(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres d’une mère à son fils » pp. 157-170
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres d’une mère à son fils » pp. 157-170

Lettres d’une mère à son fils

Hyacinthe Corne, Adrien, ou Lettres d’une mère à son fils.

I

Est-ce vraiment un livre sur l’éducation que ces Lettres d’une mère à son fils 17 d’Hyacinthe Corne ? Ne serait-ce pas plutôt une forme ingénieuse toute trouvée pour un petit et joli livre de morale dans les nuances mondaines, un prétexte, un honnête prétexte pour esquisser, d’une plume qui ne manque ni de sagacité, ni de raison, ni même de grâce, quelques observations bien faites ?… Les livres sur l’éducation sont prodigieusement difficiles et rares ; malgré des tentatives et des travaux assez nombreux, on peut même dire qu’il n’y en a pas. Tous ceux qui se sont avisés d’écrire sur ce rude sujet ont mêlé et compliqué l’écheveau qui embarrassait la grande et sage main carrée de Leibnitz ; car tous, quel que fût leur but, soit le développement général de l’homme, comme Rousseau et Montaigne, soit son développement spécial, comme Jacotot, sont partis de leurs propres données, d’une manière personnelle à eux de concevoir l’homme, c’est-à-dire d’une rêverie et non de la réalité. La plupart des éducateurs sont des philosophes individuels, caressant leur chimère, comme la femme du camée antique. Et même ceux-là qui, comme Hyacinthe Corne, pensent le moins à l’être, et qui affectent, au contraire, de se rapprocher le plus du bon sens et de l’expérience dans leurs sources pures en parlant tout simplement comme l’âme d’une mère.

Mais l’âme d’une mère n’y suffit pas non plus. Qui n’est qu’une mère n’est qu’une sentimentalité sublime, et il faut plus que des sentiments et des instincts pour élever un homme ; il faut de ces toutes-puissantes notions que nous ne trouvons pas uniquement dans les divinations de nos cœurs. L’éducation est plus qu’une maternité : c’est un sacerdoce. Que la mère en soit le prêtre, ah ! certes ! nous n’y répugnons pas. Mais il est nécessaire que le prêtre y soit, c’est-à-dire le père appuyé sur la tradition religieuse ; car, au point où nous voilà arrivés dans l’Histoire, impossible d’élever un enfant en dehors des idées chrétiennes. Ce serait le déporter en dehors de la civilisation et de la pensée. L’Histoire est une seconde destinée. Même les moins chrétiens sont chrétiens encore. Il roule du Christianisme involontaire, du Christianisme séculaire, dans les veines pourries des plus mauvaises générations. Excepté le fatalisme, qui n’a pas le droit d’enseigner et qui n’en saurait avoir la prétention sans inconséquence, il n’y a que trois philosophies qui veulent se partager l’empire de la nature humaine en l’expliquant. Il y a celle qui soutient que l’homme est bon et que la société le déprave ; celle qui prétend qu’il est également propre au bien comme au mal ; et enfin celle qui pose, comme le catholicisme, avec sa netteté souveraine, que l’homme est en chute, mais qu’il peut glorieusement se relever ! Or, au regard de ces trois philosophies, — et il n’y en a pas de quatrième, — le problème de l’éducation est toujours le schisme éternel qui existe primitivement entre nos facultés et leurs opérations, et la transfiguration qui doit rétablir l’équilibre entre elles. Rivarol disait, avec la belle voix d’or de son esprit : « La grandeur de nos facultés dépend de Dieu, mais de nous dépend leur harmonie. » Quel que soit donc celui des trois systèmes sur la nature humaine que l’on adopte, il est d’observation indéniable qu’il y a au fond de nous-mêmes une tendance prononcée à nous croire le centre de tout, à ne juger les choses que par rapport à nous, à traverser incessamment et dans tous les sens le plan de l’ordre avec mépris, et même les armes à la main. Cette tendance, d’où nous vient-elle ?… Tous, tant que nous sommes, ne la sentons-nous pas en nous ? N’est-elle pas comme un apanage de la vie ? — mais aussi comme un contre-sens dont nous subissons la loi, un ennemi que nous devons combattre, si nous ne voulons pas nous blesser à tous les angles de la création ici-bas ?… C’est ce que la tradition catholique nous désigne sous le nom de vice originel, et ce qu’un examen approfondi trouve en nous et reconnaît avec la force d’une certitude. L’être humain existe, cependant, indépendamment de cette impulsion naturelle, fatale obstinée et sensible, que nous devons aider la famille et l’ordre à transformer en agissant avec une intrépide constance sur le ressort de notre liberté, comme le marin sur le gouvernail de son navire.

Eh bien, ce concours de notre intelligence et de notre volonté, ce consentement éclairé de la liberté à la loi, de l’individu à l’ordre, c’est l’éducation ! L’éducation, problème composé d’une foule de problèmes ! Si c’est une nécessité, en effet, de purifier la nature humaine des souillures du vice originel, il ne s’agit pas de s’en faire accroire. La bonté de l’homme a ses plaies ; un charme particulier l’obsède. Voilà pourquoi, dans son application à toute la vie, le détail de l’éducation est infini. Ce détail minutieux et infini, qui doit embrasser la triple sphère de notre activité physique, intellectuelle et morale, le trouvons-nous abordé ou seulement indiqué dans ce petit volume ?… Et s’il n’y est pas, s’il ne peut pas être en ces quelques lettres sur des points si peu nombreux, quand il fallait tant en toucher, y a-t-il, au moins, dans ce livre, la grande vue qui couvre tout de son illumination féconde et qui, à force de lumière, nous empêche de rien regretter ?…

II

Non ! Ni longue-vue, ni microscope ! Égale absence de force réelle dans l’ensemble du livre et dans ses détails ! L’auteur est un charmant et facile esprit, d’une plume limpide, qui a de la raison et de la distinction dans le langage, chose assez rare dans ce temps d’esprits hâves, incorrects, troublés. Mais, tel qu’il est, son ouvrage ne diminuera pas beaucoup les difficultés de l’éducation et de la vie. — Dans l’intention la plus sérieuse de leur auteur, les Lettres d’une mère à son fils sont évidemment un traité d’éducation mis sous une forme romanesque, comme, par exemple, l’Adèle et Théodore de madame de Genlis, à la différence près que le livre de madame de Genlis, esprit balourd, mais non sans puissance, a de vastes et imposantes proportions, tandis que celui de Corne en a d’un exigu et d’un grêle !… On dirait que le sexe de la femme est de son côté… Adrien est à l’âge de la vie où la première instruction acquise, l’éducation, est surtout nécessaire pour donner le fini à la moralité d’un homme. Étudiant, il vit à Paris, éloigné de sa mère, qui lui envoie dans ses lettres des conseils et des enseignements. Jusque-là, c’est un enfant encore, qui ne sait rien, quoi qu’il ait appris ; car on ne sait pas pour avoir déposé dans sa mémoire des notions qu’on peut y reprendre, a dit profondément un penseur. Madame d’Alonville, la mère d’Adrien, est une jeune veuve, et nous aimons cette idée de veuve, cumulant le père et la mère dans la fonction sacerdotale de l’éducateur ; mais cette femme aimable, raisonnable, expériente des choses du monde, n’est, au fond, en matière d’éducation, qu’une agréable nullité. Il y a un mot de Kant, magnifiquement niais et bien digne, du reste, d’un anthropomorphite comme lui : « Quand un être parfait — dit-il quelque part — en aura élevé un autre, on saura alors quelles sont les limites du pouvoir de l’éducation. » On ne le saura donc jamais ; car d’êtres parfaits, il n’y en a point dans ce monde. Mais il y a des doctrines parfaites à s’assimiler, un idéal de perfection à poursuivre, et ce sont ces doctrines, c’est cet idéal que n’a point l’excellente et aimable madame d’Alonville. Femme honnête et du monde, voilà tout ! madame d’Alonville n’a que l’empirisme de ses observations personnelles pour faire une sagesse à son fils. C’est une chrétienne comme on ne peut se dispenser de l’être quand on est femme et à une certaine hauteur de société, mais c’est une chrétienne au type effacé, et nous savons bien pourquoi : elle ressemble à la tête d’où elle est sortie ; elle fait partie de cette triste majorité de chrétiens involontaires que nous sommes tous, malgré nos systèmes, nos passions, nos sottises et nos vices. Si elle était plus franchement chrétienne, si Corne n’avait pas oublié cette glorieuse épithète dans son titre, et qu’il eût intitulé son ouvrage : Lettres d’une mère chrétienne à son fils, toute l’économie en aurait été bouleversée. Le livre aurait été transfiguré. Il ne porterait pas pour épigraphe ces mots irréfléchis, tracés par madame d’Alonville elle-même : « Destiné à vivre parmi les hommes, médite ces mots et prends-les pour devise : connaître, tolérer, aimer, servir. » Car la destinée de l’homme est d’habiter un jour le ciel conquis par ses œuvres, et non pas de passer chétivement parmi ses semblables trente-trois ans et demi, en moyenne actuelle. Et tolérer, cette chose lâche, n’a rien à faire avec ces choses courageuses : connaître, aimer, servir. Tolérer quoi, d’ailleurs ? Est-ce le sophisme ? l’hétérodoxie ? le mensonge ?… On le voit, dès le premier mot du livre, ce qui lui manque, c’est le robuste et le net d’une doctrine, d’une doctrine qui empêcherait un esprit aussi distingué que Corne de glisser dans les logomachies bêtes de ce temps ; c’est l’efficacité d’un enseignement précis ; ce sont les principes supérieurs qui engendrent forcément une pratique de vie et maîtrisent l’homme. Corne se moque, dans un des endroits de son livre, de cette morale comme nous l’ont faite, ou plutôt défaite, les philosophes ; de cette morale qui ne s’appuie pas sur un dogme, et il sourit de cette inanité. Mais s’appliquera-t-il sa propre moquerie ? s’infligera-t-il son propre sourire ? et son livre sur l’éducation n’est-il pas aussi, à sa manière, de la morale qui ne s’appuie pas sur un dogme, — par conséquent sans autorité ?

Ne nous y trompons point ! Là est le secret de la faiblesse du livre d’Hyacinthe Corne. Et, qu’il nous permette de le lui dire, d’autant plus que sa valeur n’est pas toute certainement dans ce livre ! cette faiblesse est radicale et incurable. Elle tient à cette absence d’une doctrine et d’une foi bien déterminées nécessaires à l’éducateur. Quoique Corne mette, avec l’insolence moderne, pour laquelle il n’est pas fait, le nom de Platon avant le nom de Jésus-Christ, quand il en parle, cependant rien ne nous fait croire qu’il soit l’ennemi raisonné du Christianisme. Au contraire. Mais, s’il n’est pas l’ennemi philosophique du Christianisme, et s’il n’a pas, comme Kant et Rousseau, de système préconçu sur l’homme, pourquoi ne fait-il pas davantage apparaître dans son livre l’idée chrétienne avec sa splendeur ? Elle lui aurait donné, à elle seule, tout ce qu’il n’a pas. Indépendamment du point de vue d’ensemble, elle lui aurait donné, dans l’application de l’éducation à la vie, un embrassement d’horizon qu’il n’a pas plus que la supériorité de la doctrine. L’idée chrétienne, fortement et savamment entendue, quel grand parti n’en aurait-il pas tiré ! Quelles fautes n’eût-il pas évitées ! Elle aurait empêché la mère d’Adrien, madame d’Alonville, de vouloir faire l’éducation morale de son fils sur le seuil du monde, à la veille des passions qui vont tout à l’heure éclater. Elle lui aurait appris que le nécessaire intellectuel et moral de l’homme doit être prêt et complet avant cet âge décisif et funeste, et que la conscience ne s’improvisait pas en quelques leçons, au bout de l’enseignement du collège, comme l’art de danser ou de tenir la bride de son cheval ! De cette façon, ce livre n’aurait pas couru le risque d’être un après-coup perpétuel et de nous montrer la morale après l’événement, le principe après la circonstance, la loi le lendemain de l’épreuve, et l’exercice sur le champ de bataille. Toutes les questions de l’éducation ne se seraient pas bornées, comme dans ces lettres, au maigre inventaire qu’on y trouve. Quand madame d’Alonville, qui a de l’esprit et qui aime à faufiler de la tapisserie de caractères, nous a parlé de la bienveillance, de l’égoïsme, de l’orgueil, de la vanité, du devoir d’être de son temps, de la grâce d’être jeune, de l’avantage d’être timide (quand on a vingt ans), de la susceptibilité, du loisir contraire à l’ordre de la nature, de l’esprit de conversation, de la réprobation de l’épigramme, des horreurs du jeu, de la Bourse (enfin !), et de la nécessité de résister à sa première inclination, vous avez fait tout le tour de cette monumentale collection d’idées sur laquelle repose l’éducation comme l’entend Hyacinthe Corne. Après cela, il n’y a plus rien. Tous les problèmes secondaires qui rentrent dans le problème intégral de l’éducation sont résolus ; toutes les difficultés aplanies… ou plutôt oubliées. La Critique, si elle était sévère, pourrait donner une véritable nomenclature des oublis singuliers de Corne. La mère de son livre, en effet, cette mère qui n’est pas une philosophe, mais une chrétienne à la manière des gens du monde, ne parle — le croira-t-on ? — dans l’éducation morale, c’est-à-dire dans l’éducation de la volonté de son fils, ni de la religion dans laquelle il a été élevé probablement, ni de la prière, ni des préjugés (ceux qu’il faut rejeter et ceux qu’il faut admettre), ni du point d’honneur, ni du respect humain, ni de la charité, ni de la fonction sociale, ni de la famille, ni des rapports avec les subalternes, ni du théâtre, ni des moralistes, ni de la crédulité aux livres, — la grande superstition des peuples qui ne croient plus aux hommes ! — ni du choix des relations, ni des dettes, ni des partis politiques, et, puisque la religion n’est pas une seule fois invoquée, ni du confesseur (est-il donc besoin de le dire ?), ni des devoirs périodiques fortifiants, purificateurs et efficaces, qui arment le chrétien contre les dangers, les tentations et les angoisses de la vie. Comme il est aisé de s’en convaincre après ce simple aperçu, l’excellente et intéressante madame d’Alonville est un peu inférieure, il faut l’avouer, à la catholique madame de Maintenon, cette grande femme qui éleva des filles et qui aurait pu élever des hommes, et même à la protestante madame Necker de Saussure, qui, du moins, toute protestante qu’elle fût, entendait la moralité humaine avec une certaine profondeur ! Corne a tout dit quand il nous a parlé de la vie sociale sans nous montrer en quoi elle consiste, et du monde, cette notion aplatie entre les deux tempes d’une tête de femme ; car le monde, c’est six mille ans de tradition, d’influences et d’Histoire que nous portons tous plus ou moins sur notre pensée, — c’est cent cinquante générations d’un milliard chaque, et non pas le xixe  siècle tout court, et à Paris !

III

Ainsi, en retirant l’éducateur, trop insignifiant pour qu’on le discute et pour qu’on s’en occupe plus longtemps, nominis umbra, il reste en Corne le moraliste, comme nous l’avons dit, et encore devra-t-il être trouvé léger ! C’est un moraliste de petit salon, qui épingle des observations assez fines, sur le métier à dentelles d’une femme… La femme, avec sa simplicité, sa raison dans les petites choses, son expression fluide et gracieuse, a été assez bien jouée par lui.

Mais, au lieu d’être madame d’Alonville et d’avoir le sens des petites choses, elle aurait pu être une madame de Créqui, par exemple, et avoir le sens des plus grandes, s’il l’avait voulu et s’était moins perdu dans les vagues aspirations de son temps. C’était effectivement une femme comme madame de Créqui (la Créqui des lettres publiées par Sainte-Beuve) qu’il fallait pour mère à Adrien. Au lieu de cela nous avons une bourgeoise, une Clarisse Harlowe veuve et sans les malheurs de Clarisse, une prêcheuse froide de moralité sensible et de convenance ; au lieu de la forte mère de l’Évangile, presque un bas-bleu de maternité ! Du reste, en acceptant ce type de femme, nous disons que Corne a su l’animer, et parfois jusqu’à l’illusion. Nous avons cru, à certaines places des lettres, qu’elles avaient été écrites par une autre main qu’une main d’homme, et même que toute la collection de ces lettres n’avait pas été publiée. Ce n’est qu’à la réflexion que nous avons vu la peau de femme qu’il avait revêtue laisser passer le bout de la grande oreille de l’écrivain.

Mais ce bout d’oreille — empressons-nous de le dire ! — n’est pas celui qu’on voyait sous la peau du lion. Hyacinthe Corne a du talent littéraire. Il a une forme claire et pure, un style exercé, doux et ferme. Il est tout prêt pour les idées, quand les idées auront la bonté de venir à lui. C’est un esprit qui a l’honorable désir de se montrer sérieux, lorsque tant d’autres, assez lourds pour l’être, sont affolés de se montrer frivoles. Son livre, mollement pensé, mais agréablement écrit, nous donne l’espoir qu’il fera mieux un jour. C’est un chapeau qui garde une place, mais il y aura une tête au chapeau ! Comme écrivain, Corne a de l’élégance, et il est même rare qu’on en ait tant avec des idées communes. Il semble que noblesse implique un commencement d’originalité. Il a celle-ci qu’il est tout à la fois élégant et vulgaire : élégant par la forme des choses, vulgaire par le fond. Il a la badauderie des opinions courantes, qu’il ferait bien mieux de laisser courir. Il se prend à la glu des mots vagues. Il admire beaucoup le vers sublime (ce détail le peint assez bien) :

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux !

et il donne même quelque part comme un aphorisme philosophique cette métaphore blasphématoire et souverainement absurde ; car que peut être un dieu tombé ? L’infini tombe-t-il de l’infini ? Se souvient-on de ce qu’on possède par nature ? Le souvenir ne suppose-t-il pas une éclipse ?… L’homme n’est qu’un homme. Il ne faut pas enfler ses pipeaux. Mais il ne faut pas surtout, quand on est un esprit fait, de constitution normale, pour le vrai, comme Corne, prendre ces pipeaux enflés des troubadours contemporains pour la voix de la vérité.