(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVII. Mémoires du duc de Luynes, publiés par MM. Dussieux et Soulier » pp. 355-368
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVII. Mémoires du duc de Luynes, publiés par MM. Dussieux et Soulier » pp. 355-368

XVII. Mémoires du duc de Luynes,
publiés par MM. Dussieux et Soulier

I

Je suis trop Français pour ne pas aimer la plaisanterie ; mais une plaisanterie, qui ne fait pas rire, est affreuse… En voici une que je dénonce à tous ! Il vient de paraître à la librairie des Didot quatre volumes d’une publication, matériellement très soignée. Cette publication, chez un libraire, historique par le nom, porte un autre nom historique. Elle s’appelle les Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV. Les Mémoires d’un duc de Luynes publiés par Didot, ce doit être là une chose grave, d’un intérêt élevé… au moins un bon livre. Ces Mémoires du duc de Luynes sont des papiers de famille comme ceux du duc de Saint-Simon, cette immense trouvaille historique qui a donné à la France un homme de génie de plus, un homme de génie aussi inconnu jusque-là qu’un crapaud dans un caillou !

En les publiant, ces nouveaux mémoires, comme on a dû penser aux célèbres Mémoires de Saint-Simon, et comme on s’est dit qu’il était possible, non d’en recommencer, mais d’en escompter, encore une fois, le succès ! Pour leur donner vis-à-vis du public plus de solidité et de consistance et piper le bruit, on a écrit au frontispice de ces Mémoires cette ligne majestueuse : « Publiés sous le patronage (on a oublié le mot haut) de M. le duc de Luynes (ce qui fait deux ducs), par MM. Dussieux et Soulié » (ce qui fait deux éditeurs) !… Certes, voilà le cas de dire le vieux mot que j’aime « toutes les herbes de la Saint-Jean » y sont, n’est-ce pas ?… Les quatre volumes, qui doivent être suivis de huit autres, à ce qu’il paraît, sont des in-8º de 500 pages, à larges marges, d’une distinction qui fait honneur à la maison Didot, et pour que tout en attire l’acheteur, la couverture satinée est d’un vert charmant et tendre — la couleur de l’espérance : — mais, hélas ! c’est ici l’espérance trompée !

Les Saint-Simon ne se retrouvent pas dans les premiers coins venus d’un vieux secrétaire de famille. Il y a duc et duc ! Le duc de Saint-Simon, cet oisif ambitieux et superbe, à qui les événements firent manquer le pouvoir (heureusement !), est à présent le Tacite que la France n’avait pas ; le Tacite aristocratique de la monarchie qui a tué l’aristocratie en l’étranglant doucement, sans lui faire le moindre mal, entre deux portes de l’Œil-de-bœuf, avec un cordon du Saint-Esprit, car il n’y a pas que le Grand-Turc qui ait jamais envoyé aux gens le cordon ! Sultan Louis XIV ne s’en est pas plus privé que sultan Mustapha. Pour en revenir à Saint-Simon, le pauvre homme, qui était un diable d’homme, voulait être ministre. Il creva toute sa vie de ce désir contrarié. Il aurait fait probablement le plus détestable des ministres, et il fut, sans même s’en douter, le plus magnifique peintre d’histoire. J’ai dit un Tacite : je n’en rabattrai rien. Il n’a pas, il est vrai, la correction de Tacite, cette perfection dans la langue écrite et profondément gouvernée du Romain, qui gouvernait son style comme il eût gouverné le monde. Mais il n’en est que meilleur dans son genre. Incorrect, il est mieux ainsi le peintre de cette aristocratie dédaigneuse des lettres, et dont on disait qu’elle savait tout sans avoir jamais rien appris !

L’expression de Saint-Simon semble pétiller de plus de génie naturel, de plus de génie de naissance, à travers son incorrection, insoucieuse et hardie ! C’est le trait que ce peintre de l’aristocratie devait avoir et qui l’achève ! Sans Saint-Simon, nous n’aurions jamais vraiment connu le siècle de Louis XIV. Nous n’aurions eu que la grisaille sans profondeur de Voltaire, mais la clef de ces hiéroglyphes d’étiquette, de ce monde olympien de Versailles, nous ne l’aurions point eue sans Saint-Simon, et ce monde, incompréhensible à l’esprit moderne, fût resté éternellement une lettre morte pour nos descendants !

Malheureusement, quand on a goûté à un homme de génie, on trouve que c’est si bon qu’on imagine en retrouver partout la saveur. Parce qu’il y a eu un Saint-Simon qui a fait des mémoires sublimes, voilà que la folie des mémoires prend toutes les têtes et qu’on les croit tous sublimes, de cela seul qu’ils sont des mémoires ! Aussi, après Saint-Simon, patraflas ! nous avons eu Dangeau ! Après le peintre éclatant, amer et profond, nous avons eu le daguerréotype qui a daguerréotypé des riens ! Après le Tuffière de génie, nous avons eu le Jocrisse du talon rouge. Dandin, Dadais, Dindon, Dangeau, comme cela se ressemble ! Et comme nous nous serions moqués de Dangeau dans un autre temps ! Dangeau n’a donné de plaisir sérieux qu’aux ennemis de la vieille monarchie française qui l’ont vue, exactement reproduite, par ce sot compromettant, dans les dernières révérences qu’elle ait faites, dans les derniers menuets qu’elle ait dansés !

Rappelez-vous Stendhal et sa joie cruelle quand parut la première édition de ce Dangeau, qu’on a complété depuis, et dont on nous donnera tout. Il y en a peut-être encore ! Écorce de citron qu’on presse, mais qui n’a pas le vif du citron. Dangeau est le niais qui a le point d’honneur de l’exactitude. Seulement, au milieu des platitudes, scrupuleusement épinglées de ses Mémoires, il y a la grande figure de Louis XIV, soleil couchant qu’on aperçoit à travers les atomes de toute cette vile poussière qu’il dore ! La grande figure de Louis XIV, après sa mort, fait à Dangeau cette faveur dernière, de donner de l’importance à des Mémoires que sans lui on ne lirait pas. De son vivant, il avait décoré de son Saint-Esprit cette poitrine vide. Eh bien ! il l’a mis aussi, après sa mort, son Saint-Esprit, sur ces Mémoires, aussi vides qu’elle. Ôtez Louis XIV des Mémoires de Dangeau, vous n’avez plus que les Mémoires du duc de Luynes, car le duc de Luynes, ce n’est, de fait, qu’un Dangeau, mais qui n’a pas de Louis XIV !

Mon Dieu ! oui ! Rien de plus ! Un Dangeau sans Louis XIV, voilà le duc de Luynes, dont on publie aujourd’hui les Mémoires. Ces mémoires qu’il a écrits, jour par jour, comme Dangeau écrivait les siens, ont un détail encore plus aminci peut-être que le détail déjà si mince des Mémoires de Dangeau !

L’influence de la grande personnalité royale qui drape jusqu’à la garde-robe de ce grand Lama de Louis XIV, n’existant plus sous Louis XV, qui n’a de son grand-père que la manière de mettre son chapeau, non devant l’Europe, mais dans les petits cabinets, il se trouve que tel fait, qui paraissait étrange dans l’histoire de l’un, devient ridicule et insupportable dans l’histoire de l’autre ; et c’est ainsi que le duc de Luynes, valant plus peut-être personnellement que Dangeau, est très au-dessous de lui dans ses Mémoires. Il est encore plus inutile, car Dangeau lui-même n’était d’aucune nécessité pour l’histoire et le monde pouvait se passer très bien de sa rapsodie.

D’étiquette, de carreau, de tabouret, de bonnet, de bougeoir, de façon de donner la chemise, de toutes ces chinoiseries dignes de Pékin, et qui sont le revers de la cour de Louis XIV, nous en avions assez déjà dans les Mémoires de Saint-Simon, qui ne nous les épargne pas ; car il y croyait comme un dévot croit à son culte ! C’était bien suffisant, et Dangeau n’aurait jamais paru, que l’histoire n’eût pas été volée. Après Saint-Simon, il n’est qu’un pléonasme. Mais alors que va devenir, s’il en est ainsi, le duc de Luynes ? Et qu’est-ce pour un homme, en fait d’importance, que d’être une doublure de Dangeau, un Dangeau de Dangeau ?…

II

Franchement, c’est à ne pas y croire, qu’une telle publication, on ne sait pourquoi de douze volumes qui, si j’en juge par les quatre — que je viens de lire avec le soin et l’attention qu’on met à étudier les insectes… lorsqu’on les aime, — ne contiennent pas douze pages, et peut-être douze lignes de renseignement véritablement nouveau et historique ! Juger douze volumes par quatre paraîtra peut-être bien léger aux esprits graves ; mais je les supplie de remarquer que ce n’est pas du tout le texte, en soi, de ces quatre volumes publiés qui me fait induire le texte des huit qui vont suivre, c’est quelque chose d’un peu plus profond. C’est la connaissance que j’ai acquise (hélas ! à mes dépens) de la manière constitutive de voir les choses de celui qui les a écrites. Selon moi, il est évident qu’il n’y a place que pour des atomes dans cet œil, mal conformé pour recevoir l’image des choses grandes, et qu’il lui serait impossible de voir autrement qu’il n’a commencé.

En ces quatre volumes, en effet, qu’on nous donne aujourd’hui, sous prétexte d’accroissements pour l’histoire, l’histoire dont les éditeurs se réclament, n’est jamais conçue que comme pourraient la concevoir ou un tapissier, ou un huissier, ou un maître à danser, ou un valet de chambre. Le tapissier, qui n’a pas de secret, nous y dit tout, jusqu’au dessous des carreaux et la place, sans mystère, des garde-robes. L’huissier ne nous fait pas grâce d’une entrée ou d’une sortie. Le maître à danser compte les pas et décrit les révérences de droite à gauche ou de gauche à droite, en avant, en arrière et sur les côtés, et le valet de chambre, qui croit sans douté qu’il n’y a que des corps glorieux à la cour, nous fait le détail des panades du cardinal de Fleury et des coliques du roi, eu termes qu’un écrivain moins royaliste est embarrassé d’indiquer. Voilà le fond de ces Mémoires ! Hors les faits appartenant aux quatre catégories que je viens de signaler, il n’y a absolument rien, pas même le hasard d’un document, pas même (ce qui est bien plus singulier, car enfin nous sommes à la cour de France !) le hasard d’un mot spirituel !

Lorsque le duc de Luynes, qui rapporte tout cela très correctement, avec la répétition d’une exactitude infatigable, lorsque le duc de Luynes écrivait de telles choses, il pouvait, en sa qualité de grand seigneur, parfaitement myope et naturellement fat, qui croyait la monarchie éternelle, se dire qu’il faisait là l’éducation de ses enfants, et qu’ils trouveraient dans ces récits paternels du goût, du parfum et de l’instruction, — l’instruction de ce singulier état de grand seigneur, tel qu’on l’entendait à Versailles, — et qu’ainsi, cela pouvait être utile, mais à présent et pour nous, à quoi cela est-il bon ?…

Lui, le duc de Luynes, je le veux bien, il pouvait croire, toujours en sa qualité de grand seigneur, qui veut que ses enfants vivent comme lui, faire acte de vertu prévoyante en leur apprenant les détails inouïs qu’il leur rapporte : mais c’était là une affaire de famille, et d’entre soi, qui devait mourir et s’engloutir avec la famille. Ce n’était pas là une affaire d’histoire sérieuse et de publicité. Aussi, quand nous, venus longtemps après tous les effacements de la révolution française, nous ne lisons le duc de Luynes, qui n’était pas un écrivain, qu’à cause de son nom qui dit le rang qu’il tint et celui de son petit-fils, qui autorise la publication de ses mémoires, et quand nous ne trouvons à la place des choses qu’il pouvait savoir en raison même de son rang, que les vieilles inanités déjà connues, certes, nous avons le droit de dire que nous sommes, qu’on me passe le mot : attrapés !

Oui, c’est cette désagréable sensation d’être attrapé qui vous saisit après avoir lu ces Mémoires, et ce n’est pas tout, on se demande, sans pouvoir se répondre, au profit de qui on a été si complètement attrapé. Ce n’est pas certainement au profit de ce pauvre duc de Luynes qui veut être un Dangeau et qui rate, ni à celui de son descendant, M. le duc de Luynes actuel, le patron de MM. Dussieux et Soulié, un homme d’esprit, dit-on, mais que trop de piété filiale aura aveuglé. Ce n’est pas davantage au profit de ces MM. Dussieux et Soulié, victimes du patronage qui les éclipse, en couvrant d’un nom trop brillant leur obscurité.

Du moins, en ces quatre volumes, MM. Soulié et Dussieux n’ont prouvé nulle part qu’ils ont le talent qui regimbe contre l’obscurité… Enfin, ce n’est même pas non plus au profit de M. Didot, lequel n’a pas besoin du placement de ces douze volumes pour faire d’excellentes affaires et avoir une bonne librairie, de M. Didot, le dernier conspirateur de cette conspiration à quatre contre le public à qui on tend, sous prétexte historique, cet affreux piège à ennui, dans lequel la Critique ne doit pas souffrir que ceux qui lisent encore se prennent.

Et si ce n’est ni au profit général de l’histoire, ni au profit particulier de personne que cette publication est faite, est-ce au moins au profit d’une idée ? Est-ce dans l’intérêt d’un parti ? Est-ce à l’honneur d’une société ?… Je n’ai point l’avantage de connaître M. le duc de Luynes actuel ; mais si, avec son nom, il est royaliste, comment donc n’a-t-il pas senti que c’est un crime en royalisme que de publier des mémoires comme ceux dont il autorise la publication, et où la royauté est montrée périssant dans les vanités d’une étiquette imbécile !

Comment n’a-t-il pas senti que recommencer sans y être forcé, le pistolet sur la gorge, le détail écœurant (et connu d’ailleurs) de ces cérémonies de pantins, dans lesquelles s’abêtissaient et s’abolissaient les hommes, de 1739 à 1780, c’était inspirer ce mépris pour la monarchie que nous avons vraiment trop reproché à Chateaubriand, qui avait vu la fin de cette monarchie décadente, établie par le fils de Robert le Fort, et mourant d’un baisemain, comme le Bas-Empire.

Et, en effet, c’est surtout lorsque l’on aime les monarchies qu’on souffre, en lisant de pareilles histoires, et que l’on comprend que Dieu qui, lui aussi, les aime, les châtie, et précisément de ce châtiment spirituel et antithétique qui un jour tua jusqu’à la politesse sous la grossièreté, chez une nation livrée aux plus ineptes révérences, et, correction d’un excès par un autre excès ! condamna pendant quelque temps au bonnet rouge, à la carmagnole et aux pataquès, cette société toute de soie et de beau langage, mais où l’homme manquait par-dessous !

III

Car c’est là le côté sérieux mais terrible de ces recueils de futilités, — de ces vains et tristes livres dans lesquels on nous rapporte avec une importance, maintenant grotesque, la façon dont les classes qui pouvaient tout et qu’on appelle l’ancien régime, passèrent leurs dernières heures en France ! Le côté sérieux et terrible de cet entassement de babioles, de sottises et d’inanités, c’est l’intense mépris qu’il fait jaillir des cœurs et dont tout le monde est éclaboussé ! Tenez, voyez plutôt ! Ce n’est pas le premier venu parmi les grands seigneurs que ce duc de Luynes, l’auteur des Mémoires d’aujourd’hui. Il était plus cultivé qu’on ne l’était parmi les seigneurs de son temps. Il sait faire une phrase, si toutefois on ne la lui a pas refaite ! Il n’a pas la sottise de paon de Dangeau, et, cependant, le malheureux ! il passe toute sa vie à nous raconter gravement… quoi ?… ce que c’était que draper, — que jeter l’eau bénite, — que souper dans les petits appartements, etc., etc., et à mettre péniblement, en faisant d’effroyables efforts de mémoire, des noms propres et des dates à toutes ces pauvres notions. La solennité de son récit est digne de l’histoire de ces sortes de choses ; mais son honnêteté d’historien est bien plus comique encore que sa solennité, et c’est toujours un malheur que l’honnêteté puisse être comique !

Voulez-vous la preuve de cette honnêteté, compromise par le rire qu’elle fait naître ? Dans le premier des quatre volumes publiés, le duc de Luynes rapporte (p. 99) que le roi envoya Mlle de Clermont jeter l’eau bénite à la princesse de Condé, et après avoir décrit la cérémonie, queue de robe par queue de robe, et tabouret par tabouret, voilà qu’un scrupule prend tout à coup notre homme : « Mlle de Clermont, dit-il, se mit dans le fauteuil, l’exempt derrière elle et Mlle La Roche-sur-Yon s’assit à gauche sur un pliant, à ce que l’on croit !!! » À ce que l’on croit ! ô l’honnête homme ! Il n’en est pas sûr. « Du moins cela devait être », ajoute-t-il pour se calmer. Mais le à ce qu’on croit ! n’en est pas moins superbe dans son incertitude consciencieuse ! Il y aura peut-être un jour dans la famille de Luynes quelqu’un qui osera prendre sur sa tête — une tête de génie… — de répondre à cette grande question !

Seulement, et quoi qu’il en puisse être, en présence de faits pareils, ramassés avec une telle loyauté, on se demande le compte des pensées qui passèrent, durant toute sa vie, par l’esprit de l’homme qui ramassait ces faits et tellement s’en préoccupait ? Et si nous disons, nous, chrétiens, qu’un jour nous aurons à répondre devant Dieu de nos actions et paroles oiseuses, nous demandons ce que ceux-là qui étaient nés et faits pour gouverner les hommes et qui passèrent ainsi toute leur vie dans des méditations ou des souvenirs de maîtres à danser, répondront, en attendant le jugement de Dieu, devant l’histoire… ?

En attendant, du reste, ils ne l’ont point écrite. Ce n’est pas de l’histoire que toutes ces misères. L’amour des faits nous a-t-il donc fait tomber si bas que nous nous intéressions à des choses aussi insignifiantes, et, lâchons le mot ! aussi bêtes ?… Parmi toutes les descriptions de ces infiniment petites choses déjà décrites tant de fois, le critique du fin et du subtil, qui voit la veine de l’agrément où elle n’est perceptible pour personne, M. Sainte-Beuve, d’un si spécial génie, n’a pu tirer pourtant (c’est significatif) que deux anecdotes de ces quatre immenses volumes, dont l’une, je crois, sur Louis XIV, qui, ennuyé du joug qu’il faisait porter aux autres et à lui-même, jetait parfois, pour se divertir, des oranges à la tête des dames, à souper, lesquelles lui envoyaient des pommes et parfois même des salades avec leur huile ; gaminerie piquante par son contraste avec la pose éternelle du grand roi ! Quant à ce qui est des renseignements, M. Sainte-Beuve trouve dans le duc de Luynes la complète certitude qu’il fut un temps où l’on dînait le chapeau sur la tête. Voyez-vous cela ! On s’en doutait bien un peu (les madrés), depuis le dîner de Boileau.

Mais notre campagnard relevant sa moustache
Et son feutre, à longs poils, ombragé d’un panache,

Mais on n’en était pas très sûr.

C’est des renseignements de cette force qu’on peut trouver en cherchant bien, dans ces Mémoires du duc de Luynes. Quant à moi, qui leur suis moins favorable que M. Sainte-Beuve, je pourrais bien ajouter, pour être juste, aux deux anecdotes qu’il en extrait à si grand’peine, une troisième que j’aime, parce qu’elle peint bien cette fière aristocratie française, telle qu’elle était avant qu’elle se fût enversaillée, comme disait le vieux Mirabeau, et qu’on lui eût mis autour du cou le collier de chien de l’étiquette :

« En 1674, à la bataille de Senef, dit le duc, tous les officiers des chevau-légers ayant été tués ou mis hors de combat, M. le Prince (le grand Condé) vint à eux et leur dit : “Vous êtes autant d’officiers et vous n’avez besoin d’aucun, mais je vais charger à votre tête” Il sortit un chevau-léger du rang, qui lui dit : “Monseigneur, vous pouvez n’être pas en peine de nous. Nous ferons aussi bien sans officiers. Je vous réponds de tous.” M. le Prince ayant su qu’il était le plus ancien, lui dit : “Monsieur, je vous ferais tort si je ne vous laissais pas le commandement de la troupe, et je me retire.” Effectivement, le chevau-léger, à la tête de la troupe, battit encore les ennemis. »

Certes, c’est charmant d’héroïsme ; c’était perdu, et puisque cela est retrouvé, c’est nouveau. Mais c’est le tout. Deux et une font trois ! Trois anecdotes, de dix lignes chacune, pour justifier une publication de quatre volumes in-8º de 500 pages ! Réellement cela ne justifie pas. N’est-ce pas là un abus de famille ou de librairie ? N’est-ce pas là encombrer le marché d’une production sans valeur ? Et la Critique littéraire n’a-t-elle pas le droit de s’opposer, du moins, à ce qu’on encombre ainsi l’histoire, de redites usées et inutiles ? Les Mémoires du duc de Luynes, qui n’a jamais su observer et qui n’est qu’une espèce de perroquet héraldique, ne sont guère bons qu’à mettre au cabinet du Misanthrope ; stériles paperasses ! Or, l’histoire, pour être l’histoire, ne doit jamais paperasser.