LXXIXe entretien.
Œuvres diverses de M. de Marcellus (2e partie)
I
Quoi qu’il en soit de ce vœu, comme de tant d’autres, le livre de M. de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie ; on y vogue, on y change d’horizon à tous les levers de l’aurore ; on y chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la plus riche et la plus sonore des langues ; et, par-dessus tout, on y cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble▶ avoir en lui la précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de la vie.
Ce livre est bien loin d’avoir autant de réputation qu’il en mérite. La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute la justice que l’ignorance ou le préjugé des partis lui a fait attendre. C’est le cours le plus complet et le plus vivant de l’archipel grec et ionien qu’un disciple d’Homère ait fait faire à la génération présente.
Le voyage en Sicile, qu’il fit longtemps après, en 1841, est une promenade classique autour de l’Etna, de l’histoire, des monuments. Mais cela n’a pas la sève jeune et pittoresque du souvenir d’Orient. On sent que l’homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui était refusée. Il y a toujours de l’érudition, mais il n’y a plus d’illusions : le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose.
II
À quoi pensait-il ?
Il pensait à un autre livre, la Politique de la Restauration, publié deux ans après. — Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps ce qui était en pages. C’est toujours le très intéressant récit de ses négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M. Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique, son ami.
Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes, héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde, jusqu’à ce qu’il ait forcé la main à M. de Villèle et à l’opposition du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la jalousie de M. Canning ; il triomphe enfin et vole au congrès de Vérone, malgré tout le monde.
Du moment qu’il y paraît, il est le maître, il supplante peu loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M. Canning, il affronte courageusement l’opposition bonapartiste des Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais dans son triomphe, sous l’animadversion très méritée, mais très imprudente, de M. de Villèle.
La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête, montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très capable de comprendre l’Europe, s’il n’était pas encore capable de la diriger.
C’est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette monarchie, et qui écrivent aujourd’hui leurs calomnies comme de l’histoire.
Alger, l’Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration, prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l’honneur et la grandeur de la France n’ont jamais été en péril sous les ministres de la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur cette question.
La réputation du gouvernement des Bourbons à l’extérieur est rétablie irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L’opposition de quinze ans y joue un pauvre rôle. C’est de là que date pour moi ma mésestime du gouvernement parlementaire d’alors, et mon goût pour la république ; gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc, où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux nations ce qu’elles veulent, et non pas ce que veut un groupe d’intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune, et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples.
Rien de grand avec ce gouvernement de manèges et de factions bavardes. Excepté dans l’affaire d’Alger et dans l’affaire d’Espagne, tous les gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des Chambres et des journaux, n’ont été que le gouvernement de l’opposition !
Et ces hommes voudraient recommencer ? J’aime mieux ce qui est ; c’est une leçon au moins à l’intrigue.
Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée, mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites tyrannies ; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France ; franchement, j’en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour ne pas les détester.
III
Après quelques opuscules d’érudition grecque et classique, M. de Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup ; c’est son Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand. Ces mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du cœur aigri de ce grand homme du siècle. — Nous disons grand, nous ne disons pas bon. — Ces mémoires protesteraient contre l’épithète.
Esprit immense, mais cœur sec, il aspirait à deux gloires, et il les méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités aux Bourbons, il n’avait jamais été fidèle qu’à lui-même.
Revenu d’Angleterre, il avait été l’ami intime de l’ami de César, Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s’était introduit sous les auspices très peu bourboniens du moderne Mécène dans la société très intime des sœurs de Bonaparte, et surtout d’Élisa Baciocchi. Ce n’était pas sans doute pour servir les Bourbons qu’il était un des assidus de Joseph Bonaparte ; ce n’était pas non plus pour servir les Bourbons qu’il avait été nommé secrétaire d’ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du nouveau Charlemagne ; ce n’était pas non plus par fidélité aux Bourbons qu’il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s’y ennuyait et aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d’Enghien vint soulever le monde et qu’il donna sa démission, très honorable, pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale qui égalait du premier coup la Terreur.
Il y eut à cette démission de la dignité, il n’y eut point d’héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire sabrer son ministre démissionnaire ; M. de Fontanes, Élisa, sœur de l’empereur, Pauline Borghèse, sa sœur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m’a raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l’écrivain pour faire pardonner, cet acte d’opposition, et pour obtenir de Bonaparte un poste supérieur à l’ambassade de Sion. Tout cela était très honorable, sans doute, mais très peu dévoué à la légitimité.
Il en fut de même à l’époque de sa réception à l’Académie française ; j’ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille des Césars ; il se refusa seulement à louer le régicide ou à l’amnistier dans la personne de Chénier qu’il avait à remplacer, et à raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut ajournée, voilà tout.
Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs malheurs l’éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de l’impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie par ce Bossuet de seconde dynastie.
Il n’y a rien dans tout ce début de l’écrivain émigré, courant à la fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée.
M. de Chateaubriand n’a pas cessé cependant de se présenter très franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le type invariable et le héros accompli de la légitimité ! Véritable fidélité à son propre honneur, cela est vrai ; mais fidélité aux Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu’après la chute de Napoléon.
IV
Voilà la vérité ; elle n’a rien de coupable, mais elle n’a mon plus rien d’estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d’Enghien a coûté à des millions de cœurs, en France, des larmes qui n’ont pas demandé de salaire.
Quoi qu’il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien tombé, publia une brochure qu’il portait, dit-il, depuis quelques semaines sur son cœur sous son habit, et qui ne voulait pas se tromper d’heure. C’était une diatribe pleine de mépris et de calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon ; arme peu loyale, car aucune calomnie n’est de bonne guerre contre l’ennemi ; pas plus celle qui impute à Napoléon d’avoir été à Fontainebleau traîner par ses cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d’avoir trempé dans l’assassinat du duc de Berry : — Le pied lui a glissé dans le sang ! De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les écrit, donnent la mesure de sa conscience.
M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide, un accent antique, une conscience d’apparat et un mauvais caractère. La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain, le cœur sec, froid.
Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de bonne heure dans l’histoire que les infortunes, la pauvreté, l’exil, la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poète, ou du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais, succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté jusqu’à l’idolâtrie.
V
Nous avons vu que ce succès littéraire n’avait été que l’amorce de son ambition, qu’il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu’il s’était rallié à Bonaparte, recommençant l’ère de Charlemagne par la restauration du culte.
L’épisode de la mort du duc d’Enghien l’avait rejeté d’horreur dans le peu d’opposition qu’on osait faire alors indirectement à la tyrannie. Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du premier nom religieux et poétique de l’Europe, et à la tête de ceux qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles.
Là commence son rôle politique ; il se montra homme de tact du premier coup de plume ; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose. Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit pas, ou il se hâta de revenir ; il ne lui convenait pas de languir oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le Journal des Débats, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son importance s’en accrut ; nommé pair de France par le roi, il changea de parti plusieurs fois par d’habiles transactions qui le menaient au but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un parti dont il pressentait l’avenir ; il se fit craindre et aimer, selon les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait se débarrasser d’un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres, mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un rôle plus actif au congrès de Vérone ; il y fut nommé. Il affectait alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle ; à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour l’intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la guerre d’Espagne, si profitable à la monarchie.
À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait fait de M. de Montmorency ; il tendit quelques pièges à M. de Villèle dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en conseil ; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le congédièrent sans ménagement et par ordre du roi.
VI
La colère le saisit et ne l’a plus quitté jusqu’à la mort ! Il jura de se venger, il se vengea ; il prit le Journal des Débats pour armée et sa plume d’écrivain pour arme. La nature, quoi qu’il en dise, ne l’avait pas créé éloquent ; il avait besoin de cuver longtemps, sa plume à la main, des discours rares et lus ; ses foudres se forgeaient péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes.
Ses brochures et ses articles de journaux avaient l’éclat, mais n’avaient pas la chaleur soudaine de l’improvisation. C’était un homme d’État, ce n’était nullement un homme de tribune ; il se soignait trop par excès d’amour-propre, pour se présenter à l’Europe en négligé. Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l’opposition.
Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste, tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs n’ont pas de peine à se faire pardonner le passé ! Leurs talents les amnistient aussitôt qu’ils consentent à les prêter. Royalistes, bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance. La monarchie s’affaiblissait de toute la popularité, à trois feux comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le remplacer. Ce fut la dynastie d’Orléans qui le remplaça.
Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l’émeute, rencontrèrent par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d’Enfer. Il prit cela pour un triomphe, c’était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche ; il rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons.
VII
La branche d’Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec le roi, la reine, sa sœur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la maison d’Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur usurpation du trône ; son honneur s’indigna, il les quitta pour jamais, et s’enferma dans sa retraite ; mais il honora toutefois cette retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde, où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique.
VIII
Depuis ce jour il disparut, non du cœur des royalistes, qu’il consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans son exil, visites qu’il ébruita, au retour, par des sarcasmes ; la pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l’impression ; mais je les ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j’en ai gémi pour l’honneur du cœur humain ; il y flattait les ennemis de tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur Blondel mêlait à d’emphatiques déclamations de fidélité des railleries contre ses idoles officielles ? Était-ce la peine d’aller surprendre les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs ennemis ?
Charles X avait un décorum à garder devant ce visiteur équivoque, mais il ne s’y trompait pas, et il nourrit jusqu’à sa mort une animadversion très fondée contre M. de Chateaubriand.
IX
Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés, retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches.
Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d’abord, par communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse par les sévérités de ses commentaires.
M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre les factieux qui voulaient s’en emparer pour la pervertir en démagogie folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la bataille des trois jours dans les rues de Paris ; ce fut un triomphe douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été morose, désenchantée de poésie, hors l’amitié pieuse d’une femme dévouée à sa gloire quand même, et au culte de quelques rares amis, parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses.
Ses Mémoires parurent : ils étonnèrent le monde par l’esprit de ses jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit qu’il n’avait jamais eu besoin d’indulgence, et que le monde ne continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances. Je ne parle pas ici par ressentiment d’auteur, car je suis le seul poète du temps et le seul homme politique de son époque qui soit, comme poète, placé par lui dans la compagnie immortelle d’Homère, de Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires, au rang des hommes de bon sens. Je n’avais pas alors supporté le poids de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis très reconnaissant en ce qui me touche ; je n’avais jamais été de ses amis, je n’avais aucun droit à m’attendre à ses jugements favorables. Il ne m’aimait pas ; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie, et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune. Mais il m’a rendu bien plus qu’honneur comme poète, et plus que justice comme homme politique.
Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement recherché, tellement ronsardisé, par l’affectation du style gaulois de Rabelais et de Montaigne, qu’on ne sait en quel siècle on vit en le lisant. Rien n’y coule, tout s’y cristallise pour briller ; chaque phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois pour être comprise. C’est une énigme perpétuelle offerte par l’auteur à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c’est mauvais en masse, souvent beau en détail ; cela n’honore pas M. de Chateaubriand, et cela déshonore autant qu’il le peut tout son siècle.
Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à un excellent livre. C’est le commentaire respectueux, mais juste, du disciple sur le texte d’un maître qui s’égare. Ce commentaire est bien supérieur au texte ; toutes les anecdotes y sont rectifiées, toutes les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu’il ne reste guère que de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre.
M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus ; il le réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de cœur et sur l’affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop d’indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n’est un ami ?
M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de Chateaubriand sans y avoir été marqué d’un fer chaud à son passage. Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu’en dit M. de Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus :
« Est-ce qu’un homme habile a jamais besoin de crimes ? C’est la ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la mer ; il revient sur ses pas, et il noie. J’ai eu des faiblesses ; quelques-uns disent des vices ; mais des crimes ? Fi donc ! »
M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d’État de la presse dans le Journal des Débats, par une sympathie de cœur conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin).
M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont ; il lui érigea un monument funèbre à Rome, dans l’église Saint-Louis-des-Français, pendant qu’il était secrétaire d’ambassade sous le cardinal Fesch. Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des cœurs.
La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette sympathie des Débats. MM. Bertin, les complices de son opposition royaliste contre les Bourbons, ne l’abandonnèrent jamais, même sous la monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique, monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et inquiets, qui personnifient encore aujourd’hui l’exigence et l’inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont aimé !
C’est le parfum de l’amour, indélébile comme ce qui est divin ; on sent jusqu’à la dernière vieillesse qu’il a passé dans les cœurs, et qu’il a amélioré la nature.
X
Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de 1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l’élection d’un pape faite sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l’ordinaire des grandes âmes, d’un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et continue à écrire ses Lamentations très déplacées à son ancien secrétaire de Paris.
Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres.
« J’avais une tête très froide et très bonne, dit l’auteur d’Atala, et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues, avait le cœur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain. »
Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant, arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l’âme de Juliette (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des affections légères à l’âge du poète :
« Je crois, dit-il, qu’il faut rétablir ainsi cette phrase : J’avais une très froide et très bonne tête, et, après, le cœur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai : Comme pour la moitié au moins de l’autre demi-quart ! »
Ce qui veut dire en bon français : Je n’avais de cœur que pour moi !
C’est le jugement qu’en porte M. Joubert, son premier ami, dans une lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd’hui même pour la première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve.
XI
Le ministère Polignac, préambule d’une révolution certaine, rappela M. de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours après son secrétaire d’État par le prince de Polignac. M. de Marcellus hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition naturelle, et son jugement très sain sur l’inopportunité du défi de Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de Chateaubriand comme l’oracle dans le désert, à l’hospice de la rue d’Enfer, où il s’était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa politique de modération.
Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m’aimait, pense à moi ; il m’écrit, me conjure de venir à Paris, m’offre avec instance la direction des Affaires étrangères ; je n’hésite pas à refuser. — Il insiste sur un entretien ; j’arrive à Paris, je cause à cœur ouvert avec lui, il est moins sincère avec moi qu’avec M. de Marcellus, il nie imperturbablement la pensée du coup d’État.
« Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent ! Je suis royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d’un coup d’État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution où les Bourbons périront. »
Je fus nommé ministre à Athènes, et je m’éloignai !… M. de Marcellus expia longtemps son refus.
XII
Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste ; M. de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l’involontaire complicité de l’acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie. Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus servir personne.
Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas mal : « Défiez-vous de lui, c’est un légitimiste ! » Et les niais l’ont cru. A leur place j’aurais redoublé de confiance, et j’aurais dit : « C’est un homme d’honneur, et, puisqu’il a été fidèle à la première heure par un sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand on n’a plus d’autre famille que la patrie et le peuple. » Mais ils ont cru qu’un royaliste de cœur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un bon citoyen à cinquante, et qu’un homme fidèle à son serment sous les Bourbons ne serait qu’un traître sous la République !
Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons !
XIII
M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu’il eut avec la duchesse d’Angoulême. — Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble femme, aux ordonnances, coup d’État désarmé. La législation des coups d’État, c’est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut pas les manquer.
Elle ne m’a jamais calomnié dans son exil, celle-là ! Que la pitié de la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe ! Princesse tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu’à la mort. Les Français l’en ont accusée ; voulaient-ils donc qu’elle dansât sur les cadavres de son père et de sa mère ? La tristesse est la bienséance des victimes.
XIV
Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M. de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte vieillesse.
« Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont nous avons vu l’un et l’autre les bords ? — De tristes souvenirs qui nous reprochent notre vieillesse. — Non ! non ! m’écriai-je, dites de beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le cœur serait-il sans force contre ces conditions de la vie ? Il faut bien, ajoutai-je lentement, que l’affliction soit de quelque profit aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger. »
XV
Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait ou permis la douleur.
Ainsi se dessinent les deux caractères : l’un léguant ses désespoirs et ses rancunes à la postérité, l’autre remettant le passé et les peines de l’avenir à la bonté de Dieu !
On ne peut s’empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre l’un, et de chérir l’autre.
XVI
Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit et traduisit ses chants populaires.
Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l’intérêt et le charme de ces chants, c’est moins le chant lui-même que le cadre qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l’Odyssée de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou sur les montagnes du Péloponnèse. Il savait le grec ancien comme Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C’était l’époque héroïque de l’indépendance hellénique. L’Europe était folle d’hellénisme.
On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu’il peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais d’anciens peuples. On se figure qu’on va ressusciter Miltiade ou Thémistocle dans la personne d’un corsaire ou d’un berger des mers ou des montagnes ; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement au pape.
On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de barbares ont été colonisés avec leurs mœurs nouvelles pendant des siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu d’améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce fanatisait l’Europe ; on n’était ni chrétien ni musulman, on était Grec, comme aujourd’hui on n’est ni catholique ni carbonaro, on est Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poètes ; il faut se hâter de les saisir pendant qu’ils passionnent à froid les orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne reviennent pas de même.
XVII
M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon sens ; cependant je publiai moi-même le poème du cinquième chant de Childe Harold, imité assez servilement du beau poème de lord Byron. Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut médiocre aussi : je fus puni d’avoir feint un engouement qui n’était pas sincère.
Je savais bien au fond qu’on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité, ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d’orateurs ou de journalistes en quête de popularité. J’avais un sentiment d’admiration et de pitié pour ces belles îles de l’Archipel, où fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du monde ; mais je n’avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l’unité de Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de l’Église grecque qui touchent de si près à l’idolâtrie.
Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs ; la question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux Russes l’empire de la Méditerranée ; j’aimais mieux pour la France et pour l’Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes.
La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd’hui, ne fut donc à mes yeux que ce qu’est aujourd’hui l’unité piémontaise et anglaise en Italie : un solécisme en politique, une pierre d’attente de l’Angleterre, une sublime bévue de la politique d’opposition. Puisque nous l’avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer comme l’Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne s’improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l’anarchie.
XVIII
Quoi qu’il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et l’Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n’y trouva rien que des chants dits populaires qu’on admira par parti pris, mais qui ne sont pourtant que des complaintes du peuple.
Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court, cela est monotone, cela est affecté ou trivial ; cela contient cinq ou six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes : les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot psalmodie à sa barque, couché à l’ombre de sa voile, ou l’amant à sa maîtresse au clair de lune. Ce n’est ni la malignité spirituelle et savante de Béranger, poète d’opposition, épigrammatique, libéral, mais nullement populaire ; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral dans son poème antique de Mireille : c’est un patois pour les veillées des peuples de Provence !
C’est là un poète populaire, ou plutôt c’est là un poème écrit dans la langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les loisirs des amants, dans les basses classes des peuples !
Mais c’est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine, qui les lisent.
Le peuple n’a ni le goût ni le temps, il a l’haleine courte ; s’il est pieux, un couplet des cantiques de Marseille ; s’il est impie, un couplet de Béranger, voilà son affaire ; s’il est soldat, une strophe armée de la Marseillaise ; voilà la poésie populaire. Or la Marseillaise, sublime en musique, est peu admirable en poésie ; c’est un beau chœur des frontières de la France résonnant au pas de charge sous les pieds de l’étranger ; mais les paroles sont des cris et non un poème.
M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes sont de Salvator Rosa, quelques autres de l’Albane, jugez-en :
Les Voleurs.
Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et ils n’y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits agneaux et mes petites chèvres.
Puis ils s’en vont, s’en vont, s’en vont !Hélas ! hélas ! hélas !Ô mes pauvres petites brebis !Ô mes pauvres petites chèvres !…Vaï !!!Ils m’ont pris l’écuelle où je mettais mon lait ; ils ont pris ma flûte jusque dans mes mains.
Puis ils s’en vont, s’en vont, s’en vont !Hélas ! hélas ! hélas !Ô ma pauvre petite écuelle !Ô ma pauvre petite flûte !Vaï !!!Ils m’ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison était couleur d’or, et la corne d’argent.
Et ils s’en vont, s’en vont, s’en vont !Hélas ! hélas ! hélas !Ô mes pauvres petites brebis !Ô mon pauvre petit bélier !Vaï !!!Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs ! — Ah ! qu’on les arrête, qu’on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur race !
Hélas ! hélas ! hélas !Ô mes pauvres petites brebis !Ô mes pauvres petits chevreaux !Vaï !!!Ah ! si la Panagia me l’accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau le jour de Pâques, jusqu’à ce qu’il tombe de la broche.
Mais ils s’en vont, s’en vont, s’en vont !Hélas ! hélas ! hélas !Ô mes pauvres petites brebis !Ô mon pauvre petit bélier !Vaï !!!Commentaire.
« C’est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la montagne. Que de grâce et de naturel ! On l’entend pleurer en chantant.
« Ce Vaï, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot, est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé du grec ancien ovaï, ou bien une construction du verbe grec moderne βαγἱζειν, vagir comme les enfants ? C’est ce que je ne saurais dire ; mais ce Vaï se comprend et se répète même quand on ne peut l’expliquer : c’est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière note prolongée d’un chant montagnard.
« Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l’île de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l’Odyssée, mon livre favori ; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m’est restée, m’arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines.
« Je m’étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour admirer ces merveilleux aspects qui s’étendent des montagnes de la Thrace et de l’Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de Chalcédoine, s’avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu’aux rivages plus rapprochés de Calki et d’Antigone, fermant ainsi le cercle du lac le plus vaste et le plus azuré.
« J’avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l’école du monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses livres de l’autre.
« À ma prière, il s’arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la route : là, j’ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des passages d’Homère, des fables d’Ésope, et sur une feuille détachée, parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, les Voleurs, qu’il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui demandai s’il consentirait à s’en priver pour moi : il me l’offrit sans hésiter, assurant qu’il la savait tout entière, et que d’ailleurs plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi.
« Comme l’entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement et d’une voix haute ces deux vers de l’Iliade qu’on venait de lui donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain :
Ἀτρεἱδη, μἡ ψεὑδε’ ἐπιστἁμενος σἁφα εἰπειν, Οὐ γἁρ ἐπἱ ψεὑδεσσι πατἠρ Ζευς ἔσσετ’ ἁρωγὁς. — « Fils d’Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la vérité. — Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge. »« Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s’il eût été devant le pédagogue, pour me faire sentir l’accent du mot ψεὑδεσσι, mensonge, sur lequel d’abord il n’avait pas assez appuyé.
« Émerveillé d’entendre retentir si mélodieusement la langue antique dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de monnaie dans le panier vide ; et l’écolier, après avoir porté une main à ses lèvres et à son front, s’éloigna en me disant : Que vos années soient nombreuses ! Puis il se retourna souvent pour me regarder, jusqu’à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l’un à l’autre, et pour toujours. »
La Belle de Scio.
« Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien.
« Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix angélique. Oh ! que ne suis-je ta guitare ! Que ne suis-je ton petit chien ! Que ne suis-je, oh ! que ne suis-je surtout ton amant aimé !
Commentaire.
« Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les images helléniques, ce petit tableau tel qu’il m’est apparu à Scio.
« Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage, les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d’amour des jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n’est qu’un des soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin l’antique réputation d’innocence attribuée, à toutes les époques, aux belles habitantes de l’île devenue si misérable. »
Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le châle et la veste de l’étranger, pour qu’à son retour dans sa patrie, la mère et les sœurs n’accusent pas les filles de l’île de dureté et de parcimonie envers le pauvre matelot !
XIX
Tout cela n’est pas sublime, sans doute, mais c’est naïf et touchant.
Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des poètes politiques, ils ne sont jamais sublimes ; le peuple ne l’est pas, mais il est peuple, c’est-à-dire nature.
C’est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes, mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C’est ce qu’on trouve dans ce recueil.
XX
Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s’élevait plus haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire. L’âme totalement dégagée de l’esprit de parti, et se remettant entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de rester fidèle pour lui-même, et ne s’inquiétait plus des fidélités ou des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements ; et se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations de la haute philosophie de l’ancienne Grèce.
C’est alors qu’il publia ses six volumes de la traduction de Nonnos, travail obstiné, mais malheureux. Qu’importait au monde actuel un poème épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance finie ? Travail pour l’Académie des inscriptions plus que pour son temps.
Mais, peu d’années avant sa mort, il s’éleva, comme helléniste, comme savant et comme poète, à des œuvres plus utiles et infiniment plus belles que tout ce qu’il avait fait jusque-là en littérature. Nous voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité : les Grecs anciens et les Grecs modernes ; ouvrage très neuf, très original et très philosophique en même temps que très poétique ; trésor véritable découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de l’arrière-Grèce.
Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l’île savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c’est le poème de Médée et Nausicaé sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur argonautique.
Médée et Nausicaé sur le Bosphore.
(Scène orientale.)Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les brouillards qui s’élevaient insensiblement de la surface du Bosphore. On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes, puis se condenser au-dessus, et s’arrêter immobiles à la moitié des collines du détroit ; de sorte que par-dessous leur couche épaisse j’apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime ◀semblait s’unir à l’Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages fermaient au loin l’entrée de la mer Noire, qu’on entrevoit de Thérapia par une courte échappée ; et leur ceinture, jointe au calme des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore, l’image parfaite d’un petit lac.
Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces brumes qui n’osaient s’attrouper qu’en son absence. Dès qu’il parut, je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer, marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours de la plage jusqu’au petit promontoire de Kalender pour revenir par les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à Krio-Nero, la fontaine froide.
Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s’éveillaient ; les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goélands ; le brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui étincelait au soleil ; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant d’eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au rivage.
Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai Athanase Christopoulos, le poète si célèbre déjà par ses chants anacréontiques. J’apprenais alors ses odes pour me familiariser avec le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n’était jamais sans profit pour moi. Il se rendait chez l’un de ces mêmes princes Morusi dont il avait dirigé l’éducation en Moldavie.
— Quoi ! de si bonne heure ? me dit-il, quel intérêt vous amène dans notre quartier grec ?
— Pas d’autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir Kalender.
— Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu’à ce bon abri ; car je me figure qu’il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers sa fin d’une terminaison turque. C’est le kalos endios dont nous parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C’est ici l’ancien golfe de Pharmakia, où l’on dit que Médée, partie de la Colchide, déposa des poisons, en y laissant leur nom. Mais nous, Grecs modernes, nous n’avons pas consenti à traduire avec si peu de politesse envers la fille des rois ce mot de pharmakia : ses poisons étaient des médicaments aussi, et nous avons nommé notre village Thérapia, la guérison.
Au bout de cette anse profonde que protègent contre les vents du nord la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu’on peut l’atteindre sans nager ? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là, dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient les dragons et rajeunissaient les vieillards.
Si vous ne deviez m’accuser de prendre en main des causes désespérées, j’aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On n’a jusqu’ici voulu voir en elle qu’une fougueuse magicienne, une épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à Euripide, grand ennemi des femmes : pour moi, je m’attache à sa jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence ; sa passion m’attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins coupable. Avez-vous lu le troisième chant d’Apollonius de Rhodes ?
— Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m’a guidé dans l’Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le canal de Thrace, théâtre de leurs exploits.
— Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l’Europe, un peu confuses ici, ou si les soupirs de l’empire turc qui croule vous laissaient demain autant de loisirs qu’aujourd’hui, nous pourrions lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui.
— J’y serai, lui dis-je, mais n’espérez pas m’amener facilement à aimer Médée. Un de ces grands poètes latins que vous n’estimez qu’à moitié, vous, fiers descendants d’Homère et de Pindare, a prononcé cette sentence : Il faut que Médée soit féroce ou indomptée…… Je m’en tiens là…
— À demain, à demain ! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté d’avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n’en croyez sur leurs héros ou leurs héroïnes que les Grecs. »
Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez le Beyzadé Nicolaki Morusi.
XXI
— Je connais d’avance le sujet de votre visite, me dit le prince. Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs enchantements ; voyons comment va s’y prendre notre maître pour nous inspirer envers elle des sentiments plus doux.
— Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu’en dit le chantre des Argonautes.
— Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à l’intelligence de votre auditoire ?
— Je vous comprends, me répondit en souriant le poète, et je vous obéirai.
— Mais d’abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit. Je fais comme si vous n’aviez jamais su la marche du poème, ou plutôt comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents.
Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l’arrière-grand-père de notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre Éole, roi d’une contrée de Thessalie, eut deux fils : Créthée, père d’Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d’Hellé ; je vous fais grâce du reste de la descendance, qui, si j’allais plus loin, s’étendrait facilement jusqu’à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias usurpa le trône d’Iolchos au détriment d’Æson, son frère aîné ; et quand Jason, fils d’Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison d’or qui se trouvait en Colchide. C’était la dépouille du bélier ailé que Phryxos, fils d’Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien. Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa sœur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui porte encore aujourd’hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour épouse Chalciope, sa fille aînée, sœur de Médée. Phryxos mort, ses fils partirent pour aller réclamer en Grèce l’héritage de leur père et pour le venger.
Ils firent naufrage dans l’Euxin, sur l’île de Mars, et en furent ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté les écueils des Cyanées, les périls d’une mer inconnue, et sont arrivés à l’embouchure du Phase, auprès de la ville d’Aia, capitale du royaume d’Aiète. C’est là que les deux premiers livres du poème d’Apollonius de Rhodes les ont conduits ; voici le troisième.
Christopoulos lut alors d’une voix cadencée ces vers qui dans sa bouche recevaient du rythme et de l’harmonieux idiome un charme inexprimable. Pour plus de sûreté, il m’avait engagé à suivre sa lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses remarques. Plus tard, ces notes m’ont rendu mes souvenirs, et je les retrace ici, en substituant au texte grec ma traduction, où je l’ai suivi d’aussi près qu’il m’a été possible.
XXII
J’ai écrit une Médée dans ma première jeunesse ; elle est encore enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie enferment leurs hardes usées qui n’en sortiront jamais que pour faire du vieux papier pour des hommes nouveaux.
M. Legouvé, un de nos plus charmants poètes, en a écrit une infiniment supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât en italien de Montanelli les plaintes de l’héroïne si dévouée et si abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n’a-t-elle pas ajoutées à ses notes tragiques !
XXIII
Après cette lecture des fragments d’Apollonius de Rhodes, qui ont charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus délicates d’un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la controverse s’établit entre les auditeurs sur la prééminence d’Homère ou d’Apollonius. On hésite, et il y a de quoi.
Mais Manos se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à la muraille et saisit l’Odyssée. « Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et oubliez ce que vous venez d’entendre ! » Puis, se tournant vers moi, dit M. de Marcellus, il ajoute : « Les sentiments sont si naturels, le sens si clair, que celui de nous qui n’a pas appris le grec en naissant n’a nul besoin d’interprète. Il s’agit de Nausicaé, fille du roi Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l’abri des roseaux, au bord du fleuve qui se jette dans la mer. »
Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard Manos, aux cheveux blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où nous restons accoudés.