XXXVe entretien
À Messieurs les abonnés au Cours familier de Littérature et à tous mes lecteurs
Nota. Les bruits qui ont été répandus sur l’abandon de mes biens à mes créanciers, sur ma retraite en pays étranger et sur la cessation de ce travail périodique en France, me forcent à publier dès aujourd’hui cette explication, qui ne devait paraître que le mois prochain.
Explication franche
L’Entretien de décembre, qui paraîtra le 29 novembre, clora la troisième année ; il forme le complément du sixième volume de ce Cours familier de Littérature. L’Entretien du 1er janvier prochain, sur la peinture, considérée comme littérature des yeux, et sur le peintre Léopold Robert, ce Werther du pinceau, commencera la quatrième année.
C’est le moment de répondre aux bruits plus ou moins sincères, plus ou moins malveillants, qu’on a fait courir sur la cessation probable de cette publication. Ces bruits n’ont pas le moindre fondement ; jamais ce travail ne fut plus cher à mon esprit, et, j’ajoute, plus nécessaire à mon existence. Mon seul patrimoine au soleil aujourd’hui, c’est ma plume. Me l’enlever, ce serait m’enlever l’outil de mon honneur, l’instrument de ma libération.
Ces rumeurs sont nées à l’occasion de la souscription nationale qui porte mon nom. Des amis (jamais assez remerciés), qui présumaient trop bien de moi et du public, avaient cru pouvoir tenter, avec mon plein consentement, cet appel à l’intérêt de la nation, appel glorieux quand il est entendu, pénible quand il trouve les contemporains sourds. Ces amis espéraient libérer ainsi, pour l’âge où l’on doit liquider sa vie comme sa fortune, mon patrimoine obéré par des causes tout à fait étrangères à celles que la malveillance ou l’ignorance supposent. Il faut m’expliquer complétement à cet égard avec ces correspondants littéraires les plus affectionnés et les plus constants de mes lecteurs : ce sont mes abonnés à ces Entretiens. Je leur dois vérité, car je leur dois confiance. Cette vérité la voici.
Plusieurs causes, que je ne puis pas toutes énumérer ici, ont concouru à aliéner de moi le cœur de ma patrie au moment où j’aurais eu besoin d’un mouvement soudain et sympathique de ce cœur.
J’aurais tort de m’étonner pourtant, en y réfléchissant, de cette indifférence : c’était naturel ; quand on demande justice ou faveur à son pays, le crime impardonnable, c’est de vivre. La mort seule absout de certains services comme de certaines célébrités. Il faut savoir mourir à propos. Je n’ai pas eu cette bonne fortune, quoique j’aie tout fait pour la rencontrer à son heure et à sa place ; mais Dieu, le maître du premier jour, est le maître aussi du dernier. Attendons.
Jusqu’ici ce mouvement sympathique et honorable du cœur des nations s’était produit partout, en Angleterre, en Irlande, en France, toutes les fois qu’on avait fait appel à leurs sentiments ou à leur honneur en faveur d’un de leurs contemporains quelconque, serviteurs du pays, hommes d’État, orateurs, écrivains, poètes. Mes amis se croyaient fondés, bien à tort, à espérer la même réponse au même appel. Les antécédents les trompaient, comme ils m’auraient trompé moi-même à leur place. Ils ne tenaient pas assez compte du temps, des circonstances, des ressentiments immérités, mais implacables, des envies sourdes qui attendent l’heure des disgrâces pour se révéler. Ces amis ont rencontré sous leurs pas ces embûches, ces impopularités, ces calomnies, ces inimitiés, dans les classes mêmes auxquelles ils supposaient la mémoire de quelques dévouements.
Ces calamités privées de fortune, auxquelles ils croyaient pouvoir intéresser le pays parce qu’ils s’y intéressaient cordialement eux-mêmes, ont été très faussement et très odieusement interprétées par ceux qui me haïssent, sans autre raison de me haïr que mon nom.
Les uns ont attribué ces embarras de fortune à des dissipations de main fabuleuses ou à des prodigalités de cœur sans prudence, afin d’avoir le droit de détourner les yeux et l’intervention du pays de revers selon eux trop bien mérités. C’est une calomnie de bonne foi que ma vie au grand jour réfute pour tous ceux qui me connaissent. J’ai vécu selon mon état, comme le conseillent les moralistes et les économistes les plus sévères ; je n’ai jamais eu d’autre luxe que quelques habitations héréditaires, trop vastes pour ma fortune, à la campagne, habitations qu’il ne dépendait pas de moi de démolir sans avilir la valeur et sans anéantir les produits de l’administration rurale de mes terres en vignobles. Si je n’avais eu que la vigne de Naboth, je n’aurais pas eu les celliers et les pressoirs d’Horace ou de Cicéron. Ma fortune, plus apparente que réelle, n’a jamais été très grande. On serait étonné si j’exposais ici la modicité des patrimoines que j’ai reçus de mes pères, défalcation faite de leurs charges. Je n’ai rien dévoré, quoi qu’en disent en chiffres emphatiques les déclamateurs contre mes prétendues somptuosités. Tous mes mobiliers, de luxe soi-disant asiatique, réunis, n’égaleraient pas, à beaucoup près, la valeur du plus modique mobilier d’un appartement d’habitué de bourse de la rue Vivienne ou de la rue de Richelieu. Où sont donc les monuments de mon opulence ? Où sont donc mes usines à dix mille marteaux ? Je n’ai jamais mis dans toute ma vie qu’une pierre sur une pierre, et c’était pour marquer la place de deux tombeaux !
Dat veniam corvis, vexat censura columbas.
Les autres me reprochent une large hospitalité toute rustique et toute paysanesque dans mes champs. Ils ne savent pas que cette hospitalité même dont ils me font un crime est un impôt personnel et inévitable sur la célébrité bien ou mal acquise. Il y a certains noms qui obligent. Toutes les infortunes sans boussole de la France et même de l’Europe se tournent par instinct vers certains noms, je ne dis pas plus illustres, mais plus notoires que les autres noms, pour solliciter pitié, appui ou secours. Le seuil de ces hommes de bruit est assiégé d’indigences qui touchent, leur table est chargée de lettres écrites avec des larmes. Il y a telle année de ma vie où j’en ai reçu jusqu’à dix mille, de ces lettres, et cela depuis que je suis rentré dans l’obscurité. Que pouvez-vous devenir, eussiez-vous le visage aussi froid et le cœur aussi dur que votre métal ?
Les années qui ont suivi immédiatement la révolution de 1848 ont été particulièrement onéreuses et pour ainsi dire obligatoires. Comment refuser de partager sa dernière épargne avec ceux qui ont partagé vos efforts et vos périls pour maintenir l’ordre et pour préserver la société, dans ces heures où ces braves citoyens, moins intéressés en apparence que nous à la propriété, offraient généreusement leur sang pour elle ?
Puis les années désastreuses pour les vignobles se sont succédé pendant une période de dépense sans revenu. Il a fallu s’obérer davantage pour nourrir environ cinq cents bouches d’ouvriers de la terre sans pain.
Puis les intérêts des dettes constituées et des dettes nouvelles se sont accumulés sur le capital. J’ai espéré supporter seul ce triple poids d’une révolution qui avait pesé sur moi plus que sur d’autres, de terres sans produit et d’intérêts exorbitants ; j’ai tenté d’y suffire à force de travail d’esprit. Grâce au public et à un concours dont je serai toujours reconnaissant, ce travail rapportait libéralement son salaire. Mais les événements transforment la scène ; la main se lasse, le public se rassasie, les ennemis dénigrent : qui dit public dit hasard ; le métier d’hommes de lettres n’est qu’un jeu de dé avec l’opinion. Ce travail enivre et ne nourrit pas. On compte les produits, on ne compte pas les frais, les déceptions et les mécomptes. Les deux crises financières de 1856 et 1857 ont fait le reste.
— Pourquoi ne vendiez-vous pas vos terres ? me dit-on aujourd’hui avec une apparence de raison qui trompe les esprits mal informés.
— Je ne vendais pas, et je ne vends pas, parce qu’il ne s’est pas présenté en dix ans et qu’il ne se présente pas même aujourd’hui un seul acquéreur. Comment vendre sans acheteurs ? Ces terres sont affichées partout et tous les jours ; eh bien ! mes ennemis ou mes amis peuvent interroger à cet égard tous les notaires de Paris, de Lyon, de Mâcon, de France, chargés de vendre ces propriétés, même à perte ; ces honorables officiers publics répondront unanimement qu’ils n’ont pas reçu une offre d’un centime pour ces terres, évaluées par les estimateurs les plus consciencieux à une valeur qui dépasse deux millions. Ce fait, qui semble▶ incroyable, est cependant vrai ; je consens à toute espèce de démenti si l’on peut me prouver que j’ai reçu une offre quelconque pour ces deux millions et demi de valeur morte dans mes mains.
J’ai eu de la peine à comprendre moi-même ce phénomène de la mise en vente pendant dix ans, à grandes pertes pour moi, à grands bénéfices pour les acquéreurs, sans qu’un seul capitaliste fût tenté par ces bénéfices. À la fin je m’en rends compte, et voici comment.
Ces acheteurs, en effet, ne peuvent se rencontrer que parmi des capitalistes bienveillants pour moi, ou parmi des capitalistes hostiles et avides, à l’affût des fortunes qui croulent pour en accaparer à rien les débris.
Si ce sont des capitalistes bienveillants, ils ne veulent à aucun prix acheter mes propriétés ni mes demeures.
Ils ne le veulent pas, premièrement parce qu’il en coûterait à leur bon cœur de me déposséder. Ils se disent, en parlant de moi, ce vers de Virgile au laboureur expulsé de ses prairies de Mantoue :
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt ;
Secondement, parce que, même en me payant ces terres à des prix de faveur, ils passeraient très injustement pour avoir bénéficié de ma ruine ;
Troisièmement, enfin, parce qu’il n’est pas toujours agréable à une famille investie de la considération locale la mieux méritée de succéder à un nom malheureusement célèbre dans les demeures ébruitées, sinon illustrées, par ce nom. Il y a là, entre le modeste demi-jour du nouveau possesseur et la célébrité du dépossédé, un contraste qu’on n’aime pas à subir pour soi ni pour ses enfants. Je ne me compare pas, à Dieu ne plaise ! à Voltaire ou à Jean-Jacques Rousseau ; mais demandez aux possesseurs de Ferney ou des Charmettes s’ils n’aimeraient pas mille fois mieux avoir succédé, dans ce château ou dans cette chaumière, à des hôtes sans nom, que d’être assiégés à chaque heure de l’année, au seuil de ces demeures, par ces pèlerins importuns du génie ou de la célébrité.
Si ce sont, au contraire, des capitalistes hostiles et avides, ceux-là se présenteront encore moins pour acheter mes domaines à l’amiable. Ils attendront, avec la patience infatigable de la spéculation, l’heure de ces ventes forcées, de ces encans par autorité de justice, dans l’espoir d’avoir ces millions de terre pour une poignée de papier.
Ainsi enfermé dans ce dilemme de la bienveillance ou de la malveillance des acquéreurs, je reste cloué à la terre comme à l’instrument de mon supplice, sans que ni amis ni ennemis consentent à me décharger de ce brillant et mortel fardeau !
Ne m’accusez donc pas de ne pas vouloir vendre. Je ne puis pas vendre, voilà la triste vérité ; et, si vous ne m’en croyez pas, essayez de me faire une offre, et accusez-moi en pleine opinion publique si je la refuse !
C’est pour sortir de cette impasse, entre des créanciers qui pressent et des acheteurs qui s’éloignent, que mes excellents amis ont ouvert une souscription dont le succès aurait été pour moi un honneur et pour d’autres un salut. Cette souscription, à l’exception d’un petit nombre de cœurs d’or dont les noms se confondront à jamais avec le mien, ayant été jusqu’ici dérisoire ou insuffisante, que me reste-t-il ? Il me reste l’option entre la ruine de mes créanciers ou un redoublement de travail. C’est ce dernier parti que je devais choisir et que je choisis : — Mourir à la peine ! comme dit le peuple. Cette mort est honorable quand la peine a un noble but. En est-il un plus honnête que de se sacrifier au salut de ceux dont on répond sur son honneur ?
Bien loin donc de me croiser les bras dans une oisiveté digne ou indigne, l’ otium cum dignitate (c’est le travail, selon moi, qui est la vraie dignité), je vais, pendant toutes les années saines que Dieu me laisse, redoubler d’étude et de zèle pour continuer en l’améliorant l’œuvre de ce Cours familier de Littérature, œuvre que j’ai entreprise avec votre appui. Cet appui, que vous m’avez généreusement prêté depuis trois ans, je ne le mendie pas, je le désire ; je le provoque même, parce qu’il est nécessaire à d’autres que moi. Chaque lecteur bénévole de ce Cours est un ami auquel je voue un battement de mon cœur reconnaissant ; chaque nouveau lecteur qu’il pourra s’adjoindre parmi les amis des lettres sera une souscription indirecte que je me glorifierai de lui devoir.
La littérature ne fait pas acception de parti ; je suis sorti tout entier de la politique, et la France m’apprend assez à n’y rentrer jamais. On m’a reproché souvent, dans des jugements sur ma vie, de n’avoir pas été assez ambitieux ! On se trompe : j’avais l’ambition de la reconnaissance ; j’ai manqué mon but : n’en parlons plus. Cependant, qui que vous soyez, amis ou ennemis, mais hommes de cœur, sachez-le bien, vous ne m’enlèverez pas la conscience de vous avoir aidés pendant vos tempêtes. Eh bien ! je vous dis aujourd’hui, sans présomption comme sans mauvaise honte : À votre tour, aidez-moi !… Vous pouviez être grands, vous ne serez que justes !
P. S. Il importe de prévenir ici le public contre la résolution qu’on m’attribue d’abandonner mes biens à mes créanciers et de quitter immédiatement la France. Cette heure n’est pas venue.
Vendre soi-même ses mobiliers les plus chers pour rembourser aux échéances les capitaux et les intérêts dont on est redevable, ce n’est pas là abandonner ses biens à ses créanciers. Abandonner ses biens à ses créanciers, c’est le sauve qui peut du désespoir et quelquefois de l’improbité ; c’est jeter à ceux à qui l’on doit le gage peut-être insuffisant de ses immeubles au soleil ; c’est charger ses créanciers d’une liquidation à tous risques, et souvent à mauvais risques pour eux. Ce n’est pas là payer ses dettes ; je veux payer les miennes.
Loin de moi donc cette pensée d’une cession de biens et d’une évasion de ma patrie. Je travaille, je veux travailler. Je cherche à vendre, et j’y parviendrai avec un peu de temps. Que mes créanciers se rassurent, et que mes amis connus ou inconnus me secondent. Je ne désespère pas de moi-même : la patience active use la plus mauvaise fortune et les plus tristes jours ont des lendemains.
Les lettres et mandats de poste concernant l’abonnement doivent être adressés à moi-même, 43, rue de la Ville-l’Évêque, à Paris.
Les lettres et mandats de poste concernant la souscription sont adressés au comité central, 4, passage de l’Opéra, galerie de l’Horloge, à Paris.
Littérature morale et politique de la Chine
I
C’est une chose triste à dire, mais vraie en histoire : à une très grande distance de temps les peuples disparaissent, et il ne reste d’eux que leurs grands hommes : effet de perspective qui diminue les médiocrités et qui grandit les supériorités au regard de l’avenir. Aussi, remarquez-le bien, les peuples qui n’ont pas de grands hommes pour les résumer et les représenter devant l’histoire n’ont pas de grands noms. La grandeur d’un peuple, c’est de se personnifier tout entier dans quelques colossales mémoires, en sorte que, quand on nomme ce peuple, sur-le-champ le personnage national se présente à la pensée et dit : « C’est moi. » Aussi rendez-vous bien compte de vos impressions quand vous lisez l’histoire universelle ; toute la scène du monde est remplie pour vous par une centaine d’acteurs immortels, héroïques, politiques, poétiques ou littéraires, qui figurent à eux seuls l’humanité. Brahma dans l’Inde ; Zoroastre en Perse ; Sésostris en Égypte ; Pythagore en Italie ; Lycurgue, Solon, Homère, Périclès, Thémistocle en Grèce ; Alexandre en Macédoine ; Salomon, David, les prophètes, ces tribuns sacrés et politiques, chez les Hébreux ; une vingtaine de républicains, de guerriers, d’orateurs, de poètes, à Rome ; autant en Germanie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en France, en Russie, en Amérique, dans les temps modernes, voilà tout. Avec trois ou quatre cents noms vous écrivez les annales du monde. C’est humiliant pour ces milliards de créatures humaines qui passent comme les flots sous l’arche des ponts sans qu’on les compte ou qu’on les nomme ; c’est glorieux pour ce petit nombre d’hommes privilégiés qui donnent leur nom, leur individualité, leur pensée, leur mémoire à toute une race. Bien souvent c’est injuste : il y a un million de fois plus de génie, plus de vertu, dans tel homme obscur, perdu dans la foule et entraîné avec les autres par le courant dans la mer d’oubli, qu’il n’y en a dans tel demi-dieu, dans tel conquérant, dans tel illustre criminel qui surnage sur cet océan d’hommes. L’histoire est injuste comme le temps ; la postérité prend ce qu’on lui donne : que voulez-vous ? L’iniquité est partout ; la mémoire humaine n’est pas démocratique, ou plutôt elle est trop étroite et trop fragile pour contenir et pour garder les peuples tout entiers dans ses annales ; elle s’attache à quelques figures grandioses, pittoresques, pathétiques, culminantes, qui sortent à ses yeux de la foule, et elle en fait l’aristocratie privilégiée de l’espace et du temps. Heureuse la postérité quand elle choisit bien, et quand elle immortalise, au lieu du succès de la violence et de la conquête, le vrai génie du bien, la vérité, la sagesse et la vertu !
II
De tous ces personnages historiques devenus aussi immortels que le nom du continent qui les a produits, Confucius est certainement celui qui personnifie en lui le plus grand nombre de siècles et la plus grande masse d’hommes ; car il a inspiré de son âme vingt-trois siècles, et il est devenu, non pas le prophète ou le demi-dieu, mais le philosophe législatif d’un peuple de quatre cents millions d’hommes ! La raison, la loi, la littérature de ce peuple immense sont encore pour des siècles la personnification prolongée de Confucius. Sachez Confucius, vous savez la Chine.
Reprenons donc son histoire et ses œuvres.
III
Nous avons laissé ce sage, cet inspiré de la raison, à la fin de notre dernier entretien, ressentant, et ne cachant pas qu’il les ressentait, les pressentiments de sa fin et les angoisses de la mort. Simple et de bonne foi dans sa mort comme il l’avait été dans sa vie, il n’affectait pas cette stoïcité théâtrale ni ces félicités anticipées des hommes qui se prétendent au-dessus de la nature et de la douleur. Il savait qu’aucun homme n’est au-dessus de la nature et que la raison elle-même veut qu’on s’attriste et qu’on gémisse quand on s’approche du dernier mystère et qu’on est près d’entrer dans le grand inconnu d’une autre vie. La mort est le supplice de l’être vivant : se faire de ce supplice un devoir, c’est beau et grand ; mais se faire de ce supplice une joie, ce n’est pas se grandir, c’est mentir. Se résigner et espérer, voilà les deux seules attitudes vraies du mourant. Ce fut celle de Confucius.
IV
Il languit quelques mois avant d’expirer, visité tous les jours par ses disciples, mais ne s’entretenant plus avec eux de ses doctrines, de peur de ne plus apporter à ces choses saintes la plénitude de force de sa raison. Il s’accroupit enfin sur le sein de son petit-fils, Tsée-sée, adolescent de grande espérance, et ne se réveilla plus de ce dernier sommeil, dans la soixante-treizième année de son âge.
Il mourait quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ, neuf ans avant la naissance de Socrate.
V
Ses trois disciples favoris et son petit-fils lui fermèrent les yeux. On lui mit, suivant les rites, trois grains de riz sur les lèvres, comme pour reporter au ciel (le Tien) le plus grand bienfait qu’il eût accordé à l’empire chinois dans cet aliment qui devait multiplier à l’infini le nombre des hommes sur la terre d’Asie. On le revêtit d’un vêtement composé de plusieurs pièces, pour signifier les diverses fonctions ou magistratures qu’il avait exercées, comme poète, comme philosophe, comme historien, comme homme d’État.
« Ainsi habillé, dit l’histoire traduite par le Père Amyot, on le mit dans un cercueil de toung-mou, dont les planches avaient quatre pouces d’épaisseur du pied d’alors, divisé comme celui d’aujourd’hui en douze pouces ; et ce premier cercueil fut emboîté dans un second, fait de bois de pe-mou, dont les planches avaient cinq pouces d’épaisseur. On peignit tout l’extérieur de différentes figures, qui étaient autant d’emblèmes des différentes vertus qui l’avaient plus particulièrement distingué. Ce double cercueil fut placé dans un catafalque construit suivant le rite des Tcheou, qui occupaient actuellement le trône impérial. Les petits étendards triangulaires placés par intervalles autour de cette décoration funèbre étaient, suivant le rite de la dynastie Chang, et le grand étendard carré était suivant le rite Hia. En réunissant ainsi les rites des trois dynasties qui, depuis la fondation de l’empire, l’avaient successivement gouverné jusqu’alors, on voulait donner à entendre que, si la mémoire de ces anciens rites, et de tous les autres qui avaient eu lieu dans les temps les plus reculés, s’était conservée parmi les hommes, c’était à Confucius en particulier que l’honneur en était dû et à qui l’on était redevable de cet insigne bienfait. Ce premier devoir étant rempli, les disciples achetèrent, au nom du petit-fils de leur maître, un terrain de cent pas carrés à quelque distance de la ville, pour y déposer le corps. À l’une des extrémités de ce terrain ils élevèrent trois monticules en forme de dôme, dont celui du milieu, plus élevé que les autres, devait servir de signe de reconnaissance au tombeau ; ils y plantèrent, en signe de vie renouvelée et éternelle, un arbre, l’arbre Kiai. Cet arbre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un tronc aride, subsiste encore dans le lieu même où il fut planté, malgré le bouleversement que la Chine a éprouvé plus d’une fois pendant un intervalle de temps de plus de vingt-deux siècles. Le profond respect que les Chinois conservent pour la mémoire de leur sage par excellence, et pour tout ce qui peut contribuer à leur en rappeler le souvenir, leur fait regarder ce tronc aride comme un monument digne de toute leur attention. Ils l’ont fait dessiner dans toute l’exactitude du détail ; ils l’ont fait graver sur un marbre, et les empreintes qu’on en tire servent de principal ornement dans le cabinet de ces lettrés enthousiastes qu’une fortune au-dessous de la médiocre met hors d’état de le décorer plus somptueusement. J’en ai un exemplaire, donné par le Saint Comte lui-même, comme un présent dont il a cru qu’un lettré du grand Occident (c’est de ce nom qu’on appelle ici l’Europe) pourrait connaître le prix. Je le joindrai aux planches dont j’accompagne cet écrit.
« Après avoir tout disposé dans le lieu de la sépulture, ceux des disciples qui étaient à portée se rassemblèrent chez Tsée-sée, son petit-fils, et formèrent le convoi funèbre, en se joignant aux autres parents de l’illustre mort. Le corps fut mis en terre avec tout l’appareil de l’ancien cérémonial, et, après la cérémonie, tous se prosternèrent et pleurèrent sincèrement sur son tombeau. Avant que de se séparer, les disciples convinrent entre eux de porter le deuil de leur maître commun de la même manière et autant de temps qu’ils devraient le porter si le propre père de chacun d’eux était mort : la durée en fut de trois ans. Mais le disciple favori, qui avait été plus lié qu’aucun autre à celui qu’ils regrettaient, recula ce terme jusqu’à la sixième année entièrement révolue ; et pendant tout cet espace de temps il s’enferma dans une cabane qu’il avait fait construire non loin du tombeau, et ne s’occupa qu’à étudier son modèle, pour se mettre en état de l’imiter quand les circonstances le lui permettraient.
« Ceux d’entre les principaux disciples qui étaient habitués dans les royaumes voisins, et qui n’avaient pas assisté aux funérailles, vinrent à leur tour faire les cérémonies funèbres, et apportèrent, comme une sorte de tribut, chacun une espèce d’arbre particulier à son pays, pour contribuer à l’embellissement du lieu qui contenait les respectables restes du sage qui les avait instruits.
« L’exemple de Tsée-Koung, le disciple favori, fut regardé par les autres comme un reproche tacite du peu d’affection qu’ils avaient pour leur maître, en s’éloignant de son tombeau comme ils l’avaient fait. Ils se rassemblèrent au nombre d’environ une centaine, et vinrent s’établir avec leurs familles aux environs de ce lieu respectable, y formèrent un village qu’ils nommèrent Koung-ly, c’est-à-dire village de Koung, ou appartenant à la maison de Koung, dont ils voulurent bien se déclarer les vassaux, et prièrent Tsée-sée de les regarder comme tels, en acceptant l’hommage volontaire qu’ils lui offraient en considération de son illustre aïeul. Ces familles nouvellement établies se multiplièrent peu à peu, et leurs descendants se trouvèrent en assez grand nombre, après quelques siècles, pour peupler à eux seuls une ville de troisième ordre, qui porte aujourd’hui le nom de Kiu-fou-hien, et qui est du district de Yent-cheou-fou. Dans les commencements, on s’était contenté de mettre devant le tombeau une simple pierre sans sculpture, de six pieds en carré, sur laquelle on faisait les cérémonies d’usage, et que, pour cette raison, on appelait Tsée-tan, c’est-à-dire élévation ou autel des cérémonies. Pour ce qui est des statues de pierre et des autres ornements qui décorent aujourd’hui les environs du tombeau, tout cela est moderne.
« Les parents, les amis et les disciples de Koung-tsée ne furent pas seuls à donner des marques publiques de consternation et de deuil ; tout ce qu’il y avait de personnes instruites se fit un devoir de témoigner sa douleur, et le roi Ngai-Koung lui-même, qui l’avait négligé lorsqu’il vivait, sentit, au moment qu’on lui annonça sa mort, tout le prix de la perte qu’il avait faite. En présence de tous ses courtisans il se reprocha le tort qu’il avait eu de ne pas l’employer assez, et dit en peu de mots tout ce qu’on pouvait dire de plus honorable en faveur de celui qu’il regrettait. « Le ciel suprême, dit-il, est irrité contre moi ; il m’a enlevé le trésor le plus précieux de mon royaume en m’enlevant le sage qui en faisait la principale gloire et le plus bel ornement. » Ce magnifique éloge, tout mérité qu’il était, aurait pu être regardé comme un tribut que ce prince payait à la coutume, s’il ne l’eût fait suivre par quelque chose de plus durable que les paroles. Il fit construire en son honneur, et non loin de son tombeau, une de ces salles qui portent par distinction le nom de Miao, parce qu’elles sont destinées à honorer les ancêtres : Afin, dit-il, que tous les amateurs de la sagesse présents et à venir puissent s’y rendre en temps réglés, pour faire les cérémonies respectueuses à celui qui leur a frayé la route qu’ils suivent et sur le modèle duquel ils doivent se former.
« Pour la consolation des disciples qui s’étaient fixés avec leurs familles dans les environs, et pour remettre en quelque sorte sous leurs yeux celui dont le souvenir leur était infiniment cher, outre son portrait, qu’on plaça dans le sépulcre nouvellement construit, on y déposa encore tous ses ouvrages, ses habits de cérémonie, ses instruments de musique, le char dans lequel il faisait ses voyages et quelques-uns des meubles qui lui avaient appartenu. Quand on crut que tout était dans l’état de décence qu’il fallait, on en donna avis au roi, et ce prince, s’y étant transporté, y fit en personne toutes les cérémonies qu’on a imitées depuis, c’est-à-dire qu’on le reconnut solennellement pour maître, et qu’il lui rendit, en cette qualité, les mêmes hommages que s’il eût été vivant et qu’il l’instruisît encore dans la morale, les sciences et le gouvernement. À son exemple, tous ceux de ses disciples qui étaient à portée renouvelèrent, dans ce même lieu, les hommages qu’ils avaient déjà rendus à leur maître, et déterminèrent entre eux qu’au moins une fois chaque année ils viendraient s’acquitter des mêmes devoirs ; ce qu’ils pratiquèrent le reste de leur vie avec une exactitude qui a servi de modèle à tous les gens de lettres qui sont venus après eux. Depuis plus de deux mille ans, les lettrés suivent constamment cet usage, et, comme il n’est pas possible que tous fassent annuellement le voyage de Kiu-fou-hien, pour la commodité de ceux qui sont répandus dans les différentes provinces de l’empire, on a élevé dans chaque ville un monument où ils vont faire les mêmes cérémonies qu’ils feraient à son tombeau, s’il leur était facile de s’y rendre. Les empereurs mêmes ne s’en dispensent pas ; ils vont, en tant que représentant la nation, rendre hommage à celui que la nation a reconnu solennellement pour maître, et c’est le fondateur de la dynastie des Han qui le premier en a donné l’exemple.
« Après l’extinction totale des Tsin, vers l’an 203 avant Jésus-Christ, le grand Tay-tsou, Kao-hoang-ty, ayant réuni tout l’empire sous sa domination, regarda comme le premier de ses soins celui de lui rendre tout le lustre dont il avait brillé sous les premiers empereurs de Tcheou. Les sages qu’il avait appelés auprès de sa personne pour l’aider de leurs conseils lui persuadèrent que, de tous les moyens qu’il pouvait employer pour venir à bout de ce qu’il se proposait, le plus efficace serait de restaurer parmi les hommes l’antique doctrine des livres sacrés, trésor de civilisation recouvré par le philosophe.
« Ces cérémonies honorifiques, dit le Père Amyot, furent instituées pour glorifier dans l’avenir le sage et ses soixante et douze disciples. Ces cérémonies, que l’ignorance des Européens a travesties en culte et en idolâtrie, ne sont que des rites funèbres et nullement des adorations.
« Ce serait ici le lieu, continue le savant historien, de caractériser ces cérémonies, de les mettre sous les yeux, dans le détail le plus exact, telles qu’elles se pratiquent, en traduisant simplement cet article du cérémonial authentique de la nation, sans aucune réflexion de ma part. Ce simple exposé suffirait pour faire porter un jugement sans appel, et sur leur nature, et sur l’objet qu’on se propose en les pratiquant ; mais, comme on a déjà beaucoup écrit sur cette matière, et que le pour et le contre ont eu des partisans outrés, je crois, tout bien considéré, qu’il est inutile de redire ce qui a été dit cent et cent fois. »
Il les caractérise néanmoins parfaitement, dans un autre volume de ses Mémoires, comme des rites purement civils et honorifiques, n’impliquant d’autre culte que le culte des souvenirs et de la vénération pour la mémoire de Confucius.
Voyons maintenant comment cette littérature morale et politique, résumée dans Confucius, a constitué le gouvernement, les lois et les mœurs de l’Asie, après sa mort, et quels sont les fruits que la raison d’un seul homme d’État a produits sur la civilisation de quelques milliards d’hommes, ses semblables.
VI
Le premier effet de cette littérature morale et politique a été, d’après le témoignage des mêmes religieux, initiés pendant un siècle à la langue, à la législation, au gouvernement même de l’empire, de résumer toute la civilisation et toute la législation dans un livre. Ce livre est le commentaire des premiers livres sacrés, écrit dans les dernières années de sa vie par Confucius. Écoutons ce qu’en disent ces religieux dans le premier volume de leurs recherches.
« Le style de ce recueil, rassemblé, élucidé, rénové par Confucius, disent-ils (page 69 des Mémoires), est simple, laconique, éloquent seulement par le sens, par la clarté, par la brièveté. La composition en est confuse, comme celle de tout recueil composé de débris rejoints ensemble ; un chapitre n’y tient pas nécessairement à l’autre par un enchaînement logique. L’histoire que Confucius y raconte, la doctrine, la morale, la politique en font tout le prix.
« Autant les Platon et les Aristote mettent d’apprêt et de tournure dans leurs maximes, autant ils s’échafaudent pour soutenir leurs principes, autant ils sont délicats dans le choix des détails, autant ce livre est simple, naturel et loyal. La vérité n’y a point d’aurore ; elle paraît d’abord avec toute sa lumière. L’éloquence de ce livre est une éloquence de profondeur, d’énergie et d’évidence. Aussi porte-t-elle la conviction jusqu’au fond de l’âme, et ◀semble-t▶-elle moins révéler le vrai que le faire jaillir du fond du cœur. Il ne ménage ni passions, ni préjugés ; il ne voit que l’homme dans l’homme. La justice du souverain Être, selon lui, peut être désarmée quelquefois par sa clémence en faveur du repentir, et il en cite des exemples ; mais aussi, de la même main dont il caresse et couronne la vertu obscure, il foudroie les mauvais princes sur leurs trônes et les ensevelit sous les ruines de leur grandeur. La royauté n’est qu’un choix du Ciel ; celui qui en est revêtu doit encore plus le représenter par sa sagesse et sa bienfaisance que par des coups de vigueur et d’autorité. Le glaive qu’il a à la main le blesse dès qu’il le porte à faux, et tout l’éclat de sa couronne ne doit pas coûter un soupir au dernier de ses sujets. Sa gloire est de faire des heureux. Ce n’est point sur les maximes obliques d’une politique qui rapporte tout à soi que le livre fonde l’art de régner ; il en fait consister tous les secrets à maintenir la pureté de la doctrine et de la morale par les vertus naturelles, sociales, civiles et religieuses. Les exemples du prince, selon ses principes, sont le premier et le plus puissant ressort de l’autorité ; plus il sera bon fils, bon père, bon époux, bon frère, bon parent, bon citoyen et bon ami, moins il aura besoin de commander pour être obéi ; et plus il respectera les vieillards, honorera ses officiers, fera cas de la vertu et s’attendrira sur les malheureux, plus il sera respecté, honoré, estimé et aimé lui-même. Il est aisé de conclure après cela que le Chou-king représente la guerre et le despotisme comme des incendies dont l’éclat passager ne laisse que des cendres et des pleurs. Mais, ce qui ne sera peut-être pas au goût de toute l’Europe, il prétend que les hommes ont trop de besoins et trop peu de force pour que le superflu des uns ne soit pas le nécessaire des autres ; en conséquence il peint le luxe des couleurs les plus odieuses, le montre partout comme l’écueil du bonheur public, et affecte de prouver, par les événements, que la décadence des mœurs, qui en est la suite nécessaire, a entraîné celle des deux dynasties Hia et Chang. Le luxe, selon lui, est à l’abondance ce qu’est la bouffissure à l’embonpoint. Que de traits encore il faudrait ajouter pour crayonner en entier la belle doctrine du Chou-king ! Mais, quelque dur et quelque rétif que nous soyons à l’enthousiasme patriotique, on nous soupçonnerait d’en avoir eu un violent accès. Les P. Gaubil et Benoît ont traduit le Chou-king, l’un en français et l’autre en latin. Leurs traductions doivent être en France ; qu’on les lise et qu’on nous juge. Le Chou-king a persuadé à la Chine, il y a plus de trente-cinq siècles, que l’agriculture est la source la plus pure, la plus abondante et la plus intarissable de la richesse et de la splendeur de l’État. Il n’a pas fallu faire une seule brochure pour le prouver. »
« Les lettrés de la dynastie des Han, dit Tchin-tsée, ont écrit plus de trente mille caractères pour expliquer les deux premiers mots du Chou-king. Il aurait pu ajouter qu’ils en ont écrit encore un plus grand nombre pour les attaquer. Nous ne voyons que les livres saints qui puissent donner idée à l’Europe de la manière dont ce précieux monument a été combattu, attaqué, calomnié pendant quatorze siècles.
« Le style seul dans lequel il est écrit, indépendamment de sa sagesse, en démontre l’antiquité à quiconque a lu les beaux ouvrages des écrivains de toutes les dynasties chinoises. Les empereurs et les savants l’ont appelé la source de la doctrine, la manifestation des enseignements du sage, la révélation de la loi du Ciel, la mer sans fond de justice et de vérité, le livre des souverains, l’art de gouverner les peuples, la voix des ancêtres, la règle de tous les siècles. Soit que l’empereur parle en souverain ou en chef de la littérature, il tâche de s’appuyer sur l’autorité de ce livre ; il se fait gloire d’en entendre le sens le plus caché ; il ne dédaigne pas de prendre le pinceau lui-même pour le copier et le commenter ; il y prend ordinairement le texte des discours qu’il adresse aux grands, aux princes, aux peuples de son empire. Les ministres et les censeurs du pouvoir public ont sans cesse recours à ce livre, les uns pour justifier leurs ordres et leurs desseins, les autres pour donner plus de force à leurs opinions. L’orateur, le poète, le moraliste, le philosophe s’appuient sur ce livre, et tout ce que nous pouvons dire de plus fort à sa gloire, ajoutent-ils, c’est que, après l’invasion des superstitions indiennes, tartares ou thibétaines en Chine, si l’idolâtrie, qui est la religion des empereurs et du peuple, n’est pas devenue la religion du gouvernement, c’est ce livre de Confucius qui l’a empêché, et si notre religion chrétienne, disent-ils enfin, n’a jamais été attaquée par les savants lettrés du conseil impérial, c’est qu’on a craint de condamner, dans la morale du christianisme, ce qu’on loue et ce qu’on vénère dans le livre de Confucius. »
Il commence par des maximes de sagesse que nous traduisons ici du latin, dans lequel les jésuites ont traduit, il y a un siècle, ces passages :
« C’est le Tien, Dieu, le Ciel, trois noms signifiant le même grand Être, qui a donné aux hommes l’intelligence du vrai et l’amour du bien, ou la rectitude instinctive de l’esprit et de la conscience, pour qu’ils ne puissent pas dévier impunément de la raison…… En créant les hommes, Dieu leur a donné une règle intérieure droite et inflexible, qu’on appelle conscience : c’est la nature morale ; en Dieu elle est divine, dans l’homme elle est naturelle…
« Le Tien (Dieu) pénètre et comprend toutes choses ; il n’a point d’oreilles, et il entend tout ; il n’a point d’yeux, et il voit tout, aussi bien dans le gouvernement de l’empire que dans la vie privée du peuple. Il n’y a ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, qui puisse échapper à sa lumière ; il entre par sa justice et par sa providence jusque dans les cachettes les plus ténébreuses de nos maisons ; il ne laisse ni le moindre bien sans récompense, ni le moindre mal sans châtiment…
« Faites un calendrier, ô peuples ! la religion recevra des hommes les temps qu’ils doivent au Tien (Dieu). »
Les cinquante-huit chapitres du livre de Confucius sont partout pleins de ces maximes de religion rationnelle et de ces règles de gouvernement par la conscience. Un volume entier ne suffirait pas pour les citer.
On a affecté de croire depuis en Europe que les Chinois, frappés de la sublimité de ce livre, avaient divinisé son auteur ; le Père Amyot proteste contre cette fausse idée en ces termes :
« Je n’ai rien à ajouter à ce qui concerne Confucius. Pour ce qui est du culte qu’on lui rend ici, on a tort de s’imaginer que c’est un culte religieux ; il ne passe pas les bornes du respect et de la reconnaissance qui sont légitimement dus à un homme qui, de son vivant par ses exhortations, et après sa mort par ses écrits, a fait à ses semblables tout le bien qu’il a été en son pouvoir de leur faire. Les cérémonies qui accompagnent ce culte sont conformes aux mœurs du pays. En France on ne se met à genoux que devant Dieu et l’image des saints ; on ne leur offre que de l’encens ; ici l’on se met à genoux pour honorer certains vivants, quand ils sont d’un ordre supérieur ; on leur offre des mets et l’on fait brûler des parfums devant eux. La même chose se pratique envers Confucius et devant les morts auxquels on doit du respect et de la reconnaissance. Dans l’idée chinoise, tout cela ne passe pas les bornes du culte civil, et c’est même un devoir indispensable pour un être raisonnable et un homme bien né. Y manquer, c’est faire preuve d’ignorance, d’ingratitude, de grossièreté et même de barbarie. Quel blasphème horrible ! diront certains Européens. »
VII
Ce livre, comme nous l’avons dit, a donné l’empire aux lettrés comme à ceux dont l’intelligence, cultivée par de continuelles études, éclairait le mieux la conscience des règles de gouvernement consignées dans le texte de la philosophie raisonnée de Confucius. L’empire tout entier n’a été qu’une vaste école ; les emplois publics n’ont été que les rangs décernés dans une académie. Le gouvernement lui-même, dans la personne des empereurs, a raisonné le pouvoir avec les peuples, les peuples ont raisonné l’obéissance avec le gouvernement. Le pouvoir n’en a pas été moins respecté, l’obéissance des peuples moins assurée ; les conquêtes et les dynasties tartares, amenées par la conquête, n’ont rien changé à cette civilisation par la littérature. Les vainqueurs ont été forcés de prendre les mœurs des vaincus ; la pensée a triomphé de la force ; le palais des souverains tartares a continué à être le sanctuaire de la philosophie et de la littérature. Plusieurs de ces souverains ont été eux-mêmes des lettrés ou des poètes du plus haut mérite.
« Il ne faut point s’en étonner, disent les Mémoires sur la Chine les mieux informés. Les annales racontent, sur toutes les dynasties, les succès des études des fils des empereurs, dont plusieurs l’ont été depuis. La doctrine de l’antiquité a tellement fait plier le génie de la cour que leur éducation à cet égard est plus sévère que celle des fils des simples citoyens. L’empereur Kang-hi dit à ses enfants : « Je montai sur le trône à huit ans ; mes ministres furent mes maîtres et me firent étudier sans relâche les King et les annales. Ce ne fut qu’après qu’ils m’enseignèrent l’éloquence et la poésie. À dix-sept ans mon goût pour les livres me faisait lever avant l’aurore et coucher bien avant dans la nuit ; je m’y livrai tellement que ma santé en fut affaiblie. »
« Le précepteur dont parle Kang-hi fit pour ce prince les excellentes gloses des livres de Confucius et des deux King, qui sont un chef-d’œuvre de clarté, d’éloquence et d’exactitude. On pourrait faire un ouvrage également curieux et instructif sur la manière dont ce grand prince présida aux études de ses enfants et les dirigea. Son petit-fils, qui est aujourd’hui sur le trône, envoie les siens à l’école, quoique déjà mariés et revêtus des grandes principautés de la famille. L’Europe traiterait sûrement de roman et de fictions ce que la cour et la capitale voient en ce genre. »
« Le souverain, disent ailleurs les mêmes missionnaires européens, est en Chine le chef de la littérature. À en juger par quelques interrogations venues d’Europe, il paraît que certaines gens le regardent comme un recteur de l’université. Comment s’y prendre pour détruire des idées aussi fausses ? L’empereur est sur son trône, l’empereur est aussi grand et aussi absolu dans le temple des sciences que dans la salle du conseil ; et c’est là ce qui sauve la république des sciences de Chine des enfances de vanité, des tracasseries de jalousie, des intrigues de cupidité et du fanatisme d’opinions et de systèmes, qui causent ailleurs tant de troubles et de misères. La qualité de chef de la littérature, fût-elle une addition étrangère à la souveraineté, en devient l’appui et l’ornement : l’appui, parce qu’elle oblige les empereurs à donner à leurs enfants une éducation qui les force à l’application, leur inspire l’estime et l’amour des sciences, les accoutume à réfléchir, étend leur pénétration et remplit leur esprit d’une infinité de principes et de vues, de maximes et de faits qui leur sauvent bien des méprises. N’en retirassent-ils d’autre profit que de sentir leur ignorance et le prix du savoir, dit Tien-Lchi, ils en seraient plus hommes et plus en état de gouverner les hommes. Cette qualité de chef de la littérature les met dans le cas de connaître par eux-mêmes les plus savants hommes de l’empire, de suivre tout ce qui a rapport aux sciences, de faire accueil aux grands ouvrages et aux grands écrivains, et de les affectionner.
« Quant à l’éclat dont le chef de la littérature environne le trône, il suffit de dire que, mettant l’empereur dans le cas de parler en maître et en juge aux lettrés que la nation regarde comme ses maîtres, cela doit nécessairement consacrer, agrandir et ennoblir son autorité. Tout tend en Chine à persuader la multitude que l’empereur est infiniment au-dessus des premiers lettrés par la force de son génie et par l’étendue de ses connaissances. Elle voit qu’on ne présente à l’empereur que des Mémoires écrits dans le style le plus savant et le plus relevé ; que ses édits et ordonnances sont des modèles de compositions ; qu’il reprend publiquement les gouverneurs de province des erreurs qui se trouvent dans leurs placets et les plus habiles docteurs des fautes qui leur échappent dans leurs ouvrages ; qu’il parle en maître dans des préfaces raisonnées sur les ouvrages qu’il fait faire et qu’il fait publier, et que tout ce qui sort de son pinceau est marqué au coin de l’immortalité. Le moyen, avec cela, qu’elle ne soit pas tranquille sur la sagesse et la protection de l’empereur !
« Voici ce que la sagesse des anciens a imaginé pour l’aider. Elle a créé des charges honorables et lucratives pour les plus habiles lettrés de l’empire, et les a chargés, chacun selon la sienne, d’approfondir toutes les parties de l’histoire naturelle, politique, civile, militaire, ecclésiastique, morale, littéraire, etc., de la Chine, et de se tenir toujours en état de répondre sur tout ce que l’empereur juge à propos de leur demander. S’il s’agit de quelque nouvelle loi, de quelque nouveau système, de quelque arrangement dans les finances, de quelque nation étrangère, de quelque réforme de police, Sa Majesté envoie demander à celui qui est chargé de répondre ce qu’on trouve là-dessus dans l’histoire ; et le lendemain ou surlendemain ce savant lui présente un Mémoire raisonné, où elle voit ce qui a réussi ou échoué autrefois, pourquoi ce qui a été tenté a été rejeté, et pour quelles raisons, etc.
« Ces savants ont sous la main sans doute bien des recueils, extraits, notices, compilations, répertoires de leurs prédécesseurs, qu’ils augmentent eux-mêmes ; mais, s’ils n’avaient pas la science qui leur en donne la clef et les met à même de puiser dans les sources, ils leur seraient inutiles. Aussi l’empereur les oblige à la cultiver sans cesse, par les questions subites et imprévues qu’il leur fait ; ils n’auraient garde, dans leurs réponses, de risquer un mot hasardé : ils citent leurs garants, d’après la critique la plus sévère. Par là un empereur, sans être savant, jouit de tout l’éclat que la science et l’érudition peuvent répandre sur l’administration publique, n’est pas exposé à prendre une répétition pour un coup de génie, ne court pas le danger de se méprendre dans ce qu’il avance, et parle toujours avec une dignité imposante dans tous les actes publics. »
VIII
« Des lettrés, renommés par leur science des annales de l’empire et par la fermeté de leur caractère, tiennent registre secret des actes du gouvernement dans le palais même du prince. Ces registres ou journaux sont la censure la plus impartiale, la plus efficace et la plus redoutée des princes. Comme les faits y sont racontés en peu de mots et tels qu’ils sont, leurs causes et leurs effets, leur enchaînement et leur ensemble, dont il lui est si aisé de se faire le commentaire, lui présentent un miroir où il se voit tel qu’il est et tel que l’histoire le montrera aux siècles futurs. L’amour-propre le plus aveugle n’a pas de ressource contre cette espèce de censure. Ce n’est pas tout : un prince y voit une infinité de choses qu’on tâche de lui faire perdre de vue, et, s’il s’est fait un plan de gouvernement, il lui est aisé d’être conséquent et de tendre sans cesse à son but. Une faute lui en fait éviter cent autres ; celles mêmes de ses prédécesseurs lui servent infiniment. — Tai-tsong était si frappé que l’histoire fît mention des paroles, des actions et des fautes de ses prédécesseurs, qu’il s’observait avec beaucoup de soin, et s’effrayait lui-même par la pensée de ce qu’on dirait de lui dans la suite des siècles. « Je me juge moi-même, disait-il, par les choses que je blâme et que j’improuve dans mes prédécesseurs. L’histoire est le miroir de ma conscience : dans les autres je vois ma propre image, et j’entends, dans le jugement que je porte de mes prédécesseurs, le jugement qu’on portera de moi-même. »
« Ces sortes de journaux sont dans les mœurs de la nation chinoise. Les chefs des grandes maisons font leur journal secret, dans le goût, à peu près, de celui de l’empereur, pour leur propre instruction et pour celle de leurs enfants. Ce journal est nécessaire à certains égards, et commandé, pour ainsi dire, par les lois, parce que, quand quelqu’un est présenté à l’empereur pour être promu à un emploi, il doit être en état de répondre sur les charges qu’ont remplies son grand-père, son père et lui, sur les grâces qu’ils ont obtenues, sur les fautes qu’ils ont faites, sur la manière dont ils en ont été punis, sur la façon dont ils les ont réparées ou en ont obtenu grâce. »
Tout le gouvernement est intellectuel dans un pays dont Confucius a écrit le code et spiritualisé toute la constitution.
IX
On a appelé cela le despotisme. Écoutons à cet égard un homme qui a vécu soixante ans au milieu de ces institutions.
« C’est le despotisme de la raison, dit-il, au lieu du despotisme sanguinaire et oppressif que notre ignorance leur attribue. Le souverain, le premier, subit le despotisme de la philosophie de Confucius, un des sages, des lettrés qui perpétuent son esprit. » Un écrit d’un des derniers empereurs de la Chine, au dix-septième siècle, commente ainsi la loi des jugements et des peines dans un style et dans un esprit que Fénelon, Montesquieu et Beccaria ne désavoueraient pas.
« Il en est des supplices, dit le philosophe impérial, comme des remèdes. Le but des supplices est de corriger les hommes et non pas de les conduire à la mort. C’est pour en avoir poussé trop loin la rigueur qu’au lieu d’amender les peuples on les avait poussés dans la révolte. J’aurai soin qu’on rende la justice ; mais, avant tout, j’ordonne qu’on traite les prisonniers avec bonté et qu’on ne leur refuse rien de tout ce qui peut être accordé…… Les crimes sont, dans la société, comme les taches et les ordures sur les habits : un habit se lave, les taches s’effacent, les ordures s’en vont ; mon peuple peut se corriger et s’amender. Je ne veux me servir de la terreur des supplices que pour défendre la société. Mon amour pour mes peuples me donne du courage pour tenir aux travaux continuels du gouvernement, mais il augmente mes peines et mes inquiétudes dès qu’il s’agit d’affaires criminelles qui vont à la mort, parce que je sais que mes soins, mes attentions et ma sensibilité ne peuvent pas s’étendre à tout. Si mes officiers ont quelque tendresse pour moi, qu’ils me la témoignent en ne voyant que des hommes dans ceux qui sont accusés. Hélas ! il n’est que trop fâcheux de les traiter en coupables lorsqu’ils sont condamnés !… Le peuple est inconsidéré et peu réfléchi ; il viole la loi par inadvertance, comme un enfant tombe dans un puits. Vous auriez pitié de cet enfant ; moi j’ai pitié de mon peuple. C’est pour moi, ajoute-t-il, une angoisse de conscience de juger selon les lois et de condamner ou de pardonner avec discernement. Mais ce que j’ai trouvé de plus affligeant, ce à quoi je ne m’accoutume pas, ce qui me coûte chaque fois au-delà de ce que je pourrais vous dire, c’est de signer des arrêts de mort. Mon cœur flétri se glace et saigne de douleur à chaque fin d’automne, lorsque vient le moment de décider du sort des criminels. Je dois venger le Tien et mes peuples ; mais il n’en est pas moins triste d’être exposé au danger de faire couler une goutte de sang qu’on eût pu épargner. Mon unique consolation est de ne prononcer que sur les crimes évidents, et aucune sorte de travail ne me coûte pour m’en assurer.
« Le pouvoir et les règles pour décerner les récompenses et les châtiments publics viennent d’en haut. Qui entreprend de changer les mœurs des hommes ne doit pas se flatter que le bon exemple seul persuade la vertu. Il faut effrayer les méchants pour les corriger ou même pour les contenir. C’est au nom du Tien qu’on agit ; c’est sa justice qui doit diriger : on ne doit y mêler aucune vue particulière. Il est dit : Récompensez le mérite, punissez le crime ; si vous ne vous trompez ni dans l’un ni dans l’autre, espérez de voir croître les vertus et diminuer les vices. Il est dit dans Confucius : Le Tien ordonne de décerner les cinq honneurs et les cinq récompenses à la vertu. Le Tien exige que le crime soit puni par les cinq supplices et par les cinq châtiments. Oh ! que ce grand objet de gouvernement demande de vigilance ! Oh ! qu’il demande de sagesse et de vertu ! C’est-à-dire qu’en matière de châtiments et de récompenses il faut se comporter avec une impartialité et une droiture infinies. La plus petite prévarication est une horreur ! »
Voilà le langage de cette philosophie sur le trône !
X
L’opinion publique y jouit de la plénitude de son jugement, par suite de ce gouvernement par la raison, et de la liberté de la presse à qui on n’interdit que le scandale, l’injure ou la calomnie. L’imprimerie, immémorialement inventée et exercée dans l’empire, y fait respirer la pensée publique comme l’air ; chacun peut imprimer et afficher, à son gré, toutes ses idées ; c’est la représentation nationale universelle par la littérature, sur la place publique et sur toutes les murailles des villes ou des campagnes. Les mandarins transmettent au gouvernement ces symptômes de l’opinion publique, ce cri muet des peuples dans leur gouvernement. Le droit de requête et de pétition des hommes de toutes conditions y est également sans autres limites qu’une respectueuse convenance. Le souverain connaît ainsi, sur tous ses actes, la pensée des peuples. Il ne dédaigne pas de raisonner et de discuter lui-même, dans de fréquents manifestes, ses actes avec eux ; il est contraint de reconnaître pour juge, non la force, mais l’intelligence.
Qu’on nous permette de transcrire ici un de ces entretiens du souverain avec la nation, qui précéda l’abdication d’un des derniers et des plus vertueux empereurs qui aient illustré l’histoire de la Chine. Toutes les circonstances de ce règne et de cette abdication ont été traduites de la Gazette de l’empire, en 1778, par le Père Amyot. La littérature politique de la Chine a peu de témoignages plus frappants et plus authentiques de la nature toute intellectuelle, toute philosophique et toute littéraire de ce gouvernement.
L’empereur Kien-long avait régné pendant une longue période de sa vie avec une vertu, un talent et un bonheur qui faisaient confondre son autorité avec celle de la Providence. Il n’était pas seulement grand politique, il était écrivain et poète renommé.
Il revenait, à l’âge de soixante-huit ans, d’un long voyage entrepris, contre l’avis de ses ministres, pour inspecter les provinces les plus éloignées et les plus arriérées de l’empire. Le bruit de sa mort avait couru ; les peuples s’étaient troublés de l’idée de perdre le chef de l’empire avant qu’il eût, suivant l’usage, désigné son successeur parmi ses enfants ; car l’empire, au fond, est une république lettrée dont le régulateur, moitié héréditaire, moitié électif, est désigné par le père grand-électeur de l’empire.
Un lettré d’un ordre inférieur osa lui présenter sur le chemin une requête conçue en termes irrespectueux, pour lui intimer le conseil de se retirer du trône et de se nommer enfin un successeur. Le lettré, organe d’un parti caché dans le palais, fut sévèrement jugé et puni pour cet outrage à la majesté et à la liberté du Père de l’empire.
Mais, rentré dans sa capitale, l’empereur crut devoir expliquer lui-même paternellement à ses peuples ses motifs pour ne pas obtempérer aux vœux ou aux craintes du parti qui le poussait à une abdication prématurée. Aucun document à la fois politique et littéraire, dans les annales de la Chine, n’est de nature à faire mieux comprendre la constitution libre, paternelle et raisonnée de ce gouvernement par la persuasion. Voici ce manifeste du prince, ou plutôt cette confidence impériale du père avec ses peuples. Nous n’en retrancherons que les longueurs et les superfluités.
« Extrait de la gazette du huitième de la dixième lune de la quarante-troisième année du règne de Kien-long (c’est-à-dire le 26 novembre 1778).
« L’étude de l’histoire, dit l’empereur, est l’une de mes occupations les plus ordinaires. Les usages pratiqués dans tous les temps, dont il est fait mention, ont passé successivement sous mes yeux, et, leur diversité m’ayant convaincu qu’ils n’avaient pas été constamment les mêmes, les raisons que l’on a eues de changer quelquefois m’ont convaincu aussi qu’on ne doit pas s’en tenir toujours à ce qui avait été établi. L’usage où l’on était de nommer solennellement un successeur au trône n’a plus lieu aujourd’hui ; celui de donner des provinces en souveraineté, sous différents titres, est aboli depuis bien des siècles ; le partage et la distribution des terres ne sont plus comme autrefois dans les premiers temps de la monarchie. Il serait absurde de vouloir rétablir tous ces usages, par la raison qu’anciennement ils ont été pratiqués. Telle coutume qui paraît au premier coup d’œil n’avoir rien que de louable et de bon cesse de paraître telle quand on l’examine de près.
« Désigner solennellement un successeur au trône, c’est dire à tout le monde que l’on donne comme un second maître à l’empire ; c’est ouvrir une source d’où peuvent découler les plus grands malheurs. Le premier et le plus ordinaire de ces malheurs est la désunion qui se glisse chez tous ceux qui composent la famille du souverain. Une envie secrète s’élève d’abord dans leurs cœurs. Les frères de celui qui aura été choisi par préférence à eux se persuaderont aisément qu’on leur fait injure ; les intrigues ne tarderont pas à naître ; aux intrigues succéderont les cabales et aux cabales les calomnies et les trahisons. Les défiances et les soupçons entre le père et les enfants et des enfants entre eux, les haines implacables et l’oubli de tous les devoirs achèveront ce que le reste n’avait fait, pour ainsi dire, qu’ébaucher.
« Un autre malheur non moins ordinaire que le premier, et qui dérive, comme lui, de la nomination solennelle d’un successeur au trône, est le changement de bien en mal de celui qui a été choisi. L’ambition des grands et les basses complaisances de tous ceux qui approchent le jeune prince, dont ils attendent leur élévation ou l’accroissement de leur fortune, le pervertissent à coup sûr s’il a les inclinations vertueuses, et l’enfoncent plus avant dans le crime s’il est naturellement vicieux. Qu’on ouvre l’histoire ; on n’y trouvera que trop d’exemples qui confirmeront la vérité de ce que je dis ici.
« Le choix d’un successeur au trône est une affaire de la dernière importance ; on ne doit pas la terminer légèrement. Il faut avoir fait bien des réflexions, bien des délibérations, avant que de fixer son choix ; il faut avoir prévu tous les avantages et tous les inconvénients qui peuvent en résulter. Le meilleur, sans doute, serait d’imiter la conduite d’Yao et de Chim. Ces deux grands princes ne choisirent point dans leur propre famille celui qui devait gouverner après eux. »
Ici l’empereur parcourt longuement l’histoire des dynasties qui l’ont précédé, et signale, dans toutes, les inconvénients qu’il y a à désigner son successeur avant sa mort. Ces inconvénients sont scrutés et mis en relief avec la sagacité d’un historien consommé. Il reprend ensuite en ces termes :
« Quant à moi, plus j’ai étudié et compris l’histoire, plus je me suis confirmé dans l’idée de ne pas laisser connaître, en mon vivant, le choix que j’aurai fait de mon successeur. L’exemple et les leçons de mon père me confirment dans cette résolution.
« Mon père, dès la première année de son règne, pensa à me désigner moi-même pour son successeur. Il écrivit mon nom et ses intentions sur un simple billet. Dans cette salle de l’intérieur du palais, qui est nommée salle des purifications, il y a un tableau dont l’inscription porte ces quatre caractères : véritable grandeur, brillante gloire. Ce fut derrière ce tableau qu’il mit ce billet à l’insu de tout le monde. Parvenu à la huitième lune de la treizième année de son règne, mon père mourut. Un peu avant sa mort il se fit apporter le tableau, en retira le billet qu’il avait inséré lui-même dans l’épaisseur du cadre, et, après en avoir fait lire le contenu, il expira. Quand ma nomination fut divulguée, tout l’empire applaudit à son choix.
« Dès que je fus sur le trône, je me fis un devoir de suivre l’exemple de mon père. Comme lui je me choisis secrètement un successeur. L’aîné des fils que j’avais eus de l’impératrice me parut avoir toutes les qualités naturelles et acquises qui sont nécessaires pour bien régner. Je fis tomber mon choix sur lui ; j’écrivis son nom et mes intentions sur un billet que je plaçai derrière le même tableau où celui qui contenait mon nom avait été placé par mon père. Après quelques années, je perdis ce cher fils. Je retirai alors le billet, et, en avertissant les grands de ce que j’avais fait, je leur fis part aussi du titre honorable dont je décorais la mémoire de celui qui devait régner après moi, en l’appelant ami de l’ordre et très propre à le faire observer, fils du souverain et destiné à lui succéder. Le septième de mes enfants mâles était aussi fils de l’impératrice ; il ne vécut que quelques années. Je choisis, à part moi, le plus âgé de mes autres fils : il mourut encore ; et, après lui, le cinquième me paraissant posséder toutes les qualités qu’on peut désirer dans un bon empereur, je lui destinai l’empire. Une mort prématurée l’a enlevé de ce monde lorsqu’on avait le moins lieu de s’y attendre. Voilà donc quatre princes héréditaires que j’aurais fait installer solennellement si je m’étais conformé à l’ancienne coutume.
« Qu’on ne croie pas cependant que je néglige l’importante affaire de la succession à l’empire ; je l’ai sans cesse présente à l’esprit. L’année trente-huitième de Kien-long (1773), lorsqu’au solstice d’hiver j’allai pour offrir au Ciel le grand sacrifice d’usage, je me fis accompagner de tous mes fils, afin qu’ils vissent de leurs propres yeux tout ce qui se pratique dans cette auguste cérémonie. J’avais écrit secrètement le nom de celui d’entre eux que j’avais intention de faire mon successeur, et j’en avais averti les grands qui servent dans le ministère, sans cependant leur faire connaître le prince sur qui j’avais fait tomber mon choix. En offrant le sacrifice, je priai le Ciel que, si celui dont j’avais écrit le nom avait toutes les qualités requises pour bien régner, il daignât le conserver et le protéger ; que si, au contraire, il n’était pas digne du trône, faute d’avoir ces qualités, d’abréger le cours de sa vie, afin qu’il ne préjudiciât pas à l’empire et que je pusse moi-même me nommer un successeur qui fût véritablement digne de régner. Ma prière n’avait pour objet que le bien de l’empire, au préjudice même de l’affection paternelle. Le Ciel suprême sait que ce que je dis ici est conforme à la plus exacte vérité, et que, si je ne nomme pas publiquement un successeur, c’est uniquement pour l’avantage particulier de mes enfants eux-mêmes et pour le bien général de tous mes sujets. J’en prends à témoin le ciel, la terre et mes ancêtres. Si mes fils et leurs descendants s’en tiennent à cet usage, la dynastie ne saurait périr, parce qu’elle sera favorisée du Ciel, aux ordres duquel elle sera toujours soumise, et qu’elle aura l’affection des hommes dont elle tâchera de faire le bonheur.
« Comme mes intentions ne sont pas connues de tout le monde, il peut se faire qu’on m’en prête que je n’ai pas et que je suis très éloigné d’avoir. Peut-être dit-on de moi que je me complais si fort dans l’exercice de l’autorité suprême que je craindrais, en me nommant publiquement un successeur, d’en voir la diminution ou quelque affaiblissement. Ce serait bien peu me connaître que de penser ainsi de moi. Depuis que je suis sur le trône, toutes les fois que je brûle des parfums en l’honneur du Ciel, je lui adresse cette prière : “Mon aïeul Chen-Tfou a régné soixante et un ans ; je n’oserais m’égaler à lui. Je vous prie, ô Ciel ! de me protéger et de m’accorder, si vous le voulez bien, de parvenir jusqu’à l’année soixantième de mon règne. J’aurai atteint la quatre-vingt-cinquième de mon âge ; alors j’abdiquerai l’empire, et je le céderai à celui que je destine à être mon successeur, parce que je crois qu’il vous est agréable. Alors seulement je me déchargerai du pesant fardeau du gouvernement.” Voilà ce que personne ne pouvait savoir, parce que c’est pour la première fois que j’en parle et que je le publie.
« Quoique j’aie déjà poussé ma carrière jusqu’à la soixante-huitième année de mon âge, je me sens encore aussi fort et aussi robuste que je l’ai jamais été ; je ne suis sujet à aucune sorte d’infirmité. Me serait-il permis d’abandonner les peuples que le Ciel suprême m’a chargé de gouverner à sa place ? Si, par amour du repos, ou par quelque autre motif semblable, je me déchargeais d’un fardeau que je puis porter encore, je serais ingrat envers le Ciel et envers mes ancêtres. Depuis l’année courante (1778) jusqu’à l’année fin-mao (1795) il doit s’en écouler dix-sept encore, espace de temps bien long, eu égard à mon âge. Quoique mes forces et la constitution robuste de mon tempérament ◀semblent me mettre à l’abri des infirmités, je dois cependant être très attentif ; de jour en jour je dois être plus sur mes gardes pour pouvoir remplir dignement les desseins du Ciel sur ma personne, lorsqu’il m’a confié le gouvernement de cet empire. Si, malgré toutes mes intentions, lorsque je serai parvenu à l’âge de quatre-vingts ou même de soixante-dix ans, je m’aperçois que mon esprit ou mes forces s’affaiblissent, de manière à ne pas me permettre de gouverner avec les mêmes soins que j’ai apportés jusqu’à présent à cette grande affaire, alors, me regardant comme incapable de tenir sur la terre la place du Ciel, j’abdiquerai l’empire.
« Parmi les souverains qui l’ont gouverné, il s’en trouve plusieurs qui ont régné quarante et cinquante ans ; il s’en trouve quelques-uns qui ont abdiqué. Il y a plus de quarante ans que je suis sur le trône ; n’en est-ce pas assez, et faut-il que j’attende de l’avoir occupé soixante ans pour le céder ? C’en serait bien assez, sans doute, si je n’avais égard qu’à ma propre personne. Un empereur de la dynastie des Tang répondit à son ministre, qui l’exhortait à se démettre de l’empire : “Vous voulez donc que je devienne un homme inutile sur la terre ? ” Il n’en fut pas ainsi de Jen ; il abdiqua l’empire, et à peine l’eut-il abdiqué qu’il tomba dans la mélancolie la plus profonde. Son successeur abdiqua comme lui l’empire, et, comme lui encore, il porta la tristesse jusqu’au tombeau et pleura le reste de ses jours. Je méprise de pareils empereurs ; ainsi je me garderai bien de les imiter.
« De tous les traits de l’histoire que j’ai insérés dans mes ouvrages, il n’en est aucun que je n’aie lu moi-même et que je n’aie écrit de ma propre main. À l’occasion de l’abdication de ces deux empereurs j’ai mis une note : Empereurs faibles, qui ont prouvé par leur conduite qu’ils étaient indignes de régner. Plein de mépris pour de tels souverains, pourrait-il me tomber en pensée de marcher sur leurs traces ? Leur abdication et le regret amer qu’ils témoignèrent après avoir abdiqué sont une preuve sans réplique qu’ils redoutaient, dans l’autorité suprême, ce qu’elle a de laborieux, de pénible et de rebutant, quand on veut l’exercer avec gloire, et qu’ils ne voulaient que jouir des prétendus avantages qu’elle présente, quand on a en vue une vaine prééminence sur les autres et la facilité malheureuse de pouvoir se livrer à tous ses penchants.
« Pour moi, qui cherche à ne rien oublier pour remplir tous les devoirs qui me sont imposés, je sais que dans l’exercice de la dignité suprême il se rencontre chaque jour quelques milliers d’articles très difficiles à débrouiller. Tout ce qui a rapport à ceux sur lesquels je me décharge du détail du gouvernement, tout ce qui concerne les mandarins qui ont une inspection immédiate sur le peuple, toutes les affaires de l’empire, grandes ou petites, tout cela m’est rapporté, parce que je veux être instruit de tout, parce que je veux tout terminer par moi-même. Quel travail immense ! Je m’y livre cependant sans relâche, parce qu’il est de mon devoir de le faire. Si je donnais à mes mandarins une autorité absolue pour pouvoir terminer les affaires, plusieurs d’entre eux ne manqueraient pas d’en abuser, et tout l’odieux retomberait sur moi. Je puis assurer qu’il n’est aucun moment où il me soit permis de jouir d’un tranquille repos.
« Mon empire est très vaste et le nombre de mes sujets est immense ; je veux cependant qu’on m’informe exactement de tout ce qui concerne mon peuple. Les inondations, les sécheresses et les différentes calamités publiques m’affectent beaucoup plus qu’elles n’affectent aucun de mes sujets. Chaque particulier ne sent que ses propres peines ; je sens, moi seul, toutes les peines réunies de chaque particulier. On sait que je ne m’en tiens point à une compassion stérile envers ceux qui ont eu à souffrir ; je m’empresse à leur procurer du soulagement aussitôt que je suis instruit de leurs besoins, et, comme je crains que les mandarins ne m’en informent pas d’eux-mêmes, je m’en informe moi-même auprès d’eux.
« Toutes mes actions ont leur temps déterminé. Je me couche, je me lève, je m’habille, je prends mes repas à des heures fixes. Tout est gêne, tout est contrainte ; et en cela je suis de pire condition que le moindre de mes sujets. Je sens tout le poids du fardeau que je porte, mais je continuerai de le porter autant de temps que les forces me le permettront. Quand mes infirmités me feront sentir que je ne puis plus me livrer à un travail assidu ni vaquer aux affaires comme auparavant, alors je remettrai avec joie les rênes de l’empire en d’autres mains, et j’aurai la douce satisfaction d’avoir fait, jusqu’à la fin, tout ce qu’il a été en mon pouvoir de faire. Je serai parvenu au terme de ma vie, où je pourrai jouir sans remords d’un peu de tranquillité et où je pourrai connaître la véritable joie ; car jusqu’à présent je n’ai connu que le travail, la gêne, les inquiétudes et les soucis.
« Qu’on ne croie pas que ce que je viens de dire soit en vue de me faire valoir. Je n’ai rien dit qui ne soit à la portée de tout le monde et que tout le monde ne puisse comprendre avec la plus légère attention. Il y a longtemps que je voulais faire part à mon peuple de tout ce dont je viens de l’entretenir ; j’attendais, pour le faire, que l’occasion se présentât ; elle s’est enfin présentée, et j’en ai profité.
« Lorsque je serai parvenu à une extrême vieillesse, je me déchargerai du poids du gouvernement, et je m’expliquerai alors plus clairement encore que je ne le fais aujourd’hui. On connaîtra mes intentions et on les jugera. J’ai fait cet écrit à l’occasion de l’insolente requête qui m’a été présentée par le lettré de Mouk-den. Outre les absurdités répandues dans cette requête, il se trouve un reproche des plus atroces et des plus mal fondés. Il ose accuser notre dynastie d’avoir usurpé l’empire. Son crime est des plus énormes et d’une conséquence extrême dans un État. Il peut se faire que, parmi les lettrés, mandarins et autres qui sont répandus dans ce vaste empire, il y en ait qui pensent comme cet insensé et que la crainte seule empêche de s’exprimer comme lui. Ce que je sais, à n’en point douter, c’est qu’il y en a grand nombre qui pensent comme lui sur l’article de la nomination d’un successeur au trône. J’espère qu’après avoir lu cet écrit, que pour cette raison je veux rendre public, ils changeront d’avis et approuveront ma conduite. »
XI
Ce même empereur se justifie, dans un second écrit, de ne pas nommer une impératrice, comme c’était l’usage parmi ses prédécesseurs ; il en donne des motifs qui attestent la bonté de son cœur et les scrupules de sa conscience. On sait que la législation civile de la Chine, semblable en cela à celle des patriarches et de toute l’Asie, tout en consacrant l’unité du gouvernement domestique dans une seule épouse, admet les épouses de second rang.
« Après la mort de ma première épouse, dit dans cet écrit l’empereur, je crus qu’il était juste et convenable d’élever Na-la-che, femme du second rang, qui m’avait été donnée par mon père lorsque je n’étais encore que simple particulier, au rang de première épouse et d’impératrice ; je ne voulus rien faire cependant sans consulter l’impératrice ma mère. Elle m’ordonna de ne pas me presser et de donner seulement d’abord un titre d’honneur à Na-la-che ; ce que je fis. Après trois années, satisfait de la conduite de Na-la-che, je l’élevai au sublime rang et je la déclarai solennellement impératrice. Quand elle eut reçu cette grâce, au lieu de redoubler d’attentions et de ne rien oublier pour me persuader de plus en plus qu’elle en était digne, elle n’eut plus que de l’orgueil. Ses mauvais procédés allaient chaque jour en empirant. Quelque mécontentement que j’en eusse, rien ne transpirait au dehors, et je continuais à me conduire à son égard comme je l’avais toujours fait. Elle mit le comble à ses impertinences en se coupant elle-même les cheveux. Par là elle me fit la plus grande insulte qu’une femme puisse faire à son mari et une sujette à son souverain (les femmes tartares ne se coupent les cheveux qu’à la mort du mari, du père ou de la mère). C’est comme si elle avait renoncé à la dignité dont je l’avais honorée, et même à ma personne, quoique je fusse son époux. Son crime méritait qu’au moins je la dégradasse publiquement, si je ne la faisais pas mourir. Je la laissai vivre, et je ne la dégradai point ; j’empêchai seulement, après sa mort, qu’on ne lui rendît les honneurs qu’on a coutume de rendre aux impératrices, sans cependant rendre compte au public des raisons que j’avais pour cela, ne voulant pas la déshonorer à la face de tout l’empire. On a dû reconnaître dans cette affaire que la justice et l’humanité m’ont dicté seules la conduite que j’ai tenue. Je n’avais élevé Na-la-che au rang d’impératrice que parce que ce rang lui était dû préférablement à mes autres femmes ; ce n’est pas qu’elle fût plus belle ou que je l’aimasse plus que les autres. Après son élévation, elle mit au jour tous ses défauts et se rendit coupable de quantité de fautes. Dans la crainte qu’il n’en arrivât de même à toute autre, si je l’élevais au même rang, je n’en ai élevé aucune. Non seulement il n’y a rien en cela de répréhensible, mais il n’y a rien qui ne mérite des éloges, parce que je me suis conformé, au-dessus de moi, aux intentions du Ciel et de mes ancêtres, et qu’au-dessous de moi j’ai cherché l’avantage de mes sujets. Je ne doute pas que la postérité ne m’approuve et ne me loue de tout ce que j’ai fait dans cette occasion. Cependant le lettré rebelle a osé me proposer de me reconnaître coupable aux yeux de tout l’empire, et de nommer publiquement une autre impératrice, en réparation de ma faute et pour l’entière satisfaction de mes sujets.
« Je suis dans la soixante-huitième année de mon âge ; est-ce à cet âge que je dois me donner une épouse ? Me donnerais-je le ridicule de demander une des filles du prince mantchou, pour la placer à côté de moi à la tête de l’empire ? Ce que dit à ce sujet le lettré porte avec soi sa réfutation, ne mérite aucune réponse et n’est digne que de mépris.
« Je dois, dit le rebelle, écouter les représentations et y avoir égard. Depuis que je suis sur le trône, il ne m’est jamais arrivé d’empêcher qu’on ne me fît des représentations ; j’ai reçu avec bonté et même avec plaisir celles surtout qui avaient pour objet l’avantage de mes sujets et la gloire de l’empire ; je n’ai jamais manqué, après les avoir reçues, de les renvoyer aux grands tribunaux, pour qu’ils eussent à délibérer sur l’usage que j’en devais faire. Quand les tribunaux ont jugé que je devais avoir égard à ce qu’on me représentait, j’y ai eu égard ; je n’ai jamais rejeté que les représentations qu’ils ont jugé que je devais rejeter. Pas même une seule fois il ne m’est arrivé d’empêcher qu’on ne me représentât ce qu’on croyait devoir me représenter. Lorsqu’on m’a représenté les inondations, les sécheresses et autres calamités qui affligeaient quelques provinces, je me suis hâté d’envoyer sur les lieux des grands ou des mandarins pour examiner l’état des choses et m’en instruire dans le détail, ne voulant rien ignorer de tout ce qui peut intéresser mon peuple, et j’ai toujours donné les ordres les plus précis aux tsong-tou, vice-rois et autres grands officiers des provinces, de veiller exactement et d’être attentifs à ce qu’il ne souffrît aucun dommage, à le soulager quand il en a souffert et à lui procurer tout le soulagement qui dépendait d’eux. Quand on m’a fait savoir que la misère était dans quelque endroit, j’ai fait ouvrir mes greniers, et j’ai fait tenir du secours à ceux qui en avaient besoin. En un mot, il n’est aucun article concernant le peuple dont je n’aie voulu être instruit, et, quand on m’a instruit de ses besoins, je n’ai jamais manqué d’y pourvoir. »
C’est le même empereur qui fît recueillir et rassembler, en une seule collection officielle, les cent soixante mille volumes composant l’Encyclopédie chinoise, car l’Encyclopédie elle-même est un exemple de la Chine à l’Europe. Seulement l’Encyclopédie chinoise fut recueillie et rédigée sous les yeux et par les soins du gouvernement, pendant une période de quinze ans, et confiée aux premiers lettrés et savants de l’empire. L’empereur ne négligeait pas d’en revoir les pages et d’en corriger les moindres fautes d’impression. C’est le plus vaste monument littéraire connu.
L’ouvrage destiné à faciliter au peuple tout entier la connaissance de la religion, des lois, des motifs des lois, de la politique, des sciences,
des arts, des métiers, de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, est divisé en quatre cent cinquante livres. Les onze premiers ne traitent que de la haute astronomie, le firmament, les astres, les phénomènes célestes ; puis viennent les livres qui concernent la division de l’année en mois, jours, saisons ; puis ce qui concerne la terre et le sol, puis ce qui concerne les eaux, leur régime, leur application. Seize livres ensuite traitent de politique, du gouvernement des hommes en société, de l’empereur considéré comme premier père de la famille, selon la doctrine de Confucius et des livres sacrés. Les quatre livres suivants roulent sur l’impératrice et sur la famille impériale. Depuis le soixante et unième livre jusqu’au cent soixante-dix-septième inclusivement, on parle en détail de tous les officiers publics, mandarins, dignitaires et magistrats, de toutes les dynasties et de tous les ordres, soit à la cour, soit dans les provinces, soit auprès de l’empereur, soit dans les tribunaux, soit pour les affaires politiques, civiles, judiciaires, économiques, criminelles, religieuses et littéraires, soit pour la guerre. Les trente-deux livres suivants sont comme le tableau et le précis philosophique des lois fondamentales de
l’État, des principes invariables du gouvernement et des règles générales de l’administration et de la justice. « Ô ciel ! s’écrie ici le savant traducteur, que les Montesquieu, les Burlamaqui, les Grotius baissent et se rapetissent quand on les compare à ce qui y est dit sur le prince du sang et les princes titrés, les hommes publics et les simples citoyens ; jusqu’où les grands doivent être soumis à l’empereur ; sur ces ministres et ces magistrats qui doivent s’exposer à tout pour ne pas tromper sa confiance ; sur le choix des dépositaires de l’autorité, la manière de les gouverner, de les veiller, de les élever ou abaisser, récompenser ou punir ; sur tout ce qui concerne les fortunes des particuliers, la division des terres, les impôts, les différentes récompenses des talents, des services, des vertus, et le juste châtiment de toute espèce de désordre, crime et délit ! »
Depuis le cent cinquante-quatrième livre jusqu’au cent quatre-vingt-quatrième, il n’est question que des rites. Tout ce qu’il nous convient d’en dire ici, c’est que ce qu’on y trouve dissiperait bien des préjugés en Occident sur la Chine, montrerait l’importance de bien des choses qui n’y sont pas assez prisées, et y ferait sentir que la société politique et civile gagne beaucoup à tout ce qui fixe tous les devoirs réciproques et oblige tout le monde à des attentions, prévenances et honnêtetés continuelles. Les huit livres suivants traitent de la musique, et par concomitance de tous les instruments anciens et modernes, de la danse et du théâtre. Les quatorze livres suivants roulent sur les King, les annales et toutes les parties de notre littérature, trop peu connue en Europe pour pouvoir en parler. Depuis le deux cent sixième livre jusqu’au deux cent vingt-neuvième, il ne s’agit que de la guerre et de tout ce qui y a rapport. Dans les douze livres suivants il est parlé de tous les peuples et nations avec lesquels la Chine a eu des rapports depuis plus de deux mille ans. Nous le disons hardiment ; si on pouvait montrer sur les cartes d’aujourd’hui le pays de chacun et ses limites, les savants et les antiquaires d’Europe se mettraient à genoux pour avoir ce morceau, qui manque totalement à l’Europe et est en effet très piquant et très curieux. Depuis le deux cent quarante-deuxième livre jusqu’au trois cent seizième, il n’est question que de l’homme, mais il y est envisagé sous toutes les faces, rapports et points de vue imaginables ; soit pris solitairement et par rapport à sa constitution corporelle ; soit envisagé dans sa famille, dans la société et dans l’État ; soit surtout comme capable d’acquérir des connaissances, de cultiver toutes les vertus, ou de donner dans des vices et des désordres qui le dégradent et font son malheur. La métaphysique et la morale chinoise y parlent continuellement un langage dont les prédicateurs d’Europe, dit le missionnaire lui-même, ne désavoueraient pas la perfection. Les arts viennent ensuite : l’histoire, l’art de la porcelaine y tient une grande place ; l’histoire naturelle y a ses Pline et ses Buffon. Les dessins d’animaux et de plantes y donnent aux yeux l’image que le texte donne à l’esprit. On ne soupçonne rien de cela en Occident, dit le commentateur français de cette Encyclopédie. Dans les cinquante-sept livres suivants, il y en a deux sur les différentes espèces de blés et de grains, deux sur les plantes médicinales les plus usuelles et les plus communes, un sur les herbages de cuisine, six sur les arbres à fruits, trois sur les fleurs de parterre et de jardin, quatre sur les plantes les plus communes dans les campagnes, six sur les différents arbres de toutes les provinces de l’empire (nous doutons qu’on en connaisse une cinquième partie en Europe), onze sur les oiseaux, huit sur les animaux soit domestiques, soit sauvages, huit sur les amphibies, les coquillages et les poissons, et six enfin sur les insectes. Quant à la manière dont chaque article est traité, il est inutile d’avertir que les plus importants et les plus nécessaires sont traités plus au long ; mais la règle générale, c’est de diviser chacun en cinq, six, sept et même huit chapitres ou sections. Comme cette Encyclopédie n’est qu’une pure compilation, dans les premiers chapitres on cite les textes originaux des auteurs selon leur rang d’autorité, c’est-à-dire qu’on cite d’abord les King, grands et petits ; puis les livres de l’ancienne école de Confucius et des écrivains d’avant l’incendie des livres. Les annales et les ouvrages des lettrés de toutes les dynasties, depuis les Han, viennent au second rang. Après ces premiers chapitres viennent ceux des mots, c’est-à-dire des phrases de quelques mots qui font proverbe, sentence, etc., qu’on cite ou auxquels on fait sans cesse allusion dans les ouvrages de littérature, soit en prose ou en vers, et on donne l’explication de chacune en citant l’anecdote, le discours, la circonstance où elle a été dite, à peu près comme si l’on racontait comment et à quelle occasion César dit son Veni, vidi, vici , ou bien le Tu quoque, mi Brute ! Dans les derniers chapitres, quelquefois ce sont des pièces de vers entières des plus célèbres poètes, quelquefois des vers de toutes les mesures et de tous les styles, mais remarquables ou par les choses, ou par les pensées, ou par le choix et le brillant des expressions. Les savants qui ont composé cette Encyclopédie littéraire n’ont aucun système et ne tiennent à aucune opinion. Si la doctrine des King et de l’antiquité y brille, c’est par sa propre lumière. On laisse au lecteur le soin d’en sentir la vérité, la beauté et la supériorité sur celle des autres livres qu’on cite, lors même qu’ils la contredisent. L’unique attention qu’on ait eue, c’est de ne pas mettre un mot contre la pudeur.
XII
Tel est l’aperçu de cette littérature politique et morale prodigieuse qui a fait la Chine et qui la résume. Ce résumé encyclopédique est lui-même le résumé de deux cent mille volumes qui se multiplient tous les jours sur toutes les connaissances humaines, et cela dans une langue triple, tellement riche en mots et tellement parfaite en construction logique qu’elle est à elle seule une science dépassant presque la portée d’une vie d’étude.
Une seule chose manque à cette civilisation par les lettres : l’art de la guerre. On le conçoit : la guerre, en elle-même, est une barbarie ; les philosophes et les lettrés chinois la réprouvent ; ils la considèrent comme un exercice criminel de la force brutale qui ne prouve rien et qui détruit tout. Semblables à nos quakers européens ou américains, ils se sont désarmés eux-mêmes sans réfléchir que, si la guerre offensive était un crime, la guerre défensive, qui préserve la famille, la patrie, la civilisation elle-même, était la plus énergique des vertus d’un peuple. Aussi ont-ils tout ce qui rend la patrie prospère au dedans et rien de ce qui la protège au dehors. C’est par là qu’ils périssent et qu’ils seront bientôt à la merci de l’Europe armée qui fait violence à leur empire. Nous ne sommes pas du nombre de ceux qui désirent que l’Europe armée fasse invasion dans cette ruche de quatre cents millions d’hommes ; quoi qu’en dise notre orgueil européen, cette invasion amènerait la plus grande destruction de traditions, d’antiquités, d’institutions, de législation, d’administration, de sagesse, de langue, de livres, de mœurs, de travail industriel dans la Chine, cette fourmi du monde, dont jamais le globe ait été témoin ! Et cela pourquoi ? Qu’avons-nous à leur porter en échange, que de l’opium et que la mort ? Nous avons reçu d’eux, en science, en arts, en industrie, la soie, la porcelaine, la poudre à canon, le gaz, l’imprimerie, le papier, les couleurs, la boussole, importations récentes en Europe, sans date en Chine. Nous leur reporterions en instruments de ruine ce que nous en avons reçu en instruments de civilisation et de progrès. Respectons cette agglomération d’hommes innombrables, laborieux, et relativement sages, que les siècles eux-mêmes ont respectée. Le nombre ne prouve rien, dit-on ; on se trompe : trois ou quatre cents millions d’hommes vivant, multipliant, pensant, travaillant au moins depuis vingt-cinq siècles sur le même point du globe, attestent, dans la pensée et dans les lois qui les maintiennent en société, un ordre que nous ne connaissons pas en Europe, et que l’Amérique seule pourra peut-être présenter un jour à nos descendants, si le principe de la liberté républicaine est aussi civilisateur et aussi conservateur dans l’avenir que le principe de l’autorité paternelle. Ce principe moderne de la liberté républicaine, où chacun est le gardien de son droit par le respect spontané du droit d’autrui, paraît le chef-d’œuvre de la civilisation future au-delà de l’Atlantique. L’Amérique alors serait destinée à faire le contrepoids de la Chine ; les deux hémisphères auraient deux principes en contraste, et non en hostilité, dans l’univers : la paternité en Chine, la liberté en Amérique ; ici le fils, là le citoyen ; principes tous deux féconds en moralité, en devoirs et en prospérité pour les différentes races humaines.
Quant à nous, Européens, qu’avons-nous à représenter que l’inconstance, les versatilités, les courtes grandeurs, les chutes profondes, les progrès rapides, les décadences soudaines, les péripéties éternelles de principes contraires et de mouvements sans repos ? Nous sommes grands et ils sont sages ; nous jouons le drame héroïque, intéressant, instructif, quelquefois lamentable, sur la scène des siècles ; nous emportons les applaudissements de la postérité, mais nous disparaissons, et ils demeurent. Le génie est plus jeune chez nous, la sagesse est plus vieille chez eux : sachons nous connaître.
Je n’ai pas parlé encore ici de la littérature purement littéraire de la Chine ; je n’ai parlé que de sa littérature morale et politique : pourquoi ? J’y reviendrai, mais je vais vous le dire en deux mots : c’est que, à l’exception de leur histoire, la littérature de la Chine est pauvre et médiocre ; ils n’ont que de la raison et peu d’imagination. Ils n’ont point de poème épique ! Qu’est-ce qu’un peuple qui n’a point de poème épique au seuil de sa littérature et de son histoire ? C’est un paysage qui n’a point de ciel ; c’est un temple qui n’a point de mystères ; c’est un jour qui n’a point de songes dans sa nuit ! Les Indes ont deux poèmes épiques dans le Râmayana et le Mahâbhârata ; la Grèce en a deux dans l’Iliade et l’Odyssée ; les Hébreux en ont cent dans la Bible ; la Perse en a un dans le Scha-nameh ; l’Arabie a son Koran ; Rome a son épopée dans l’Énéide ; l’Italie moderne a trois grands poèmes dans ceux du Dante, du Tasse et de l’Arioste ; l’Allemagne en a un dans les Niebelungen ; l’Espagne en a un dans le Romancero du Cid ; le Portugal en a un dans l’œuvre du Camoëns ; l’Angleterre dans celle de Milton. La Chine et la France n’en ont pas encore ! Est-ce la faute du génie, est-ce la faute du temps ? Ce n’est peut-être pas une infériorité, mais c’est un malheur. La France le compense par mille chefs-d’œuvre d’imagination et de raison ; son génie a plutôt les formes du drame, parce que ce génie est surtout en action.