Chapitre onzième
Jean-Jacques Rousseau. — § I. De l’influence de ses écrits. — § II. De l’esprit d’utopie en général. — § III. De l’utopie dans les écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau. — § IV. Dans la Nouvelle Héloïse. — § V. Dans l’Émile. — § VI. Dans les Confessions. — § VII. Comment Jean-Jacques Rousseau est devenu utopiste. — § VIII. Des beautés durables dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau.
§ I. De l’influence des écrits de Jean-Jacques Rousseau.
Les écrits de Jean-Jacques Rousseau sont-ils parmi les gains de la prose française au dix-huitième siècle ? Sont-ils parmi les pertes ? La chose doit rester à jamais litigieuse. En tout cas, plus célèbre un moment que Montesquieu, et non moins populaire que Voltaire, Jean-Jacques Rousseau a le plus perdu par le temps. Les révolutions ont apporté des preuves et comme fourni des pièces justificatives à l’appui des vérités exprimées par Montesquieu. Les découvertes de la science témoignent chaque jour de la justesse des vues de Buffon. Quant à Voltaire, s’il n’a pas gagné, il s’est soutenu par le bon sens et le goût qu’il a répandus dans la nation. Jean-Jacques Rousseau a le plus perdu, parce que c’est celui auquel la mode a le plus prêté. Montesquieu, Buffon, Voltaire ont eu des admirateurs ; J.-J. Rousseau a été l’objet d’un culte. Pouvait-on moins faire pour un homme qui octroyait à notre esprit d’indépendance des droits inconnus, offrait à nos travers et à nos vices des excuses, à notre vanité, la chimère d’une excellence de nature dont la société seule nous fait déchoir ?
Jean-Jacques Rousseau, pendant un quart de siècle, eut le crédit d’un oracle. Les Corses, les Polonais, l’invitèrent, par ambassade, à être leur Lycurgue. Passe encore qu’on ait demandé des constitutions à un homme de lettres, qui allait y rêver disait-il, sous les arbres de la forêt de Saint-Germain ; mais qu’on soit venu de tous les points de l’Europe consulter sur l’éducation des enfants un père qui s’était affranchi du soin d’élever les siens, voilà qui n’est pas croyable. Rousseau, consulté comme législateur par les peuples, était appelé comme pédagogue par les familles. Tour à tour Solon et Mentor, on le voit, par l’effet de la mode qui ne s’arrête pas même au ridicule, invoqué comme la déesse Lucine au moment de l’accouchement.
S’il n’est pas appelé dans le travail, sitôt l’enfant venu au monde, on ne fait rien sans ses prescriptions. On couche le nouveau-né un peu mollement, un peu de biais, et souvent au grand air. Le berceau doit-il être un panier d’osier ? lui demande une mère. — Peu importe, répond Rousseau, pourvu qu’il ne soit point dur. Pour les nourrices, s’il est besoin d’y recourir, il examinera la qualité de leur lait. Mais la meilleure nourrice, c’est la mère. Si Rousseau ne l’a pas dit le premier, il a été le premier à le dire avec éloquence, et il l’a persuadé. Il mit la maternité à la mode. On portait les enfants dans leurs barcelonnettes à la suite des mères, fût-ce à l’Opéra, où leurs petits cris troublèrent quelquefois le spectacle. Il avait institué des prix pour les mères qui se passeraient de nourrices. Il promettait des lacets pour le premier-né qui serait nourri du lait maternel. L’avis du médecin ne prévalait pas sur le sien.
Des princes le consultaient sur le choix d’une gouvernante. La meilleure, dit Rousseau,
doit être sans aucune instruction ; car si elle sait, elle se déguisera ; ignorante, on
la connaîtra mieux. Il vaut mieux la prendre veuve que fille, pas trop facile à vivre,
intéressée. Pour l’attacher à l’enfant, le père la mènera un jour promener dans une
campagne riante. Elle y verra une petite maison ornée, une basse-cour, un jardin, des
terres pour l’entretien de la maison. Elle sera enchantée. Au fort de son enthousiasme,
le père la prendra à part, et lui dira : « Élevez ma fille à ma fantaisie, et ce
que vous voyez est à vous. »
Et si l’enfant, un jour, répond mal à ses soins,
la gouvernante, s’attendrissant, lui dira : « C’en est donc fait, vous m’ôtez le
pain de ma vieillesse ! »
Mais, dit gravement Rousseau, « il ne faut
pas que ce mot-là soit dit deux fois. »
Il n’était que trop obéi. On ne consultait ni la force de la mère ni le tempérament de l’enfant. Il avait prescrit une nourriture réglée ; on affamait les enfants : — des bains d’eau froide ; on risquait d’y faire périr les nourrissons trop faibles : — beaucoup d’air ; on en exposait de presque nus à l’intempérie des saisons. Devenus adolescents, c’est sur leurs jeunes âmes qu’on expérimentait les utopies du père sans enfants. De Dieu, de la morale, on ne leur disait mot. L’habileté des gouverneurs, précepteurs, serviteurs de toute nature, consistait à se faire mépriser des enfants ; ils se gardaient bien d’y manquer, sachant que c’était faire leur cour aux parents.
Rousseau lui-même se plaignait qu’on outrât son système : « Il s’en faut bien,
disait-il à Bernardin de Saint-Pierre, qu’on ait fait ce que je demandais ; on se
jette toujours dans les extrémités. J’ai parlé contre ceux qui faisaient ressentir aux
enfants leur tyrannie, et ce sont eux, à présent, qui tyrannisent leurs gouvernantes
et leurs précepteurs98. »
Fénelon avait été forcé
de gourmander, lui aussi, certaines âmes pour leur trop grand attachement à sa doctrine
du pur amour.
Dans le même temps que J.-J. Rousseau faisait des constitutions pour les peuples et des plans d’éducation pour les pères de famille, les particuliers sollicitaient de lui des règles de conduite pour leur profession. Un abbé gentilhomme, philosophe par principes, ecclésiastique par état, l’interrogeait sur l’art de vivre en homme, et de concilier ses devoirs avec son mépris pour les préjugés, c’est-à-dire avec l’incrédulité à la mode. Les actrices de l’Opéra lui demandaient des conseils pour vivre honnêtement. Rousseau était excédé du rôle qu’il avait recherché. Cet homme qui avait écrit sur sa porte, en grosses lettres et en matière d’enseigne, que tout était mal, que jusqu’à lui tout le monde s’était trompé, s’étonnait qu’on le sommât de donner des recettes pour faire mieux. En vain se dérobait-il ; on le persécutait de lettres et de visites. Quand Balzac se plaint des monceaux de lettres entassées sur sa table, qui demandent des réponses, et des réponses à montrer, il perce du contentement jusque dans son chagrin ; car ce qu’on lui demande, c’est de quoi parler de lui. On voulait plus encore de Rousseau. Beaucoup de gens l’avaient pris au mot, et le sommaient de réaliser, au moins pour eux, ses utopies. On le traitait en médecin qui s’est affiché comme inventeur d’une panacée ; tous les malades sur qui la médecine ordinaire avait échoué, lui demandaient de sa panacée et voulaient être guéris.
Outre les visiteurs venus pour les consultations, il y avait les curieux, et le nombre
en était immense. Rousseau en est poursuivi jusqu’en Angleterre. « J’ai du monde
de tous les états, écrit-il à du Peyrou, depuis l’instant où je me lève jusqu’à celui
où je me couche, et je suis forcé de m’habiller en public99. »
Enfin il avait ses fanatiques. « Ne m’amenez pas votre camarade, disait-il à
Bernardin de Saint-Pierre, il m’a fait peur ; il m’a écrit une lettre où il me mettait
an-dessus de Jésus-Christ100. »
Après sa
mort, on peut dire que ses idées formèrent une partie de l’opinion publique dans notre
pays. La révolution de 1789 en mit les plus sensées à l’expérience. Dès le mois de
décembre 1790, l’Assemblée constituante lui votait une statue. Les gens de lettres
préparaient des inscriptions pour le piédestal. Les artistes le sculptaient en
bas-relief sur des pierres arrachés aux ruines de la Bastille. Dans les discours de
collège, « le monument champêtre qu’on lui avait élevé, sous les regards de la
nature101 »
, passait bien avant les superbes mausolées où sont
renfermées les dépouille » des princes et des souverains. Beaucoup de gens croyant qu’il
s’était tué, Bouilly avait fait tout exprès une pièce où il mourait chez lui, sa croisée
ouverte, en s’écriant : « Que la nature est belle ! Je vois Dieu. Je meurs dans
ses bras. »
Dans une scène, on le voyait rentrant de la promenade, des plantes
dans une main, et, dans l’autre, un nid de fauvettes, « qu’il confiait aux soins
de sa femme, pour les rendre à la liberté sitôt qu’elles auraient des ailes. »
Une autre scène le montrait causant avec le menuisier du village de quelques réparations
à faire « dans sa modeste demeure. » Dans une troisième, un créancier auquel il devait
cent écus le menaçait de saisir ses meubles ; le libraire Rey lui envoyait cent écus
avec lesquels il payait le créancier. Là-dessus la mort arrivait.
Au mois de septembre 1794, sur un rapport de Lakanal, où il est dit que « le
Contrat social semble▶ avoir été fait pour être prononcé en présence
du genre humain, et pour lui apprendre ce qu’il a été et ce qu’il a perdu »
,
la Convention décrétait l’apothéose de J.-J. Rousseau. La même séance vit décréter celle
de Marat, « dont les préparatifs, disait Collot-d’Herbois, étaient dans tous les
cœurs. »
On demanda la priorité pour l’apothéose de Marat.
La priorité fut votée. Associer dans un projet d’hommage public J.-J. Rousseau et Marat, et donner le pas sur l’auteur du Contrat social à l’homme qui en avait poussé la logique jusqu’au massacre de ses contradicteurs, n’est-ce pas tout à la fois un fruit et un châtiment de ce livre ?
Les apothéoses de la démagogie ne sont des fêtes que pour le pouvoir absolu, qui mesure d’avance ce qu’il trouvera de facilités dans ceux qu’elles réjouissent comme dans ceux qu’elles épouvantent. Le Consulat n’exécuta point le monument que le Directoire voulait élever à J.-J. Rousseau dans le jardin des Tuileries, et personne ne s’avisa de lui en faire la sommation. L’Empire, encore plus hardi et plus encouragé par l’opinion, put méconnaître impunément certaines vérités bienfaisantes du Contrat social, sous la protection de la peur qu’inspiraient ses sophismes.
Notre temps a été témoin de la résurrection de ces sophismes. La propriété considérée comme une permission du peuple souverain qui peut, s’il lui plaît, l’abolir, et qui, en l’abolissant, ferait disparaître le brigandage, les rapines et la violence ; la destination de l’homme, qui n’est pas de travailler et de mériter, mais de jouir ; le luxe, comme cause unique de la pauvreté ; le bonheur, non par le devoir ni par la raison, mais par le tempérament : toutes ces doctrines ont reparu, et, pour la dernière fois plaise à Dieu ! des flots de sang ont éteint l’incendie qu’elles avaient rallumé. Mais il s’en faut qu’elles aient été extirpées des cœurs ; elles peuvent se taire, elles n’abdiqueront jamais. Elles sont aussi vieilles et aussi vivaces que l’inégalité, laquelle date du jour où il y a eu deux hommes sur la terre. Ce ne sont pas des doctrines, mais des passions, sous les couleurs de l’amour du genre humain.
Il y aura donc toujours opportunité à demander compte aux idées de J.-J. Rousseau, et, au besoin ; à ses fautes, du mal qui s’est autorisé de son nom. J’oserai le faire dans la mesure de mes forces. La vertu de Fénelon, les grâces de son génie, le risque de toucher à une des gloires les plus aimées de notre pays, n’ont pu me réconcilier avec le chimérique, aujourd’hui sans partisans, de l’amour pur et de la royauté de Salente. Les malheurs de Rousseau méritent-ils plus de ménagements que les vertus de Fénelon ?
Il y a d’ailleurs dans les écrits de J.-J. Rousseau, parmi les égarements de l’esprit d’utopie, la part de la raison sereine et supérieure, comme il y a dans la rhétorique de son rôle les sentiments naturels et les inspirations naïves d’un esprit qui a vu le vrai et l’a exprimé en perfection. C’est par ces belles parties qu’il conserve beaucoup d’admirateurs, soit parmi les gens qui pardonnent tout au talent, soit parmi ceux qui, dans des pages où le faux tient compagnie au vrai, savent passer de l’un à l’autre sans que le faux leur gâte le vrai. Je chercherai sincèrement les motifs de cette admiration ; mais, je le déclare d’avance : entre ceux qui aiment J.-J. Rousseau et ceux qui ne veulent être que justes pour lui, c’est parmi ces derniers que je me range.
§ II. De l’esprit d’utopie.
En dénonçant l’esprit d’utopie, est-il besoin de dire que je ne le confonds nullement avec l’esprit de critique ? La critique est nécessaire ; et, tout compte fait, elle a plus souvent raison que tort. L’histoire lui en rend l’hommage ; et le christianisme, à qui le monde moderne doit tous ses progrès, n’est, au point de vue humain, que la plus sublime des critiques. La différence la plus marquée entre l’esprit de critique et l’esprit d’utopie, c’est que le premier est par habitude l’ennemi du mal, et peut l’être passagèrement du bien qu’il prend de bonne foi pour le mal ; et que le second, très souvent l’ami du mal, est toujours l’ennemi du bien.
L’utopiste ne trouve rien à conserver de la société établie : usages, traditions, principes, institutions, tout lui en ◀semble▶ hors de service ; à peine se résigne-t-il à n’y pas mettre le feu. Son trait caractéristique est d’ignorer le monde où il vit, et de s’ignorer lui-même. Il juge la société par ce qu’elle ne fait pas pour lui ; et quant à lui, il ne se juge pas, il s’aime. Mais, dira-t-on, s’aimer n’est pas propre au seul utopiste. Je conviens que l’homme de bon sens ne se hait pas ; il se juge du moins. L’utopiste se met hors de rang. Sa maladie est de rêver la perfection. Voudrait-on qu’il s’exceptât de son rêve ? L’habitude de tout blâmer dans la société ajoute à cette hauteur d’opinion sur lui-même ; il en vient à se croire à la fois incapable de tout ce qu’il trouve de mal, et capable de tout le bien qu’il voudrait mettre à la place. Il raisonne comme certaines gens qui, en lisant un auteur, s’imaginent avoir toutes les qualités qu’ils y louent, et n’avoir aucun des défauts qu’ils y critiquent.
Après lui, ce que l’utopiste aime le plus, c’est la vertu. Il l’aime comme idéal, à proportion du peu de cas qu’il fait des simples vertus d’un galant homme. Car, je vous prie, contre le mal absolu qui travaille les sociétés, que peuvent ces petites vertus ? Et s’il les avait, à quoi lui serviraient-elles, sinon à faire de lui une dupe au milieu de fripons ? Il reste donc dans la perfection spéculative et l’imperfection pratique, bien résolu à n’être qu’un héros, ou à ne pas s’en mêler.
Les honnêtes gens se contentent d’aimer tout bonnement la vertu. Boileau, un type d’honnête homme, a dit de lui :
Ami de la vertu plutôt que vertueux.
Ami n’est pas adorateur. L’amour de la vertu n’est pas un enthousiasme ; c’est l’amour de la peine, du renoncement, des mille difficultés attachées à une conduite vertueuse. L’honnête homme aime la vertu comme on aime son devoir ; l’utopiste l’adore. Une certaine bassesse de cœur avec une fausse élévation d’esprit forme le plus souvent son caractère. Tandis que par l’une il se paye de généralités ambitieuses, par l’autre il se dérobe aux devoirs, fidèle à un amour platonique, au milieu de tous les désordres de l’infidélité.
Cette adoration de la vertu dans ces cœurs médiocres est sincère. On dirait comme une voix lointaine et mystérieuse de leur conscience. Reléguée hors de leur vie, pour ainsi dire, elle parle encore par ce stérile amour pour une perfection qu’on ne leur demande pas. L’honnêteté de l’utopiste est dans sa tête ; elle y est comme une sorte d’ivresse dans laquelle il oublie ce que commande aux gens de bien l’honnêteté qui vient du cœur.
Après lui et la vertu, l’utopiste a un troisième amour, l’amour du genre humain. C’est le moins exigeant des trois. On peut s’y dévouer sans dérangement, dans son cabinet. C’est un amour sans devoirs, quoique non pas toujours sans profit : car il se trouve des sociétés qui sont dupes de son charlatanisme et qui en font les frais. La famille n’est ni si crédule, ni si commode. Elle veut plus que des déclarations et des promesses. On ne l’aime qu’en se gênant, de l’amour qu’on s’ôte à soi-même. Une femme, des enfants, ne se payent pas de cette vaste tendresse pour le genre humain. En tout cas, ils entendent que nous commencions par eux, et ils n’ont pas tort. C’est ce qui n’arrange pas l’utopiste, accoutumé à être tout ensemble son cercle et son centre. Je ne m’étonne pas qu’on ait fort à souffrir, autour de lui, de cet amour pour les hommes, qui passe par-dessus la tête de ceux qui l’entourent. L’exemple n’en a pas commencé au fameux marquis de Mirabeau ; mais l’ostentation de ses écrits l’a rendu à la fois plus célèbre et plus odieux. Cet ami des hommes eût volontiers offert au genre humain le logis d’où il chassait son fils. Il l’offrit à J.-J. Rousseau, persuadé qu’il ne serait pas pris au mot, et que Rousseau comprendrait de reste que deux amis du genre humain ne peuvent mieux faire que de rester chacun chez soi102.
Quand je vois l’utopiste ouvrir les bras au genre humain, je me doute qu’il vient de les fermer à ses proches. Désirer l’union d’un peuple en une seule famille, l’union des nations en un seul peuple, faire de l’État un père et de tous les citoyens des enfants entre lesquels sa main partage également les fruits du travail commun, tout cela met en paix l’utopiste sur ce qu’il a négligé de faire pour répandre un peu de bonheur autour de lui.
Qui donc le blâmerait de ne pouvoir être à la fois utile au genre humain et à sa famille ? Il a désormais sa fonction ; et quelle comparaison à faire entre cette fonction sublime et une profession modeste, où il vivrait et ferait vivre les siens honorablement, en servant la société par son travail et par son exemple ? Les mêmes forces ne suffisant pas aux deux tâches, la même vie ne suffit pas aux deux devoirs, et il est trop juste que le plus grand dispense du plus petit.
Ainsi raisonne l’utopiste. J’en crois Jean-Jacques Rousseau ; il s’y connaissait. Un
utopiste de son temps, qu’il appelle du pseudonyme de Cassius, trouvait toutes choses si
mauvaises dans son pays, qu’il s’était fait conspirateur. « Marié, écrivait-il à
Rousseau, j’ai cru longtemps combiner mes affections avec mes devoirs. L’illusion
cesse, et je vois qu’un vrai citoyen doit les abolir. »
Voilà l’utopiste au
vrai. Aimer les siens, les servir est un vol fait au genre humain, ou un plaisir défendu
que l’utopiste se reproche. Rousseau pénètre la pensée secrète de ce Cassius.
« Je vous avoue, répond-il à une dame qui lui en avait écrit, que votre Cassius
m’a tout à fait l’air d’un ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut couvrir du
masque de Théroïsme son inconstance et ses projets agrandissement103. »
On ne peut mieux toucher : c’est ce qui s’appelle
reconnaître les siens.
Rousseau n’est peut-être pas le pire, il est certainement le plus illustre de ces utopistes dont j’ai esquissé le portrait. Le portrait lui-même est fait d’après lui ; tour d’esprit et méthode, caractère et conduite, chaque trait essentiel se reconnaît dans ses ouvrages et dans sa vie. Seulement, comme ses erreurs sont celles d’un esprit supérieur, et ses fautes celles d’un homme qui n’était pas sans qualités, l’éclat de ces contrastes rend son portrait plus séduisant. C’est une raison pour le regarder de plus près.
§ III. De l’utopie dans les écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau.
Dans la politique, Rousseau s’est fait tout d’abord un idéal de ce qu’il appelle l’état
de nature. Il imagine un homme antérieur aux temps « où furent inventés les mots affreux
du tien et du mien », et chez qui tout est simple, vrai, innocent. S’est-il du moins
autorisé de quelques relations de voyageurs qui auraient trouvé ou inventé soit un
individu isolé, soit quelques petits groupes vivant dans ce prétendu état d’innocence,
antérieur aux sociétés ? Nullement. Ce type de simplicité, de vérité, d’innocence,
auquel il faut revenir pour trouver la fin ou le correctif des vices de l’homme social,
est un enfant de ses ardentes rêveries. Il l’a rencontré dans ses solitaires promenades
« sous les grands arbres de la forêt de Saint-Germain »
, et il l’a
dépeint sous les traits d’un homme des bois. C’est ce qu’il appelle « tracer fièrement »
l’histoire des premiers temps.
Ce type trouvé, il lui compare l’homme tel que l’a déformé la société. Rien n’en est à conserver.
Sous sa plume, le bien devient le mal ; le mal devient le pire ; ce qui peut se corriger devient irréparable. La description violente et mensongère qu’il fait de la société est d’autant plus décevante, qu’elle ménage les personnes et les choses du présent. Ce n’est pas la prévention d’un contemporain ni l’humeur d’un individu, c’est l’éternelle logique qui condamne la société.
Épouvanté de vivre au sein d’un mal si profond, et d’être une partie de cette corruption, on demande à l’utopiste ce qu’il faut faire.
Si tout est mal, tout doit-il être changé ?
Si la science et les arts engendrent tous les vices, faut-il donc brûler les bibliothèques, les musées et les laboratoires, fermer les écoles, renvoyer l’homme dans les forêts, et, comme disait spirituellement Voltaire, se mettre à marcher à quatre pattes ?
Comment rester dans un état si déplorable ? Comment en sortir ?
Pour ne parler que de la question de la richesse, qui occupe si fort l’utopiste, comme si convoitise et utopie étaient un peu parentes, on demande à Rousseau ce qu’il faut faire de la richesse. La supprimer, dit-il résolûment. Soit : il n’y a plus de riches ; mais comment ferez-vous, tous les biens partagés, pour que les parts restent toujours égales ? — Égales, non ; on peut les rendre moins inégales. — Supposons qu’on le puisse, comment maintiendrez-vous cette inégalité modérée ? Et le jour où elle sera dépassée, fût-ce d’un centime, qui l’empêchera de s’accroître ? Et si vous ne parvenez à étouffer dans le cœur de l’homme le désir d’acquérir pour lui et les siens ; si vous ne lui liez les bras en présence des forces de la nature ; si vous ne pouvez empêcher que sa lutte avec elle, nécessaire sous peine de périr, ne suscite les arts et les sciences, et par eux la richesse ; comment, dans votre impuissance absolue d’anéantir la cause, supprimerez-vous ou modérerez-vous l’effet ? On a vu le despotisme, non seulement arrêter la pensée sur les lèvres, mais l’empêcher de naître ; on l’a vu se rendre maître des âmes : il n’y a pas d’exemple qu’il se soit rendu maître de l’argent.
C’est encore dans la forêt de Saint-Germain que Rousseau est allé chercher les prétendues conventions expresses ou tacites qui ont formé le lien des premières sociétés. Les gens de bon sens expliquent la chose naturellement. Selon eux, c’est sous l’impulsion du plus impérieux des besoins, celui d’échapper au régime du loup mangeant l’agneau, que des hommes inégalement intelligents et forts ont consenti un certain jour à placer au-dessus d’eux soit un plus fort, soit une loi, qui les protégeât contre les périls de l’inégalité. Mais il s’agit bien de choses si simples ! Dans la forêt de Saint-Germain, il n’y a pas eu besoin d’une protection achetée au prix d’un consentement humiliant. Les peuples que Rousseau y a vus sont des peuples forts ; on n’y connaît que des droits, et dans les conventions qu’ils veulent bien faire, on ne stipule que des libertés et l’on oublie l’obéissance.
C’est dans cette forêt que Rousseau a découvert ce peuple souverain qui ne peut pas se tromper, parce qu’il n’y a pas d’autre souverain pour le corriger ; qui ne peut s’ôter de ses droits, ni s’amoindrir ; qui se délègue en restant entier ; qui donne le commandement en le gardant et fait des lois dont le législateur est exempt.
Voilà le double idéal du Contrat social : une prétendue convention primitive qui n’a réglé que des droits, un souverain se composant de tout le monde et se personnifiant dans chaque individu, immortel, immuable, qui ne peut ni faillir, ni être redressé. En regard de cet idéal, Rousseau place les gouvernements existants. Au lieu d’en tracer des tableaux passionnés, c’est sous les formes pacifiques de la spéculation qu’il les déshonore et les livre à la haine des peuples.
S’agit-il de la monarchie ? « Un homme d’un vrai mérite, dit-il, est presque
aussi rare dans un ministère qu’un sot à la tête d’un gouvernement
républicain. »
Et ailleurs : « Tout concourt à priver de justice et de
raison un homme élevé pour commander aux autres. »
S’agit-il des gouvernements en général, quelle qu’en soit la forme ? « Ils sont
plus ou moins dévorants. »
S’agit-il des sociétés ? « L’homme, né libre, est partout dans les
fers. »
Quel remède, mon Dieu ! à des maux si grands ? Sera-ce les lois ? Mais la loi même, au
dire de Rousseau, est encore à définir. « Il faudrait, ajoute-t-il, des dieux
pour donner des lois aux hommes. L’ouvrage de la législation est une entreprise au-
dessus de la force humaine. »
Sera-ce l’autorité ? Mais l’autorité, dans l’idéal du gouvernement tracé par Rousseau, n’est rien.
Il préfère par goût, peut-être par politesse pour Genève, sa patrie, le gouvernement
aristocratique ; mais sa logique préfère le démocratique : « seulement, dit-il,
il y faut un peuple de dieux104. »
Qui donc croit-il en dégoûter en y mettant
cette condition ? Les gens de bon sens, oui : ceux-là disent tout bonnement qu’un
gouvernement qui veut des dieux ou seulement des héros est une absurdité. Mais la foule
ne pense pas de même. Quoi ! ne vous faut-il que des dieux ? Qu’à cela ne tienne ! La
foule à qui Rousseau a persuadé qu’elle est le seul souverain infaillible et impeccable,
la foule se croira Dieu.
Il y a une époque dans notre histoire où l’on a eu foi aux doctrines du Contrat social ; ce qui reste de cette foi est parmi les périls les plus pressants de notre temps. C’est là proprement la part de Rousseau dans le mal que nous a fait la philosophie politique du dernier siècle. Il a eu aussi sa part dans le bien qui en est sorti ; mais tandis que dans le bien il a été devancé ou égalé, le mal ne peut s’autoriser d’aucun nom plus que du sien.
§ IV. L’utopie dans la Nouvelle Héloïse.
Tout est utopie dans la Nouvelle Héloïse ; mais du moins le chimérique ne messied pas à un roman. Roman, utopie, c’est tout un. Non que les romans qui ne sont pas des utopies ne soient de beaucoup les meilleurs : Gil Blas vaut mieux que la Nouvelle Héloïse.
Quand Rousseau conçut l’idée de son roman, il était, dit-il, sans amour et sans amitié, et, dans l’impuissance d’avoir ces deux choses, il les rêvait.
De ces rêves sortirent deux amants : Saint-Preux, un précepteur « qui adore la vertu » ; — que ne se contentait-il de l’aimer ? — et qui séduit dans la maison paternelle la jeune fille confiée à ses soins ; et Julie, héroïne sous le toit de son vieux mari, fille coupable sous le toit de sa mère. C’est dans ces deux amants que Rousseau personnifiait l’amour, et qu’il se repaissait de ses images. Pour l’amitié, il crut la figurer dans deux caractères de jeunes femmes s’aimant d’une tendresse passionnée, ce qui n’est pas commun, mais aimant le même homme, l’une en amante, et l’autre plus qu’en amie, ce qui est d’utopie. Il compléta ce cercle par un mari qui recherche la personne de Julie, tout en sachant que son cœur est à Saint-Preux, et qui sait être athée avec tous les sentiments d’un chrétien.
Voilà des caractères tout au moins singuliers. Cependant l’utopie de la Nouvelle Héloïse est bien plus dans les sentiments que dans les caractères. La diversité des caractères est telle qu’à peine doit-on dire qu’il y en a d’impossibles ; mais on ne passe pas, même au romancier, l’invraisemblance des sentiments. Les cœurs ne sont pas aussi variés que les humeurs, et deux personnes véritablement touchées d’amour ou d’amitié sentent de la même façon. L’expression de leurs sentiments pourra différer, mais le fond en sera le même ; et ce fond, invariable parmi les diversités infinies des caractères et des situations, c’est le cœur humain. On dit le cœur humain, et non le caractère humain.
Or, ce qui manque au roman dans lequel Jean-Jacques voulait se représenter « les deux idoles de son cœur, l’amour et l’amitié », c’est l’amitié et l’amour. Ce sont en effet deux idoles ; mais les idoles sont des faux dieux. Rousseau n’avait pas connu l’amitié ; il n’avait pas su garder un ami, parce qu’il n’avait pas su le trouver. Quant à l’amour, j’en crois ce qu’il dit : « il adora le sexe », il n’aima jamais.
Quoique les vrais amis soient rares, il s’en trouve toujours un pour l’homme capable de
l’être lui-même. « L’amitié, disait Socrate, se glissant à travers tous les
obstacles, va trouver les gens de bien et les unit. »
De même l’amour
véritable nous mène sur le chemin de la femme que nous devons aimer. Rousseau avait
ignoré l’amour parce qu’il n’était capable que de désirs. Il crut aimer Mme d’Houdetot : il ne fit que la convoiter. Sa correspondance ne contient qu’une
seule lettre d’amour ; le désir s’y trahit à toutes les lignes, non l’amour. Rousseau
n’aime pas, car il ne respecte pas celle qu’il aime.
L’amour, tel qu’il le peint, n’est qu’une sorte de métaphysique amoureuse, où l’on reconnaît ses deux préoccupations habituelles, prendre le contrepied de son temps et en dire plus qu’il ne sent.
Où son siècle était délicat, il affecte la grossièreté ; où son siècle était grossier, il raffine sur la délicatesse. Il est pourtant tel travers d’esprit contemporain qu’il n’évite pas ; mais plutôt que de l’avoir comme tout le monde, il l’aura plus que tout le monde. Ainsi, c’était le temps des amants qui pensent plus qu’ils ne sentent. On sait si les amants de la Nouvelle Héloïse se font faute de penser. Ils se piquent néanmoins de sentir plus que tout le monde : de là tant de lettres où les mots sont brûlants et les choses sont froides. L’envie qu’ils ont d’être crus donne à leurs paroles une certaine ardeur qui trompe ; touchez la main de ces amants, elle est glacée.
Il n’y a de même, dans ce roman, au lieu de l’amitié, que la métaphysique d’une amitié extraordinaire, qui veut faire honte à toutes les amitiés du siècle, et prouver à la postérité que si Rousseau perdait ses amis, c’est qu’il était seul digne d’en avoir.
Le but moral de la Nouvelle Héloïse n’est pas moins chimérique que les
sentiments. Rousseau a beau qualifier d’avance de « menteur et d’hypocrite » quiconque
osera dire « que la peinture d’une jeune personne honnête qui se laisse vaincre à
l’amour, et qui, étant femme, redevient vertueuse, est scandaleuse et n’est pas
utile »
; il a beau dire, dans sa correspondance, que « quiconque,
après avoir lu la Nouvelle Héloïse, la peut regarder comme un livre de
mauvaises mœurs, n’est pas fait pour aimer les bonnes »
; sous le coup de
cette double menace, je me risque à dire, avec tout le monde, que la Nouvelle
Héloïse n’est ni un livre utile ni un livre de bonnes mœurs. Rousseau s’est
fait illusion, en croyant que ce qu’il appelle « le doux coloris de
l’innocence »
y serait un correctif des « tableaux voluptueux. » Un précepteur
qui séduit son élève, une jeune fille « qui se laisse vaincre à l’amour », seront
toujours de mauvais professeurs de morale. Il s’en fallait que tout le monde en fût
dupe : les longs sermons de la Suissesse sont un mot du temps.
Aujourd’hui ces sermons paraissent encore plus longs ; le coloris de l’innocence a
passé, et les tableaux voluptueux restent.
Nous sommes peut-être plus délicats que les dames romaines du temps d’Epictète, qui lisaient la République de Platon pour les pages où il recommande la communauté des femmes105 ; mais si nous ne demandons pas aux romans des excuses pour nos vices, tout au moins nous y sommes attirés par leurs complaisances pour nos faiblesses. Rousseau, en traçant les tableaux voluptueux de la Nouvelle Héloïse, entendait bien qu’on les vît avec le plaisir sensuel qu’il avait eu à les peindre ; mais il voulait en même temps qu’on y prît des leçons de morale. Ce genre de succès n’est pas celui que recherchent les faiseurs de romans ; mais il le voulait pour le sien, tant l’utopie était dans toutes ses pensées.
§ V. L’utopie dans l’Émile.
Émile et son gouverneur, comme les amants et les amis de la Nouvelle Héloïse, comme le souverain du Contrat social, sont des enfants du même père et des habitants du même pays.
L’idéal de l’Émile est, comme le dit Rousseau, un homme qui n’est pas de l’homme, mais de la nature. Venu au monde bon et libre, c’est la société qui le rend esclave et méchant. Rapprocher l’enfant, par une éducation appropriée, de cet homme idéal ; attaquer la société dans tout ce qu’elle a fait pour le gâter, telle est la pensée de l’Émile.
Jusqu’à cet homme de la nature, on en connaissait depuis fort longtemps un autre sur lequel, chose imposante ! le paganisme et le christianisme sont d’accord : à savoir, un être également capable de mal et de bien, et libre de choisir. Toutefois le penchant au mal avait paru si fort et si impérieux que, sans parler du péché originel, par lequel le christianisme l’a expliqué, le paganisme lui-même y avait cru voir l’expiation de crimes commis dans une vie antérieure106. Aucun païen, d’ailleurs, n’avait professé l’énormité d’un être originairement bon sans mélange de mal ; et la morale païenne, dans les livres excellents qui nous l’ont transmise, n’est qu’une arme donnée à l’homme pour défendre sa raison contre sa corruption naturelle.
L’éducation publique et privée, avant et depuis le christianisme, était fondée sur ce principe, que l’homme est libre de faire le mal ou le bien. S’il préférait le mal au bien, on se croyait en droit de le punir. Par la même raison, s’il se décidait pour le bien, on avait imaginé de le récompenser, non en payement d’un devoir rempli, mais pour le porter à l’habitude de bien faire par l’appât d’une rémunération ; car il est si faible, et le bien si difficile, qu’on jugeait nécessaire d’appeler l’intérêt à l’aide du devoir.
Que des abus se fussent mêlés aux bonnes pratiques de l’éducation publique et privée, et qu’au temps de Rousseau une certaine réforme fût utile, personne ne le nie. Relever ces abus, réclamer cette réforme, ce pouvait être la tâche et la gloire d’un moraliste bienfaisant ; mais cette gloire-là ne tente pas l’utopiste, lui qui ne sait qu’opposer à la chimère d’un bien sans mélange la chimère d’un mal sans mesure, et offrir l’optimisme comme correctif du pessimisme.
C’est ce que fit Rousseau.
Tout est bien, a-t-il dit pour premier axiome et pour première phrase de l’Émile, tout est bien en sortant des mains de la nature, et en premier lieu l’homme. La nature le fait bon ; c’est la société qui, par une mauvaise éducation publique ou privée, le fait mauvais. Aussi le système en est-il à changer. Tout y étant institué dans l’idée d’un être libre et faillible, tout s’y fait au rebours du bon sens. Les collèges sont des ateliers où l’on fausse ce qui était naturellement droit : il n’y a pas une heure à perdre, il faut les fermer.
Voilà donc la société et les familles accusées de déformer l’œuvre que la nature leur avait donnée parfaite. Que doivent-elles faire ?
Rien de plus simple : prendre en toutes choses le contre-pied de l’usage.
On punissait les enfants. Plus de châtiments, dit Rousseau. S’il avait dit : Moins de
châtiments, ou : Des châtiments qui corrigent sans abaisser, et qui soient proportionnés
à la faute ; c’était de la sagesse à l’usage de tout le monde. Mais l’utopiste ne fait
pas cas de cette sagesse-là. « L’enfant, dit-il, ne pouvant rien faire qui soit
moralement mal, rien de ce qu’il fait ne mérite châtiment. Partant, ne souffrez pas
qu’il demande pardon. »
Ah ! Rousseau n’avait jamais vu un enfant se
réconciliant avec ses parents après une faute avouée et pardonnée, ni ses bras jetés
autour du cou de sa mère, ni ces douces larmes que lui fait verser sa conscience
soulagée !
Naturellement, les récompenses, qui sont le corollaire des peines, sont supprimées. Car pourquoi récompenser l’enfant du bien qu’il a fait ? Il n’a pas plus de mérite à cela que l’oiseau à être innocent. Règle générale : laissez faire à l’enfant tout ce qu’il veut. Rousseau accorde pourtant qu’il peut lui prendre fantaisie de casser des objets de prix, et il veut bien ne pas le tenir pour bon. Je vous donne à deviner ce qu’il propose pour empêcher l’enfant d’en casser d’autres. D’abord, il faut le mettre dans une chambre où il n’y ait rien de précieux à casser. Soit ; mais s’il casse des choses utiles, des meubles, par exemple, on des vitres ? Pour les meubles, ne le grondez pas ; agissez comme s’ils s’étaient cassés tout seuls. Et pour les vitres ? Faites d’abord comme pour les meubles, ne le grondez pas : n’allez pas dire à l’enfant que casser les carreaux, c’est faire un dégât coûteux et incommoder autrui ; ce serait lui dire qu’il peut mal faire et lui en donner l’idée. Ne rétablissez pas les carreaux et laissez-le s’enrhumer.
Par une conséquence naturelle, là où le maître n’a le droit de rien commander ni de rien défendre, l’obéissance est supprimée. L’enfant, dit Rousseau, ne doit rien faire par obéissance, mais par nécessité. Ainsi il proclame l’homme libre, et il retranche de l’éducation la seule chose par laquelle l’homme reconnaît qu’il est autrement libre que les animaux, cette obéissance qu’un moraliste bien autrement sûr que lui, saint Paul, appelle du nom si beau d’obéissance raisonnable.
Mais qui donc sera juge de la nécessité qu’il y substitue ? Sera-ce l’enfant ou le maître ? Si c’est l’enfant, elle peut être pressante sans qu’il la voie, elle peut lui coûter la vie avant qu’il l’ait vue. Si c’est le maître et que l’enfant n’en convienne pas, il faudra donc qu’il cède ; mais voilà quelque chose de bien pis que l’obéissance. C’est le droit du plus fort auquel se soumet en frémissant le plus faible. Rousseau est forcé d’en convenir : « Que l’enfant sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort, et que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci », La morale de la force remplace la morale de l’obéissance libre !
Rousseau a raison de dispenser de la politesse un enfant qu’il a dispensé de
l’obéissance. « Point de s’il vous plaît, dit-il, avec les
domestiques. Ce n’est qu’une prière arrogante. Il vaut mieux dire : Faites cela. »
Quoi donc ? Est-ce que Rousseau exclut les domestiques
de sa définition de l’homme né libre ? S’il vous plaît est du moins un
hommage, ne fut-ce que de forme, rendu à la liberté dans l’homme qui a volontairement
engagé la sienne. Faites cela le met au niveau de la bête qui marche
au bâton. Je sais bien que le s’il vous plaît ne s’attend pas plus à
un refus que le faites cela ; mais pourquoi ne serait-il pas permis au
maître juste et bienveillant d’ôter au commandement ce qu’il a de dur pour celui qui
obéit ?
Supprimer la politesse comme impliquant l’arrogance n’est qu’un paradoxe ; interdire
aux enfants le plaisir de faire l’aumône ne vient pas d’un cœur bon. Rousseau ne veut
pas voir l’aumône tomber de la petite main de l’enfant dans la main du pauvre. Il
détourne les yeux du scandale de ces familles où l’on récompense la bonne conduite des
enfants par quelque argent à donner aux pauvres. Il lui ◀semble plus moral de dire à
Émile : « Les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des riches »
; affreux
mot qui pourra donner aux pauvres l’idée de retirer la concession, ou, s’ils sont trop
sensés pour écouter cette provocation, voilà la charité abolie et la pauvreté
aggravée.
Ne menez pas l’enfant à l’église ; vous le rendriez impie. Ne lui défendez pas d’avoir des vices ; c’est le moyen de lui en donner. Ne lui enseignez rien ; vous ne lui enseignez que des erreurs. Point d’études de langues, ni de géographie, ni d’histoire ; supprimez tous les devoirs des enfants, ôtez-leur surtout les instruments de leur plus grande misère, à savoir les livres107.
Encore quelques prescriptions comme celles-là, — et vous les trouvez dans l’Émile, — et Rousseau aura ramené l’homme à son idéal, à l’homme de la nature, dit-il ; à l’état de la bête, devons-nous dire.
Car qu’est-ce qu’un enfant qui ne sait s’il fait mal ou bien, qui ignore l’obéissance et ne cède qu’à la force ; que son précepteur ne mène pas à l’église ; qui commande sans tempérer le commandement par aucune parole respectueuse pour ceux que leur condition lui subordonne ; qui n’apprend pas à donner, par la plus touchante de toutes les manières de donner, par l’aumône ; de qui l’on éloigne les livres pour qu’il ne perde pas une heure de plaisir, et qu’il resserre, comme dit Rousseau, son existence en lui-même ; que sera-ce qu’un tel enfant, sinon la bête de l’espèce la plus dangereuse ?
Il est vrai que Rousseau consentira quelque jour à lui mettre un livre dans les mains ; mais ce ne sera pas le jour où l’âme de l’enfant, s’échappant des liens de cette éducation matérielle, se sentira éprise d’une autre sorte de curiosité que celle qui le porte à briser un joujou ou à casser un meuble. Quand il sera touché de ce goût du vrai que le païen Cicéron regardait comme la plus noble prérogative de l’homme ; quand, averti par son instinct, il soupçonnera que la connaissance du monde où il vit est nécessaire à son bonheur, ces premiers indices qui prouvent que l’âme est adulte, même dans les plus jeunes enfants, ne hâteront pas d’une heure le moment où Rousseau se résignera enfin à lui apprendre à lire. Ce précepteur si attentif et si obéissant aux commandements du corps, dans son élève, sera sourd aux premières sollicitations de sa jeune intelligence. Mais qu’Émile reçoive un billet qui l’invite pour le lendemain à venir manger de la crème, voilà l’occasion venue de commencer son instruction. Il veut lire le billet ; c’est à sa gourmandise qu’Emile devra de savoir lire.
Si quelque chose étonne plus que de si violentes offenses au sens commua, c’est le ton doctoral dont s’exprime Rousseau. Qui donc lui donnait le droit de le prendre de si haut avec les pères de famille ? De quels enfants parlait-il ? Il n’avait pas connu, hélas ! les seuls qu’on regarde de près, les siens ! Telle fut pourtant l’illusion publique, qu’il se trouva des pères qui doutèrent de leur tendresse pour leurs enfants, en la comparant à celle d’un utopiste pour son élève imaginaire !
Pour élever un enfant au rebours de tous les usages, il fallait un précepteur différent de tous les précepteurs. Au temps de Rousseau, le précepteur était ce qu’il est encore aujourd’hui, un homme de mérite sans fortune, qui vit honorablement des soins qu’il donne aux enfants d’autrui. Entre gens bien élevés, les choses se passent de façon que les soins donnés et la rémunération aient l’air d’un échange de services. Rousseau a trouvé un précepteur qui ne reçoit pas de salaire. Indépendant, pouvant se marier, être père lui-même et exercer sur ses propres enfants le génie qu’il a pour la pédagogie, il se dévoue par amitié à l’éducation de l’enfant d’un autre.
Dans l’usage, le précepteur recevait l’enfant des mains des femmes, comme on disait alors, et ne pénétrait pas dans le gynécée. Le précepteur d’Émile s’empare de son élève avant même qu’il soit né. S’il ne préside pas à l’accouchement, il n’est pas loin, et il y dit son mot.
Mais j’y songe. Comment Rousseau n’a-t-il pas prescrit à la mère d’Émile d’allaiter elle-même son enfant ? Lui qui en avait mis le devoir à la mode, qui avait institué des prix d’encouragement pour les mères-nourrices, il fait donner au nouveau-né le sein d’une étrangère. Telle était chez Rousseau l’ardeur de n’être de l’avis de personne, qu’en voyant venir les autres à son avis, il s’en était dégoûté.
Le précepteur d’Émile, une fois installé, n’a d’autre système que de prendre le
contre-pied de tout ce qui se fait. On avait cru jusqu’alors, parents, nourrices,
médecins, que les hochets d’ivoire ou de cristal qu’on voit aux mains des petits
enfants, en pressant la gencive contre les dents qui germent, en favorisaient le
percement. « Les corps durs, dit magistralement Rousseau, en rendant les gencives
calleuses, s’opposent à l’éruption des dents. »
Avait-il jamais regardé avec
quelle avidité les enfants au maillot mordillent le hochet de matière dure, et comme
leurs petits cris s’apaisent quand on le leur donne ? C’était un usage, donc il fallait
le changer. Donnez aux enfants « de petites branches d’arbre avec leurs fruits et
leurs feuilles, une tête de pavot, dont l’enfant entendra sonner les graines, on bien
un bâton de réglisse »
, — comme si les branches avec leurs fruits et les
bâtons de réglisse n’étaient pas des corps durs, et comme si une tête de pavot à sucer
était un hochet innocent !
Il est tout simple que le même homme qui a inspecté le lait dont Emile devait être nourri, surveillé sa dentition, présidé à son ignorance, s’occupe de le marier, contre l’usage qui en laisse le soin aux parents. Chercher une épouse pour Emile dans son pays, parmi ses relations de famille, c’est ce que conseillait à son gouverneur un autre usage non moins sensé. Mais là encore notre gouverneur ne veut pas faire comme tout le monde, et il part avec son élève à la découverte d’une femme. Ils la trouvent dans un coin du pays d’Utopie, faite comme tout exprès au gré de l’élève et du maître. Émile prend feu ; Sophie est touchée ; ils se conviennent ; ils s’aiment. Les parents de Sophie sont d’accord avec le gouverneur d’Emile. Le mariage va-t-il se faire ? Il se ferait si le bon sens et l’usage n’en donnaient pas l’idée. Au lieu de marier Emile, son gouverneur le fait voyager pendant trois ans, pour « l’instruire des diverses formes de gouvernement. »
Enfin, voilà les deux amants de nouveau réunis et le jour du mariage arrivé. L’usage est que la mère prépare sa fille au changement d’état par lequel elle va passer ; une mère seule peut trouver dans sa tendresse et son respect pour son enfant la chasteté de langage qui sied à de telles confidences. Le gouverneur d’Emile en prend la charge. C’est lui qui donne aux nouveaux mariés des conseils de tempérance. Lira qui voudra cette scène plus indécente mille fois que ces plaisanteries du jour des noces, dont se plaint avec raison Rousseau, et dont on embarrassait alors si cruellement la pudeur des nouveaux mariés. On comprend que Sophie, honteuse, se cache les yeux avec son éventail et garde le silence ; mais qu’Emile se fâche et se récrie, c’est ajouter au scandale de la scène.
Je ne m’étonne pas que ce mariage, où un sophiste a remplacé la mère auprès de la jeune fille et Dieu auprès des deux époux, où l’homme qui défend qu’on parle des vices aux enfants, pour ne pas les rendre vicieux, ose parler de l’incontinence dans le mariage, au risque d’en suggérer l’idée ; je ne m’étonne pas, dis-je, qu’un pareil mariage ait mal tourné. Il n’y a rien de plus corrupteur que l’amalgame du romanesque et de la grossièreté. Cette Sophie qui pense à la santé d’Émile le surlendemain de son mariage, et qui ménage, comme le lui conseille Rousseau, l’amant dans le mari, finit par l’adultère, digne résultat d’un plan d’éducation qui n’est qu’un triple démenti à la nature, à la coutume et à la raison.
§ VI. L’utopie dans les Confessions.
De toutes les utopies de J.-J. Rousseau, la plus vaine et la plus dangereuse est celle dont il est le héros. C’est l’utopie dans les Confessions. Il crut qu’il voulait sincèrement se faire connaître, qu’il se connaissait, lui et les autres hommes, et que ses Confessions seraient d’un bon exemple. Ce furent autant d’illusions. Il se trompa sur son dessein ; il se trompa sur lui-même et sur autrui ; il se trompa sur l’effet de son livre. Dans aucun autre pourtant il n’a déployé plus de séductions pour nous faire sentir avec son humeur, voir avec ses yeux, juger avec ses préventions, et dans aucun autre son éloquence n’est plus pure de déclamation. Mais l’impression dernière des Confessions, c’est que Rousseau, faute de s’être connu lui-même, ne s’y est pas confessé ; c’est qu’il a défiguré, faute de les avoir connus, presque tous ceux qu’il y a peints ; c’est qu’en croyant faire une bonne action, il a donné un mauvais exemple.
L’espèce de recueillement solennel par lequel il se prépare à cet examen de conscience,
la déclaration qu’il va mettre son cœur sous les yeux du public, me font soupçonner tout
d’abord une illusion. « Mon occupation, écrit-il à mylord Maréchal, est d’écrire
ma vie, non ma vie extérieure, comme les autres, mais ma vie réelle, celle de mon âme,
l’histoire de mes sentiments les plus secrets. Je ferai ce que nul homme n’a fait
avant moi, ce que vraisemblablement nul autre ne fera dans la suite. Je dirai tout, le
mal, le bien ; tout enfin. Je me sens une âme qui peut se montrer. »
C’est,
aux mots près, le début des Confessions. « Je forme, y dit-il, une
entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je
veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme
ce sera moi. Moi seul, je sens mon cœur, et je connais les hommes. J’ai dévoilé mon
intérieur tel que tu l’as vu, ô Éternel… Que chacun de mes semblables se découvre à
son tour au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il
ose : Je fus meilleur que cet homme-là ! »
Il va se confesser, et d’avance il
s’est donné l’absolution. Nous voilà bien avertis que nous allons lire une apologie.
Les hommes font leur apologie de bien des façons. La plus complaisante n’est pas celle où le personnage se loue. C’est dans le mal qu’on dit de soi que peut se cacher le plus de vanité. Redoublez de précaution avec celui qui vous prend à témoin de ses fautes ; le moins qu’il pense, c’est qu’il vaut mieux que vous.
A peine doit-on se fier à la confession qu’on se fait à soi-même, sur l’oreiller, tout bas et sans témoins ; à peine est-il prudent de s’en rapporter aux aveux d’un saint qui s’inflige l’humiliation d’une confession publique ; tant notre tendresse pour nous- mêmes est ingénieuse, tant la chair vaincue et humiliée s’aime encore dans les pleurs qu’elle répand sur sa corruption, et dans la confusion qu’elle en éprouve.
Cependant l’homme qui s’examine seul et en secret, celui qui va décharger son cœur entre les mains du pouvoir qui lie et délie, veulent sincèrement se connaître et se confesser. Le premier peut se dire la vérité, parce qu’il n’est entendu que de lui-même ; et encore n’est-ce pas sans combats. Le pénitent sera vrai aussi, pourvu qu’il ait affaire à un confesseur qui sache l’y aider, et, par l’appât de la réconciliation, obtenir de lui cette immolation de son orgueil.
Je crois enfin à la sincérité d’un saint qui se confesse publiquement, entre Dieu qu’il
prend à témoin de ses erreurs, et les hommes qu’il veut servir par l’exemple de sa
pénitence. Autant le début des Confessions de J.-J. Rousseau me rend
suspect tout ce qu’il va dire, autant les premiers mots des Confessions
de saint Augustin m’inspirent de confiance. Rousseau veut bien prendre l’Éternel pour arbitre entre lui et les autres hommes. Saint Augustin s’humilie
devant Dieu, « Tu es grand, Seigneur, et infiniment digne d’être loué. »
Et ce Dieu qu’il invoque en commençant, pour mieux s’assurer contre toutes les
tentations de la fausse honte, il se met en sa présence à chaque aveu ; il le prend à
témoin de l’exactitude de ses souvenirs. « Oui, c’est bien ainsi que j’étais, je
m’en souviens. Voici mon cœur, ô mon Dieu, tu vois que je m’en souviens. »
Et pourtant cette humilité, cette résolution de n’affirmer que ce qu’il croyait voir
dans les obscurités de sa mémoire, sous le regard et avec le témoignage de Dieu,
n’avaient pas empêché la complaisance pour lui-même de se glisser jusque dans sa
pénitence. Parlant de la mort d’un ami tendrement aimé, il avait dit dans ses.
Confessions : « La vie m’était en horreur ; je ne voulais pas
vivre, réduit à la moitié de moi-même ; et peut-être craignais-je de mourir, de peur
qu’avec moi ne mourût tout entier celui que j’avais tant aimé108. »
Plus tard, dans ses
Rétractations, revenant sur ce passage : « C’est plutôt une
légère déclamation, dit-il, qu’une confession sérieuse109. »
La
phrase sent en effet la subtilité. Il s’en aperçoit, en relisant son livre, et il s’en
accuse ; grande preuve de la difficulté d’une confession, puisque l’effort qu’elle coûte
à l’orgueil humain n’en chasse pas le bel esprit qui n’est au fond que l’amour déréglé
de notre esprit.
Mais comment croire à la sincérité d’un homme qui défie d’avance son lecteur d’oser se trouver plus honnête homme que lui ? Aussi, malgré ce défi, je me doute que celui-là ne sera pas un juge incorruptible de ses fautes, qui, au début de sa confession, se fait un mérite de ce que d’autres ont été plus coupables que lui.
Il a beau se frapper la poitrine, sa main ne risque pas de se piquer aux pointes d’un cilice caché sous ses vêtements. Non, J.-J. Rousseau ne hait pas ses vices. Un homme qui s’accuse sincèrement n’a pas cette complaisance de pinceau pour les choses qu’il se reproche, et ne fait pas un travail de variantes pour pousser à l’effet la peinture de ses fautes. Un vrai repentir lui eût appris à les voir avec tristesse et à n’en montrer aux autres que ce qui pouvait les édifier. Rousseau se déplaît beaucoup moins dans la compagnie de ses fautes que dans la société des hommes. Dans tous les débats entre sa conscience et son orgueil, sa conscience n’a jamais le dernier mot. L’un a des retraites où l’autre ne pénètre pas.
La vraie raison pour laquelle Rousseau ne s’est pas réellement confessé, c’est qu’il ne
s’est pas connu. Descartes avait en vue ce type d’esprit, quand il écrivait cette phrase
si significative : « Ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont le plus
sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent110. »
Se connaître n’est pas chose facile, même à ceux qui se cherchent. Se chercher
n’est guère plus aisé. Les plus sincères s’y trompent et ne se cherchent pas toujours où
ils se trouveraient. C’est à la fois la faiblesse et l’honneur de l’homme. Il a soif de
l’estime des autres, et il ne consent pas à ne pas la mériter. De là son irrésistible
penchant à se voir tel qu’il voudrait qu’on le vît.
Si quelqu’un peut se chercher et a la chance de se trouver, c’est sans doute un homme qui n’a pas peur de ressembler aux autres hommes. Quel portrait attendre de celui qui va se peindre avec le parti pris de se distinguer de tout le monde ? Il ne se cherche pas, il se fuit. Tel est Rousseau. Loin de se connaître, il se donne tout ce qu’il ne voit pas chez autrui, et s’ôte tout ce qu’il y voit ; poussant l’ardeur de la singularité jusqu’à regarder avec plus de complaisance dans sa vie le mal par lequel il diffère des honnêtes gens, que le bien par lequel il leur ressemble.
Hume, dont je ne prends le témoignage qu’avant sa brouille avec J.-J. Rousseau, quand
il était sous le charme d’une amitié naissante, Hume disait des
Confessions, alors en projet : « Je pense que Rousseau a
sérieusement l’intention de faire de lui-même un portrait véritable ; mais je pense en
même temps que personne ne se connaît moins que lui111. »
Il en donne pour preuve
ses imaginations sur sa santé. Rousseau se figurait être infirme. « C’est, dit
Hume, un des hommes les plus robustes que j’aie vus. Il passe dix heures de la nuit
devant son bureau, pendant les hivers les plus rudes, alors que les marins sont glacés
à en mourir. »
D’autres l’avaient remarqué avant Hume.
« Tandis qu’il entretient l’Europe de ses infirmités et de ses souffrances,
disait un homme d’esprit qui le fréquentait à Motiers, je ne l’ai jamais vu incommodé.
Il cheminait, gambadait, atteignant avant les autres le sommet des montagnes, et
mangeant de fort bon appétit112. »
Plus que sexagénaire, il étonnait Bernardin de
Saint-Pierre par sa vigueur, faisant à pied le tour du bois de Boulogne, sans qu’à la
fin de cette promenade il parût fatigué113. Se croire malade est une ignorance de soi-même
fort commune. Chez la plupart, c’est l’effet de trop d’amour pour leur corps ; chez
Rousseau, c’était cette soif de l’attention publique qui lui eût fait préférer la
persécution à l’oubli. Il se crut le plus malade des hommes, par le même orgueil qui lui
persuadait qu’il était le plus vertueux. Toujours pire ou meilleur qu’il ne s’est peint
dans ses Confessions, toujours emporté hors de lui-même, il ne s’est pas
vu au vrai un seul moment.
Je ne m’étonne pas que, ne se connaissant pas lui-même, il n’ait pas connu les autres. C’est le même œil qui lit en nous et en autrui : si cet œil se trouble quand nous le tournons sur nous-mêmes, il n’est pas net quand il regarde nos semblables. Cependant les écrits de Rousseau sont pleins de vérités de détail, finement ou fortement exprimées, sur la nature humaine. Il est, par moments, moraliste supérieur. Beaucoup d’esprit suffit pour nous faire connaître l’homme en général, et Rousseau a beaucoup d’esprit ; notre caractère seul nous apprend les hommes tels qu’ils sont.
Les gens que Rousseau connaît le moins, ce sont ceux qui tous les jours ont affaire à lui. Il leur voit des visages d’abord ouverts qui se voilent ; des yeux qui, après l’avoir regardé en face, se détournent : nul doute, ce sont des ennemis venus avec des dehors pacifiques pour mieux le tromper. Il y a là, sous ces faux semblants, quelque piège caché. Hélas ! le piège, c’est son caractère. Sa défiance finit par rendre les gens défiants. Ils croient s’être mépris, et ils se retirent. Si l’on en croyait Rousseau, il est tels de ses contemporains qui n’auraient eu pour toute profession dans le monde que de lui nuire. Le mal qu’il en a écrit de cette plume qui brûle, eût été irréparable, si leur vie n’avait pas eu des témoins pour les cautionner contre la plus dangereuse des calomnies, celle que recommandent l’éloquence et la bonne foi.
Les illusions envenimées de Rousseau sur les contemporains de son âge mûr, rendent fort suspects les portraits des contemporains de sa jeunesse. Les uns et les autres font l’office des repoussoirs en peinture ; ils ne servent qu’à le faire ressortir lui-même. Les Confessions et la Nouvelle Héloïse sont deux romans ; seulement le plus agréable est celui qui se donne pour une histoire.
Quand il disait à Hume qu’il allait se peindre au naturel et nous peindre nous-mêmes dans les Confessions, Rousseau était dupe d’une double chimère.
Nous n’y reconnaissons ni lui ni nous. Nous ne consentons, ni pour nous, ni pour Rousseau lui-même, à ce qu’il soit vertueux avec tant de bassesse, ni si bas avec tant de vertus. Si Rousseau a ressemblé aux vilains côtés de son portrait, il n’a pas pu ressembler aux plus beaux. Et quant à nous, qui n’avons ni la folie de nous tant idolâtrer, ni sujet de nous tant mépriser, si nous ne prétendons pas nous élever si haut, nous prétendons bien ne pas tomber si bas.
L’honnête Ginguené, parlant des Confessions, s’écrie : « On s’y reconnaît ! » Qu’il parle pour lui. C’était d’ailleurs de mode et de bonne politique de le dire en 1791. Rousseau allait être fait dieu.
Je ne sache qu’une espèce de gens qui puissent être jaloux de ressembler au Rousseau des Confessions, ce sont les utopistes.
Il n’y a qu’une réflexion à faire sur le prétendu bon exemple donné par les Confessions. Elles ont donné à de petits esprits la tentation de se grandir, en se confessant de ce qu’ils n’ont pas fait, à de grands esprits l’idée de faire de leur orgueil une de ces idoles carthaginoises, à laquelle ils immolent tous ceux qui ont eu le tort d’être venus au monde dans le même temps qu’eux.
§ VII. Comment Jean-Jacques Rousseau est devenu utopiste.
Quand les utopistes deviennent nombreux chez une nation, et qu’ils y ont du crédit, on peut affirmer que le sens moral va s’y affaiblissant. L’esprit d’utopie s’accroît à mesure que l’esprit de devoir diminue. Là où les utopistes se multiplient et s’accréditent, tenez pour certain que le niveau de l’honnêteté commune s’est abaissé.
La cause réelle de l’esprit d’utopie n’est pas le désir naturel du mieux, tel que l’éprouvent de très honnêtes gens qui savent se faire estimer, et se rendre relativement heureux dans la société où ils vivent ; c’est en général une fureur de perfection absolue, où s’emportent les gens incapables du bien qui est à la portée de tous. C’est une sorte de conscience d’apparat que se donnent tous ceux qui n’ont pas sujet d’être contents de leur véritable conscience.
Quand les travers d’un homme d’esprit, ses fautes de conduite, beaucoup d’ambition jointe à beaucoup de paresse, des choses commencées et abandonnées faute de persévérance, du découragement sans repentir, l’ont réduit à la plus pernicieuse sorte d’impuissance, celle d’un homme qui ne peut plus rien pour lui-même, attendez-vous à ce qu’il sorte de là le plus absolu et le plus impatient des réformateurs. Passe encore s’il ne faisait que trouver tout mauvais ; par malheur, il sait quelque chose à lui substituer, non de mieux, mais de parfait ; et voici toute la foule des malaisés par leur faute qui se récrient sur la découverte, et qui, si l’on ne se met en défense, se ruent sur la société pour faire son bien malgré elle.
L’esprit d’utopie chez J.-J. Rousseau n’eut pas une autre origine. Certes, les qualités supérieures de l’esprit ne lui manquèrent pas ; ce qui lui manqua, ce fut le talent de se faire une part dans les fruits de son travail. N’estimons pas médiocrement ce talent : c’est tout simplement celui par lequel subsistent les sociétés humaines ; c’est l’origine de la propriété et le soutien de la famille ; c’est l’honneur de l’homme. Résolution, patience, persévérance ; beaucoup de petits devoirs et de petites gênes qui sont le prix de notre liberté personnelle et la garantie de celle d’autrui ; point de dépit, si l’on ne réussit pas tout d’abord ; s’imputer courageusement les plus grandes difficultés du succès ; faire respecter ses talents par sa vie : cela n’est pas un petit travail, et je m’explique pourquoi les utopistes trouvent la perfection plus commode. Rousseau ne fut pas capable de ces efforts ; c’est pour cela qu’il devint utopiste.
Sans aller fouiller dans ce qu’il nous autorise à appeler les ordures de sa vie, il suffit de noter le trait qui en marque toute la suite ; ce trait, c’est le dégoût du devoir. Rousseau ne s’est pas fait faute de s’en confesser. Il se déclare ingrat ; la haine de la reconnaissance le faisait ennemi de quiconque l’avait obligé. Toutes les fois que le devoir était la seule issue d’un mauvais pas, il y restait engagé ou s’y enfonçait plus avant. Il n’est que le plus éloquent des gens qui ne veulent point se gêner, et qui rêvent toutes les immunités pour eux dans une société où toutes les charges seraient pour les autres. On appelle cela, dans la langue de la « morale de campagne », le cynisme de l’amour de soi.
C’est presque au lendemain du jour où il avait manqué au premier et au plus doux des devoirs, qu’il s’éveilla d’un sommeil sans remords, réformateur public de son temps. C’est après avoir commis la moins pardonnable de toutes les fautes, qu’éclata dans sa tête cette effervescence de vertu durant laquelle il fit le procès à toutes choses et la leçon à tout le monde. C’est après avoir violé le principe qui maintient et perpétue les sociétés humaines, qu’il jetait sur le papier les fondements d’une société chimérique, avec la jouissance pour but et la vertu pour moyen. La date est cruelle. Quand Rousseau écrivit son fameux discours sur les sciences et les arts, déjà il avait livré à ce qu’il appelle l’éducation publique le premier de ses cinq enfants114.
Il n’est pas besoin de rechercher si, comme l’a raconté Marmontel, Rousseau songeait à défendre les sciences et les arts, et si l’idée de les attaquer lui vint de Diderot. Ayant manqué à la première des lois sociales, il devait déclarer la guerre à la société. C’est à la fois un fait qui lui est particulier et un trait de l’esprit d’utopie. Dès que l’utopiste a laissé passer le moment de conquérir sa place dans la société, qu’il s’y voit déclassé, flottant, suspect aux autres, inutile à lui-même, c’est le moment de la réformer et de se venger sur tout le monde de ce qu’on n’a pas fait ses affaires malgré lui.
Voilà pourquoi, parmi ses griefs contre son siècle, Rousseau a osé comprendre l’abandon
de ses enfants. Pour les deux premiers, il en rend responsable la morale du monde où il
vivait. Il fréquentait, dit-il, de très aimables et de très honnêtes gens qu’on
applaudissait pour en avoir fait autant. Leur gloire le tenta ; et, pour être à la mode,
il se décida « gaillardement à augmenter la population des enfants
trouvés. »
Un autre motif aurait déterminé l’abandon des trois derniers de ses
enfants. « Il pensait, nous dit-il, faire acte de citoyen et de père, et se
regardait comme un membre de la république de Platon. »
On voudrait bien
croire à une aberration d’esprit ; mais une lettre écrite longtemps avant les
Confessions nous donne le vrai motif : « Il a voulu, dit-il,
soustraire ses enfants à une société qui n’en eût fait que des décrotteurs ou des
bandits, ou qui ne les eût protégés qu’au prix d’infamies. »
Et il ajoute :
« C’est l’état des riches, c’est votre état qui vole au mien le pain de nos
enfants115. »
Voilà bien l’utopiste essayant de cacher le père sans
entrailles ; il y a, dans ces paroles sauvages, la mauvaise humeur d’un homme qui a
conservé assez d’honnêteté pour s’attacher, avec une sorte de rage, à un sophisme qui
lui voile sa faute.
Cette bonne foi étrange a fait illusion même à des esprits supérieurs. Ainsi Bernardin
de Saint-Pierre, dans un fragment sur J.-J. Rousseau, imagine, pour le justifier, une
distinction entre ce qu’il appelle le caractère social et le caractère naturel :
« Le caractère naturel de Rousseau était la sincérité, la confiance, la
générosité ; en entrant dans la société, il y prend un caractère social ; il y devient
méfiant, lâche, bas, sauvage116. »
La théorie de Bernardin de Saint-Pierre est
d’un utopiste qui en excuse un autre. La société peut modifier les caractères : les
changer, non. Rien n’est plus commun d’entendre dire de tel ou tel homme : Il est dans
le monde ce qu’il était au collège, homme ce qu’il était enfant. C’est là l’expérience ;
l’utopie seule connaît des âmes ouvertes que la société a rendues défiantes, des cœurs
tendres qu’elle a endurcis, d’honnêtes gens dont elle a fait des fripons, des gens
sociables qu’elle a métamorphosés en misanthropes. Non, il n’y a jamais eu de société
qui pût ainsi pervertir et dénaturer un homme ; non, pas même la société romaine, au
temps où un Tacite, pour échapper aux délateurs de Domitien, pouvait bien tenir ses
lèvres fermées et enfouir sa pensée, comme on enfouit son or en temps d’invasion, mais
gardait intact ce sens moral par lequel « le plus grand peintre de l’antiquité117 » en est un
des plus grands moralistes.
La société du dix-huitième siècle n’a pas plus dépravé Rousseau qu’elle ne lui a ôté le pain de ses enfants. Une société dont ce serait le train régulier que l’honnête homme y perdît son honnêteté, et que le pain y manquât à qui veut résolûment le gagner, ne subsisterait pas vingt-quatre heures. Le travail a pu être en certains temps plus ingrat, moins aidé, plus précaire ; mais c’était l’imperfection et non le crime volontaire de la société d’alors, et, comme pour la justifier, on y était plus patient.
De même la morale a pu être gênée par les mœurs publiques, et la nature par l’éducation ; mais les préceptes de l’une et la voix de l’autre ont parlé toujours assez haut pour quiconque ne se bouchait pas les oreilles. Ni les mœurs publiques n’ont jamais empêché personne de vivre honnêtement, ni l’éducation n’a jamais absous celui qui outrageait la nature. Le dix-huitième siècle est chargé d’assez de fautes ; n’ajoutons pas à son fardeau le crime d’avoir remplacé, chez un homme supérieur, le caractère naturel qui l’eût fait excellent père, par un caractère social qui lui conseillait d’abandonner ses enfants à la charité publique.
Ainsi, une jeunesse où se rencontrent l’apostasie, le vol domestique, des innocents dénoncés, un ami malade abandonné dans la rue, le tort de vivre aux dépens d’une femme menacée de la pauvreté118 ; un âge mûr qui débute par la plus grande des fautes ; un peu de folie peut-être ; voilà de quel fond se forma cet esprit d’utopie qui, servi par beaucoup d’éloquence et par une logique vigoureuse, a fait tant de dupes, et parmi ces dupes tant de victimes, et empêché tant de bien par la passion insensée de la perfection.
Cette éloquence même, la grande qualité de Rousseau, se sent, aux meilleurs endroits de ses livres, du mélange, propre à l’utopiste, de l’élévation d’esprit et de la médiocrité de cœur. Son style, plein de force, a je ne sais quoi de bourgeois. Une seule chose en peut donner l’idée, c’est la façon dont s’habilla l’auteur à partir de sa fameuse réforme : on croit voir cette perruque ronde et ce costume sans épée qu’il avait pris comme livrée de la vertu.
Des pensées élevées ne cohabitent pas impunément avec des inclinations basses. Il est rare qu’elles soient pures de ce qu’on pourrait appeler l’élévation des cœurs médiocres, la déclamation. De même que les vertus que s’imposa Rousseau, après sa réforme, ont je ne sais quoi d’âpre et d’inquiet, qui leur donne l’air d’un engagement de vanité pris avec l’opinion, plutôt que d’un ferme propos] et d’une mâle résolution de faire le bien ; de même plus d’un tour guindé et plus d’une phrase tendue annoncent, jusque dans ses plus belles pages, que l’élévation lui coûte des efforts, et qu’il n’entre pas de plain-pied dans les pensées hautes.
L’éloquence de Rousseau a porté la peine de son ignorance de lui-même et des autres. Par l’ignorance de lui-même, il se croyait plus passionné et plus vertueux qu’il n’était. De là une ardeur artificielle de paroles pour peindre sa sensibilité, et des figures violentes pour représenter ses ardeurs vertueuses. De là des mouvements arrangés, des apostrophes fréquentes, dans un travail pénible et froid, où la chaleur ne vient que d’opiniâtreté. Rousseau nous l’a dit, et ses pages ne le démentent pas. Toutes ces figures qui simulent l’emportement et l’enthousiasme sont, aux yeux des connaisseurs, des ailes de cire qui ne l’enlèvent pas de terre.
Son ignorance des hommes le jette sans cesse hors de la vérité morale. Le peu qu’entrevoit des choses réelles ce roi des ours, comme l’appelait spirituellement Mme d’Épinay, les jours où il passait sa tête inquiète hors de la porte de son ermitage, il l’entrevoit d’un œil troublé par la passion ou dépaysé par la solitude. Comment ne se serait-il pas trompé sur les hommes ? Il n’était jamais de sang-froid en leur présence : on tout amour comme pour Diderot, ou tout défiance comme pour Hume ; jamais dans la vérité, qui pour lui n’était que la sincérité de sa passion. Quoique moraliste parfois supérieur, aucun n’a exprimé sur la nature humaine plus d’idées contestables sans être originales.
Voilà ce qui rend en particulier la lecture de l’Émile si fatigante. Il est bien rare que Rousseau nous y donne le plaisir de nous reconnaître. On est gêné avec son livre, comme avec ces fâcheux qui vous accablent de tout ce qu’ils n’ont pas de commun avec vous. Quel miel pour attirer les lecteurs que de leur dire à chaque instant : « N’allez pas vous piquer de me ressembler » ; et, pour varier : « N’oubliez pas que je vaux mieux que vous ! » Que La Bruyère s’entendait mieux à nous prendre, lui qui disait de ses Caractères : « Je ne fais que rendre au public ce qu’il m’a prêté ! »
En cherchant dans la vie et dans les livres de Rousseau les causes et les effets de l’esprit d’utopie, je n’ai pas voulu faire le procès à sa personne. Procès n’est pas justice, et peut-être envers qui a tant souffert est-ce trop peu de n’être que juste. Il a souffert pour les fautes de sa volonté et souffert pour des torts involontaires. Il a vécu isolé entre la crainte des ennemis qu’il se faisait et le regret des amis perdus par sa faute ; s’aimant uniquement au fond, et condamné à ne jamais bien vivre avec le seul qu’il aimât. La gloire même avait pris pour lui la forme de la persécution ; insuffisante pour assouvir son orgueil, elle n’était que le plus grand ennemi de son repos. Plus on le regarde, et plus on est porté à le plaindre. Il s’est fait assez de mal de ses propres mains : ne nous mettons pas avec lui contre lui-même.
Mais autant l’indulgence pour sa personne est justice, autant la complaisance pour ses idées serait duperie. Quand un écrivain s’est illustré par l’utopie d’une perfection chimérique, qui nous rend intolérables les imperfections d’autrui, en nous cachant ou en colorant les nôtres ; qui dans la politique nous dégoûte de tous les gouvernements, dans la morale nous rend incapables de toute vertu proportionnée à notre état, il faut être sans ménagement. Et si cette utopie a pour cause première une faute contre la nature et l’honneur, il ne faut pas craindre de la discréditer en en signalant la cause. Nous vivons dans un temps où il est d’un grand intérêt pour la société française de savoir que toutes les idées anarchiques depuis soixante ans sont nées de cette utopie, née elle-même d’une faute si grande qu’on est tenté d’en chercher l’excuse dans un commencement de folie. Je vois bien des esprits de cet avis. Si ces pages servent à les y confirmer, je me consolerai d’en encourir quelque disgrâce auprès de ceux qui professent le droit absolu du talent, et qui mettent les auteurs au-dessus du genre humain.
§ VIII. Les beautés durables de Jean-Jacques Rousseau.
Les défauts de l’écrivain dans J.-J. Rousseau sont comme les vertus de l’homme : ils s’étalent. Aussi a-t-il été très imité. Il a fait à la fois école et secte. Ses sectaires, on les a vus à la fin du dernier siècle débuter par les maximes de sa philanthropie, et finir par égorger une partie de la nation par amour pour l’autre. Il n’est que trop certain qu’ils ont laissé des héritiers. L’orgueil propre à notre siècle, l’esprit d’utopie que les révolutions y ont déchaîné, font encore des croyants au Contrat social, même parmi les gens qui ne le lisent pas. C’est une maladie. Autrefois on s’en cachait : Rousseau a persuadé à la foule que le malade était le médecin ; on s’en vante.
Son école est autre chose que sa secte, et il a des imitateurs même parmi ceux qui ne sont pas de ses partisans. Ce qu’ils imitent du maître, c’est sa prétention à sentir plus vivement que les autres hommes. Ecole des grandes passions à froid, des larmes sur le papier, de ces inventions romanesques où l’on se donne dans les mots le spectacle de voluptés dont on n’est pas capable.
On a imité encore de Rousseau cet amour de soi-même dont on n’excepte pas même ses défauts, et ces confessions publiques qui ne sont que la plus chère des délectations de l’orgueil. Que de gens qui se sont pris pour le centre du monde ! Par malheur, des esprits éminents ont cru l’exemple bon ; et, dans ces dernières années, estimer ses singularités plus que ses qualités, honorer ses erreurs, rechercher le succès de curiosité plutôt que d’approbation, est devenu la faiblesse d’hommes illustres. L’esprit au dix-septième siècle ne se croyait fait que pour le service de la vérité ; au dix-huitième siècle, il a commencé à jouir de lui-même ; au dix-neuvième, grâce à l’exemple de Rousseau, il s’estime plus que la vérité et moins que le bruit qu’il fait.
Ce qu’on n’a point imité de J.-J. Rousseau, ce sont les qualités de ses défauts. Il y a deux hommes en lui : l’utopiste, à la charge duquel sont tous ces défauts, et l’homme qui eut de la sensibilité, dans sa prétention d’être le seul à en avoir, et peut-être de la vraie bonté dans sa philanthropie. Cette part de passion naturelle et de bonté vraie lui a inspiré des pages énergiques et tendres, où il est créateur et inimitable. Rousseau vit par ces belles pages.
Il vit aussi par toutes les choses où il a eu raison contre ses contemporains. Peu importe que l’esprit de contradiction et l’ardeur de la singularité l’aient averti, avant sa conscience et sa raison, de certains sophismes de son temps : il les a signalés avec éclat, il les a combattus avec éloquence, il les a vaincus ; c’est assez. Pour être passées dans les mœurs et dans les lois, les vérités qu’il a défendues ou revendiquées n’ont rien perdu de leur à-propos ni du feu d’éloquence dont il en a animé l’expression. Et lors même que les faits qui en sont sortis seraient suspendus ou abolis, et que de vérités pratiques elles redeviendraient des vérités spéculatives, elles font désormais partie des conquêtes durables et des croyances de l’esprit humain.
Il s’agit moins d’ailleurs de vérités nouvelles que de vérités rendues nouvelles, soit par le moment où il les a défendues, soit par la beauté de la défense. Ainsi, lorsque Rousseau revendique la religion naturelle contre le matérialisme de son temps, il n’invente rien, et c’est tant mieux ; mais il y a des restaurations qui valent autant que des inventions ; et la profession de foi du vicaire savoyard est de celles-là. Parler de Dieu et de l’âme à ce siècle où, dans une foule qui n’y croyait plus guère que par respect humain, des esprits distingués faisaient profession d’athéisme, où Voltaire défendait Dieu comme une bonne institution de police, c’était une inspiration de génie et un acte d’homme de bien. Rousseau n’a rien écrit de plus solide et de plus élevé que ces belles pages. Il y était soutenu et comme porté par la conscience du genre humain, par tout ce que ses illusions et ses fautes avaient laissé d’intact dans la sienne, par tout ce que son esprit reçut jamais de pures lumières. Il ne commit pas d’ailleurs la question avec les arguments de la menue philosophie du dix-huitième siècle, ni avec les railleries qu’elle en faisait à table. Il ne fit pas une œuvre de polémique : il se prosterna, et il adora.
Jamais plus magnifique hommage ne fut rendu par la raison humaine à son divin créateur. Il est vrai qu’un hommage plus magnifique encore resterait infiniment au-dessous du plus simple acte de foi et d’amour d’une âme véritablement chrétienne ; mais puisqu’il y a des esprits qui ne peuvent pas devenir religieux par le cœur, ne faut-il pas remercier Dieu qu’il lui ait plu de se révéler à eux par la force de la logique dans les écrits d’un Descartes, par la force du sentiment dans ceux d’un Jean-Jacques Rousseau ? Le plus doux des chrétiens du dix-septième siècle, Nicole, qui recommandait de ne point dédaigner les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, eût absous la première partie de la profession de foi du vicaire savoyard. Ces belles pages sont bienfaisantes comme le Phédon et les Tusculanes ; mais si Rousseau y a sur Platon et Cicéron quelques avantages de force dans les preuves ou de hauteur dans les sentiments, il le doit au christianisme que la seconde partie allait nier.
Il est un autre point sur lequel il en a bien pris à J.-J. Rousseau de ne vouloir pas être de son temps. On n’aimait guère la nature au dix-huitième siècle. Il n’est rien que Rousseau ait plus aimé, ni d’un amour plus pur de tout désir de singularité. Il n’est rien pourtant où il ait été plus singulier, à une époque où l’on préférait les salons aux champs, la clarté des bougies à la lumière du soleil ; où l’on allait à la campagne pour travailler plus à l’aise à l’œuvre philosophique ou pour jouer la comédie.
Mais cette singularité, il a l’air de l’ignorer, et il ne l’exagère pas. Dans ses promenades aux champs, la boîte de l’herboriseur au dos, il oublie son rôle, ses ennemis ; il s’oublie lui-même. Il est tout à la petite fleur qu’il découvre au pied d’un buisson, et qu’il rangera le lendemain dans son herbier. Il n’a rien écrit de plus simple et de plus charmant que ses surprises et ses joies de botaniste. Ses descriptions ne sont pas des tableaux où l’auteur a concentré sur lui toute la lumière, et s’est placé de façon que de tous les côtés du paysage on n’aperçût que sa personne. L’imagination qui, dans tout le reste, lui a gâté le réel, ici le lui rend plus aimable. Il a eu des jours heureux, parce qu’il a eu ces jours-là un goût naïf et la faculté de s’y oublier.
Que de belles pages encore ne devons-nous pas à cette passion pour la contradiction dont il ne s’est pas excepté lui-même ! Ce novateur dont la maxime est que tout le monde s’est trompé avant lui, n’est jamais meilleur écrivain que quand il a raison, à son insu, avec tout le monde, et qu’il descend de ses superbes rêveries dans le langage de l’expérience et de la pratique commune. A côté des fausses vues, des illusions, des subtilités de l’esprit d’utopie, il y a mille vérités de détail qui leur donnent des démentis ; à côté du moraliste arbitraire, qui façonne le cœur humain pour sa philosophie, et qui fait l’élève pour le maître, il y a le moraliste selon la morale universelle, qui glisse, comme en cachette de l’autre, quelques grains du plus pur froment dans l’ivraie de cette fausse philosophie. En cherchant des raisons de polémique ou des preuves pour un système, il rencontre la vérité qui doit servir à éclairer les autres sur ses propres sophismes ; il fournit les armes avec lesquelles on le battra.
Mais l’épreuve en est dangereuse, et les lecteurs de Rousseau, tiraillés entre la vérité et le sophisme, comme il le fut lui-même, risquent fort de ne pas se ranger du côté de la vérité. Aussi bien, le sophisme se présente à eux sous les deux formes qui nous plaisent le plus, ici comme une caresse grossière à nos passions, là comme une excuse du bien que nous n’avons pas su faire ou du mal que nous avons fait. Lire Jean-Jacques Rousseau sera toujours chercher une tentation. Il instruit médiocrement, il charme quelquefois, il agite toujours. Pour ceux dont le sens moral est à l’épreuve de ses doctrines sur le droit de jouir, de sa politique par la souveraineté de l’individu, de sa morale fondée sur la double chimère de l’innocence naturelle de l’homme et de la corruption irréparable des sociétés : pour ceux-là, ce qui leur reste de cette lecture, c’est, parmi quelques souvenirs charmants, une impression attristante de ce mélange de lumière et d’ombre, de vrai et de faux, de hauteurs et de chutes, dans des ouvrages où les mauvais esprits deviennent pires, où les bons ne deviennent pas meilleurs. Rousseau est un grand nom et un grand écrivain ; mais s’il y a des rangs parmi ceux qui sont hors de tout rang, il doit venir le dernier de nos grands noms et de nos grands écrivains. La gloire de ses écrits sera toujours celle des livres qui laissent douter laquelle des deux forces qui se disputent le monde moral en a tiré le plus de secours, si c’est le mal ou si c’est le bien.