Chapitre III.
Le lien des caractères généraux ou la raison explicative des choses
Sommaire.
§ I. — Nature de l’intermédiaire explicatif.
I. En plusieurs cas, la liaison de deux données est expliquée. — Ce qu’on demande par le mot pourquoi. — Donnée intermédiaire et explicative qui, étant liée à la première et à la seconde, lie la seconde à la première. — Prémisses, conclusion, raisonnement.
II. Propositions dans lesquelles la première donnée est un individu. — Exemples. — En ce cas, l’intermédiaire est un caractère plus général que l’individu et compris en lui. — Propositions dans lesquelles la première donnée est une chose générale. — Ce cas est celui des lois. — L’intermédiaire est alors la raison de la loi. — Découvertes successives qui ont démêlé la raison de la chute des corps. — Ici encore l’intermédiaire explicatif est un caractère plus général et plus — abstrait inclus dans la première donnée de la loi. — Hypothèse actuelle des physiciens sur la raison explicative de la gravitation. — Même conclusion.
III. Lois dans lesquelles l’intermédiaire explicatif est un caractère passager communiqué à l’antécédent par ses alentours. — Loi qui lie la sensation de son à la vibration transmise d’un corps extérieur. — Même conclusion que dans le cas précédent. — L’intermédiaire est alors une série de caractères généraux successifs.
IV. Lois où l’intermédiaire est une somme de caractères généraux simultanés. — De la composition des causes. — Loi du mouvement d’une planète. — Lois où la première donnée est une somme de données séparables. — Exemples en arithmétique et en géométrie. — En ce cas, l’intermédiaire est un caractère général répété dans tous les éléments de la première donnée. — Exemple en zoologie. — Loi de la connexion des organes. — L’intermédiaire répété dans chaque organe est la propriété d’être utile. — Ces sortes d’intermédiaires sont les plus instructifs. — Résumé. — La raison explicative d’une loi est un caractère général intermédiaire, simple ou multiple, inclus directement ou indirectement dans la première donnée de la loi.
V. De l’explication et de la démonstration. — La première donnée contient l’intermédiaire qui contient la seconde donnée. — De là trois propositions liées. — Ordre de ces propositions. — En quoi consiste le syllogisme scientifique.
§ II. — Méthodes pour trouver l’intermédiaire explicatif.
I. L’emplacement et les caractères démêlés dans l’intermédiaire donnent le moyen de le trouver. — Méthode dans les sciences de construction. — Avantages qu’elles ont sur les sciences d’expérience. — L’intermédiaire est toujours inclus dans la définition de la première donnée de la loi. — On peut toujours l’en tirer par analyse. — Exemple, la démonstration des axiomes. — Autres exemples. — Théorème de l’égalité des côtés opposés du parallélogramme. — Emboîtement des intermédiaires. — En quoi consistent le talent et le travail du géomètre. — Marche qu’il suit dans ses constructions. — Les composés plus complexes ont des facteurs plus simples. — Les propriétés de ces facteurs plus simples sont les intermédiaires par lesquels les composés plus complexes se relient leurs propriétés. — Le dernier intermédiaire est toujours une propriété des facteurs primitifs. — Cette propriété est la dernière raison de la loi mathématique. — Rôle des axiomes. — Ils énoncent les propriétés des facteurs ou éléments primitifs qui sont les plus généraux et les plus simples de tous. — L’analyse doit donc porter sur les éléments primitifs. — Éléments primitifs de la ligne. — Découverte d’un caractère commun à tous les éléments ou points d’une ligne. — Définition d’une ligne par le rapport constant de ses coordonnées. — La géométrie analytique. — Éléments primitifs d’une grandeur. — Le calcul infinitésimal. — Dans toute loi énoncée par une science de construction, — la dernière raison de la loi est un caractère général inclus dans les éléments de la première donnée de la loi.
II. Méthode dans les sciences d’expérience. — Leurs désavantages. — Insuffisance de l’analyse. — Pourquoi nous sommes obligés d’employer l’expérience et l’induction. — Loi qui lie la rosée au refroidissement. — Intermédiaires emboîtés qui relient la seconde donnée de cette loi à la première. — Selon qu’il s’agit des composés réels ou des composés mentaux, la méthode pour découvrir l’intermédiaire est différente, mais la liaison de la seconde donnée et de la première se fait de la même façon. — Sciences expérimentales très avancées. — Analogie de ces sciences et des sciences mathématiques. — Leurs lois les plus générales correspondent aux axiomes. — Elles énoncent comme les axiomes des propriétés de facteurs primitifs. — En quoi ces lois diffèrent encore des axiomes. — Elles sont provisoirement irréductibles.
III. Même ordonnance dans les sciences expérimentales moins avancées. — Leurs lois les plus générales énoncent aussi des propriétés de facteurs primitifs. — Sciences dans lesquelles des facteurs primitifs peuvent être observés. — La zoologie. — Caractères généraux des organes. — Loi de Cuvier. — Loi de Geoffroy Saint-Hilaire. — L’histoire. — Caractères généraux des individus d’une époque, d’une nation ou d’une race. — La psychologie. — Caractères généraux des éléments de la connaissance. — Tous ces caractères généraux sont des intermédiaires explicatifs. — Ils sont d’autant plus explicatifs qu’ils appartiennent à des facteurs primitifs plus généraux et plus simples. — L’explication s’arrête quand nous arrivons à des facteurs primitifs que nous ne pouvons ni observer ni conjecturer. — Limites actuelles de la physiologie, de la physique et de la chimie. — Par-delà les facteurs connus, les facteurs inconnus plus simples peuvent avoir des propriétés différentes ou les mêmes. — Selon que l’une ou l’autre de ces hypothèses est vraie, l’explication a des limites ou n’en a pas.
IV. Autre désavantage des sciences expérimentales. — Elles doivent répondre aux questions d’origine. — Portion historique dans toute science expérimentale. — Hypothèse de Laplace. — Recherches des minéralogistes et des géologues. — Idées de Darwin. — Vues des historiens. — Théorie générale de l’évolution. — Lacunes. — Progrès journalier qui les remplit. — La formation d’un composé s’explique par les propriétés de ses éléments et par les caractères des circonstances antécédentes. — L’intermédiaire explicatif est le même dans ce cas et dans les cas précédents.
§ III. — Si tout fait ou loi a sa raison explicative.
I. Convergence de toutes les conclusions précédentes. — Elles indiquent que, dans tout couple de données effectivement liées, il y a lin intermédiaire explicatif qui nécessite cette liaison. — Du moins nous croyons qu’il en est ainsi. — Nous prédisons par analogie les traits de l’intermédiaire dans les cas où il nous est encore inconnu. — Exemples. — Nous étendons par analogie cette loi à tous les points de l’espace et à tous les moments du temps.
II. Fondement de cette induction. — De ce que nous ignorons en certains cas la raison explicative, nous ne pouvons conclure qu’elle n’existe pas. — La cause de notre ignorance nous est connue. — Les lacunes de la science s’expliquent par ses conditions. — Exemples. — Présumer que la raison explicative manque est une hypothèse gratuite. — Les présomptions sont pour la présence d’une raison explicative ignorée. — Autres présomptions suggérées par l’exemple des sciences de construction. — Dans ces sciences, toute loi a sa raison explicative connue. — Les lacunes des sciences expérimentales ont pour cause leurs conditions et le tour particulier de leur méthode. — Preuve. — Ce que serait la géométrie si on la faisait par induction. — Les lacunes de la géométrie seraient alors les mêmes que celles de la physique ou de la chimie. — Les sciences de construction sont un modèle préalable de ce que pourraient être les sciences expérimentales. — Analogie des ordonnances. — Identité des matériaux. — La seule différence entre nos composés mentaux et les composés réels, c’est que les premiers sont plus — simples. — Emploi des composés mentaux pour l’intelligence des composés réels. — Conséquences. — L’application des lois mathématiques et mécaniques est universelle et forcée. — Réfutation de Stuart Mill. — Tous les nombres, formes, mouvements, forces de la nature physique sont soumis à des lois nécessaires. — Très probablement tous les changements physiques dans notre monde, et probablement tous les changements au-delà de notre monde se réduisent à des mouvements qui ont pour condition des mouvements. — . Idée de l’univers physique comme d’un ensemble de moteurs : mobiles assujettis à la loi de la conservation de la force.
III. Récapitulation des preuves inductives qui nous font croire au principe de raison explicative. — Inclination naturelle que nous avons à l’admettre. — Emploi qu’en font les savants pour induire. — Opinion de Claude Bernard. — Opinion d’Helmholtz. — Explication de cette croyance par la structure innée de notre esprit. — Autre explication. — Analogie de ce principe et des axiomes précédemment démontrés. — Il est probable qu’il peut être comme eux démontré par analyse. — Démonstration. — Identité latente des termes qui renoncent. — Limites de l’axiome ainsi démontré et entendu. — Le principe de l’induction et l’axiome de cause en dérivent. — Conséquences de l’axiome de raison explicative. — Pour qu’il soit appliqué, il faut l’intervention de l’expérience. — Cas où l’on peut se passer de cette intervention. — Comment on peut poser le problème de l’existence. — Possibilité de la métaphysique. — Résumé sur la structure de l’intelligence.
§ I. — Nature de l’intermédiaire explicatif
I
Lorsque entre deux données possibles ou réelles nous avons constaté une liaison, il arrive souvent que cette liaison s’explique, et nous pouvons alors non seulement affirmer que les deux données sont liées, mais encore dire pourquoi elles sont liées. Entre les deux données qui font couple, il s’en trouve une autre, intermédiaire, qui, étant liée d’une part à la première et d’autre part à la seconde, provoque par sa présence la liaison de la seconde et de la première ; en sorte que cette dernière liaison est dérivée et présuppose, comme conditions, les deux liaisons préalables dont elle est l’effet. En ce cas, nous pensons les deux liaisons préalables par deux propositions préalables qu’on nomme prémisses, et nous pensons la liaison dérivée par une proposition dérivée qu’on nomme conclusion. — Rien de plus important que cette donnée intermédiaire, puisque c’est elle qui, par son insertion entre les deux données, les soude en un couple. Il faut tâcher de savoir en quoi elle consiste, comment nous la découvrons, où nous devons la chercher. Cela trouvé, il n’y aura point de difficulté à comprendre comment se forment les deux prémisses où elle entre et la conclusion qui en jaillit.
II
Il y a déjà un cas où nous savons tout cela, celui des objets individuels soumis à des lois connues. Par exemple, Pierre est mortel ; ces deux droites tracées sur ce tableau et perpendiculaires à une troisième sont parallèles : voilà des couples de données dans lesquelles le premier membre est un objet individuel, particulier, déterminé, non général. — De plus ; ces objets sont soumis à des lois connues ; nous savons que tous les hommes, au nombre desquels est Pierre, sont mortels, que toutes les droites perpendiculaires à une autre, au nombre desquelles sont nos deux droites, sont parallèles. — Or, en ce cas, l’intermédiaire explicatif qui relie à l’objet individuel la propriété énoncée est le premier terme d’une loi générale : si Pierre est mortel, c’est qu’il est homme et que tout homme est mortel ; si nos deux droites sont parallèles, c’est qu’elles sont perpendiculaires à une troisième et que toutes les droites perpendiculaires à une troisième sont parallèles. Mais homme est un caractère inclus dans Pierre, extrait de lui, plus général que lui ; de même, perpendiculaires à une troisième est un caractère inclus dans nos deux lignes, extrait d’elles, plus général qu’elles. — D’où l’on voit que, dans le cas des objets individuels soumis à des lois connues, l’intermédiaire qui relie à chaque objet la propriété énoncée est un caractère inclus en lui, plus abstrait et plus général que lui, commun à lui et à d’autres analogues, et qui, entraînant par sa présence la propriété énoncée, l’importe avec lui dans chacun des individus auquel il appartient.
Cherchons maintenant en quoi consiste cet intermédiaire, lorsqu’il s’agit, non plus de relier une propriété à un objet individuel, mais de relier une propriété à une chose générale. En d’autres termes, après l’explication des faits, considérons l’explication des lois, et, pour cela, examinons quelques-unes des lois dont aujourd’hui nous avons découvert le pourquoi et la raison. — Au dix-septième siècle, après les expériences de Galilée et de Pascal, on savait que tous les corps terrestres tendent à tomber vers la terre, et, depuis Copernic et Kepler, on comprenait que la terre et toutes les autres planètes tendent à tomber vers le soleil. Newton vint et prouva que ces deux tendances sont la même ; la gravitation est commune aux corps célestes comme aux corps terrestres, et, plus généralement, à tous les corps. À partir de ce moment, on sut pourquoi les corps terrestres tendent à tomber sur la terre et pourquoi les planètes tendent à tomber vers le soleil. La pesanteur des uns et la tendance centripète des autres avaient pour raison une propriété commune aux uns et aux autres ; les deux lois n’étaient que deux cas d’une troisième loi plus vaste. Du groupe de caractères qui constituent un corps terrestre, Newton n’en avait conservé qu’un, la propriété d’être une masse en rapport avec une autre masse ; il avait éliminé le reste. Du groupe de caractères qui constituent une planète, il n’en avait conservé qu’un, la propriété d’être une masse en rapport avec une autre masse ; il avait aussi éliminé le reste. Il avait donc dégagé des deux groupes une propriété abstraite et générale, plus abstraite et plus générale que chacun d’eux, contenue dans chacun d’eux comme une partie dans un tout, comme un fragment dans un ensemble, comme un élément dans une somme. Au lieu de lier comme ses devanciers la pesanteur au premier groupe total, et la tendance centripète au second groupe total, il liait la pesanteur et la tendance centripète à un élément qui se trouvait le même dans les deux. — Par cet exemple éclatant, nous voyons en quoi consiste la donnée intermédiaire qui nous fournit la raison d’une loi. Étant donné l’objet soumis à la loi, elle est un de ses caractères, un caractère compris dans le groupe des caractères qui le constituent, un caractère inclus en lui, plus abstrait et plus général que lui, bref un extrait à extraire. — Suivons la série des pourquoi, et nous verrons que telle est bien la nature et remplacement des parce que ou raisons alléguées. — Pourquoi cette pierre tend-elle à tomber ? Parce qu’à la surface de la terre toutes les pierres et plus généralement encore tous les solides ou liquides qui opposent à nos muscles quelque résistance tendent à tomber. — Pourquoi tous ces solides ou liquides tendent-ils à tomber ? Parce que toutes les masses à la surface de la terre, quelles qu’elles soient, solides, liquides ou gazeuses, tendent à tomber. — Pourquoi tendent-elles à tomber ? Parce que, non seulement à la surface de la terre, mais bien plus haut, comme on s’en est assuré pour la lune, dans tout notre système solaire, ce qui est le cas des planètes, de leurs satellites, des comètes et du soleil, bien au-delà, comme il arrive aux étoiles doubles, toute masse, dès qu’elle est en rapport avec une autre masse, tend à se rapprocher d’elle. — Pourquoi cette étrange tendance ? En ce moment, des physiciens107 se demandent si elle ne peut pas se ramener à une poussée continue, à la pression exercée par l’éther. Si l’on parvenait à prouver qu’en fait l’éther existe, et qu’en fait la densité de ses couches étagées autour d’un corps pesant va croissant comme le carré du rayon qui mesure leur distance à ce corps, la supposition présentée deviendrait une vérité démontrée, on aurait un parce que de plus ; on dégagerait dans le corps qui gravite un caractère plus abstrait et plus général encore que la gravitation, une propriété toute mécanique, celle par laquelle un corps suit l’impulsion et, à chaque nouvelle impulsion, reçoit une nouvelle vitesse. Or ce dernier caractère explicatif aurait les mêmes traits et la même situation que les autres. Il serait donc comme les autres une portion, un élément, un extrait du précédent, et on le trouverait comme les autres dans le précédent où il est inclus.
III
Jetons maintenant les yeux sur les lois où l’intermédiaire explicatif semble▶ au premier aspect d’une tout autre espèce. — Tout corps vibrant dont les vibrations sont comprises entre certaines limites connues de lenteur et de vitesse excite en nous la sensation de son. Pourquoi cela ? Parce que ses vibrations ont, entre autres caractères, le pouvoir de se propager à travers le milieu ambiant jusqu’à notre nerf acoustique ; en effet, ôtez-leur cette propriété, ce que l’on fait par la suppression du milieu et en mettant le corps dans le vide : les vibrations continuent ; mais, comme elles cessent de se propager, la sensation ne se produit plus. Ainsi la raison qui rend effectivement sonores ces vibrations initiales, c’est la possibilité où elles sont de se propager, propriété incluse en elles, et plus générale qu’elles, puisqu’elle se rencontre ailleurs, par exemple dans les vibrations de l’éther lumineux. Ici encore, les deux données, antécédent et conséquent, sont liées par l’entremise d’un caractère compris dans la première, et c’est la première qu’il faut étudier avec toutes ses circonstances, pour en extraire l’élément qui est la raison de la loi. — À présent, pourquoi la vibration du corps, étant propagée par le milieu jusqu’au nerf acoustique, provoque-t-elle en nous la sensation de son ? Parce qu’elle possède, entre autres caractères, le pouvoir de se propager plus loin encore, tout le long du nerf acoustique, jusque dans les centres acoustiques du cerveau ; en effet, retranchez cette propriété, ce qui est tout fait lorsque le sujet est sourd, et ce que l’on fait en paralysant le cerveau par le chloroforme : la vibration se propagera jusqu’aux nerfs acoustiques ou même jusqu’à leur terminaison centrale ; mais, comme elle n’atteint point ou n’ébranle point les centres cérébraux, elle ne provoquera point la sensation de son. Ainsi la raison qui rend effectivement sonores les vibrations propagées jusqu’au nerf acoustique, c’est la possibilité où elles sont de se propager au-delà, jusqu’aux centres cérébraux, propriété incluse en elles, et plus générale qu’elles, puisqu’elle se rencontre ailleurs, notamment dans les vibrations lumineuses transmises à la rétine, et, en général, dans tous les ébranlements que les corps extérieurs impriment à nos nerfs sensitifs. Comme tout à l’heure, les deux données, antécédent et conséquent, sont liées par l’entremise d’un caractère compris dans la première, et c’est la première, je veux dire la vibration déjà propagée jusqu’au nerf, qu’il faut étudier avec toutes ses circonstances, pour y constater et en dégager la possibilité d’une propagation ultérieure et complète qui est la raison de la loi.
On voit que, dans cette loi, la donnée intermédiaire est un caractère de la première donnée, qui est la vibration ; de même, dans la loi précédente, la gravitation est un caractère de la première donnée, qui est la planète. — À la vérité, entre les deux cas il y a une différence grave. Dans le premier, le caractère explicatif est un des éléments les moins stables de l’antécédent ; que la vibration puisse ou non se propager, cela ne dépend point d’elle, mais de plusieurs conditions surajoutées et tantôt présentes, tantôt absentes ; il lui faut la rencontre d’un milieu favorable, d’un nerf intact, d’un cerveau sain ; elle ne peut se propager, si ces alentours lui font défaut ; elle pourra donc exister sans se propager ; il suffira pour cela que le milieu ambiant manque ou que l’état du nerf et des centres cérébraux ne soit pas normal. Dans le second cas, au contraire, le caractère explicatif est un des éléments les plus stables de l’antécédent ; quand même la planète se briserait en morceaux et tomberait sur une autre, ses débris tendraient encore vers le soleil et vers toute masse avec laquelle ils seraient en rapport. — Mais cette différence des deux cas n’altère en rien leur ressemblance fondamentale, et, dans le premier comme dans le second, l’intermédiaire explicatif, stable ou instable, est un caractère plus général, compris avec d’autres dans l’antécédent, et qu’il faut chercher dans le groupe où il se trouve, c’est-à-dire dans la première des deux données de la loi.
IV
Dans la loi qui associe la sensation à la vibration, l’intermédiaire se compose de deux intermédiaires successifs, le pouvoir qu’a la vibration initiale de se propager jusqu’au nerf, et le pouvoir qu’a la vibration propagée de se propager jusqu’au cerveau. Dans d’autres lois, l’intermédiaire est également multiple, mais les intermédiaires dont il se compose sont simultanés et non successifs108. Outre les cas où la raison est une série de raisons, il y a les cas où elle est un groupe de raisons. — Par exemple, la terre décrit telle orbite autour du soleil. Or la raison qui détermine cette orbite est une somme de raisons distinctes, dont l’une est l’impulsion initiale, ou force tangentielle, avec sa quantité dans le cas en question, dont l’autre est la gravitation ou force centripète, avec sa quantité dans le cas en question, dont la dernière enfin est la distance de la terre au soleil à un moment et en un point fixés. En ces occasions, si l’on demande le pourquoi, la réponse est une somme de parce que ; ici notamment, il y a trois raisons réunies, trois caractères explicatifs, trois données intermédiaires qui, chacune, prise à part, sont plus générales que l’antécédent total, et qui, incluses en lui, concourent par leurs influences assemblées à lui prescrire la courbe dont il s’agit. — De là une conséquence importante. Supposons une loi dans laquelle la première donnée ne soit qu’un tout, un composé de parties distinctes, un assemblage de données séparables en fait, ou tout au moins séparables pour l’esprit ; il est évident que l’intermédiaire explicatif sera, comme dans le cas précédent, une somme d’intermédiaires que cette fois il faudra chercher et dégager, un à un, dans les diverses données séparables dont notre première donnée est le total.
Tel est le cas des nombres et des composés géométriques. Tout nombre écrit selon notre système de numération ordinaire, et dans lequel la somme des chiffres est divisible par 9, est lui-même divisible par 9. Tout polygone convexe renferme une somme, d’angles qui, si l’on y ajoute quatre angles droits, est égale à deux fois autant d’angles droits qu’il a de côtés. Voilà deux lois dans lesquelles la première donnée est un total de données séparables ; en effet, le nombre écrit n’est que le total de ses unités de divers ordres, et le polygone n’est que le total de ses parties ; d’où il suit que les intermédiaires explicatifs doivent être cherchés dans les unités de divers ordres qui composent le nombre et dans les parties qui composent le polygone. — Observons d’abord le nombre ; les unités de divers ordres, qui sont ses éléments, sont déjà toutes dégagées, préparées, offertes à l’analyse, et, pour les démêler, on n’a qu’à considérer les chiffres qui les représentent. Or, il est aisé de remarquer que dans tout nombre la somme des unités du deuxième, troisième, quatrième ordre, etc., est divisible par 9 avec un reste égal ait chiffré qui la représente ; que partant la somme de ces sommes est divisible par 9 avec un reste égal à la somme des chiffres qui la représentent ; que par conséquent le nombre lui-même tout entier est divisible par 9 avec un reste égal à la somme totale des chiffres qui le représentent ; d’où il suit que, si la somme totale des chiffres est elle-même divisible par 9, le reste disparaît, et le nombre tout entier, divisé par 9, ne laisse aucun reste. — Ici l’intermédiaire explicatif est un caractère inclus dans tous les éléments du nombre, sauf le premier, et commun à toutes les unités représentées par un chiffre placé à la gauche du premier ; ce caractère ainsi répété oblige tout nombre à se laisser diviser par 9 avec un reste égal à la somme de ses chiffres, et, par suite, le rend divisible par 9, à la seule condition que la somme de ses chiffres soit divisible par 9.
Regardons maintenant le polygone ; quand on nous le donne, les portions de surface qui sont ses éléments ne sont pas encore distinguées et séparées ; nous sommes donc contraints de les créer et, pour cela, de pratiquer des divisions, de tracer des lignes ; une construction doit précéder l’analyse. Nous prenons un point quelconque dans l’intérieur du polygone ; de ce point, nous menons des droites à tous ses angles ; nous remplaçons ainsi le polygone par un groupe de triangles dont le nombre est égal au nombre de ses côtés. Or, dans chacun de ces triangles, les deux angles de la base, plus l’angle du sommet, valent deux angles droits ; partant, si l’on prend tous les triangles et si, additionnant tous les angles de leurs bases, on y ajoute tous les angles de leurs sommets, on aura autant de fois deux angles droits qu’il y a de triangles, c’est-à-dire de côtés, dans le polygone. Mais ces angles des bases sont justement les angles du polygone ; de sorte que les angles du polygone, si on leur ajoute les angles du sommet, sont égaux à deux fois autant d’angles droits que le polygone a de côtés. Or on sait d’ailleurs que ces angles du sommet valent ensemble quatre angles droits ; d’où il suit que le polygone renferme une somme d’angles qui, si l’on y ajoute quatre angles droits, est égale à deux fois autant d’angles droits qu’il a de côtés. — Ici, l’intermédiaire explicatif est un caractère compris dans tous les éléments du polygone, c’est-à-dire commun à tous les triangles dont il est le total ; ce caractère ainsi répété oblige tout polygone à contenir une somme d’angles qui, évaluée en angles droits et accrue d’un nombre constant d’angles droits, est le double du nombre de ses côtés.
Mais ce n’est pas seulement dans les composés arithmétiques et géométriques qu’on trouve des intermédiaires semblables. Soit un carnassier comme le tigre ou un ruminant comme le bœuf. Une quantité de lois précises lient chacun de ses organes et chaque fragment de chacun de ses organes aux autres. Le naturaliste, qui en dissèque un, sait d’avance ce qu’il trouvera dans le reste ; d’après l’apparence extérieure, il prédit la structure intérieure et peut dessiner la forme de l’estomac, du cerveau, du cœur, du squelette, avant de les avoir mis à nu. Que si on lui demande pourquoi, dans cet
animal, telle pièce construite de telle façon entraîne telle autre pièce, il peut répondre ; depuis Galien jusqu’à Cuvier et Richard Owen, ses prédécesseurs ont dégagé un intermédiaire explicatif qui, commun à toutes ces pièces si diverses, est la raison principale de leur structure et de leurs rapports. Cet intermédiaire est la propriété d’être utile ; chaque organe exécute une fonction qui, avec d’autres, contribue à un effet total ; partant, il est approprié à sa fonction ; partant, il est déterminé par elle. Mais cette fonction elle-même est déterminée par les autres qui contribuent avec elle à un effet total ; d’où il suit que les organes se déterminent les uns les autres en vue d’un effet total. En d’autres termes, les organes accordent leurs caractères de manière à accorder leurs fonctions, et ils accordent leurs fonctions de manière à entretenir ce circuit de déperdition et de réparation qui est la vie de l’individu, et cette succession d’individus qui est l’espèce. — Par suite, telle espèce de dents entraîne telle espèce d’intestin, et réciproquement. Si vous rencontrez un intestin propre à digérer de la chair seulement et de la chair récente, l’animal a des mâchoires construites pour dévorer une proie, des griffes propres à la saisir et à la déchirer, des dents propres à la couper et à la diviser, un système d’organes moteurs propres à l’atteindre, des sens capables de l’apercevoir de loin, l’instinct de se cacher pour la surprendre, et le goût de la chair. « De là suit, dit Cuvier, une certaine forme du condyle pour que les mâchoires s’engrènent à la façon des ciseaux, un certain volume dans le muscle crotaphyte, une étendue dans la fosse qui le reçoit, une certaine convexité de l’arcade zygomatique sous
laquelle il passe, et une foule de caractères du squelette, des articulations et des muscles moteurs… La forme de la dent entraîne celle du condyle, celle de l’omoplate, celle des ongles, tout comme l’équation d’une courbe entraîne toutes ses propriétés, et, de même qu’en prenant séparément chaque propriété pour base d’une équation particulière, on retrouverait et l’équation ordinaire et toutes ses autres propriétés quelconques, de même l’ongle, l’omoplate, le condyle, le fémur et tous les autres os, pris séparément, donnent la dent et se donnent réciproquement. »
— Cela est si vrai que, dans le même animal, la métamorphose d’un organe entraîne une métamorphose appropriée du reste. Le têtard, qui n’est pas carnivore, ayant besoin d’un très long canal pour digérer sa pâture, a l’intestin dix fois plus long que le corps ; changé en grenouille carnivore, son intestin n’a plus que deux fois la distance de la bouche à l’anus. La larve vorace du hanneton a un œsophage, un vaste estomac musculeux, entouré de trois couronnes de petits cœcums, un intestin grêle, un gros intestin énorme trois fois plus gros que l’estomac et remplissant tout le tiers postérieur du corps ; devenue hanneton et plus sobre, il ne lui reste qu’un canal assez grêle et dépourvu de renflements. — Par cette découverte de l’intermédiaire explicatif, la face du monde animal est devenue tout autre. Auparavant nous n’avions qu’une anatomie descriptive ; nous savions qu’en fait tels caractères s’accompagnent ; mais nous ignorions pourquoi ils s’accompagnent. Ils n’étaient que simplement juxtaposés ; à présent, ils sont forcément liés ; par-delà leur rencontre constante, nous constatons leur connexion obligatoire.
Chaque organe, bien plus, chaque élément physique ou moral de l’animal vivant, renferme, incluse en soi, une propriété répétée dans tous les autres, à savoir cette particularité qu’il tend à s’accorder avec tous les autres, de façon à concourir avec eux à tel effet final et total ; et cet intermédiaire commun explique dans l’animal non seulement une prodigieuse quantité de caractères déjà énumérés par l’anatomie descriptive, mais encore une infinité d’autres caractères plus délicats et plus intimes que nos scalpels et nos, microscopes, trop grossiers, n’ont pas encore atteints.
Nous pouvons maintenant nous faire une idée de l’intermédiaire. — Soit une loi ou couple de données liées entre elles. Quel est leur lien ? D’où vient leur soudure ? Quelle est la raison, le parce que, la condition interposée, qui attache la seconde à la première ? Le lecteur vient de suivre cet intermédiaire et de le retrouver toujours pareil sous ses différentes formes. — Tantôt il est simple ; telle est la force de gravitation qui explique la chute des corps pesants. — Tantôt il est multiple, composé de plusieurs intermédiaires. Alors deux cas se présentent. — Ou bien les composants sont successifs ; tel est pour la vibration sonore le pouvoir de se propager dans le milieu ambiant, et ensuite le pouvoir de se propager le long du nerf jusque dans les centres cérébraux. Ou bien les composants sont simultanés ; tels sont les caractères qui s’assemblent pour conduire la terre sur sa courbe autour du soleil. Ici encore, il faut distinguer. — Tantôt les intermédiaires simultanés sont d’espèce différente ; tels sont, dans le cas précédent, la force tangentielle, la force centripète et la distance donnée de la terre au soleil. Tantôt les intermédiaires simultanés sont de la même espèce et se ramènent au même intermédiaire répété dans tous les éléments de l’objet. Ce dernier cas lui-même se ramifie en deux branches. — Ou bien les éléments dans lesquels l’intermédiaire est répété sont semblables, comme les unités du nombre ou les triangles du polygone, ou bien ils sont dissemblables, comme les organes de l’animal. — Mais, simple ou multiple, composé d’intermédiaires successifs ou d’intermédiaires simultanés, d’intermédiaires différents ou du même intermédiaire répété, du même intermédiaire répété par des éléments semblables ou du même intermédiaire répété par des éléments dissemblables, l’intermédiaire explicatif s’est toujours montré à nous comme un caractère ou une somme de caractères inclus dans la première donnée du couple, plus généraux qu’elle si on les considère à part, accessibles à nos prises, puisqu’ils sont compris en elle, et séparables d’elle par nos procédés ordinaires d’isolement et d’extraction.
V
Une fois que l’intermédiaire est démêlé et représenté dans l’esprit par une idée correspondante, il se fait en nous un travail interne qu’on nomme démonstration ; Soit une des lois indiquées plus haut : toute planète tend à se rapprocher d’une masse centrale avec laquelle elle est en rapport, le soleil. Cette loi est un couple de deux données, l’une qui est la planète, l’autre qui est la tendance de la planète à se rapprocher de la masse centrale, et l’intermédiaire qui les lie est une donnée générale commune non seulement à toutes les planètes, mais à tous les corps situés, à leur surface, et à une infinité d’autres corps, je veux dire la propriété d’être une masse, toute masse ayant ce caractère qu’elle tend à se rapprocher de la masse centrale avec laquelle elle est en rapport. Comparons ces trois données l’une à l’autre. — La première, la planète, contient l’intermédiaire, c’est-à-dire la propriété d’être une masse ; elle le contient comme un de ses caractères, parmi beaucoup d’autres ; par rapport à elle, il n’est qu’un extrait. Elle est donc plus complexe que lui, et il est plus abstrait qu’elle, par suite, plus général. D’autre part, cet intermédiaire contient la dernière donnée, à savoir la tendance à se rapprocher de la masse centrale ; il la contient comme un de ses caractères parmi beaucoup d’autres ; par rapport à lui, elle n’est qu’un extrait. Il est donc plus complexe qu’elle, et elle est plus abstraite que lui, par suite, plus générale. — Ainsi la première donnée de la loi contient l’intermédiaire, qui contient la seconde. À un autre point de vue, la première donnée est plus complexe que l’intermédiaire, qui est plus complexe que la seconde. À un autre point de vue encore, la seconde donnée est plus abstraite et plus générale que l’intermédiaire, qui lui-même est plus abstrait et plus général que la première. — Cela posé, associons les trois données deux à deux ; nous aurons trois couples de données ou lois. Toute planète est une masse ; or toute masse tend à se rapprocher de la masse centrale avec laquelle elle est en rapport ; donc toute planète tend à se rapprocher de la masse centrale avec laquelle elle est en rapport, c’est-à-dire du soleil. — De ces trois couples, le premier associe la première donnée et l’intermédiaire ; le second associe l’intermédiaire et la seconde donnée ; le troisième associe la première donnée et la seconde, et se trouve être la loi qu’il fallait démontrer. — Si nous pensons les trois couples dans cet ordre, nous avons trois propositions qui leur correspondent et qui se composent de trois idées associées deux à deux, comme les trois lois se composent de trois données associées deux à deux. De ces trois idées, la première, plus compréhensive que la seconde, contient la seconde, qui, plus compréhensive que la troisième, contient la troisième, et l’esprit passe de la plus compréhensive à la moins compréhensive par l’entremise de celle dont la compréhension est moyenne109. De ces trois propositions, les deux premières, étant préalables, se nomment prémisses, et la troisième, étant consécutive, se nomme conclusion. Les deux prémisses se composent, l’une, de la première idée, la plus compréhensive de toutes, associée à la seconde, dont la compréhension est moyenne ; l’autre, de la seconde idée, dont la compréhension est moyenne, associée à la troisième, la moins compréhensive de toutes ; et enfin la conclusion se compose de la première idée associée à la troisième, c’est-à-dire de l’idée la plus compréhensive associée à l’idée la moins compréhensive. Trois propositions de ce genre assemblées dans cet ordre constituent un syllogisme, et le syllogisme, selon le mot d’Aristote, devient une démonstration scientifique, lorsque, comme dans le cas précédent, l’intermédiaire par lequel il relie deux données est la raison explicative110 de leur liaison.
§ II. — Méthode pour trouver l’intermédiaire explicatif
I
Laissons aux logiciens le soin de poursuivre dans tous les détails les propriétés du syllogisme et les rapports obligés de ses propositions ou de ses termes ; ce ne sont là que les curiosités de la science ; l’essentiel pour l’esprit est de savoir quels sont les traits propres et l’emplacement exact de l’intermédiaire explicatif, afin de pouvoir le chercher, le trouver et le reconnaître. D’après sa nature et sa situation, telles que nous les avons constatées, on peut dresser une méthode générale d’enquête. Examinons cette méthode tour à tour dans les sciences de construction et dans les sciences d’expérience.
Soit une des lois de l’arithmétique, de l’algèbre, de la géométrie ou de la mécanique pure : on nomme théorème la proposition qui l’exprime ; et cette proposition affirme que telle donnée construite par l’esprit, tout nombre de telle espèce, tout multiplicande, tout carré, toute racine carrée, tout triangle, toute sphère, toute ellipse, renferme telle propriété. Il s’agit de démontrer le théorème, c’est-à-dire de démêler dans la première donnée un intermédiaire qui renferme la propriété énoncée. — Il faut donc décomposer la première donnée pour en retirer l’intermédiaire, et c’est cette décomposition que, plus haut, à propos des axiomes, nous avons appelée analyse. Dans les sciences de construction, elle peut toujours aboutir ; aucun obstacle intérieur ne s’oppose à ce que nous dégagions l’intermédiaire ; il est inclus dans la première donnée, telle que notre esprit l’a construite. En effet, la combinaison que nous avons fabriquée est purement mentale ; elle n’est point tenue de correspondre à une combinaison réelle. Elle diffère en cela des autres combinaisons mentales par lesquelles nous concevons les objets réels ; elle ne court pas chance, comme celles-ci, de présenter des lacunes, de laisser de côté quelque caractère important inclus dans l’objet réel, d’omettre l’intermédiaire explicatif qui attache à l’objet réel la propriété énoncée ; affranchie de cette obligation, elle est exempte de ce risque. Une fois formée, elle est complète, et, quel que soit l’objet idéal, nombre, carré, ligne droite, figure, solide géométrique, vitesse, masse, force, si la définition qu’on en fournit est bien faite, il est111 entièrement et exactement exprimé par elle. Car, par hypothèse, il n’y a rien de plus en lui que ce qu’on y a mis, et on n’y a mis que certains éléments groupés dans un certain ordre, lesquels, ainsi que leur ordre, sont exprimés par la définition. Donc, si ce groupe a une propriété, c’est par l’entremise de quelque caractère inclus dans ses éléments ou dans leur mode d’assemblage, tels que la définition les exprime ; d’où il suit qu’on trouvera l’intermédiaire explicatif et démonstratif qui lie la propriété au groupe, en analysant les termes de la définition.
Telle est en effet la méthode employée dans les sciences de construction. Tous les théorèmes s’y démontrent par analyse, par l’analyse des termes des définitions. On l’a déjà vu pour ces premiers théorèmes qu’on se dispense de démontrer et qu’on nomme axiomes. Nous avons défini les grandeurs égales, la ligne droite, les parallèles, la vitesse, la force, la masse, et il s’est trouvé que les propriétés attribuées à chaque composé primitif par les axiomes lui sont liées par l’entremise de quelque caractère latent, mais inhérent, à la fois enfermé et caché dans sa définition.
Il en est de même pour les théorèmes ultérieurs qui concernent des composés plus complexes. Là aussi, l’intermédiaire explicatif et démonstratif est un caractère, plus souvent une file de caractères, inclus dans la définition du composé. — Tout le monde sait comment on démontre un théorème de géométrie, par exemple celui qui dit que les côtés opposés d’un parallélogramme sont égaux. On se reporte à la définition du parallélogramme, qui est un quadrilatère droit les côtés opposés sont parallèles. Cette double propriété étant incluse dans la définition, on l’en extrait par analyse et on a le premier des intermédiaires cherchés. — On l’analyse, et, en se reportant aux propriétés des parallèles, on découvre que, si l’on trace la diagonale AC, l’angle BAC et l’angle ACD, l’angle DAC et l’angle BCA sont égaux deux à deux comme alternes internes ; ce qui donne un second intermédiaire.
— Mais, d’autre part, la diagonale, en même temps que des angles, a formé des triangles ; on analyse encore ce troisième intermédiaire, et, en se reportant aux propriétés des triangles, on remarque que les deux triangles sont égaux, comme ayant un côté commun, la diagonale, compris entre deux angles égaux chacun à chacun ; d’où il suit que AB égale DC et AD, BC. — Ainsi, de la définition on extrait le premier intermédiaire, le parallélisme de chaque couple de côtés opposés ; de celui-ci on extrait le second, l’égalité des deux angles alternes internes que la diagonale forme avec chaque couple de parallèles ; de celui-ci on extrait le troisième, l’égalité des triangles que la diagonale forme des deux côtés avec les parallèles, et de celui-ci enfin on extrait l’égalité des côtés opposés du parallélogramme. La définition contient donc le premier intermédiaire, qui contient le second, qui contient le troisième, qui contient le quatrième, qui contient la propriété énoncée. Cela fait comme une série de coffres emboîtés les uns dans les autres ; le plus large est la définition première, et le plus petit est le dernier attribut ; chaque coffret plus grand enferme un coffret plus petit, et nous ne pouvons en toucher un qu’après avoir ouvert tour à tour, tous ceux qui l’enferment. — Remarquez le point difficile de l’opération. Chaque intermédiaire, outre le caractère qu’on extrait de lui et qui conduira à la propriété énoncée, en contient plusieurs autres ; il ne faut pas se méprendre, omettre le bon, en extraire un autre. En d’autres termes, et pour continuer la comparaison, chaque coffret plus large, à côté du coffret plus petit dans lequel finalement on trouvera la propriété énoncée, en contient plusieurs autres qu’on ouvrirait inutilement ; il faut donc mettre la main sur le coffret utile, et, s’il y a, comme dans le cas précédent, cinq coffrets à ouvrir, il faut cinq fois de suite avoir du tact et faire le bon choix. — En outre et d’ordinaire, il y a des coffrets qui ne s’ouvrent pas tout seuls : un tour de clef adroit est nécessaire ; nous avons été obligés d’exécuter une construction, d’ajouter une ligne à la figure, de tracer la diagonale. Et ce tour de clef, en ouvrant une serrure, nous en a par contrecoup ouvert une seconde ; en effet, cette diagonale si bien choisie n’a pas seulement donné les deux couples d’angles alternes internes ; elle a encore donné les deux triangles égaux. En cela consiste le talent du géomètre ; il faut que, par un instinct prompt ou par des tâtonnements nombreux, il ouvre coup sur coup, sans se tromper, la série des coffrets utiles, et qu’il invente le tour de clef approprié.
À présent, suivons sa marche : il commence par construire des composés, très simples la ligne droite toute seule, la ligne droite qui en coupe une autre, la ligne droite perpendiculaire à une autre, deux lignes droites parallèles. Selon le procédé qu’on vient de voir, et, par un intermédiaire ou un emboîtement d’intermédiaires inclus dans la définition de son composé, il lui relie plusieurs propriétés. — Puis, combinant entre eux ses composés primitifs, il fabrique des composés ultérieurs, le triangle, le quadrilatère, les polygones, avec deux, trois et plusieurs droites qui se coupent deux à deux ; le cercle, avec une droite tournante autour d’une de ses extrémités ; le plan, avec une perpendiculaire tournante qui en tournant reste perpendiculaire à la droite par rapport à laquelle elle était d’abord perpendiculaire ; plus tard, les polyèdres, avec des plans terminés par des polygones| la sphère, avec le demi-cercle tournant autour de son diamètre, etc. À ces composés nouveaux il relie des propriétés nouvelles par des théorèmes nouveaux. Quels sont ici les intermédiaires ? — Il suffit d’un coup d’œil pour les reconnaître ; ce sont les propriétés déjà démontrées des composés précédents. Le composé plus complexe a pour facteurs des composés plus simples, et les propriétés de ses facteurs, introduites en lui avec ses facteurs, sont les intermédiaires par lesquels on lui relie les propriétés dont lui-même il est muni. Tout à l’heure, on a vu que les propriétés du parallélogramme lui sont rattachées grâce aux propriétés des deux couples de parallèles qui sont ses éléments. On verrait de même que les propriétés de la sphère lui sont rattachées grâce aux propriétés du demi-cercle tournant qui est son générateur, et, en général, que toute propriété d’un composé quelconque lui est rattachée grâce aux propriétés des composés plus simples qui sont ses facteurs. — De cette façon, chaque composé nouveau est un coffre plus grand dans lequel on met plusieurs coffres plus petits, avec tout ce qu’ils contiennent. Dans celui qu’on nomme parallélogramme, on met deux couples de parallèles qui se coupent. Dans celui qu’on nomme cercle, on met une infinité de lignes droites égales, qui ont un point commun. Dans celui qu’on nomme sphère, on met une infinité de demi-cercles égaux qui ont un diamètre commun, et les propriétés de la grosse boîte ainsi construite lui sont attachées grâce aux propriétés des moindres boîtes qu’elle contient avec leur contenu. — Il suit de là que la dernière raison, le dernier parce que, le dernier intermédiaire explicatif et démonstratif, qui relie une propriété à un composé géométrique quelconque, recule de boîte en boîte et de contenant en contenu, à mesure qu’on le poursuit, de la sphère au demi-cercle tournant, du demi-cercle tournant à la droite tournante, de la droite tournante à la droite simple, c’est-à-dire du composé à ses facteurs, de ceux-ci à leurs facteurs, et ainsi de suite, pour se laisser à la fin saisir dans les facteurs primitifs, c’est-à-dire dans les petites boîtes élémentaires où il est inclus. Arrivés là, nous tenons en main la dernière raison de la loi géométrique. Dans toutes les sciences de construction, comme en géométrie, les axiomes la donnent ; et, si les axiomes la donnent, c’est qu’ils énoncent les propriétés des facteurs primitifs.
Pensons bien à ce mot : la dernière raison d’une loi. Les lois qu’on a découvertes dans les sciences de construction sont en nombre énorme, et ce nombre s’accroît tous les jours. Or les intermédiaires derniers qui les expliquent et les démontrent sont les propriétés de cinq ou six facteurs primitifs, énoncées par une douzaine d’axiomes, lesquels ne sont eux-mêmes, comme on l’a vu, que des cas ou applications de l’axiome d’identité. De cette source unique, épanchée en une douzaine de ruisseaux, découlent les innombrables courants et tous les fleuves de la science. Telle est la vertu des facteurs ou éléments primitifs, lorsqu’ils sont aussi simples, aussi abstraits, aussi généraux que possible : de leurs lois dérivent les lois de leurs composés moins généraux et moins abstraits, et ainsi de suite, d’étage en étage, par une descente graduelle, sans que jamais, d’un étage à l’autre et du plus haut flot à la plus basse nappe, la continuité fasse défaut. C’est donc sur les facteurs primitifs que doit se porter le principal effort de la méthode. — De là une nouvelle façon de considérer les grandeurs, et notamment les grandeurs géométriques. Soit une ligne droite, ou des lignes courbes, et principalement, parmi les courbes, celles qu’autrefois on ne pouvait définir que par la nature du solide duquel elles sont extraites, ce qui était le cas pour les sections du cône, à savoir l’ellipse, la parabole, l’hyperbole, et les autres encore plus compliquées. Chacune d’elles a une forme, et, une fois la ligne tracée, nous voyons cette forme en bloc. Mais la ligne est composée de facteurs primitifs ou éléments qui sont ses points, et sa forme n’est qu’un ensemble, l’ensemble de toutes les positions distinctes occupées par tous ses points distincts. Il suit de là qu’il y a une raison, un parce que, un intermédiaire pour expliquer et démontrer toutes les propriétés qu’on peut constater dans la ligne et dans sa forme, et que cet intermédiaire se rencontre dans les éléments de la ligne et de sa forme, c’est-à-dire dans les divers points doués de positions distinctes dont la ligne et sa forme ne sont que le total. — Or comment détermine-t-on la position d’un point ? Entre autres procédés, il en est un fort commode qui consiste à prendre sur un plan deux axes fixes AB, BC, qui se coupent suivant un angle connu, à mener de ces axes des parallèles au point, et à donner la longueur de ces parallèles.
Ces deux longueurs, qu’on nomme coordonnées, sont des grandeurs qui, comparées l’une à l’autre, offrent un certain rapport. Voilà donc la position du point définie par le rapport mutuel de deux grandeurs auxiliaires. — À présent, au lieu d’un point unique, supposons une série continue de points, c’est-à-dire une ligne telle, que ce rapport soit le même pour tous ses points ; la ligne et sa forme seront entièrement définies, et définies par un caractère commun de leurs éléments.
Ainsi, pour ne prendre que les exemples les plus simples, si, les deux axes étant donnés, la ligne en question est la bissectrice de leur angle, tous les points de la bissectrice ont ce caractère commun que, pour chacun d’eux, une des deux coordonnées est égale à l’autre. Si la ligne en question est une circonférence, et que les deux axes, étant perpendiculaires l’un à l’autre, passent par le centre du cercle, tous les points de la circonférence ont ce caractère commun que, pour chacun d’eux, la somme des carrés des deux coordonnées est égale au carré du rayon. Ce rapport constant qui se maintient partout le même à travers tous les couples de coordonnées donne lieu, quand on l’évalue, à une équation ; pour la bissectrice, la première coordonnée x plus la seconde y égale 2x ; x + y = 2x ; pareillement pour la circonférence x 2 + y 2 = r 2. — Telle est la formule qu’on nomme l’équation de la ligne ; il y en a une pour l’ellipse, pour la parabole, pour l’hyperbole, pour toute courbe, pour toute surface. Il est une portion de la géométrie qui fait ainsi l’analyse d’une ligne ou d’une surface et qui, la décomposant en ses éléments, dégage en eux un caractère algébrique commun à tous ; cette science s’appelle géométrie analytique. Du caractère exprimé par une équation, on tire toutes les propriétés de la ligne ; en d’autres termes, on trouve, pour rattacher à la ligne ses propriétés, un intermédiaire, une raison, un parce que inclus dans l’équation qui est sa définition.
On voit combien la considération des éléments est importante ; en effet, il a fallu l’employer pour avoir la véritable notion de grandeur et donner aux mathématiques toute leur portée ; c’est cette étude qui, sous le nom de calcul des infiniment petits, constitue la portion supérieure de la science. Au lieu d’y comparer deux grandeurs prises en bloc, on y compare les accroissements infiniment petits des deux grandeurs, accroissements qui sont leurs facteurs composants et leurs éléments primitifs112. « On aurait tort, dit un mathématicien philosophe, de ne voir dans cette seconde manière qu’une abréviation convenue, une forme de langage, apparemment plus commode parce qu’elle est plus usitée. Elle n’est effectivement plus commode que parce qu’elle est l’expression naturelle du mode de génération ou d’extinction des grandeurs, qui croissent ou décroissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Ainsi, quand un corps se refroidit, le rapport entre les variations élémentaires de la chaleur et du temps est la vraie raison du rapport qui s’établit entre les variations de ces mêmes grandeurs quand elles ont acquis des valeurs finies. Ce dernier rapport, il est vrai, est le seul qui puisse tomber directement sous notre observation, et, lorsque nous définissons le premier par le second en faisant intervenir l’idée de limite, nous nous conformons aux conditions de notre logique humaine. Mais, une fois en possession de l’idée du premier rapport, nous nous conformons à la nature des choses, en
faisant de lui le principe d’explication de la valeur que l’observation assigne au second rapport. C’est pour cette raison que la notation des quantités infinitésimales, imaginée par Leibniz, constitue une invention capitale qui a si prodigieusement accru la puissance de l’instrument mathématique, et le champ de ses applications à la philosophie naturelle. »
De toutes parts surnage la même conclusion. Dans les sciences de construction, tout théorème énonçant une loi est une proposition analytique. Des deux données dont la liaison constitue la loi, la seconde est reliée à la première, obscurément ou clairement, directement ou indirectement, par une troisième donnée, raison, intermédiaire explicatif et démonstratif, qui, contenu dans la première donnée, contient lui-même une file d’intermédiaires ultérieurs emboîtés les uns dans les autres. Si enfin on cherche quelle est la dernière raison de la loi, le dernier intermédiaire, le dernier parce que, après lequel toute question s’arrête parce que la suprême explication est fournie et que la démonstration est complète, on trouve qu’il est un caractère inclus dans la définition des facteurs ou éléments primitifs, dont la première donnée n’est que l’ensemble et le total.
II
Nous voici arrivés aux sciences d’expérience. Ici, les ressources sont moindres et les difficultés plus grandes. — Soit une des lois examinées plus haut, à savoir que le refroidissement provoque la rosée, c’est-à-dire la liquéfaction et le dépôt de la vapeur d’eau ambiante dans l’air. — Des deux données, le refroidissement et la liquéfaction, qui par leur couple font la loi, la première, selon la théorie exposée, doit contenir un caractère explicatif dont l’entremise lui relie la seconde. Il faut donc la décomposer pour retirer d’elle cet intermédiaire. — Mais je ne puis effectuer cette décomposition ; l’analyse qui avait prise entière sur les combinaisons mentales n’a pas une prise égale sur les combinaisons réelles. Ayant construit les premières, je sais tout ce qu’elles contiennent, puisque, par supposition, elles ne contiennent rien que ce que j’y ai mis. N’ayant pas construit les secondes, je ne sais pas tout ce qu’elles contiennent, et, au fragment que j’en possède, il me faut ajouter, par des découvertes ultérieures, tous les fragments que je ne possède pas. — Qu’est-ce que ce refroidissement de la vapeur d’eau ? Au moment où par induction j’établis la loi, je l’ignore. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il est un changement d’état qui, se produisant dans la vapeur, éveille en moi la sensation de froid. En lui-même, ce changement m’est inconnu ; je ne sais de lui qu’un de ses effets, je ne le connais que par un signe. Au moyen de ce signe et d’autres indices tels que les variations du thermomètre, il faut maintenant l’étudier, constater en lui des propriétés intrinsèques, et, pour cela, employer de nouveau l’induction. — Or, on découvre par induction que le refroidissement introduit dans un corps gazeux, liquide ou solide, quel que soit son état, tend à rapprocher mutuellement ses molécules, et, en effet, les rapproche toujours, sauf quelques cas exceptionnels, où la tendance est neutralisée par certaines tendances contraires que parfois le rapprochement peut développer113. Voilà un premier intermédiaire explicatif, inclus dans les caractères du corps refroidi, et que l’induction met à part. — À présent, d’autres inductions établissent qu’un corps solide, liquide ou gazeux est un système de molécules espacées et douées les unes par rapport aux autres de forces attractives et répulsives ; que, au fur et à mesure de leur rapprochement mutuel, la proportion mutuelle des forces répulsives et attractives change et se renverse ; que, pendant une première période qui est l’état gazeux, les forces attractives peuvent être considérées comme annulées par l’énormité des forces répulsives, ce qui explique la force de tension des vapeurs et des gaz ; qu’au bout de cette période, lorsque les molécules sont assez rapprochées, il arrive une époque d’équilibre entre les forces répulsives et les forces attractives, époque différente suivant la constitution différente des différents corps ; que, pendant ce stade, la répulsion et l’attraction étant à peu près neutralisées l’une par l’autre, les molécules, qui ne se repoussent ni ne s’attirent mutuellement, se laissent très aisément disjoindre, n’exercent point d’effort contre leur contenant, se groupent selon une surface parallèle à l’horizon, bref sont coulantes et présentent les caractères sensibles qui constituent l’état liquide, au lieu des caractères sensibles qui constituent l’état gazeux ; que plus bas, au-delà de cette seconde période, lorsque les molécules se sont encore rapprochées davantage, il se déclare une époque où les forces attractives ont, non plus l’égalité, mais l’ascendant marqué, époque différente, suivant la constitution différente des différents corps ; que, pendant ce troisième stade, les molécules groupées résistent plus ou moins énergiquement aux forces qui veulent les détacher du système, et, au lieu des caractères sensibles qui constituent l’état liquide, présentent les caractères sensibles qui constituent l’état solide. D’où il suit que, passé une certaine période, le gaz, dont les molécules sont suffisamment rapprochées, doit devenir liquide, et que la vapeur d’eau doit devenir eau. Or on sait d’ailleurs par induction la limite où pour la vapeur d’eau finit cette période ; c’est tel degré du thermomètre pour telle quantité de vapeur d’eau suspendue dans l’air. Voilà le second intermédiaire demandé. — Si le refroidissement provoque la liquéfaction de la vapeur ambiante, c’est qu’il rapproche ses molécules au-delà d’une certaine limite ; si, au-delà de cette limite, les molécules rapprochées arrivent à l’état liquide, c’est que, passé cette limite, l’excès des forces répulsives sur les forces attractives cesse sans se renverser en sens contraire, et qu’en vertu de cet équilibre les molécules n’ont l’une par rapport à l’autre ni adhérence notable ni répulsion, ce qui est proprement l’état liquide. Rapprochement des molécules, équilibre au-delà de tel degré de rapprochement entre les forces attractives et répulsives des molécules, tels sont les deux intermédiaires par lesquels la première donnée de notre loi, le refroidissement, se rattache à la seconde, la liquéfaction. Le rapprochement est une propriété des molécules de la vapeur refroidie. L’équilibre est une propriété de ces molécules suffisamment rapprochées. Et finalement l’état liquide, tel que nos sens le constatent, est une propriété de l’équilibre ainsi atteint.
Ainsi la première donnée de la loi contient parmi ses caractères le premier intermédiaire explicatif, qui contient le second, qui contient la seconde donnée de la loi. Visiblement, cet emboîtement est semblable à celui que nous avons déjà remarqué dans la démonstration des théorèmes. — Sans doute nous n’avons pas obtenu cette fois les intermédiaires par la même voie que ci-dessus. Il ne nous a pas suffi de consulter notre conception d’un corps qui se refroidit ; elle avait trop de lacunes ; elle ne nous apprenait rien, sinon que le corps qui provoque en nous une sensation de froid, et dans le thermomètre un abaissement de l’alcool, subit un changement inconnu. Il a fallu des expériences et une induction pour démêler ce changement, qui est un rapprochement des molécules. Pareillement, il ne nous a pas suffi de consulter notre conception d’un corps dont les molécules se rapprochent : elle aussi, elle avait trop de lacunes ; elle ne nous renseignait pas sur les effets du rapprochement. Il a fallu la grande induction de Newton pour reconnaître que l’attraction des molécules croît en raison inverse du carré de leurs distances, d’où il suit que, passé un certain degré de proximité, les forces attractives doivent faire équilibre aux forces répulsives ; et il a fallu les inductions d’autres physiciens pour reconnaître quel degré de refroidissement amène ce degré de proximité entre les molécules de la vapeur d’eau. — Mais, si les procédés de la découverte ont été différents, la structure des choses s’est montrée la même. Dans la loi expérimentale ainsi que dans le théorème mathématique, la première donnée est un coffre plus grand qui, à travers une série de coffres de plus en plus petits, enferme comme dernier contenu la seconde donnée. Seulement, dans la loi expérimentale, il ne suffit pas, comme dans le théorème mathématique, de mettre la main chaque fois sur le bon coffret et de l’ouvrir ; on ne l’a pas sous la main, dans l’esprit : il faut sortir de l’esprit, aller le prendre où il est, c’est-à-dire dans la nature, l’en retirer à grand renfort d’expériences et d’inductions. Cela fait, on le transporte dans l’esprit, on l’y loge à sa place dans la boîte où il manquait, et quand, par ces excursions, on s’est procuré ainsi toutes les boites nécessaires, il n’y a plus qu’à les ouvrir dans leur ordre, pour passer sans interruption, comme dans un théorème, de la première donnée à la seconde donnée de la loi.
À présent, parmi les sciences expérimentales, considérons celles qui sont fort avancées, la mécanique appliquée, l’astronomie mathématique, l’optique, l’acoustique, dans lesquelles on s’est procuré et on a emboîté beaucoup de ces boîtes. Entre les composés réels dont ces sciences traitent et les composés idéaux dont traitent les sciences de construction, l’analogie est frappante. — Soient quelques-uns de ces composés réels, le mouvement d’un boulet de canon lancé avec telle vitesse initiale sur une tangente à la terre, l’orbite décrite par Vénus ou telle autre planète, telle succession d’ondes sonores ou lumineuses. Chacun de ces composés a ses propriétés, comme le parallélogramme ou la sphère, et la proposition qui lui relie une de ses propriétés, comme le théorème qui relie au parallélogramme ou à la sphère une des siennes, énonce une loi générale. Or, dans ce composé, comme dans le parallélogramme ou la sphère, il y a des facteurs ou composés plus simples qui, introduits en lui, ont apporté avec eux leurs caractères ; et, s’il possède la propriété indiquée par la loi c’est, comme le parallélogramme ou la sphère, grâce aux caractères isolés ou combinés de ses facteurs. Si le boulet a telle portée, décrit telle courbe, et subit telle diminution de vitesse, c’est grâce aux présences combinées de telle impulsion initiale, de l’attraction terrestre, et de la résistance de l’air. Si deux rayons lumineux s’éteignent par places, ou si deux sons continus deviennent muets par moments, c’est grâce aux vitesses des deux séries d’ondes propagées qui, par places ou par moments, interfèrent et s’annulent. — Il suit de là que, dans la loi expérimentale comme dans la loi géométrique, les propriétés d’un composé plus complexe lui sont reliées par l’entremise des propriétés de ses facteurs ou composés plus simples, qu’il en est de même pour chacun de ceux-ci, et que partant, si on cherche les derniers intermédiaires, les dernières raisons, les derniers caractères explicatifs et démonstratifs qui établissent la loi, on les verra reculer, de composé plus complexe en composé plus simple, pour se laisser saisir à la fin dans quelques facteurs très simples ou éléments primitifs dont ils sont les propriétés.
En effet, dans chacune des sciences que nous avons nommées, il y a quelques lois très générales qui correspondent aux axiomes ; comme les axiomes, elles donnent la dernière raison de la loi établie, et, si elles la donnent, c’est que, comme les axiomes, elles énoncent les propriétés des facteurs primitifs. Tel est dans la mécanique appliquée ce principe que, si un corps perd ou acquiert une certaine quantité de mouvement, la même quantité est acquise ou perdue par un autre corps. Tels sont les deux principes sur lesquels se fonde l’astronomie, l’un qui attribue aux corps planétaires de notre système une tendance à se mouvoir en ligne droite avec une vitesse uniforme sur la tangente de leur orbite, l’autre qui leur attribue une tendance à tomber les uns vers les autres et vers la masse centrale, tendance proportionnelle aux masses et inverse au carré de la distance. Telle est, en acoustique et en optique, l’admission de milieux élastiques où des ondes de telles longueurs se propagent avec telle vitesse dans le sens de l’impulsion primitive, ou selon une perpendiculaire à cette impulsion. — De ces lois comme d’autant d’axiomes découlent une prodigieuse quantité de lois partielles ; et la seule différence qui sépare les sciences ainsi faites des sciences mathématiques, c’est que, dans celles-ci, les axiomes étant obtenus par construction, nous pouvons par analyse remonter plus haut qu’eux, jusqu’au principe d’identité qui est leur source commune, tandis que dans celles-là, les lois fondamentales étant obtenues par induction, nous serions obligés, pour remonter plus haut qu’elles, d’employer une fois de plus l’induction, ce que demain nous pourrons peut-être faire, ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas faire encore, et ce qui nous force à les considérer provisoirement comme primitives, en attendant que des découvertes ultérieures leur superposent des lois plus générales et les fassent passer du premier rang au second.
III
Même ordonnance dans les autres branches moins avancées de la science expérimentale, dans la théorie de la chaleur, de l’électricité, des phénomènes chimiques, vitaux et historiques. Là aussi, les lois particulières que l’on atteint d’abord, et qui énoncent les propriétés des composés plus complexes, trouvent leur explication et leur démonstration dans des lois de plus en plus générales que l’on atteint ensuite, et qui énoncent les propriétés de facteurs de plus en plus simples. Selon que l’on considère telle ou telle branche, on trouve que l’opération, partout semblable, a été poussée plus ou moins loin ; la science expérimentale tout entière ressemble ainsi à une cathédrale commencée à la fois sur plusieurs points. Ses piliers sont de hauteur inégale, les uns presque achevés, les autres à demi bâtis, les autres enfin à peine munis de leurs premières assises. Mais tous indiquent, par leur amincissement graduel et leur direction convergente, qu’une voûte supérieure doit les réunir.
Or cette direction constante nous montre en quel sens il faut appliquer notre effort, et par quel travail ultérieur doit se continuer l’édifice. On vient de voir que les propriétés d’un composé lui sont reliées par des intermédiaires qui sont les propriétés de ses facteurs, composants ou éléments : telle est la règle universelle. Ce sont donc ces éléments qu’il faut surtout dégager, et ce sont leurs propriétés sur lesquelles nous devons porter toute notre attention. Partant, quand ces éléments tomberont plus aisément sous notre observation, nous expliquerons et nous démontrerons plus aisément les propriétés des composés qui sont leur assemblage. — C’est justement le cas pour les composés les plus complexes de tous, ceux qui sont l’objet des sciences naturelles et des sciences historiques. Aussi, nulle part, j’ose le dire, la partie philosophique et supérieure de la science n’est plus avancée. Un corps vivant, plante ou animal, est une société d’organes ; or, chacun de ces organes est assez gros pour être saisi par nos sens, mesuré par nos instruments, détaillé par nos descriptions, figuré par nos dessins. Il se prête directement à l’étude, et, comparé à ses analogues, il manifeste des propriétés qui, jointes à celles de ses associés, expliquent les caractères du corps dont ils sont les éléments. — Deux propriétés sont communes à tous les organes d’un corps vivant. L’une, mentionnée plus haut114, et exposée tout au long par Cuvier, est la propriété d’être utile, ce qui emporte, pour l’organe, l’obligation d’accorder ses caractères avec ceux de tous les autres organes associés, de manière à opérer tel effet total et final, c’est-à-dire à rendre possible tel genre de vie, carnivore, frugivore, insectivore, dans l’eau, dans l’air ou sur la terre, en présence de telles proies et de tels ennemis, bref dans tel milieu ; nous avons indiqué les suites infinies de cette propriété de tout organe ; elles sont si nombreuses et si certaines que les anatomistes ont reconstruit des animaux fossiles d’après quelques-uns de leurs fragments. Il y en a une seconde, démêlée par Geoffroy Saint-Hilaire, encore plus féconde en conséquences, la propriété de tenir sa place dans un plan. Par la première, l’organe est un instrument qui remplit un office ; par la seconde, il est une pièce qui appartient à un type. À ce titre, quelles que soient les modifications secondaires que lui impose son passage d’un animal dans un animal différent, et, par suite, son adaptation à un usage nouveau, il reste au fond le même ; il n’est jamais transposé ; on le retrouve toujours à la même place, et il se fait reconnaître, à travers les élongations, les soudures, les appauvrissements, les changements de rôle et même les pertes d’emploi, que, déformé, transformé, atrophié, il a subis. Le même groupe d’articles anatomiques fournit le bras et la main chez l’homme, l’aile chez la chauve-souris, la patte chez le chat, la jambe chez le cheval, la nageoire chez le phoque ; la vessie natatoire du poisson est le poumon respiratoire du mammifère. Au bord de l’aile, on trouve souvent chez les oiseaux un petit os inutile, muni d’un ongle chez quelques jeunes, sans emploi, sauf celui de représenter un doigt dégradé ; le boa qui rampe a des vestiges de membres, et l’on rencontre dans l’orvet une petite épaule, un sternum et un bassin rudimentaire ; ce même orvet, dans le jeune âge, possède deux petits tubercules saillants, reliquats survivants et temporaires des membres postérieurs rabougris. Une pièce a donc la propriété de provoquer par sa présence la présence de tout un système de pièces ordonnées suivant un plan fixe, ce qui donne la grosse charpente de l’animal entier, et, en outre, elle a la propriété de déterminer par sa structure et sa fonction la structure et la fonction des autres pièces, ce qui donne la structure totale et l’ensemble des fonctions de l’animal complet. De cette façon, deux propriétés communes aux éléments de l’ensemble expliquent presque tous les caractères de l’ensemble, et l’anatomie philosophique fournit la raison des lois que l’anatomie descriptive avait constatées.
Pareillement, dans ces sociétés humaines dont les caractères fixes ou changeants sont l’objet de l’histoire, les éléments, aisément saisis, nous font comprendre l’ensemble. Car ces éléments sont les individus humains dont une société à une époque donnée n’est que la collection, et nous n’avons point de peine à démêler leurs traits communs. Grâce aux documents conservés et par des procédés exacts de reconstruction méthodique, nous pouvons aujourd’hui supprimer la distance du temps, nous représenter en spécimens plus ou moins nombreux le Français ou l’Anglais du dix-septième siècle ou du moyen âge, l’ancien Romain, et même l’Indou de l’époque bouddhique, nous figurer sa vie privée, publique, industrielle, agricole, politique, religieuse, philosophique, littéraire, bref, faire la psychologie descriptive de son état moral et mental et l’analyse circonstanciée de son milieu physique et social, puis de ces éléments passer à des éléments plus simples encore, démêler les aptitudes et les tendances qui se retrouvent efficaces et prépondérantes dans toutes les démarches de son esprit et de son cœur, noter les conceptions d’ensemble qui déterminent tout le détail de ses idées, marquer les inclinations générales qui déterminent le sens de toutes ses actions, bref, distinguer les forces primordiales qui, présentes et agissantes à chaque moment de la vie de chaque individu, impriment au groupe total, c’est-à-dire à la société et au siècle, les caractères que l’observation lui a reconnus115. Partout où l’on peut ainsi isoler et observer les éléments d’un composé, on peut, par les propriétés des éléments, expliquer les propriétés du composé, et, de quelques lois générales, déduire une foule de lois particulières. C’est ce que nous avons fait ici même ; nous sommes d’abord descendus par degrés jusqu’aux derniers éléments de la connaissance, pour remonter ensuite d’étage en étage jusqu’aux connaissances les plus simples, et de là, encore par degrés, jusqu’aux plus complexes ; dans cette échelle, chaque échelon s’est relié ses caractères par l’entremise des caractères qui s’étaient manifestés dans les échelons inférieurs.
C’est pourquoi, lorsque, dans cette décomposition progressive, nous arrivons à des composés dont notre conscience, nos sens et nos instruments ne peuvent démêler les éléments plus simples, l’explication s’arrête et se réduit à des conjectures. Il s’est rencontré sur notre chemin des sensations, celles du toucher, de l’odorat et du goût, dans lesquelles nous n’avons pu distinguer les sensations élémentaires, et tout ce que nous a permis l’analogie, c’est de penser qu’il y en avait. Une limite semblable est posée par une difficulté semblable dans les autres sciences expérimentales. — Au moyen de leur microscope, le physiologiste et l’embryogéniste résolvent les tissus vivants en éléments anatomiques, petits corps qui sont le plus souvent des cellules de diverses formes et diversement groupées ; mais ils ne saisissent pas les éléments de la cellule, ils ignorent leurs propriétés, du moins ils les ignorent aujourd’hui ; dans la pulpe liquide et sans forme qui s’organise en une logette garnie d’un noyau, ils ne peuvent distinguer les particules ni à plus forte raison leurs propriétés. Tout au plus, ils conjecturent qu’elles sont des molécules chimiques extrêmement compliquées et que leurs réactions mutuelles les groupent en une certaine forme visible. — Pareillement, au moyen de leurs expériences, le chimiste et le physicien établissent que les dernières parcelles d’un corps homogène sont des molécules ou petites masses toutes semblables ; que, si le corps est simple comme l’oxygène, chaque molécule est simple et consiste tout entière en oxygène ; que, si le corps est composé comme l’eau, chaque molécule est composée de deux ou plusieurs petites masses élémentaires, l’une qui est de l’oxygène, l’autre qui est de l’hydrogène. Mais ces molécules, personne ne les a vues ni ne peut les voir ; on ignore leur forme, leur poids, leur distance, leur situation mutuelle, la grandeur des forces attractives et répulsives qui les maintiennent en équilibre, l’amplitude et la vitesse des vibrations qu’on leur suppose autour d’un centre d’oscillation supposé. Tout au plus, et d’après des indices, on conclut que, de ces propriétés inconnues, dérivent les propriétés connues du corps total, l’affinité plus ou moins grande qu’il a pour tel autre, la réaction qu’il y provoque ou qu’il en subit, la propriété qu’il a de se combiner avec tel autre en proportions définies et toujours les mêmes, l’équivalence de tel poids du premier et de tel autre poids du second pour se combiner avec un même poids d’un troisième, etc.
Ainsi, vis-à-vis des sensations élémentaires, des cellules vivantes, des molécules chimiques, des atomes éthérés, le savant est comme un myope devant des fourmilières d’espèces différentes ; son regard obtus n’atteint que les effets de masse, les changements d’ensemble, la forme totale de l’édifice ; les petites ouvrières lui échappent ; il ne les voit pas travailler. Il peut prendre le quart ou la moitié d’une bâtisse, la verser sur l’autre avec ses habitants, observer d’abord une agitation, un pêle-mêle, puis un apaisement, un arrangement et un développement nouveau ; rien de plus. Comme il manie très bien l’expérience et l’induction, il a fini par reconnaître qu’il y a dans chaque monceau des habitants invisibles, et dans chaque monceau différent des habitants différents, que certains mélanges réussissent mieux que d’autres, qu’il y faut toujours garder certaines proportions, qu’après le mélange l’édifice nouveau présente des caractères qui ne se montraient dans aucun des deux tas mélangés. Mais il lui faudrait des veux bien plus perçants pour découvrir l’économie des deux bâtisses primitives, les instincts de leurs fourmis, les transactions établies entre les deux peuplades associées, et l’économie finale de l’édifice ultérieur qu’elles construisent ensemble. Posez que, dans ces sociétés de molécules qu’on nomme corps, les habitants et les matériaux sont une seule et même chose : la comparaison s’appliquera très exactement.
Voilà pourquoi, à une certaine limite, notre explication s’arrête, et, quoique, de siècle en siècle, nous la poussions plus avant, il est possible qu’elle vienne toujours s’arrêter devant une limite. Si jamais nous connaissons exactement la forme, la distance, la grosseur, le poids des molécules de l’oxygène ou du sodium, ainsi que l’amplitude et la vitesse de leurs oscillations, nous serons peut-être en face d’un système analogue à notre système solaire, sorte de tourbillon dont les éléments grossièrement semblables réclameront une décomposition ultérieure, et ne laisseront expliquer leurs propriétés que par les propriétés toutes différentes de leurs éléments, ceux-ci de même, et ainsi de suite, par un recul à l’infini. Car la grandeur est toujours relative ; rien n’empêche que nos molécules aient pour éléments des molécules différentes, aussi petites par rapport à elles qu’elles le sont elles-mêmes par rapport à une planète, et ainsi de suite, sans trêve ni fin. En ce cas, les couches successives des facteurs de plus en plus simples seraient différentes comme les chiffres successifs d’une fraction non périodique. — Peut-être, au contraire, à un certain point de décomposition, toute différence cesse entre le composé et les facteurs, et les propriétés du composé ne sont que la somme de celles de ses facteurs, de même que la pesanteur totale d’un corps n’est que la somme des pesanteurs de ses molécules ; auquel cas la limite serait atteinte, puisque, connaissant les propriétés du composé, nous connaîtrions par cela même celles de ses derniers éléments. En ce cas, les couches successives des facteurs de plus en plus simples seraient semblables au-delà d’une certaine limite, comme le sont au-delà d’une certaine limite les chiffres successifs d’une fraction périodique mixte. — Mais, que les propriétés du composé et de ses facteurs soient semblables ou différentes, il n’importe ; c’est toujours sur les propriétés des facteurs que nous portons nos observations ou nos conjectures. La structure des choses est donc la même dans les sciences d’expérience que dans les sciences de construction, et, dans les unes comme dans les autres, l’intermédiaire explicatif et démonstratif qui sert de lien entre une propriété quelconque et un composé quelconque est un caractère ou une somme de caractères, différents ou semblables, inclus dans les éléments du composé.
IV
Reste un surcroît d’exigence qui est particulier aux sciences expérimentales. Quand nous fabriquons par la pensée tel nombre, tel polygone ou tel cylindre, nous n’avons pas à expliquer son origine ; il n’existe pas en fait dans la nature ; il n’est que possible et non réel. Peut-être même, avec une nature arrangée comme celle que nous observons, n’est-il pas possible ; mais cela est indifférent. Nous supposons ses éléments assemblés suivant la façon requise, et nous expliquons par leurs propriétés les propriétés de la construction ainsi faite, sans nous embarrasser de savoir par quelles forces ils ont eux-mêmes été assemblés. Il nous suffit que le composé soit donné ; nous ne cherchons pas pourquoi il est donné. — Les choses ne se passent pas ainsi quand il s’agit d’un composé réel. Nous sommes tenus d’expliquer ses propriétés par les propriétés de ses éléments, et, en outre, d’expliquer la rencontre de ses éléments. Alors se posent les questions d’origine, les plus curieuses, mais les plus difficiles de toutes. Car, comme le plus souvent cette rencontre est très ancienne et n’a pu avoir des témoins, on ne peut l’observer directement ni la connaître par tradition, et on en est réduit à la conjecturer d’après des rencontres présentes, lesquelles ne sont qu’à peu près semblables et parfois manquent tout à fait. Toutes les sciences expérimentales ont ainsi leur chapitre historique, plus ou moins conjectural, selon que des indices plus ou moins précis, des analogies plus ou moins justes, des documents plus ou moins complets, permettent à la reconstruction mentale de remplacer plus ou moins exactement le témoignage absent de notre conscience ou de nos sens.
Par exemple, il s’agit pour l’astronome de chercher comment se sont formées les diverses planètes, pour le géologue de montrer comment se sont formées les couches étagées de l’écorce terrestre, pour le minéralogiste de découvrir comment se sont formées les différentes roches, pour le naturaliste de savoir comment se sont formées nos espèces végétales et animales, pour l’historien de démêler comment se sont formées les époques successives d’une même société humaine et les différents traits d’un caractère national. Tous partent d’un état antérieur dénoté par des indices convergents ou attesté par des documents transmis, et, de cet état probable ou certain, ils déduisent, d’après les lois actuelles, l’état suivant, puis encore le suivant, et ainsi de suite jusqu’à l’état actuel.
Ainsi Laplace admet que notre système était d’abord une immense nébuleuse épandue autour d’un noyau central116 ; que cette vaste atmosphère, condensée par le refroidissement, s’est divisée en zones de vapeur concentriques semblables aux anneaux de Saturne ; que, par une condensation et un refroidissement ultérieurs, ces zones se sont ramassées en planètes gazeuses, puis liquides, puis solides ; et, de cette condensation graduelle jointe à la loi de la gravitation, il déduit, par un ajustement merveilleux, les principaux caractères et même les particularités singulières que notre système présente aujourd’hui. — Reprenant la supposition au point où Laplace la laisse, les géologues suivent avec vraisemblance l’épaississement de la croûte terrestre, et, d’époque en époque, avec des lacunes de moins en moins grandes, ils expliquent le dépôt et la superposition des couches, leurs soulèvements partiels, leurs érosions, leurs ruptures, la disposition présente de nos continents et de nos mers, par le jeu prolongé des forces minérales ou organiques au milieu desquelles maintenant encore nous vivons117. — À côté d’eux, les minéralogistes et les chimistes ; leurs auxiliaires, voient des roches et des amalgames semblables à ceux que présentent les terrains se former sous leurs mains ou sous leurs yeux, par des actions lentes, par un échauffement prolongé, par une compression continue, par des additions moléculaires118, et, des procédés qu’ils constatent aujourd’hui dans leur petit laboratoire artificiel, ils concluent, avec les précautions convenables, aux procédés analogues par lesquels l’amalgame et la roche se sont faits jadis dans le grand laboratoire naturel.
À ce moment interviennent les naturalistes. Darwin part d’un caractère fondamental commun à toutes les espèces animales et végétales, la difficulté de vivre, d’où suit la destruction de tous les individus moins bien adaptés à leur milieu, la survivance exclusive des individus les mieux adaptés à leur milieu, le privilège qu’ils ont de propager l’espèce, l’acquisition successive des caractères utiles, la transmission aux descendants de tout le trésor accumulé des caractères utiles, par suite enfin la modification progressive de
l’espèce, le perfectionnement graduel des organes, et la lente adaptation de l’individu à son milieu définitif. — Muni de cette loi actuelle, il explique, par sa présence ancienne, l’assemblage des organes dont Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier avaient constaté les propriétés. — Par l’une de ces propriétés, l’organe est une pièce dans un plan et dans un type : c’est qu’il est un legs d’un ancêtre commun. Tous les mammifères descendent d’un mammifère119
« dont les membres étaient construits sur le plan général que nous retrouvons aujourd’hui dans toutes les familles de la classe »
. Tous les insectes descendent d’un insecte « qui avait une lèvre supérieure, des mandibules, et deux paires de mâchoires probablement fort simples »
. Si le type se retrouve le même à travers tant d’espèces différentes, c’est que toutes ces espèces, en vertu de l’hérédité, répètent les traits de leur progéniteur commun. — Par l’autre de ces propriétés, l’organe est un instrument utile qui accorde sa structure et sa fonction avec celles des autres, de manière que les espèces différentes puissent subsister dans leurs différents milieux : c’est que, grâce à une sélection continue, le plan commun légué par le progéniteur commun s’est modifié ici dans un sens, là-bas dans un autre, pour accommoder ses détails aux différences et aux changements du milieu. Les mêmes pièces du même membre se sont effilées et allongées dans la chauve-souris, raccourcies et soudées dans la baleine afin de pourvoir là-bas
au vol, ici à la natation. Si le type varie d’espèce à espèce, c’est que les circonstances ont varié de groupe à groupe, et que la variété des circonstances a provoqué la variété des acquisitions. — Cela posé, à travers les immenses durées des périodes géologiques, nous pouvons suivre mentalement, depuis le protococcus et l’amibe jusqu’à l’homme, la formation, l’addition et l’assemblage des pièces qui constituent aujourd’hui un corps organisé. C’est un édifice vivant dans lequel, d’espèce à espèce, et sur un type commun transmis par hérédité, la sélection a superposé les différences utiles. De même, dans une maison, des charpentiers et des maçons construisent d’abord les murs et posent la charpente ; après quoi des menuisiers, des peintres et des tapissiers viennent arranger les appartements. On voit que la seconde escouade a succédé à la première, pour reprendre et compléter en sous-œuvre l’ordonnance commencée. Pareillement, plusieurs lignées d’ancêtres ont travaillé tour à tour pour fabriquer chacune de nos espèces. L’une de ces lignées, la plus ancienne de toutes, primitive, a établi le type le plus général, commun à tous les animaux de tout l’embranchement, l’articulé ou le vertébré. La seconde, postérieure, issue de ce dernier, y a superposé les différences qui constituent la classe, c’est-à-dire l’oiseau, le poisson ou le mammifère. Ensuite est venue la troisième, qui, née du mammifère, a élaboré l’œuvre transmise et fait les familles, à savoir le cétacé, le chéiroptère, le ruminant, le carnassier, le primate. Puis enfin les descendants du primate ont, par leurs développements distincts et leurs divergences croissantes, constitué les genres, le gorille, l’orang-outang, et l’homme, celui-ci distingué entre
tous par une conformation spéciale des membres et une structure plus délicate du cerveau.
Ici arrive l’historien : il prend un peuple à un moment donné. Par l’influence combinée de l’état antérieur et des aptitudes et facultés héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment donné ; par l’influence combinée de cet état nouveau et des mêmes aptitudes et tendances héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment postérieur, et ainsi de suite, soit en remontant le cours des temps depuis l’époque contemporaine jusqu’aux plus anciennes origines historiques, soit en descendant le cours des temps depuis les plus anciennes origines historiques jusqu’à l’époque contemporaine. — On conçoit que dans cette prodigieuse évolution, qui s’étend depuis la formation du système solaire jusqu’à celle de l’homme moderne, les lacunes soient grandes et nombreuses ; elles le sont en effet, et souvent nous n’avons pour les combler que des conjectures. Une telle histoire est un livre déchiré, effacé, où quelques chapitres, surtout les derniers, sont à peu près entiers, où, des chapitres précédents, il subsiste çà et là deux ou trois pages éparses, où nous ne retrouvons rien des premiers, sauf les titres. — Mais tous les jours une découverte nouvelle restitue une page, et la sagacité des savants démêle quelque portion de la pensée générale. C’est ainsi que depuis quinze ans l’on a retrouvé les traces et marqué les progrès successifs de la race humaine qui a précédé notre époque géologique ; et une loi toute récente, celle de la conservation de la force, dérive par transformation toutes les forces actuelles des forces primitives que la nébuleuse de Laplace enfermait à son plus ancien état120.
De tous ces grands fragments d’explication rigoureuse ou approximative, une vérité universelle se dégage : c’est que la question des origines n’est pas plus mystérieuse que celle des caractères. Étant donné un composé, ses caractères s’expliquent par les propriétés de ses éléments réunis. Étant donnée cette réunion, elle s’explique par les propriétés de ces mêmes éléments et par les circonstances antécédentes. Elle n’est qu’un effet comme tant d’autres, et, comme tous les autres, elle a pour raison la présence combinée d’un groupe de conditions fixes et d’un groupe de conditions changeantes. — Pour former la planète, il y avait une condition fixe, la gravitation des molécules gazeuses emportées autour du noyau central, et une condition changeante, le refroidissement progressif, par suite la condensation graduelle de ces mêmes molécules. — Pour former l’espèce, il y avait une condition fixe, la transmission d’un type général plus ancien, et des conditions changeantes, les circonstances nouvelles qui, choisissant les ancêtres ultérieurs, ajoutaient au type les caractères de l’espèce. — Pour former telle époque historique, il y avait une condition fixe, le maintien du caractère national, et une condition changeante, l’état nouveau dans lequel, au sortir de l’époque précédente, la nation se trouvait placée. — Il suit de là que, dans les questions d’origine, il y a un intermédiaire explicatif et démonstratif comme dans les autres ; que la réunion des éléments a sa raison d’être, comme les caractères du composé ont leur raison d’être ; qu’elle est un produit comme eux, et que toute la différence entre les deux produits consiste en ce que, le premier étant historique et le second n’étant pas historique, le premier enferme un facteur de plus que le second, à savoir l’influence du moment historique, c’est-à-dire des circonstances préalables et de l’état antécédent.
§ III. — Si tout fait ou loi a sa raison explicative
I
À présent, que le lecteur rassemble et embrasse d’un coup d’œil toutes les conclusions auxquelles nous venons d’aboutir ; il les trouvera convergentes et sera conduit par leur convergence vers une loi universelle et d’ordre supérieur, qui régit toute loi. Soit un couple quelconque de données quelconques ; sitôt qu’elles sont effectivement liées, il y a une raison, un parce que, un intermédiaire qui explique, démontre et nécessite leur liaison. — Cela est vrai pour les cas ou couples de données particulières, comme pour les lois proprement dites ou couples de données générales ; il y a une raison pour la chute de cette feuille qui vient de tomber tout à l’heure et pour la gravitation de toutes les planètes vers le soleil, pour la rosée de cette nuit et pour la liquéfaction de toute vapeur, pour le battement de pouls que je constate sur mon poignet en ce moment même et pour la présence d’une fonction ou d’un appareil quelconque dans un être vivant quelconque. — Cela est vrai pour les lois dans lesquelles la première donnée est un composé plus complexe, comme pour les lois dans lesquelles la première donnée est un composé plus simple ; il y a une raison pour les actions totales d’une société humaine et pour les actions individuelles de ses membres, pour les propriétés d’un composé chimique et pour les propriétés de ses substances constituantes, pour les effets d’une machine et pour les effets de ses rouages. — Cela est aussi vrai pour les lois qui concernent les composés mentaux que pour les lois qui concernent les composés réels ; il y a une raison pour les propriétés de l’ellipse ou du cylindre comme pour les propriétés de l’eau ou du granit. — Cela est aussi vrai pour les lois qui régissent la formation d’un composé que pour celles qui lui rattachent ses caractères ; il y a une raison pour la formation comme pour les propriétés d’une planète ou d’une espèce. — Mais le point le plus remarquable, c’est que cela est aussi vrai pour les lois dont l’explication nous manque que pour celles dont nous avons aujourd’hui l’explication. Il y a une raison pour l’attraction que toutes les masses exercent les unes sur les autres, pour les propriétés de l’oxygène, pour la formation d’une cellule vivante, pour la naissance de notre nébuleuse. Du moins nous le croyons. Nous ne pouvons montrer cette raison, mais nous sommes persuadés qu’elle existe ; nous anticipons par une affirmation hardie sur nos découvertes futures, et même sur des découvertes que peut-être nous ne ferons jamais.
Bien mieux, nous indiquons d’avance l’emplacement et les traits principaux de l’intermédiaire qui nous échappe encore. — Nous admettons que, si deux masses s’attirent, c’est en vertu d’un caractère plus simple et plus général, inclus dans le groupe des caractères qui constituent ces masses, tel que serait une impulsion incessamment répétée, laquelle à chaque instant surajouterait un effet à l’effet précédent, ce qu’on exprime en disant que l’attraction est une force dont l’action n’est pas instantanée mais continue, ce qui permet de concevoir la vitesse de la masse tombante comme la somme de toutes les vitesses acquises depuis le premier instant de sa chute, ce qui a conduit quelques physiciens à expliquer l’attraction de deux masses par la poussée continue d’un éther environnant. — Nous admettons que, si l’oxygène présente tels ou tels caractères, c’est en vertu de caractères plus généraux et plus simples qui appartiennent à ses éléments, et qui sont les masses, les distances, les mouvements intestins de ses atomes composants. — Nous admettons que, si un liquide sans forme s’organise en une cellule, c’est grâce aux réactions mutuelles et à l’état antérieur des particules très compliquées dont il est l’ensemble, et que, si autrefois notre nébuleuse est née, c’est grâce aux forces de ses molécules et à l’influence d’un état antérieur que, même par conjecture, nous ne pouvons nous représenter. — À nos yeux, dans tous ces couples, non seulement l’intermédiaire explicatif et démonstratif existe, quoiqu’il se dérobe à nos prises ; mais encore il est un caractère plus général et plus simple que la première donnée du couple, il est inclus en elle, il appartient à ses éléments, et les propriétés de cette première donnée, aussi bien que sa naissance, ont pour dernière raison d’être les caractères et l’état antérieur de ses derniers éléments.
Sur ces indices, notre pensée s’emporte jusqu’à étendre cette structure des choses au-delà de notre monde et de notre histoire, à travers les deux abîmes du temps et de l’espace, par-delà tous les lointains que l’imagination peut atteindre, par-delà tous les confins que les nombres ou les quantités, vainement enflées et entassées les unes sur les autres, peuvent désigner à l’esprit pur. Sommes-nous en droit d’agir ainsi ? Et quels motifs pouvons-nous alléguer pour autoriser une supposition qui anticipe non seulement sur toute expérience future, mais sur toute expérience possible, et enveloppe dans l’immensité de sa prophétie l’immensité de l’univers ?
II
Deux séries de cas sont en présence, l’une considérable, composée de tous les faits et lois dont nous savons la raison, l’autre prodigieusement disproportionnée, infiniment plus grande, puisqu’elle est infinie et composée de tous les faits et lois dont nous ne savons pas la raison. Ce sont là deux indices, l’un positif, l’autre négatif, l’un qui est favorable à notre supposition, l’autre qui ◀semble▶ lui être défavorable. — Mais cette défaveur n’est qu’apparente. Car, si, de ce que nous connaissons la raison d’un fait ou d’une loi, nous pouvons conclure son existence, nous ne pouvons pas, de ce que nous l’ignorons, conclure son absence. Cette raison peut exister, quoique ignorée, et, de fait, si nous regardons le passé de nos sciences, nous trouvons qu’en mainte occasion, quoique ignorée, elle existait. Tous les jours, à mesure que la science se précise et s’augmente, nous voyons la première série croître aux dépens de la seconde, et l’analogie nous porte à croire que les cas encore compris dans la seconde sont pareils à ceux qui ont cessé d’y être compris. Plus notre expérience étendue recule notre horizon dans le temps et dans l’espace, plus nous ajoutons à notre trésor de raisons explicatives. Il nous suffit d’examiner l’histoire et la nature de la science expérimentale pour reconnaître que, si dans ce trésor il y a eu ou il y a encore des vides, ce n’est jamais parce que la raison explicative a manqué ou manque dans les choses, c’est toujours parce qu’elle a manqué ou manque dans notre esprit. Elle existait dans la nature ; mais les savants trop peu instruits ne l’y avaient pas encore découverte. Elle existe aujourd’hui dans la nature ; mais nous ne pouvons pas et nous ne pourrons peut-être jamais l’y démêler. La lacune ne vient pas de son absence, mais de notre ignorance ou de notre impuissance, et la faute n’est pas aux choses, mais à nous. — Si, au temps de Kepler, on ne savait pas expliquer le mouvement des planètes, c’est que la gravitation était alors inconnue. Si, aujourd’hui, nous ne pouvons dire pourquoi le carbone pur, selon ses états différents, fournit avec les mêmes molécules des composés aussi différents que le diamant et le graphite, c’est que, ne connaissant pas les vitesses et les masses de ses molécules, nous ne pouvons définir leurs divers états d’équilibre. Pour démêler la raison explicative, telle que nous l’avons définie, certaines conditions sont requises, et, si ces conditions ne sont pas remplies, elle aura beau être présente, nous ne pourrons pas la dégager. Pour démêler la raison qui explique les caractères d’un composé, comme le graphite, il faut que nous connaissions les propriétés de ses éléments, les molécules du carbone. Pour démêler la raison qui explique la naissance du premier composé organique, il faut que nous connaissions, outre les propriétés de ses éléments, les circonstances primordiales dans lesquelles ils se sont assemblés. C’est pourquoi, tant que ces préalables nous manqueront, nous ne pourrons savoir la raison explicative. Aussi longtemps que nous les atteindrons par simple conjecture, nous l’atteindrons par simple conjecture, et nous serons d’autant plus loin ou plus près d’elle que nous serons plus loin ou plus près d’eux. — Il suit de là que jamais notre ignorance n’est un indice de son absence ; d’où il suit que jamais, même pour les événements qui ont précédé la naissance de notre nébuleuse, et nulle part, même par-delà les plus lointains des firmaments visibles, nous n’avons le droit de supposer son absence. Que notre science expérimentale ait des lacunes, cela est incontestable ; mais sa structure suffit pour en rendre compte, et il est contre toutes les règles de l’hypothèse d’ajouter arbitrairement et inutilement, pour en rendre compte, une cause non constatée à la cause constatée qui suffit.
Exclues d’un côté, les présomptions sont forcées de se tourner de l’autre. Comme il n’y a pas de choix entre la présence et l’absence de la raison explicative, dès que les chances ne sont plus pour l’absence, elles sont pour la présence, et la balance penche vers le second plateau. — Elle pencherait vers lui bien davantage encore, si l’on pouvait montrer des sciences qui, s’affranchissant des conditions imposées à la science expérimentale, trouvent par cela même à toutes leurs lois une raison explicative. Car un pareil contraste donnerait à croire que les lacunes de la science expérimentale ont non seulement pour cause suffisante, mais encore pour cause unique les conditions auxquelles elle est assujettie ; d’où il suivrait que, délivrée de ces conditions, elle comblerait par cela même toutes ces lacunes, et que la raison explicative, étant partout découverte, existerait partout. — Or tel est justement le contraste que présentent les sciences de construction comparées aux sciences d’expérience. Chez elles, tous les intermédiaires explicatifs et démonstratifs qui relient une propriété quelconque à un composé quelconque, depuis le premier jusqu’au dernier, sont connus et partant existent ; il n’y a pas une de leurs lois qui n’ait manifesté et, partant, qui ne possède son parce que et sa raison. — Il est donc à présumer que, si nous pouvions employer dans nos sciences expérimentales les procédés que nous employons dans nos sciences de construction, nous arriverions aux mêmes découvertes, et que, de même que toute loi a sa raison d’être dans celles-ci, toute loi a sa raison d’être dans celles-là.
Cette probabilité devient encore plus forte, si nous remarquons que, les lois des secondes pouvant être découvertes comme les lois des premières par voie inductive, quand on suit cette voie dans les secondes comme dans les premières, la raison de la loi demeure alors ignorée, quoique présente. Par conséquent, ici le procédé inductif est l’unique cause de notre ignorance, d’où il suit avec toute vraisemblance que hors d’ici, c’est-à-dire dans les sciences expérimentales, il est encore la seule cause de notre ignorance, et que, hors d’ici comme ici, la raison explicative est toujours présente, quoique toujours elle doive se dérober à lui. — En effet, supposez, ainsi que nous avons déjà fait121, un esprit très exact, très patient, très habile à induire, mais capable seulement d’induire ; prions-le de chercher à combien d’angles droits équivaut la somme des angles d’un quadrilatère quelconque. Admettons cette fois qu’il a sous la main une quantité de quadrilatères parfaits, que ses instruments de mesure sont parfaits, et qu’il les applique parfaitement. Par une série d’inductions semblables à celles que nous avons décrites, il finira par trouver que la somme des angles de tout quadrilatère, quel qu’il soit, trapèze, parallélogramme, losange, rectangle ou carré, équivaut à quatre droits ; mais sa science des quadrilatères en restera là, c’est-à-dire au point où en sont les parties les plus élevées de notre science expérimentale. Il saura une loi qui sera inexplicable pour lui, comme telle loi physique ou chimique est inexplicable pour nous. Il aura relié à tout quadrilatère une propriété constante, l’équivalence de ses angles et de quatre angles droits, comme nous gelions à tout cristal blanc de carbone une propriété constante, la structure octaédrique. Mais il n’aura pas dégagé plus que nous l’intermédiaire qui nécessite la liaison. Dans son cas, cet intermédiaire est une propriété des deux triangles élémentaires dont le quadrilatère est la somme possible. Dans notre cas, cet intermédiaire est une propriété des molécules élémentaires dont le cristal blanc de carbone est la somme réelle. Il manquera donc son intermédiaire, comme nous manquons le nôtre, par un défaut de méthode, auquel on peut remédier chez lui, auquel on ne peut pas remédier chez nous. Nous avons donc tout droit de croira que, si comme lui nous pouvions employer le remède, et si à l’expérience inductive on pouvait chez nous comme chez lui ajouter par surcroît l’analyse déductive, l’intermédiaire atteint manifesterait sa présence chez nous comme chez lui.
On arrive ainsi à considérer les sciences de construction comme un exemplaire préalable, un modèle réduit, un indice révélateur de ce que doivent être les sciences d’expérience, indice pareil au petit édifice de cire que les architectes bâtissent d’avance avec une substance plus maniable, pour se représenter en raccourci les proportions et l’aspect total du grand monument qu’ils sont en train d’élever et que peut-être ils n’achèveront jamais. — En effet, si l’on met en regard le monde idéal et le monde réel, on s’aperçoit que leur structure est semblable. Dans le premier aussi bien que dans le second, il y a des éléments et des composés, des éléments d’éléments et des composés de composés, des objets capables d’être classés, des espèces, des genres et des familles, des familles de lignes et de surfaces rangées les unes au-dessous des autres d’après le degré de leurs équations, des lois moins générales expliquées par des lois plus générales, quantité d’autres traits non moins essentiels et qui leur sont communs. Partant, les deux ordonnances sont analogues. — Mais, de plus, tous les matériaux du premier se retrouvent dans le second. Car on a vu que le nombre, la ligne, la surface, le solide, le mouvement, la vitesse, la force existent non seulement dans l’esprit, mais encore dans la nature ; c’est dans la nature que l’esprit les trouve, et c’est d’elle qu’il les extrait. Toute son œuvre propre consiste à les combiner à sa façon, sans s’inquiéter de savoir si dans la nature il y a des cadres réels qui s’adaptent à ses cadres mentaux, si quelque sphère ou ellipse effective correspond à la sphère ou à l’ellipse idéale. — Reste donc une seule différence pour séparer nos composés artificiels des composés naturels ; les premiers sont plus simples et les seconds plus compliqués ; la ligne droite d’Euclide est plus simple que la ligne imperceptiblement infléchie que décrit un boulet pendant le premier mètre au sortir du canon ; l’ellipse un peu bosselée que trace une planète est plus compliquée que l’ellipse géométrique. À cause de cela, nous étudions le composé mental avant le composé réel, et la connaissance du premier nous conduit à la connaissance du second. Tout le secret des services que les sciences de construction rendent aux sciences d’expérience est là ; c’est ainsi que les premières ont leur application dans les secondes. Étant donnés deux composés, l’un mental, l’autre réel, ils s’adaptent l’un à l’autre, sauf cette différence que le second, outre les éléments constitutifs du premier, renferme des éléments supplémentaires et perturbateurs, ce qui rend le premier plus simple et le second plus compliqué. Nous tenons compte tour à tour de cette adaptation générale et de cette différence subsidiaire. Nous démêlons par les sciences de construction les propriétés du premier composé, droite ou ellipse géométrique ; alors, en vertu de l’adaptation générale, nous les attribuons provisoirement au tracé du boulet ou à l’ellipse de la planète ; ce qui nous en donne une idée à peu près exacte, mais non pas tout à fait exacte. Cela fait, en vertu de la différence subsidiaire, nous introduisons peu à peu dans notre idée les éléments supplémentaires et perturbateurs qui dans la nature infléchissent le tracé du boulet, ou bossellent l’ellipse de la planète. Ainsi, du tracé et de l’ellipse provisoires, qui, étant trop simples, n’étaient qu’approximatifs, l’esprit passe peu à peu à l’ellipse et au tracé définitifs, qui, en se compliquant, deviennent exacts. Par cette rectification progressive, notre idée, qui d’abord ne s’ajustait rigoureusement qu’au composé mental, finit par s’ajuster rigoureusement au composé réel. C’est dans une science de construction qu’elle a son origine, et c’est dans une science expérimentale qu’elle trouve son emploi.
De là suit cette conséquence capitale, que partout et toujours, hors de notre histoire et de notre monde, comme dans notre histoire et dans notre monde, les théorèmes peuvent s’appliquer. En effet, il suffit pour cela que les composés réels, lointains ou prochains, entrent dans nos cadres mathématiques, et ils y entrent forcément, sitôt qu’ils ont un nombre, une situation, une forme, sitôt qu’ils possèdent un mouvement, une vitesse, une masse, sitôt qu’ils sont soumis à des forces, c’est-à-dire à des conditions quelconques de mouvement. Stuart Mill a donc tort de dire que « dans les portions lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être tout à fait différents de ceux que nous connaissons, ce serait folie d’affirmer le règne d’aucune loi générale ou spéciale, et que, si un homme habitué à l’abstraction et à l’analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il n’aurait pas de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple dans un des firmaments dont l’astronomie stellaire compose à présent l’univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe, aucune portion de notre expérience ou de notre constitution mentale ne nous fournissant une raison suffisante ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle part »
. — Sans doute il est possible que là-bas les corps ne s’attirent pas. Mais, là-bas comme chez nous, si, par l’application d’une force quelconque, un corps prend, pendant un temps aussi court
qu’on voudra, un mouvement rectiligne uniforme, il tendra à le continuer indéfiniment ; car, l’axiome étant nécessaire, dès que la première de ses deux données existe en fait, la seconde ne peut manquer d’exister en fait. — Bien plus, quel que soit ce corps et quel que soit son mouvement, si ce mouvement est considéré au pur point de vue mécanique, il sera forcément, là-bas comme chez nous, déterminé tout entier par les grandeurs et les directions des forces dont il sera l’effet ; en sorte que, là-bas comme chez nous, il sera trouvé par la solution d’un problème de mécanique, et ne résistera à la solution que si la complication de ses éléments est trop grande pour que nos formules, encore trop peu avancées, puissent l’embrasser. Ainsi non seulement, comme on l’a vu, les théorèmes des sciences de construction, étant nécessaires, sont universels, mais, par cela même, leur application est universelle. Car, en tant que les composés réels sont formés des mêmes éléments que les composés mentaux, ils sont soumis aux mêmes lois universelles et nécessaires, et la nature, à ce point de vue, n’est qu’une arithmétique, une géométrie, une mécanique appliquées.
Il reste à savoir si elle n’est pas encore autre chose. Or, autant que nous en pouvons juger, et d’après les découvertes récentes, tous les changements d’un corps, physiques, chimiques ou vitaux, se ramènent à des mouvements de ses molécules ; pareillement, la chaleur, la lumière, les affinités chimiques, l’électricité, peut-être la gravitation elle-même, toutes les forces qui provoquent ces changements et provoquent le mouvement lui-même, se réduisent à des mouvements. D’où il suit que dans la nature visible il n’y a que des corps en mouvement, moteurs ou mobiles, tour à tour moteurs et mobiles, moteurs quand leur mouvement préalable est la condition du mouvement d’un autre, mobiles quand leur mouvement consécutif est l’effet du mouvement d’un autre ; ce qui réduit tout changement corporel au passage de telle quantité de mouvement transportée du moteur dans le mobile, opération qui, comme on s’en est assuré, a lieu sans gain ni perte, en sorte qu’à la fin du circuit la dépense est couverte exactement par la recette, et que la force finale se retrouve égale à la force initiale. — Que si cette admirable réduction était vraie, d’abord pour notre monde, et, en outre, partout au-delà de notre monde, non seulement tous nos problèmes physiques, chimiques et physiologiques, mais encore tous les problèmes qui concernent un corps effectif quelconque, seraient au fond de purs problèmes de mécanique122. Les composés observables ne différeraient en rien, sauf par leur complication, des composés construits. Partant, de même que la formation, les propriétés, les altérations et les transformations de tout composé mental, arithmétique, géométrique ou mécanique, ont leur raison d’être, de même il y aurait une raison d’être pour la formation, les propriétés, les altérations et les transformations de tout composé réel.
III
Ce sont là des vraisemblances considérables, et on peut les résumer en disant que nulle analogie
ne nous autorise à supposer dans aucun cas l’absence de la raison explicative, tandis que beaucoup d’analogies nous portent à supposer sa présence dans tous les cas. Ce ne sont là pourtant que des vraisemblances, et il faut voir si le principe énoncé n’a pas de meilleurs appuis. Au commencement de toute recherche nouvelle, les savants l’admettent ; et ils y sont bien obligés ; car, sans lui, ainsi qu’on l’a vu, ils ne pourraient induire123. Étant donné un phénomène quelconque, ils lui supposent d’avance et toujours des conditions qui sont sa raison d’être et dont la réunion suffit pour le provoquer, en sorte qu’il ne peut manquer dans aucun des cas où elles sont réunies. « Il y a un déterminisme absolu, dit Claude Bernard124, dans les conditions d’existence des phénomènes naturels, aussi bien pour les corps vivants que pour les corps bruts… La condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement à la volonté de l’expérimentateur… Jamais les phénomènes ne peuvent se contredire, s’ils sont observés dans les mêmes conditions ; s’ils montrent des variations, cela tient nécessairement à l’intervention ou à l’interférence d’autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès lors, il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces variations ; car il ne saurait y avoir d’effet sans cause. Ce déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra jamais
admettre des exceptions ou des contradictions réelles, ce qui serait antiscientifique ; on conclura uniquement et nécessairement à des différences de conditions dans les phénomènes, qu’on puisse ou qu’on ne puisse pas les expliquer actuellement… Dès que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d’exception… On doit forcément admettre comme axiome que, dans les conditions identiques, tout phénomène est identique, et qu’aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d’être identique. »
On voit qu’ici les mots nécessairement, forcément, axiome sont prononcés. — Helmholtz emploie des expressions équivalentes125. Selon lui, nous ne pouvons concevoir le monde autrement. Nos yeux ne peuvent percevoir l’étendue que comme colorée ; de même, notre intelligence ne peut concevoir les faits que comme explicables. Il n’y a de concevable pour nous que ce qui est explicable, comme il n’y a de visible pour nous que ce qui est coloré. L’œil interne, comme l’œil externe, a sa structure innée de laquelle il ne peut s’affranchir et qui impose à toutes ses perceptions un caractère forcé. Ici, Helmholtz ◀semble▶ croire que cette contrainte a pour cause dernière la structure de notre esprit. — Avec lui et avec Claude Bernard, nous reconnaissons en fait la contrainte ; mais nous ne pensons point qu’elle ait pour cause dernière la structure de notre esprit ; car nous avons déjà vu bien des nécessités de croire analogues. Il y en a une pour chacun des axiomes mathématiques ; tous exercent sur notre esprit le même ascendant que l’axiome de raison explicative ; et cependant nous les avons démontrés ;
nous avons fait voir qu’ils ont un fondement dans les choses ; qu’ils sont valables non seulement pour nous, mais en soi ; que leur empire est absolu non seulement sur notre intelligence, mais encore sur la nature ; que, si les deux idées par lesquelles nous les pensons sont forcément liées, c’est que les deux données qui les constituent sont aussi forcément liées, et que, si la contrainte éprouvée par notre esprit en leur présence a pour cause première notre structure mentale, elle a pour cause dernière l’ajustement de notre structure mentale à la structure des choses. Il est donc probable que ce grand axiome a la même nature que les autres, et que, comme les autres, l’analyse va suffire à le démontrer.
Soit un caractère transitoire ou permanent quelconque d’un objet quelconque, telle propriété d’un minéral, d’une plante ou d’un animal, telle réaction d’un corps chimique simple ou composé, telle pensée d’un individu pensant. Nous supposons par cela même que le caractère est donné avec d’autres qui sont ses précédents ou ses accompagnements, en d’autres termes ses conditions. À présent, imaginons en un autre point de la durée et de l’étendue un groupe exactement semblable de conditions exactement semblables. Cette différence de situation n’introduit dans le groupe aucune condition influente, et, par conséquent, peut être considérée comme nulle. Car, par définition, l’espace pris en lui-même, du moins l’espace tel que nous le concevons, est absolument uniforme, et la durée prise en elle-même, du moins la durée telle que nous la concevons, est absolument uniforme. En d’autres termes, chaque élément de l’espace est rigoureusement substituable aux autres, et chaque élément de la durée est rigoureusement substituable aux autres ; en sorte que, pour le groupe de conditions dont il s’agit, dans l’espace pur comme dans la durée pure, toute situation est substituable à toute situation126. Mais, par définition, le second groupe lui-même est rigoureusement substituable au premier, comme tel triangle à tel autre triangle égal et semblable. Par conséquent, le caractère transitoire ou permanent qui se rencontre dans le premier se rencontrera aussi dans le second. Même raisonnement pour tout autre point de la durée et de l’espace. Ainsi, partout et toujours, dès que le groupe est donné, le caractère est présent ; non seulement il est présent, mais encore il ne peut pas être absent : car la loi posée est absolue et sans exception ; une fois qu’on l’a énoncée, on ne peut plus, sans la contredire, supposer un cas où le groupe existe sans le caractère qu’on lui a constaté, de même qu’on ne peut, sans se contredire, supposer un cas où le triangle serait donné sans les propriétés qu’on lui a découvertes.
Voilà donc une liaison perpétuelle, universelle, infaillible, entre le groupe et le caractère ; et, pour qu’elle soit telle, il suffit qu’une seule fois on l’ait constatée en fait. Par cela seul que le groupe est donné, toujours, partout, infailliblement le caractère est donné aussi ; en d’autres termes, la présence du groupe entraîne la présence du caractère. À ce titre, le groupe est efficace, efficace à l’endroit du caractère. Qui possède cette efficacité ? Est-ce le groupe total ou seulement un de ses fragments ? Nous ne le saurons qu’après avoir induit. Il se peut qu’elle appartienne, non au groupe total, mais à quelques-uns ou même à un seul de ses fragments, auquel cas les autres, quels qu’ils soient, précédents ou accompagnements, n’auront aucune efficacité à l’endroit du caractère et, par rapport à lui, seront aussi nuls que les différences de temps et de lieu. Mais, que le groupe efficace soit très vaste ou très restreint, peu importe ; par lui-même, il influe, il opère, il amène le caractère. — Ordinairement, le groupe ou fragment efficace est un composé, c’est-à-dire un ensemble d’éléments successifs ou simultanés, ceux-ci de même, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin, d’éléments en éléments, on arrive aux plus simples qui sont les éléments premiers. En ce cas, le composé n’étant que l’ensemble de ces éléments arrangés dans un certain ordre, nous savons d’avance que l’efficacité appartient à ces éléments ou à leur ordre. Que ce dernier fond de la chose nous soit accessible ou non, peu importe ; c’est par lui que le caractère s’attache au groupe de ses conditions ; en lui réside l’influence inconnue, la raison intime, première et dernière qui explique la liaison de fait constatée entre le caractère et le groupe. — Ainsi se justifie le jugement demi-scientifique, demi-divinatoire par lequel nous affirmons que tout phénomène, changement, état, propriété, manière d’être, tout caractère transitoire ou permanent d’un objet quelconque, a sa raison d’être, et que cette raison se trouve incluse dans le groupe de ses conditions. Très probablement, l’ordre des idées claires par lesquelles on vient de démontrer le principe est aussi l’ordre des idées obscures grâce auxquelles nous l’admettons avant qu’il soit démontré. Ayant constaté dans tel cas tel caractère, nous ébauchons sans le vouloir une construction mentale ; nous imaginons vaguement un autre cas absolument semblable et tel que les différences par lesquelles il se distingue du premier, notamment celles de moment et de lieu, soient sans influence sur la production du caractère et, par suite, puissent être considérées comme nulles à cet égard ; alors le second cas se confond avec le premier, et nous apercevons la liaison du caractère et de ses conditions, non plus comme un fait fortuit et isolé, mais comme une loi absolue et universelle. Par un travail latent, les identités et les contradictions incluses dans notre construction mentale ont fait leur effet. — D’autre part, à mesure que l’induction opère, le groupe des conditions se resserre. Il était d’abord indéterminé et vague ; peu à peu, il devient limité et précis ; à la fin, il ne comprend plus qu’un fragment défini de conditions expresses. Cela fait, si nous remarquons que le fragment est un composé, que par ce nom de composé nous désignons des éléments plus simples assemblés dans un certain ordre, nous concluons aisément que, dans son état de réduction extrême et de définition finale, le groupe ne contiendra plus d’autres termes que des éléments premiers assemblés dans un certain ordre, et nous anticipons sur nos découvertes futures en affirmant d’avance la présence d’un intermédiaire explicatif encore inconnu, qui, situé dans les profondeurs du groupe, relie le caractère à ses conditions.
L’axiome ainsi démontré et entendu, il est aisé de voir qu’il se borne à énoncer les conséquences d’une construction mentale. De même que les autres axiomes, il développe une pure supposition ; il la développe en démêlant du même entre les deux données qu’il lie, et il se ramène aux principes d’identité et de contradiction. Pareillement encore, il ne pose aucune donnée comme réelle ; il n’établit qu’un cadre auquel pourront s’adapter les données réelles. Il n’affirme point qu’en fait il y ait des caractères permanents ou transitoires, ni que ces caractères soient donnés avec un groupe de précédents ou d’accompagnements. Sur cela l’expérience seule peut nous instruire. Mais quand elle nous a instruits et que, considérant toutes les propositions de nos sciences expérimentales, nous découvrons partout dans la nature des caractères avec des précédents et des accompagnements, alors l’axiome s’applique ; démontré comme un axiome de géométrie, il a la même portée, et, comme un axiome de géométrie, il étend son empire, non seulement sur le fragment de durée et d’étendue accessible à notre observation, mais encore au-delà et à l’infini, sur tous les points de la durée et de l’étendue où un caractère quelconque sera donné avec un groupe de précédents et d’accompagnements. En tout point de l’étendue et de la durée, ce caractère est le second terme d’un couple ; le premier terme est un groupe plus ou moins nombreux de précédents et d’accompagnements, et il suffit de la présence du premier pour entraîner la présence du second.
De là des conséquences très vastes, et d’abord la preuve du principe sur lequel repose l’induction. Nous n’avions fait que le supposer vrai, provisoirement et par analogie ; nous avions admis que, parmi les accompagnements et précédents d’un caractère, il y en a qui, par leur présence, entraînent sa présence, que, dès qu’ils sont donnés, il est donné, qu’à son endroit ils sont influents et efficaces. Or on vient de voir que tout caractère, transitoire ou permanent, peut être considéré comme le second terme d’un couple dans lequel le premier terme est le groupe de ses accompagnements et précédents, que, le premier terme étant donné, le second ne peut manquer d’être donné aussi, que la présence du premier entraîne la présence du second, que la loi est universelle et absolue ; elle serait telle, même si le caractère constaté était unique dans la nature ; car elle vaut, non seulement pour tous les cas réels, mais encore pour tous les cas possibles. Ainsi, dès qu’un caractère est donné, nous sommes sûrs que ses précédents et accompagnements, en d’autres termes ses conditions, ou toutes, ou quelques-unes, ou une seule, influent sur lui et à son endroit sont efficaces. — Or, ainsi qu’on l’a vu, c’est sur la supposition de cette efficacité ou influence que se fondent tous les procédés éliminatifs, toutes les méthodes de concordance, de différence, de variation concomitante, qui composent l’induction.
D’autre part, puisque la présence des conditions suffit pour entraîner la présence du caractère, tant que les conditions persisteront, le caractère persistera. Par suite, si à un moment donné le caractère cesse d’exister, c’est qu’une ou plusieurs de ses conditions auront cessé d’être. Par conséquent, toute suppression, altération, variation, en d’autres termes tout changement du caractère, présuppose une suppression, altération, variation, en d’autres termes un changement dans les conditions ; ce qu’on exprime en disant que tout changement a une cause, et que cette cause est un autre changement. Voilà l’axiome de causalité ; considéré par rapport à l’axiome de raison explicative, il n’en est qu’une suite et une application.
Celui-ci en a bien d’autres encore : Leibniz, qui l’avait nommé principe de raison suffisante, construisait d’après lui toute son idée de l’univers. Et, de fait, c’est par lui qu’on s’élève à la plus haute conception d’ensemble, à l’idée d’un tout nécessaire, à la persuasion que l’existence elle-même est explicable. Car, puisque l’existence est un caractère, on doit conclure de notre axiome que, comme tout caractère, elle a sa condition, et aussi sa raison explicative, sa nécessité interne. Les mathématiciens admettent aujourd’hui que la quantité réelle est un cas de la quantité imaginaire, cas particulier et singulier, où les éléments de la quantité imaginaire présentent certaines conditions qui manquent dans les autres cas. Ne pourrait-on pas admettre de même que l’existence réelle n’est qu’un cas de l’existence possible, cas particulier et singulier, où les éléments de l’existence possible présentent certaines conditions qui manquent dans les autres cas ? Cela posé, ne pourrait-on pas chercher ces éléments et ces conditions ? — Ici, nous sommes au seuil de la métaphysique. Nous n’y entrons pas ; nous n’avions à étudier que la connaissance ; nous avons voulu seulement indiquer du doigt, là-haut, bien au-dessus de nos têtes et au-delà de nos prises actuelles, le point probable où se trouve la clef de voûte de l’édifice. Le lecteur vient de voir comment il se construit en nous, et par quelle adaptation notre connaissance correspond aux choses. — Elle se compose de jugements généraux qui sont des couples d’idées générales. Les idées générales elles-mêmes sont des signes présents dans l’esprit, en d’autres termes, des images mentales ayant la propriété de n’être évoquées que par une certaine classe d’expériences et de n’évoquer qu’une certaine classe de souvenirs. Une image mentale est une sensation spontanément renaissante. Une sensation est un composé de sensations élémentaires plus petites, celles-ci de même, et ainsi de suite, tant qu’enfin, au terme de l’analyse, on est autorisé à admettre des sensations infinitésimales, toutes semblables, lesquelles, par leurs divers arrangements, produisent les diversités de la sensation totale. — Ceci est le point de vue de la conscience, qui est interne et direct ; il en est un autre, celui des sens, qui est indirect, externe, et d’après lequel les événements précédents consistent en mouvements moléculaires des cellules cérébrales. — Par ces décompositions successives, on arrive aux derniers éléments de la connaissance, et dès lors il est aisé de voir comment ils s’assemblent. Constituées par des groupes de sensations élémentaires, les sensations totales des centres sensitifs se répètent dans les lobes cérébraux par leurs images. Ces images, ayant la propriété de ressusciter spontanément, s’associent et s’évoquent entre elles, selon leur tendance plus ou moins grande à renaître, et forment ainsi des groupes. Ces groupes plus ou moins complexes, accolés aux sensations et les uns aux autres, constituent, selon l’espèce et le degré de leur affinité ou de leur antagonisme, des perceptions extérieures, des souvenirs, des prévisions, des conceptions simples, des actes de conscience proprement dits. Enfin les signes qui les résument et les remplacent forment des idées générales et, par suite, des jugements généraux. — Tels sont les matériaux de notre esprit, et telle est la façon dont ils s’ajustent ensemble. De même, dans une cathédrale, les derniers éléments sont des grains de sable ou de silex agglutinés en pierres de diverses formes ; attachées deux à deux ou plusieurs à plusieurs, ces pierres font des masses dont les poussées s’équilibrent ; et toutes ces associations, toutes ces pressions s’ordonnent en une vaste harmonie.