waterloo, par M. Thiers »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Waterloo, par M. Thiers »

Waterloo,
par M. Thiers

Il s’est écrit depuis des années bien des batailles de Waterloo : il y en a eu de nettes et de patriotiques, de savantes et de passionnées, de fougueuses et de brillantes, de poétiques et de souverainement, j’allais dire d’outrageusement pittoresques. M. Thiers, en venant le dernier, semble devoir clore le concours entre les historiens. Il n’a eu qu’un but, démêler la vérité, toute la vérité, et l’exposer clairement. Ce n’est ni une peinture ni une représentation de la bataille qu’il nous offre, c’est un récit et une explication. Il nous fait comprendre point par point cette campagne de 1815 ; il nous fait toucher du doigt les vraies causes qui ont déjoué le plan le plus habilement et le plus hardiment conçu, et dont l’exécution dans sa première partie, dans sa majeure partie, avait marché, sinon tout à fait à souhait, du moins dans le sens voulu. Il nous montre ce qui a converti tout d’un coup ces succès et une victoire qu’on était tout près d’arracher, en un immense désastre, deuil éternel de notre histoire. J’ai entendu parler dernièrement d’indifférence à ce sujet de Waterloo28 ; cette indifférence, grâce à Dieu ! ne viendra jamais, tant qu’il y aura une vraie France. Mais ce malheur de la patrie, a été assez glorieux, assez couronné d’héroïsme, pour qu’on ne se lasse pas de le considérer, de l’examiner en tous sens jusqu’à ce qu’on en ait l’intelligence tout entière. En suivant aujourd’hui notre historien national dans sa narration explicative, nous tâcherons de lui emprunter aussi quelque chose de sa simplicité. Après les triomphes ou les débauches et le nec plus ultra de la couleur, il n’y a plus qu’à être très-simple.

Napoléon, à l’ouverture de la campagne de 1815, résolu à prendre l’offensive plus conforme à son génie et à celui de son armée, avait l’œil sur la frontière du Nord ; il y voyait Wellington et Blücher déjà prêts et unis, mais non tellement unis, quoique fort rapprochés, qu’on ne pût pénétrer entre eux et les couper dans la ligne même de soudure. Il fallait pour cela dissimuler ses mouvements, de peur de les avertir et de les resserrer à l’instant même. Il y réussit. L’opération par laquelle il rassembla ses corps d’armée, au nombre de 124,000 hommes, derrière la forêt de Beaumont, à quelques lieues de l’ennemi, et d’un ennemi si vigilant, sans que celui-ci parût s’en douter, est universellement admirée comme un chef-d’œuvre de stratégie. Parti de Paris le 12 juin, l’Empereur passait la frontière dans la nuit du 14 au 15, et se portait sur Charleroi. Les troupes étaient merveilleuses d’ardeur. « Les troupes, écrivait le général Foy dans son Journal militaire à la date du 14 juin, éprouvent non du patriotisme, non de l’enthousiasme, mais une véritable rage pour l’Empereur et contre ses ennemis. Nul ne pense à mettre en doute le triomphe de la France. » Mais, dans cette bouillante armée, les chefs, dévoués eux-mêmes et pleins de vigueur, sentant qu’il y allait pour la plupart de leur destinée et qu’ils jouaient le jeu terrible de tout ou rien, n’étaient pas cependant dans un parfait rapport avec le soldat. Tandis que celui-ci était confiant jusqu’à l’exaltation, les chefs avaient, quelques-uns du trouble, d’autres des prévisions et des circonspections inaccoutumées ; ils avaient éprouvé les revers de la fortune et s’en souvenaient. Le soldat ne se sentait plus conduit par eux tout à fait comme autre fois, et il se méfiait d’eux, du moins de quelques-uns. L’Empereur n’avait plus son major-général unique et incomparable, ce Berthier qui était la main souple rapide et sûre de sa pensée. Le maréchal Soult un peu solennel, un peu cérémonieux et embrouillé, n’avait pas dans la communication des ordres la netteté et la prestesse nécessaires. Plus d’un ordre essentiel, adressé pendant cette campagne à des chefs de corps, arriva tard ou n’arriva pas. On s’en aperçut dès le premier jour, dès les premières heures, lorsque l’armée entière s’étant ébranlée à trois heures du matin, Vandamme, une des têtes de colonne les plus importantes, se trouva en retard et manqua au rendez-vous faute d’avoir été prévenu.

L’histoire a relevé dans cette campagne quantité d’incidents minutieux que d’ordinaire elle néglige. Mais ici on a tout recherché et tout mis en ligne de compte pour expliquer le résultat. La véritable question, en effet, qui domine tant de débats et de récits contradictoires, est celle-ci : Napoléon, dans cette campagne de 1815, a-t-il donc été au-dessous de lui-même ? Le merveilleux et rajeuni capitaine de 1814, que son foudroyant retour de l’île d’Elbe avait montré plus présent de génie et de hardiesse que jamais, a-t-il failli et s’est-il ralenti en juin 1815 ? A-t-il eu, comme général, une diminution sensible d’activité, une décadence ? Est-ce à des fautes de sa part qu’il faut attribuer le malheur final ? ou bien a-t-il été égal à lui-même et à son passé, pour le moins égal si l’on considère l’ensemble des difficultés et les menaces de l’avenir ? A-t-il été jusqu’au bout le premier des guerriers par la tête comme par l’épée, et s’est-il retiré, est-il tombé du théâtre de l’histoire dans sa plénitude de génie militaire, et avec le sacre du malheur en plus ? Y a-t-il eu faute, ou seulement fatalité comme on dit, dans l’issue funeste ?

Lafatalité, pour des esprits qui ne se payent pas de vains mots et d’idoles, c’est une suite inévitable de grandes ou petites causes ajoutées et combinées qui peuvent déjouer à la longue la volonté la plus supérieure et tout le génie humain. La fatalité bien analysée, dans cette campagne de 1815, se compose de bien des éléments et de bien des incidents. Et d’abord, comme premier élément, je rappellerai cette sorte de désaccord entre le moral de l’armée et ses chefs, le soldat ayant la disposition à se croire trahi et perdu, du moment qu’il ne voyait pas Napoléon. Un autre élément très-positif de la fatalité, dans ces quatre journées glorieuses et sinistres de juin 1815, ç’a été la lenteur de rédaction et l’ambiguïté de parole du maréchal Soult comme major-général ; — ç’a été la circonspection morale des chefs, toujours braves et plus braves que jamais dans l’action, mais peu confiants désormais en la fortune, et qui, entre deux suppositions possibles, inclinaient toujours pour la plus défavorable, la plus fâcheuse et la plus timide : témoin Ney, Reille, Vandamme, d’Erlon, surtout Grouchy. « Le caractère de plusieurs généraux, a dit Napoléon, avait été détrempé par les événements de 18H ; ils avaient perdu quelque chose de cette audace, de cette résolution et de cette confiance qui leur avaient valu tant de gloire et avaient tant contribué aux succès des campagnes passées. » À tous ces éléments humains de fatalité s’ajouta, la veille du dernier jour, un orage du ciel, un obstacle matériel considérable et imprévu. En temps ordinaire, toutes ces circonstances qu’on énumère avec soin et qu’on relève auraient eu moins d’importance, car toutes n’auraient pas donné à la fois ; l’une, en manquant, aurait corrigé et compensé l’autre ; mais ici tout s’ajouta par l’effet du courant général des idées et des événements. La somme totale de ces fautes ou de ces contretemps est ce qu’on appelle force des choses, fatalité.

Un esprit supérieur y échappe pour son compte, pour ce qui dépend de lui seul, mais n’en triomphe pas dans ce qui l’entoure : Napoléon, dans cette campagne, en fit la douloureuse épreuve.

On a chicané dès les premiers mouvements et on a incidenté sur les moindres mécomptes pour en faire remonter le tort à Napoléon. M. Thiers, avec une lucidité parfaite, remet chaque chose à sa place et ne donne pas aux faits secondaires une portée qu’ils ne méritent pas. Le retard de Vandamme, le premier jour, n’empêcha pas Charleroi d’être enlevé. Ayant traversé Charleroi et arrivé à Gilly, Napoléon, dont la vue se justifiait, et qui avait saisi le point faible de la ligne, le joint entre les Prussiens.et des Anglais, avait intérêt à amener les premiers dans des plaines de Fleurus pour.leur livrer bataille et les rejeter du côté de Namur, d’où ils venaient. Le combat du premier jour ne pouvait être autre chose que ce qu’il fut, une charge à fond, une vigoureuse reconnaissance. Quant aux Anglais, encore dispersés, et qui avaient à venir de Bruxelles et des environs, il suffisait, pour les arrêter, d’envoyer Ney sur la.gauche et de lui faire occuper la position centrale des Quatre-Bras. On avait le temps d’avoir affaire aux Prussiens isolément. Le pian conçu par Napoléon, et qui se rapportait juste à l’état des choses et des armées, telles qu’on les avait devant soi, était en voie d’exécution et de pleine réussite.

Si l’on n’en fit pas plus de premier jour, si l’on ne poussa pasau-delà des bois en avant de Fleurus, il y avait à cela de bonnes raisons, et rien ne périclitait, l’objet principal étant d’attirer le gros de l’armée prussienne à une journée décisive pour le lendemain. Il n’est pas moins vrai, et Napoléon l’a regretté lui-même, qu’il y avait eu des retards fâcheux, et que la nuit survint avant qu’on pût entrer à Fleurus, où il aurait voulu placer son quartier-général.

Les hésitations de Ney à la gauche commencèrent la série des fatalités. Le vaillant maréchal avait-il reçu, dès son arrivée sur le théâtre de la guerre dans l’après-midi du 15, et de là bouche de Napoléon, l’ordre formel de se diriger aux Quatre-Bras et de les occuper au plus vite avant la nuit, pendant que cette position ne pouvait être encore que peu disputée ? Napoléon l’affirme ; M. Thiers montre, par des raisons concluantes, qu’il ne peut en avoir été autrement. Au reste, il ne s’agit pas de charger en rien Ney, le brave des braves, mais d’expliquer la suite des faux pas, des malentendus dont un ou deux, ou trois encore, eussent été réparables, mais qui, en s’ajoutant tous, en s’accumulant opiniâtrement et sans relâche jusqu’à la fin, comblèrent la mesure et firent mentir dans ses calculs les plus profonds et les plus justes le génie moderne des combats.

Ney, à peine arrivé et immédiatement mis à la tête de son corps d’armée, crut avoir, besoin de quelques heures pour se reconnaître, pour prendre idée des troupes qu’il commandait : la lenteur à attaquer dans la soirée du 15 pouvait se réparer aisément le lendemain. L’Empereur y comptait bien ; aussi ne lui fit-il aucun reproche quand il le revit à Charleroi, où le maréchal revint de sa personne vers minuit. Mais le lendemain 16, dans la matinée, il y eut de nouvelles lenteurs, de plus graves incertitudes. Napoléon prêt à monter à cheval pour aller reconnaître la plaine de Fleurus, destinée à la bataille du jour, recommandait expressément à Ney par une lettre détaillée d’occuper fortement les Quatre-Bras, de se porter même un peu en avant, et cependant de n’engager pas trop la cavalerie légère de la garde ni même les cuirassiers de Valmy, de tenir une de ses divisions à droite, afin d’être en état de se rabattre au besoin sur Fleurus et d’aider au succès définitif de la journée. La lettre portée par un des aides de camp de l’Empereur, M. de Flahaut, arriva… À quelle heure précise ? M. Thiers montre que la difficulté n’est pas là, et que la lettre fut rendue bien à temps dans la matinée (avant onze heures). Mais ce que nous venons de mettre sur le compte de la fatalité ou de la force aveugle des choses commençait à se produire. Par exemple : le général Reille laissé à la droite de Ney, recevant par M. de Flahaut, qui le vit en passant, un premier ordre de se porter sur Frasnes, c’est-à-dire vers Ney son chef immédiat, raisonna et attendit un second ordre plus formel. Ce général, qui connaissait les Anglais pour les avoir combattus si vaillamment en Espagne, appréciait leur force, leur solidité, et, les supposant déjà massés en grand nombre aux Quatre-Bras, apprenant d’ailleurs par un des plus braves officiers de l’armée le mouvement général des Prussiens vers Fleurus, estima qu’il y aurait péril à avoir les Anglais devant soi aux Quatre-Bras et les Prussiens à dos ; mais ce retard même allait créer le danger aux Quatre-Bras, où les Anglais, assez faibles jusqu’à midi, convergeaient de toutes parts et se renforçaient à vue d’œil. Ney attendait donc pour agir le corps de Reille, et, sur son ordre pressant, il ne vit arriver en premier lieu que Reille lui-même en personne, dont les divisions ne se mirent en mouvement pour rejoindre qu’un peu plus tard, et dont les conseils prudents, les remarques à l’égard des Anglais et du caractère particulier de leurs troupes, ne laissaient pas de lui donner à penser. Ce grand et magnifique guerrier, un lion quand il était dans la fournaise, n’avait toute sa netteté de décision qu’au milieu du feu, et encore seulement pour l’horizon actuel qu’il embrassait du regard. Ce jour-là pourtant, le héros en lui commençait à sentir qu’il avait trop différé. À deux heures et demie, le canon de Fleurus et de Ugny se faisait entendre ; Napoléon engageait sa bataille, et, malgré ses ordres réitérés depuis la veille, rien du côté de Ney ne lui annonçait encore que l’action fût engagée aux Quatre-Bras.

Mais Napoléon lui-même ne commençait-il pas trop tard sajournée, et n’avait-il point perdu de temps en demeurant à Charleroi jusqu’à près de onze heures du matin ? M. Thiers discute cette critique et la fait évanouir. En ces longs jours de juin, ne l’oublions pas, la nuit ne commence que vers neuf heures, et l’on avait toute latitude pour opérer. La lenteur fâcheuse aux Quatre-Bras n’avait nul inconvénient à Ligny. Ces heures du matin étaient nécessaires pour rassembler nos troupes, pour les amener de bien des points sur le terrain prévu, pour y laisser déboucher les Prussiens eux-mêmes, dont l’ardeur servait nos desseins. Napoléon, quoique ne se portant pas bien en ce moment, était resté dix-huit heures à cheval le 45, n’avait pris que trois heures de sommeil, s’était levé le 16 presque avec le jour, avait donné et dicté ses ordres, et se remettait à cheval pour y rester dix-huit heures encore. C’était bien là toujours le Napoléon de 1814 ; ce n’est pas un Napoléon amolli.

Ligny, une des terribles batailles du siècle et qui ne put être éclipsée que par Waterloo, Ligny fut une vraie victoire : c’eût été une victoire décisive sans un concours de circonstances dont une seule pourtant fut capitale, selon M. Thiers. Il s’agit de d’Erlon et de son corps d’armée qui flotta, durant toute faction, des Quatre-Bras à Fleurus et de Fleuras aux Quatre-Bras, d’une bataille à l’autre, espèce de Juif errant qui marcha toujours sans arriver jamais. Ce phénomène de guerre des plus singuliers est expliqué par l’historien à l’entière et triste satisfaction du lecteur.

Les Prussiensrangés, échelonnés le long du ruisseau de Ligny bordé de saules et de peupliers, et occupant le terrain en talus qui s’élevait en amphithéâtre sur le flanc de la chaussée de Namur à Bruxelles qu’ils voulaient défendre, présentaient une position défensive formidable et presque impossible à emporter de front. Aussi que d’efforts, que de prodiges d’énergie et de fureur, que d’héroïsme dépensé dans ces trois villages de Saint-Amand ; traversés par le sinueux et sanglant ruisseau ! « Nous jasions l’ennemi, et il nous usait. » Æquabat mutua Mavors funera, comme disaient les anciens Épiques. Le vieux et brave Friant, ce modèle des divisionnaires dans la main de l’Empereur, en avait, jugé avec son coup d’œil exercé : « Sire, nous ne « viendrons jamais à bout de ces gens-là, si vous ne les « prenez à revers, au moyen de l’un des corps dont « vous disposez. » — « Sois tranquille », lui répondit Napoléon ; « j’ai ordonné ce mouvement trois fois, et « je vais l’ordonner une quatrième. » C’était le corps de d’Erlon que Napoléon avait demandé à Ney dès trois heures un quart ; un ordre rédigé par le maréchal. Soult, emporté par M. de Forbin-Janson, disait au maréchal Ney : « Monsieur le maréchal, l’engagement que je vous avais annoncé est ici très prononcé. L’Empereur me charge de vous dire que vous devez manœuvrer sur-le-champ de manière à envelopper la droite de l’ennemi et tomber à bras raccourci sur ses derrières. L’armée prussienne est perdue si vous agissez vigoureusement : le sort de la France est entre vos mains ! » À bien lire cet ordre et à tout peser, il était évident que ce qui se faisait aux Quatre-Bras et qui aurait dû être décisif si on s’y était pris de ce côté à temps, ne devenait plus que secondaire ; que l’important était Fleurus, que le succès y dépendait d’une manœuvre, d’une attaque à revers contre les Prussiens, que le sort de la France se décidait là, et qu’il y fallait peser à tout prix. Et cependant d’Erlon n’arrivait pas. Peut-être eût-il fallu le dire plus, nettement encore, le demander expressément à Ney, et un major-général plus rompu au métier aurait appelé les gens et les corps par leur nom.

Oh ! le mot propre ! on en voit futilité. Une phrase de moins, et un nom de plus ; et l’ordre devenait clair comme le jour, sans plus prêter à aucune ambiguïté.

Ney tout bouillant, recevant cet ordre, ne le prit pas dans son sens le plus naturel et l’interpréta. Il crut qu’on lui demandait un suprême effort aux Quatre-Bras contre les Anglais, pour pouvoir ensuite, apparemment, se porter sur les derrières de l’autre ennemi, les Prussiens, et, au lieu de ralentir son action et de se borner, comme il le fit plus tard à la fin de la journée et après des prodiges de valeur perdue, à une solide défensive, il songea à ramasser ses forces pour porter un rude coup devant lui ; dans cette préoccupation unique et absolue, il envoya dire à d’Erlon, à ce même chef qu’un ordre de l’Empereur remis par Labédoyère dirigeait en ce moment vers le moulin de Bry, à dos de l’armée prussienne, de revenir en toute hâte aux Quatre-Bras : c’était un contresens. Mais Ney comprit si bien de cette manière l’ordre émané du major-général que, dans son héroïque fureur, appelant le comte de Valmy, dont il avait fait approcher une brigade, il lui dit, en répétant le mot qui lui montait à la tête : « Général, le sort de la France est entre vos mains. »

D’Erlon, recevant l’ordre de Ney en contradiction avec celui de Napoléon, ne prit point le parti qu’en d’autres temps de confiance et d’orgueil il aurait certainement adopté. Il crut à un danger extrême de Ney, et conjurer un désastre lui parut plus important que de décider ou de compléter une victoire. Il obéit donc à Ney, son chef immédiat, n’osant plus se fier aveuglément à Napoléon et à son étoile, à César et à sa fortune. Ses soldats, eux, qui y croyaient toujours, se voyant promenés incessamment d’une canonnade à l’autre, frémissaient de se sentir inutiles. Pour lui, prenant en fin de compte un demi-parti, il se contenta d’envoyer dans la direction de Bry une seule de ses divisions (Durutte), qui, dès lors, n’atteignit le but qu’en tâtonnant et sans servir à autre chose, la journée finie, qu’à précipiter la retraite des Prussiens ; et lui-même il arriva à Frasnes sur les derrières de Ney, trop tard, et quand il n’y avait plus à agir.

Cependant sa marche, si inutile pour le moins, avait même été nuisible un instant. Car, avant de rétrograder vers Ney, et lorsqu’il était en marche sur Bry, vers cinq heures, aperçu de loin par Vandamme et mal reconnu par l’un des officiers de ce dernier général, il avait donné des inquiétudes aux nôtres à un moment décisif, et avait contribué à suspendre un mouvement victorieux jusqu’à ce qu’on fut revenu d’une première erreur ; on y perdit près de deux heures bien précieuses. Vandamme était devenu circonspect depuis Kulm, et, même dans son intrépidité habituelle, il regardait désormais à deux fois derrière lui. Tout à l’heure, c’était Reille qui y regardait à deux fois devant lui, depuis Vittoria. Les imaginations de ces vaillants hommes s’étaient rembrunies.

On voit l’ensemble descontretemps, et, si l’on osait parler ainsi en telle matière, des guignons, des méprises, auxquels on avait déjà affaire. Napoléon les conjura encore par son génie à Fleurus ; et, voyant sa grande combinaison première, celle qui consistait à tourner les Prussiens, se faire attendre ou échouer, il en improvisa à l’instant une autre. « Tiens-toi tranquille, disait-il à Friant qui s’inquiétait, il n’y a pas qu’une seule manière de gagner une bataille. » Se portant, en effet, vers Ligny, à un endroit où le ruisseau fait coude, et d’où l’on apercevait, à travers une éclaircie d’arbrés, les corps prussiens échelonnés, il les prit en écharpe par du canon, et bientôt, dépassant Ligny même, il les fit attaquer à revers par sa garde. C’est ce dernier mouvement suspendu par suite de l’erreur de Vandamme, mais repris aussitôt l’erreur éclaircie, qui décida le succès de la journée. L’armée ennemie, coupée en deux, n’avait plus qu’à se retirer en toute hâte ;

J’abrège et j’étrangle à regret de larges et lucides récits, dans lesquels, au milieu même de parties menaçantes et sombres, un rayon circule encore. J’en voudrais du moins résumer l’impression, la conclusion si nette : le malheur de la journée de Ligny, son moindre succès fut dans l’inaction et l’inutilité de d’Erlon, pas ailleurs ; le reste était secondaire. Mais même avec cette fatale malencontre qui ôtait sa portée et ses ailes à la victoire, tout était bien encore ; tout dans le plan du grand capitaine se pouvait réparer et continuer à souhait, si la fortune ne nous réservait pas, à un second et plus formidable Ligny, un second et plus grave incident d’Erlon.

Et qu’on ne trouve pas que c’est après bien desannées revenir et s’appesantir à l’excès sur des faits accomplis, user son attention à la recherche de causes dont l’effet s’est dès longtemps épuisé. La curiosité, ici, est de la piété, du patriotisme. Tant qu’il y aura une France, l’âme de la France sera contemporaine de ces douloureuses journées. La consolation qu’il y a à se dire qu’on a été surtout vaincu par la fatalité, et à s’en rendre raison, n’est pas une consolation puérile et vaine. Qu’il ne vienne jamais le jour où les générations renouvelées, fussent-elles dans la prospérité de la civilisation et de la paix perpétuelle, ne paraîtraient plus que froides et indifférentes à ce qui a remué et déchiré les entrailles de la patrie, en ces années connues et senties de nous, années de deuil immense, d’immortelle grandeur ! Hommes, soyons ouverts à tous les sentiments d’humanité, de communication facile et libre, et, s’il se peut, fraternelle : nation, gardons intègre le nerf des nations.