(1874) Premiers lundis. Tome I « Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830. »

Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 183025.

A chaque grande révolution politique et sociale, l’art, qui est un des côtés principaux de chaque société, change, se modifie, et subit à son tour une révolution, non pas dans son principe tout à fait intérieur et propre, qui est éternel, mais dans ses conditions d’existence et ses manières d’expression, dans ses rapports avec les objets et les phénomènes d’alentour, dans la nature diverse des idées, des sentiments dont il s’empreint, des inspirations auxquelles il puise. La révolution de 1830 a trouvé l’art en France à un certain état de développement qu’elle est venue du premier abord troubler et suspendre ; mais cette perturbation ne peut être que passagère : les destinées de l’art ne sont pas un accident qu’un autre accident supprime ; elles vont reprendre leur cours selon une pente nouvelle et se creuser un autre lit à travers la société plus magnifique et plus fertile. Seulement bien des questions se présentent : l’art aura-t-il gagné à ce changement de toutes choses, ne court-il pas risque de se diviser, de s’amaigrir en une multitude de courants et de canaux, dès qu’il se mêlera davantage à cette société tout industrielle et démocratique ? et n’est-il pas à craindre encore, s’il veut rester isolé, sur une lisière à part, et choisir des lieux peu fréquentés pour s’y épandre et s’y contenir, qu’il ne s’amoncèle en lacs obscurs, sacrés, silencieux, où nul n’ira s’abreuver ? ou bien mêlé à tout sans s’y confondre, ramené à pleins flots sur le terrain commun et poussé vers un terme immense et inconnu, réfléchissant avec harmonie dans ses eaux les spectacles et les formes de ses rivages, deviendra-t-il dorénavant plus profond, plus large que jamais, surtout moins inaccessible ? Nous n’essaierons pas ici d’aborder ces mystères d’avenir dans toute leur vague étendue, nous y reviendrons souvent par quelques points ; aujourd’hui, nous bornant à ce qui concerne le mouvement littéraire et poétique proprement dit, nous tâcherons de montrer dans quel sens nous concevons le changement inévitable que l’art va subir et pour lequel il est mûr. On saisira en quels termes nouveaux nous pensons que la question poétique et littéraire doit se poser pour l’artiste aussi bien que pour le critique.

Au xviiie  siècle, l’art était tombé, comme on sait, dans une fâcheuse décadence, ou plutôt l’art n’existait plus en soi et d’une vie indépendante ; il n’avait plus de personnalité. Le talent se mettait au service de certaines idées religieuses ou philosophiques qui avaient besoin d’en combattre et d’en détruire d’autres. L’esprit et ce qu’on appelait le goût survivaient toujours et foisonnaient à l’envi ; mais c’étaient comme les fleurs légères jetées sur des armes, comme des paillettes au fourreau de soie des épées. Le génie, la plupart du temps, n’était lui-même qu’un moyen ; il se subordonnait à des haines, à des déclamations, à une tactique philosophique reçue et imposée ; il se rabaissait à une œuvre de tous les jours, utile, mais simplement destructive. Nous savons quelles exceptions on peut nous opposer. Diderot s’élevait à de hautes théories, et atteignait plus d’une fois dans ses méditations au principe éternel de l’art ; mais il échouait trop souvent dans l’exécution. Rousseau nous semble un admirable et savant écrivain, un vigoureux philosophe, plutôt qu’un grand poète ; Voltaire, comme artiste, ne triomphe plus que dans la moquerie, c’est-à-dire dans un genre de poésie qui est antipoétique par excellence. Beaumarchais, plus qu’eux tous, subit, par accès brillants, le pur caprice du génie. André Chénier et Bernardin de Saint-Pierre, seuls, demeurent tout à fait à part : vrais et chastes poètes, artistes exquis et délicats, aimant le beau en lui-même, l’adorant sans autre but que de l’adorer, le cultivant avec mollesse, innocence et une ingénuité curieuse, ils étonnent et consolent à l’extrémité de ce siècle, comme des amis qu’on n’attend pas ; ils gardent discrètement et sauvent dans leur sein les dons les plus charmants de la Muse, aux approches de la tourmente sociale.

Pendant tout le cours violent de la Révolution française, l’art se tut ; il existait moins que jamais à part ; sa personnalité était comme abîmée et anéantie en présence des incomparables événements qui consternaient ou emportaient les âmes. Pourtant il était impossible que le contre-coup de cette ruine sociale ne retentît pas tôt ou tard dans la poésie, et qu’elle aussi n’accomplît pas sa révolution. Cette révolution commença bientôt en effet ; mais elle se fit d’abord un peu à part, et hors de la voie commune de la société ; elle se prépara sur les hauteurs et ne descendit pas du premier jour dans la grande route que suivait cette société rajeunie. Tandis que la France, encore tout éperdue des secousses de sa Révolution religieuse et politique, s’occupait d’en développer ou d’en restreindre les conséquences, et, avant d’avoir recouvré son sang-froid, tâchait de faire la part des bienfaits et celle des erreurs ; tandis que, saisie d’une enivrante fièvre de combats, elle se précipitait à travers l’Europe et dépensait son surcroît d’énergie par des victoires, la révolution dans l’art se préparait au dedans, peu comprise, inaperçue ou moquée à l’origine, mais réelle, croissante, irrésistible. Deux grands génies que nous aimons à citer ensemble et à embrasser dans une égale admiration, M. de Chateaubriand et madame de Staël ouvrirent cette révolution au début, par des côtés assez éloignés, et selon des directions un peu différentes, mais qui ont fini par converger et se confondre. Madame de Staël, dès 1796, avait un sentiment profond et consolant de l’humanité libre, de la société régénérée ; elle était poussée vers l’avenir par une sorte d’aspiration vague et confuse, mais puissante ; elle gardait du passé un souvenir triste et intelligent ; mais elle se sentait la force de s’en détacher et de lui dire adieu pour se confier au courant des choses et au mouvement du progrès, sous l’œil de la Providence. Toutes ces impressions d’une âme sympathique avec l’esprit nouveau des temps, cette croyance à une philosophie plus réelle et plus humaine, cette liberté morale reconquise, cette spontanéité reconnue, cette confiance accordée aux facultés les plus glorieuses et les plus désintéressées de notre être, toutes ces qualités et ces vues de madame de Staël, en passant dans les livres d’art qu’elle composa, leur donnèrent un tour unique, une originalité vraiment moderne, des trésors de chaleur, d’émotion et de vie, une portée immense quoique parfois hors de mesure avec la réalité. Ce qu’il y avait de démesuré et de vaguement instinctif dans son œuvre d’art empêcha madame de Staël d’être comprise alors et d’être appréciée à sa valeur comme artiste et poète. M. de Chateaubriand, plus fort, plus grand homme, et sachant mieux à quoi se prendre, frappa bien davantage ; lorsqu’il commença pourtant, il était moins que madame de Staël en harmonie avec l’esprit progressif et les destinées futures de la société, mais il s’adressait à une disposition plus actuelle et plus saisissable ; il s’était fait l’organe éclatant de tout ce parti nombreux que la réaction de 1800 ramenait vivement aux souvenirs et aux regrets du passé, aux magnificences du culte, aux prestiges de la vieille monarchie. Il fut donc populaire jusqu’à un certain point, populaire dans les châteaux, dans le clergé, au sein des familles pieuses ; sa renommée considérable tenait beaucoup à l’espèce de religion sentimentale et poétique qu’il célébrait avec génie, à l’opposition courageuse dont on lui savait gré, à la défaveur impériale qu’il avait osé encourir. La renommée de madame de Staël était due également à l’opposition politique, à la persécution qui la rendait intéressante, et à la philosophie sentimentale qui était en vogue alors dans tout un certain monde ; l’art n’entrait presque pour rien dans leur gloire ; à ce titre d’artistes, on était disposé plutôt à les railler. La révolution qu’ils préparaient de ce côté n’était pas descendue encore ; elle avait, pour cela, quelque chose de trop particulier à la nature de ces deux grands génies et de trop artificiel par rapport à la société. Quand M. de Chateaubriand, bien autrement artiste que madame de Staël, voulait s’enfermer dans l’art pur, il composait son poème des Martyrs, qui ressemble si peu au monde dans lequel il vivait, qui se détache si complètement des affections et des sympathies contemporaines ; véritable épopée alexandrine, brillante, érudite, désintéressée ; hymne auguste né du loisir, de l’imagination, de l’étude, et consacrant un passé accompli ; groupe harmonieux en marbre de Carrare restitué par le plus savant ciseau moderne sur un monument des jours anciens. On ne comprit pas les Martyrs, on n’aurait pas compris alors l’Aveugle d’André Chénier. La société, d’après l’organisation factice qu’elle contractait sous l’empire, n’était pas capable d’accueillir la révolution de l’art, et l’art pur n’avait rien de mieux à faire que de se tenir encore quelque temps en dehors de cette société, qui, réactionnaire à la presque unanimité en littérature, trouvait une ample distraction aux bulletins de la grande armée dans les feuilletons de Geoffroy et dans les vers sémillants de l’abbé Delille.

La Restauration prit la France sur ces entrefaites ; les trois ou quatre premières années en furent peu littéraires ; les factions politiques, les débats orageux et hostiles, les luttes renaissantes de l’ancien régime et de la Révolution tuèrent toute cette frêle poésie delillienne ; mais ce n’est guère qu’en 1819 qu’on voit une poésie nouvelle éclore sur les hauteurs de la société, dans les endroits les plus abrités du souffle populaire et les moins battus de la foule. Cette poésie reçut tout à fait à sa naissance les rayons du génie catholique, chevaleresque et monarchique de M. de Chateaubriand. Aristocrate d’origine et d’inclination, mais indépendante de nature, loyale et cavalière à la façon de Montrose et de Sombreuil, elle se retourna vers le passé, l’adora, le chanta avec amour, et s’efforça dans son illusion de le retrouver et de le transporter au sein du présent ; le moyen âge fut sa passion, elle en pénétra les beautés, elle en idéalisa les grandeurs ; elle eut le tort de croire qu’il se pouvait reproduire en partie par ses beaux endroits, et en cela elle fut abusée par les fictions de droit divin et d’aristocratie prétendue essentielle qui recouvraient d’un faux lustre le fond démocratique de la société moderne. Ces jeunes poètes pourtant n’étaient pas étrangers du tout à cette société dont ils méconnaissaient alors l’impulsion profonde et invincible ; ils avaient prise sur elle, dans un certain cercle, parce qu’ils s’adressaient à des passions qui étaient encore flagrantes, à des sympathies rétrogrades qu’une classe d’élite partageait avec eux. Les vagues émotions religieuses et les rêveries de cœur qu’ils savaient communiquer aux âmes, et qui étaient comme une maladie sociale de ces dernières années, leur conciliaient bien des suffrages de jeunes gens et de femmes que la couleur féodale ou monarchique, isolée du reste, n’aurait pu séduire. Toute cette période rétrograde et militante de l’école de poésie dite romantique se prolonge jusqu’en 1824, et se termine après la guerre d’Espagne et lors de la brusque retraite de M. de Chateaubriand, A cette époque la fougue politique et les illusions honorables des jeunes poètes se dissipèrent ; ils comprirent que la monarchie restaurée, avec ses misérables ruses d’agiotage et ses intrigues obscures de congrégation, n’était pas tout à fait semblable à l’idéal qu’ils avaient rêvé et pour lequel ils auraient combattu ; ils se retirèrent dès ce moment du tourbillon où ils s’étaient égarés ; et, spectateurs impartiaux, ne s’irritant plus de l’esprit libéral qui soufflait alentour, ils s’enfermèrent de préférence dans l’art désintéressé : pour eux une nouvelle période commença, qui vient de finir en 1830.

Dans le Vieillard et le jeune homme, de M. Ballanche, le jeune homme, qui, plein de nobles et de sincères affections, repousse d’abord le temps présent, comme incomplet et aride, qui résiste aux destinées sociales encore incertaines, et se réfugie de désespoir dans un passé chimérique ; ce jeune homme, type fidèle de bien des âmes tendres de notre âge, finit par se réconcilier avec cette société nouvelle mieux comprise, et par reconnaître, à la voix du vieillard initiateur, c’est-à-dire à la voix de la philosophie et de l’expérience, que nous sommes dans une ère de crise et de renouvellement, que ce présent qui le choque, c’est une démolition qui s’achève, une ruine qui devient plus ruine encore ; que le passé finit de mourir, et que cette harmonie qu’il regrette dans les idées et dans les choses ne peut se retrouver qu’en avançant. C’est à peu près aussi ce qui arriva aux poètes dont nous parlons. Libéraux de fait et de nature, même quand leurs opinions inclinaient en arrière, gens de caprice et d’indépendance, ils avaient en eux une sympathie toute créée et préexistante avec le mouvement futur de la société. Seulement ils voulaient l’harmonie, et comme la société d’alors n’était rien moins qu’harmonique, ils s’en prirent longtemps à l’esprit de révolution qui venait la troubler. Puis, plus tard, quand ils sentirent que cet esprit de révolution était la vie même et l’avenir de l’humanité, ils se réconcilièrent avec lui, et ils espérèrent, ainsi que beaucoup de gens honnêtes à cette époque, que la dynastie restaurée ferait sa paix avec le jeune siècle ; qu’on touchait à une période de progrès paisible ; et que la Monarchie selon la Charte ne serait pas un poème de plus par l’illustre auteur des Martyrs.

Ils se trompaient ; mais leur erreur, honorable dans son principe, ne resta pas stérile dans ses résultats. Ils s’enfermèrent dans l’art, croyant que l’heure d’accomplir sa révolution était venue ; ils s’animèrent de cet enthousiasme qui seul pousse au grand, et firent beaucoup, en s’imaginant qu’ils pouvaient davantage.

Grâce à eux, à leurs théories et à leurs travaux, l’art, qui ne se mêla pas encore au mouvement général de la société, acquit du moins, pendant cette retraite en commun, une conscience distincte et profonde de sa personnalité ; il s’éprouva lui-même, reconnut sa valeur, et trempa son instrument. Qu’il y eût bien des inconvénients dans cette manière un peu absolue d’envisager et de pratiquer l’art, de l’isoler du monde, des passions politiques et religieuses contemporaines, de le faire, avant tout, impartial, amusant, coloré, industrieux ; qu’il y eût là dedans une extrême préoccupation individuelle, une prédilection trop amoureuse pour la forme, je n’essaierai pas de le nier, quoiqu’on ait exagéré beaucoup trop ces inconvénients. On a pu plaisanter fort agréablement sur le Cénacle littéraire ; et, certes, il faut le laisser parmi les souvenirs de la Restauration, où il avait bien le droit de figurer à distance respectueuse du canapé politique. Mais ce qu’il serait injuste de contester, c’est le développement mémorable de l’art durant ces dernières années, son affranchissement de tout servage, sa royauté intérieure bien établie et reconnue, ses conquêtes heureuses sur plusieurs points non jusque-là touchés de la réalité et de la vie, son interprétation intime de la nature, et son vol d’aigle au-dessus des plus hautes sommités de l’histoire.

Pourtant, avouons-le, il n’est pas devenu populaire encore ; son mouvement n’embrasse ni ne reproduit tout le mouvement social qui gagne et s’étend de jour en jour. Redescendu avec regret des hauteurs du moyen âge, il s’était trop habitué à considérer la terrasse commode de la Restauration comme une sorte de terrasse royale de Saint-Germain, comme un paisible et riant plateau où l’on pouvait rêver et chanter sous des ombrages, se promener ou s’asseoir à loisir sans essuyer la chaleur du jour et la poussière ; et il se contentait de voir, de temps à autre, le peuple et le gros de la société se presser confusément au bas, dans la grande route commune, où, à part le nom bien cher de Béranger, ne retentissait aucun nom de vrai poète.

Aujourd’hui que la Restauration n’est plus, que la terrasse si laborieusement construite a croulé, et que peuple et poètes vont marcher ensemble, une période nouvelle s’ouvre pour la poésie ; l’art est désormais sur le pied commun, dans l’arène avec tous, côte à côte avec l’infatigable humanité. Heureusement, il a vie et jeunesse ; il a confiance en lui-même, il sait ce qu’il vaut, et qu’il y a place pour sa royauté, même au sein des nations républicaines. L’art se souvient du passé qu’il a aimé, qu’il a compris, et dont il s’est détaché avec larmes ; mais c’est vers l’avenir que tendent désormais ses vœux et ses efforts ; sûr de lui-même, intelligent du passé, il est armé et muni au complet pour son lointain pèlerinage. Les destinées presque infinies de la société régénérée, le tourment religieux et obscur qui l’agite, l’émancipation absolue à laquelle elle aspire, tout invite l’art à s’unir étroitement à elle, à la charmer durant le voyage, à la soutenir contre l’ennui en se faisant l’écho harmonieux, l’organe prophétique de ses sombres et douteuses pensées. La mission, l’œuvre de l’art aujourd’hui, c’est vraiment l’épopée humaine ; c’est de traduire sous mille formes, et dans le drame, et dans l’ode, et dans le roman, et dans l’élégie, — oui, même dans l’élégie redevenue solennelle et primitive au milieu de ses propres et personnelles émotions, — c’est de réfléchir et de rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l’humanité progressive, de la retrouver telle déjà, dans sa lenteur, au fond des spectacles philosophiques du passé, de l’atteindre et de la suivre à travers les âges, de l’encadrer avec ses passions dans une nature harmonique et animée, de lui donner pour dôme un ciel souverain, vaste, intelligent, où la lumière s’aperçoive toujours dans les intervalles des ombres.