(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Charles Didier » pp. 215-226
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(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Charles Didier » pp. 215-226

M. Charles Didier21

I

Si M. Charles Didier était un débutant littéraire, on pourrait croire, de sa part, à une petite spéculation d’auteur, exploitant, au profit de son livre, ce nom d’Italie si populaire à cette heure et qui pare aujourd’hui le titre du sien. En lisant au front de son volume ces mots : Les Amours d’Italie, on pourrait supposer qu’il a saisi, avec l’ambition très-peu scrupuleuse du succès, cette misérable bonne fortune d’occasion qu’un goût très-élève dédaignerait ; mais quand il s’agit de M. Didier, il est impossible d’avoir cette pensée.

M. Charles Didier n’a point attendu les dernières circonstances pour écrire de l’Italie et sur l’Italie. Son intelligence s’est toujours tournée avec amour vers ce pays. Il a publié autrefois un livre qui eut son retentissement et qui s’appelle Rome souterraine. Historien, antiquaire, romancier, — car M. Didier veut être tout cela, — l’auteur des Amours d’Italie n’est donc pas sorti de ce qui fut à toute époque sa voie de préoccupation et d’étude. Dans son âge mûr comme dans sa jeunesse, il est resté fidèle à l’Italie. Malheureusement, l’Italia fara dà se n’est pas plus vrai en littérature qu’en politique. En littérature, l’Italie ne dispense pas d’avoir du génie quand on parle d’elle, et quand il n’y a qu’elle dans un livre, elle ne saurait donner à ce livre l’intérêt que le talent créé, car le talent seul fa dà se !

Non que M. Charles Didier manque de talent… ce n’est point là notre pensée, pas plus que ce ne serait la vérité. Mais son talent, que nous détaillerons tout à l’heure, et pour nous servir d’un mot dans le genre de son titre, n’est pas un talent d’Italie. L’Italie qu’il aime et qu’il a longtemps habitée ne l’a pas pénétré de son génie ; elle ne lui a pas doré l’esprit de son rayon. Il n’a pas été perméable aux influences de ce pays préféré, quoique de grands observateurs prétendent que les êtres ardemment aimés infusent de leur âme à ceux qui les aiment.

Intellectuellement, l’auteur des Amours d’Italie ne s’est pas italianisé… Sa nature forte, mais épaisse, a résisté et ne s’est pas fondue à l’air transparent que ne respirèrent jamais impunément, même les Barbares… Il a été moins heureux que Beyle, Beyle l’esprit sec et cruellement positif, le Voltairien, l’Américain, l’anti-poétique, et dont cette magicienne d’Italie avait fini par faire… l’auteur de La Chartreuse de Parme, avec le droit d’écrire sur son tombeau : Ci-gît Henri Beyle, le Milanais. M. Charles Didier est resté Français, et de quelle province ? Et cela frappe d’autant plus qu’il essaye aujourd’hui de jouer au Boccace, et que ses Amours d’Italie, qui sont de bien grandes fatuités, ont l’audace de rappeler le Décaméron !

II

Mon Dieu ! oui, rien moins que Boccace. Arrivé aux dernières lignes de son ouvrage : « Ainsi finit, dit M. Didier d’une façon toute boccacienne (le mot y est, nous ne l’inventons pas), ce Décaméron (le mot y est encore) raconté en un tour de soleil, à huit mille pieds au-dessus de la mer. » Or, que veulent dire ces huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, sur lesquels, à plusieurs places de son volume, le nouveau Boccace de l’Italie au dix-neuvième siècle revient avec une véritable puérilité d’insistance ? Serait-ce, par hasard, un piédestal mieux en vue pour sa modestie ? Non pas ! Mais c’est qu’en effet ces huit mille pieds sont la hauteur du théâtre où se racontent ces histoires.

Un jour la tempête, l’avalanche, l’orage, toutes ces vieilles choses classiques décrites vingt fois, et que M. Didier, en les décrivant une fois de plus, n’a pas rajeunies, ont retenu toute une société de voyageurs au couvent du Grand-Saint-Bernard, dans les Alpes. Il y a là une comtesse polonaise, un gentilhomme portugais, un prince russe, un colonel suisse, un conseiller aulique allemand, un abbé espagnol, un géologue suédois, un agronome hollandais, un commerçant de Boston, un touriste anglais, et enfin (quelle jolie et patriotique manière de représenter la France !) un commis-voyageur français ! C’est un échantillon du monde entier, du monde civilisé du moins. Dans ce loisir d’une halte forcée au couvent qui leur a servi de refuge, la comtesse, qui est la seule femme de la troupe et qui s’en croit la reine, d’après l’antique loi de la galanterie française imposée à l’Europe, et dont M. Didier nous a modulé les derniers marivaudages, la comtesse ordonne à ces messieurs de raconter chacun son histoire, sous l’expresse condition cependant que cette histoire sera une histoire italienne, ayant sa scène en Italie. Telle est la combinaison première et fondamentale du livre de M. Didier.

Certainement elle ne lui aura pas coûté des efforts de tête bien formidables. Rien de plus simple, dans le plus mauvais sens du mot, et, comme vous le voyez, de plus vulgaire, que le prétexte à conversations et à récits, découvert par l’auteur des Amours d’Italie, et qui n’a d’autre originalité de détail que ces huit mille pieds innocents au-dessus du niveau de la mer dont M. Didier paraît si aise et presque si fier. Qui sait ? le vertige prend à ces hauteurs. Après s’être cru un Boccace, M. Didier se croit peut-être le Humboldt de la nouvelle pour avoir perché les siennes aussi haut. Dans ses Amours d’Italie, M. Charles Didier n’est, en effet, qu’un faiseur de nouvelles qui a voulu relier des récits divers les uns aux autres dans l’encadrement d’une forme romanesque déterminée, mais ce qu’il a trouvé est, en vérité, par trop facile et par trop chétif. Je sais bien que les grands faiseurs de nouvelles, que ce Boccace, qu’il a osé rappeler, que le Bandello, que Cervantès, se sont toujours montrés assez indifférents à la manière dont ils amenaient leurs récits, ne se préoccupant que de l’intérêt du récit même ; mais au dix-neuvième siècle, avec les accroissements que le temps apporte aux littératures, il n’est plus permis de faire si bon marché des nécessités de la composition, devenues de plus en plus impérieuses. L’art a maintenant des obligations qu’il n’avait pas, — du moins au même degré, — au temps de Cervantès, du Bandello et de Boccace.

Après Balzac, qu’il faudra citer ici bien longtemps et pour tant de choses, après Balzac, qui, lui aussi, a fait entrer, et Dieu sait avec quelle habileté, quel tact, quelle soudaineté préparée, quelle science de composition supérieure, des récits, des romans entiers dans des conversations, il n’est plus permis de s’en tenir à des rubriques aussi lâchées, à des artifices de mise en scène aussi élémentaires et aussi usés que les rubriques et les artifices de M. Didier. On a tout faussé par des images. Un livre de récits qui se suivent n’est point un collier, quoique, même dans un collier, le fil qui passe à travers les perles doive être tout ensemble solide et fin… Ou M. Charles Didier devait publier ses récits d’aujourd’hui sans les lier entre eux et sans leur demander l’effet d’ensemble qui est le but le plus élevé de l’art, ou, les liant et voulant les ployer et les embrasser dans une unité qui les contienne et les concentre, il était tenu, de rigueur, à nous donner un livre bien autrement construit que celui qu’il nous a donné.

Du reste, en restant dans la comparaison que la Critique qui tient à s’entendre avec elle-même ne peut accepter, si nous n’avons pas le fil du collier, avons-nous du moins les perles ? Eh bien ! pour mon compte, je ne le crois pas. Excepté deux histoires, parmi ces histoires, et surtout une, qui me paraît un vrai chef-d’œuvre, dû à mieux et à plus que du talent, c’est-à-dire à des circonstances d’esprit très-particulières et sur lesquelles je vais revenir, il n’y a rien dans ces Amours d’Italie qui puisse classer grandement leur auteur. C’est du détritus littéraire tel qu’il en tombe depuis trente ans de cette littérature qui s’écaille comme un vieux tableau, et dont il ne restera pas dans vingt ans un atome que le vent ait la peine d’enlever. Tout sera parti ! L’Oubli a le dos bon. Il emporte aussi bien les choses lourdes que les choses légères, et M. Didier est un lourd qui ne donnera pas à cet Oubli plus de mal qu’un autre pour l’emporter. C’est un esprit de bon sens, mais de gros sens ; de main rude, de force réelle, mais commune, qui a du tempérament et quelquefois de la chaleur, mais sans aucune délicatesse, sans aucune nuance et sans aucune imagination dans le style, ce Boccace à revers… Ah ! Boccace, l’autre Boccace, c’est-à-dire le vrai, est, lui, l’imagination la plus italienne qui ait jamais existé parmi les plus fines imaginations d’Italie, ces rosés de l’Arno ! Fleur intarissable de fraîcheur et de parfum, dont La Fontaine fut l’abeille, Boccace est une imagination d’une telle légèreté, dans le sens de l’air et de la lumière, que La Fontaine, son imitateur, le buveur en cette coupe diaphane, que notre incomparable La Fontaine, malgré ses dons souverains de grâce et de langage, semble grossier dans sa gaieté charmante, quand on entend son rire gaulois et qu’on le compare au sourire éthéré de la fantaisie de Boccace !

III

Certes, c’est de toutes les maladresses la plus malheureuse, si ce n’est pas la plus malheureuse de (toutes les prétentions, que d’avoir prononcé ce nom de Boccace à propos de ces Amours d’Italie, sans idéalité et sans fini, sans fantaisie joyeuse ou sereine, sans style enfin ; sans tout ce qui fait de Boccace le (conteur italien incomparable ! Les Amours de M. Didier ne sont d’Italie que parce que la scène de ces amours se passe en Italie, mais quelle Italie ? L’Italie lieu commun, celle-là qu’il faut traverser pour arriver à l’Italie intime, à l’Italie vraie et profonde, à (celle-là qu’on n’apprend, disait lord Byron, qui l’y avait étudiée, que quand on s’est assis à son foyer pendant des années. Dans celle-là, il n’y a pas que des brigands qui épousent des marquises et qui fusillent des carabiniers du Pape ; il n’y a pas que des Carbonari et des Francs-Maçons, et de la police et des révolutions, et des moines violeurs et des événements à la manière noire d’Anne Radcliffe ou de Mathurin. Tout cela est estampe de chambre d’auberge, et c’est là qu’il faut le laisser ! Tout cela est la défroque pittoresque et littéraire de l’Italie, haillons en poudre qu’une main distinguée ne touche plus et dédaignerait de remuer, mais sous lesquels l’œil fin aperçoit des réalités sociales et individuelles de l’intérêt le plus attachant et le plus vif, — comme celles-là, par exemple, que, dans sa Chartreuse, Beyle a su peindre avec génie, mais qu’il n’a pas épuisées. Il en reste encore aux observateurs. M. Didier ne s’en est pas douté. Dans les dix nouvelles, c’est-à-dire dans les dix Amours de son recueil, on cherche une figure lombarde, florentine ou romaine, une figure italienne, n’importe où, qui ait la vie de cette Gina de la Chartreuse, la Monna Lisa d’Henri Beyle, qui, à elle seule, vous apprendrait tout un pays !

Mais M. Charles Didier n’a point de ces touches. Il a de l’invention dans les faits, mais on est plus poëte en découvrant et en peignant ce qui est dans la société ou dans la nature qu’en inventant des événements et leurs tintamarres de complications. Ajouter des faits à des faits, ce n’est pas plus de l’imagination que d’ajouter des zéros à des zéros. Le premier venu est taillé pour cette besogne-là. Dramaturge peut-être de vocation inécoutée, transporté dans le roman, qui est l’histoire des nuances, M. Didier s’y conduit… comme un dramaturge. Qu’il aille faire de l’Italie à la Porte-Saint-Martin ou à l’Ambigu, il pourra là trouver, dans ces grands bouges intellectuels, des gens qui disent : « Comme c’est ressemblant, cette Italie ! » Mais ailleurs, non ! M. Charles Didier a quelque chose de robuste et de vulgaire dans le talent qui conviendrait, je crois, très-bien au mélodrame, mais c’est cela précisément ce qui l’empêchera toujours de peindre ressemblant et même de bien comprendre cette délicate, subtile et molle Italie, qui n’est pas qu’ardente et que violente, comme on le croit, et qui, n’en déplaise à messieurs les égalitaires, est au fond la plus aristocratique des nations !

On dirait même que cette vulgarité qui l’empêtre et l’empêche, M. Didier en a conscience, car il fait tout ce qu’il peut pour y échapper ! Il rit, il plaisante, il interrompt ses récits, aux moments les plus pathétiques, par de la causerie, par un dialogue qui veut étinceler, qui veut retentir, qui veut couper. Mais, hélas ! rien n’étincelle, ne retentit et ne coupe. En vain, comme cet Allemand qu’on cite toujours, saute-t-il par toutes les fenêtres pour se faire vif. S’il ne se rompt pas le cou à ce jeu, il se donne à la fois au moins quatre entorses. C’est là l’infortune de son talent et de sa volonté. Et on le conçoit. N’est pas plaisant qui veut l’être. La plaisanterie est le plus difficile et le plus charmant des mouvements de notre pensée, parce qu’il est le plus inné, le plus involontaire !

L’auteur des Amours d’Italie n’est pas né plaisant, et, affreux spectacle ! il s’acharne à l’être : mais, ne l’étant point en son nom personnel, il nous charrie des plaisanteries qui traînent sur toutes les routes de la conversation, des arrière-trains de plaisanteries. Par exemple, les noms polonais sont des éternuments. C’est plus vieux, cela, que l’émigration polonaise. Il en a bien d’autres, de ces mots-là. Il a aussi des anti-élégances : « Je suis trop poli pour vous démentir », fait-il dire aux personnages des belles compagnies qu’il invente. Dans Les Aventures de Bianca, il se croit ironique comme Voltaire, parce qu’il se moque de la vraisemblance, de nous et de lui-même, avec un entassement d’événements impossibles et en nous ouvrant sous le nez trente-six tabatières à surprises. Par parenthèse, c’est là qu’il parle, je crois, à propos d’un apothicaire, « du harnais de la thérapeutique », et voilà comme il porte, lui, le harnais de la légèreté, cet étrange faiseur de Décamérons !

IV

Il est donc évident qu’il n’est point un Boccace, qu’il n’a aucun des dons exquis de ce roi des conteurs dont le style tient de la musique et l’imagination de l’arc-en-ciel. M. Charles Didier est un conteur à événements qui a l’habitude de la plume, mais il n’a jamais eu, ce prosateur, d’étoffe ferme et étoffée, dans l’imagination ou dans le style, ni les enchantements passionnés ou rêveurs, ni les belles indolences d’attitudes ou les vivacités éprises, ni les grâces armées et désarmées de la causerie ou du récit, ni les gaietés d’alouette dans un ciel heureux, ni les mélancoliques lenteurs des cygnes sur les bassins tranquilles, que doivent avoir, pour réussir dans la pensée et le langage, les peintres ou les poètes des Décamérons ! Les Amours d’Italie, ce titre qui faisait rêver, ne fera plus rêver personne quand on saura qu’ils ont été écrits par M. Charles Didier, l’ancien écrivain de la Revue indépendante, comme ils auraient pu l’être par un feuilletoniste de l’école de M. Alexandre Dumas. Livre médiocre, pavoisé d’un titre qui se retourne contre le livre, car il est attirant comme une séduction et il vous dupe comme un mensonge, — livre médiocre, excepté pourtant en deux histoires dont j’ai parlé déjà, et qu’après mes sévérités de critique il est juste et doux de signaler.

L’une de ces histoires est celle du pauvre lieutenant Palmerino, qui est véritablement très-belle et très-touchante, très-contenue et très-émue, mais qui n’est pas l’égale de l’autre histoire, dans laquelle M. Charles Didier, pour lu première fois de sa vie, a montré une portée, une netteté et un talent qu’on ne lui connaissait pas. Conviction parfois vaut génie, et ici le génie lui-même n’eût pas mieux fait, ni plus élevé, ni plus droit, ni plus pathétique que cette magnifique histoire où toute l’âme d’un homme a pesé et qui s’appelle : Une Conversion ! On dit qu’elle est l’écho d’un autre. On dit que M. Charles Didier, longtemps philosophe, est passé de la philosophie aux idées chrétiennes. Toujours est-il que l’histoire en question est une profonde glorification des institutions catholiques. C’est la confession d’un pasteur protestant qui devient un prêtre de l’Église romaine, sous le coup des malheurs dont il est cause et de ses remords. Il a aimé la sœur de la femme qu’il devait épouser, et cet amour adultère, admirablement raconté, est, de sentiment et de circonstance, un des récits les plus poignants et les plus attendrissants tour à tour. La passion y parle encore une langue brûlante, mais purifiée.

Seulement l’originalité et le sens de ce petit roman, digne d’être publié à part, ne sont pas dans la passion criminelle du pasteur protestant et dans les détails de sa chute ; ils sont dans la situation de cet homme supérieur, dont le cœur est dévoré, les sens enivrés, mais dont, malgré ces tumultes, la haute raison touche au génie, et qui succombe, entraîné par la nature humaine, parce que son Église, à lui, ne l’a pas gardé, en faisant descendre dans sa vie la force de l’irrévocable ! Jamais la question du mariage du prêtre et des épouvantables conséquences individuelles et sociales dont il est plein n’a été éclairée d’une lueur plus pénétrante et plus belle. Jamais l’art et la passion du conteur ne se sont unis à plus de profonde vérité. La vérité ! Ah ! les hommes ne sauront jamais ce qu’elle leur rend quand ils se donnent à elle ! Elle brûle l’ancien phénix qui souvent, hélas ! est un autre oiseau qu’an phénix, et elle en crée un dans ses cendres !