Henri Heine
I
Il y a un certain nombre d’années déjà que la première partie d’une Correspondance de Henri Heine (complétée en 1877) a été publiée, et, il faut en convenir, ces deux premiers volumes de Correspondance ne grandissaient pas Henri Heine comme talent et le diminuaient comme caractère. Aussi une voix (celle de la veuve du poète allemand) s’éleva-t-elle contre cette Correspondance indûment publiée, qui déshonorait ou du moins qui n’honorait pas assez la mémoire de l’homme dont elle portait le nom. Le cri perçant jeté par madame Heine n’était rien moins que la menace d’un procès contre des éditeurs sans droit, prétendait-elle, — lesquels, eux, ont répondu tranquillement qu’ils avaient droit et n’avaient nulle peur du procès… Or, depuis cet altercas dont les tribunaux devaient connaître, le silence s’est fait sur la chose. L’affaire se serait-elle arrangée ?… C’est là ce que nous ignorons. Mais ce que nous savons, c’est que c’était là une bonne occasion pour les batteurs d’œufs de cette omelette soufflée qu’on appelle l’actualité de reparler de Henri Heine, dont, sans cela, je vous en réponds ! ils ne diraient jamais un mot. Henri Heine ! Qu’est-ce, pour eux, que Henri Heine ? La première cocotte à cheval, au bois, et même le cheval sans la drôlesse dessus, les intéresse bien plus qu’un homme de génie mort il y a déjà trente ans, et dont la gloire, comme toutes les gloires, dans ce plat monde de bavarderie superficielle, n’est plus qu’une silencieuse momie.
Mais nous qui méprisons l’omelette soufflée et qui avons donné l’asile de ce livre à la littérature, — cette reine exilée, — nous voulons parler aujourd’hui de Henri Heine, et, qui sait ?… peut-être de manière à désarmer et à faire accepter sans horreur l’idée d’une publication qui a blessé en madame Heine des susceptibilités très nobles, mais qu’il aurait été plus digne du génie de son mari de ne pas écouter. Le génie de son mari, voilà ce que devait voir exclusivement madame Heine, parce que, dans le jugement de la postérité, Henri Heine, comme tous les poètes, ne comptera que par son génie, lequel ne sera pas détruit par une correspondance privée, même écrite sans talent, ce qui, pour un homme comme lui, serait le tort suprême. Qu’importent, en effet, les quelques lettres en déshabillé qu’un homme fatigué écrit, entre le Reisebilder et l’Intermezzo, par exemple, à un éditeur ou à un ami, — ne confondons pas ! — dans lesquelles il laisse voir les muscles de sa face irrités et crispés par la vie, par la vie cruelle et bête (elle est ainsi toujours pour les êtres supérieurs), et à laquelle, en certains moments, il veut à tout prix, et même à vil prix, s’arracher ! Son vrai visage n’est pas là ; il est dans ses œuvres. Qu’importent ces laideurs morales passagères chez les poètes, où tout est de passage ; chez les poètes, ces innocents coupables lorsqu’ils sont coupables, pour qui, en raison même des facultés qui font leur génie, la liberté humaine est moins grande que pour les autres hommes dans ce malheureux monde tombé ! Et la responsabilité aussi.
II
C’est qu’en réalité, — au fond, — Henri Heine n’est qu’un poète, et que, comme tous les poètes, il porte dans la vie morale des impuissances particulières à ces enfants terribles et charmants. C’est un poète, et, de plus, un poète du xixe siècle, de tous les siècles celui-là certainement qui protège le moins ses poètes contre eux-mêmes et les difficultés ou les convoitises de la vie. Le xixe siècle, que j’aurai l’insolence réfléchie d’appeler, malgré les positivismes qu’il invente et les prétentions qu’il affecte, le siècle du scepticisme absolu, du touche-à-tout philosophique, — et de l’écroulement de tout sous ses mains toucheuses, — n’a pas la cuirasse d’une seule conviction à lacer sur le sein nu et délicat de ses poètes… et Heine en a fait l’expérience. Né juif, devenu protestant, mais ne croyant pas plus au judaïsme qu’au protestantisme, d’un pays où les châteaux de cartes philosophiques se succèdent avec la plus volubile rapidité et où chacun d’eux ne dépasse pas un équilibre de plus de quinze ans, il a joué avec ces petites constructions. Mais, comme un enfant vigoureux qui s’ennuie de ces grêles amusettes et qui s’en retourne à la récréation en plein air, il a fini par jeter le jeu de cartes sous la table et il est retourné, sans foi ni loi, à la Sensation, qui a décidé de sa vie ; — car Henri Heine est le poète de la Sensation, du Doute et de l’Impression personnelle, comme, du reste, le plus grand du χιχe siècle, l’auteur du Childe Harold et du Don Juan. Les gens sans pensée qui picorent sur des mots, ont appelé Heine une âme païenne parce qu’il a fait jouer dans le diamant de son imagination réverbérante quelques formes du monde antique, mais il n’était pas plus païen que chrétien et que juif. Le judaïsme et le christianisme, et par ce mot de christianisme entendez le catholicisme, — les idées protestantes étant tout ce qu’il y avait de plus antipathique à l’esprit de Heine, — le catholicisme donc et le judaïsme avaient laissé également en son âme des impressions superbes qu’il a superbement exprimées, quitte à s’en moquer une minute après ! Car l’enthousiasme et l’ironie étaient les deux boulets ramés, l’un brûlant, l’autre froid, de son genre de génie, — l’enthousiasme, qui ne dure pas ! l’ironie, qui revient toujours !
L’ironie ! Ordinairement, elle pousse tard chez les hommes. C’est une fleur amère d’arrière-saison. Mais chez Heine, phénomène étrange ! elle naquit sur la même branche que la rose pourpre de l’enthousiasme et la rose rose de la tendresse, — troisième rose, mais empoisonnée comme la fleur — rose aussi — du laurier. Lord Byron ne se prit à rire de ce rire dans lequel tremblent les larmes qu’on renfonce et qui vous retombent des yeux dans le cœur, que dans Beppo, l’un de ses derniers ouvrages, et dans le Don Juan, son chef-d’œuvre inachevé, plus grand que toutes les choses qui aient jamais été finies ! Heine, lui, s’y prit plus tôt. Il dut être ironique, enfant, même avec sa bonne ou avec sa mère ; ironique et tendre, comme il le fut plus tard avec les femmes qu’il aima. Mais le citron, d’abord délicieux aux jours de la jeunesse heureuse, devint, sous les trahisons de la vie, d’une acidité presque cruelle à travers la suavité des plus purs sorbets. Depuis les petits poèmes de l’Intermezzo — qui, justement, font l’effet de sorbets exquis servis dans le dé de cristal des fées, et qui ont tous cette goutte d’ironie qui relève toutes les saveurs, hélas ! en les rendant mortelles, — jusqu’à ses autres poèmes d’une concentration moins profonde et jusque dans les pages les plus sérieuses de ses ouvrages en prose, Henri Heine a toujours mêlé à tout ce qu’il a écrit une ironie… est-ce divine ou diabolique qu’il faut dire ? car elle nous fait volupté et douleur ; autant de bien que de mal en même temps. Et c’est si fort et si habituel dans Henri Heine, que si, comme M. Taine, par exemple, j’avais la manie d’expliquer les esprits par une qualité première, j’expliquerais tout Henri Heine par celle-là. Seulement, qu’on se rassure ! Pour ma part, je n’ai jamais cru à ces facultés ogresses qui mangent toutes les autres, et ma notion de la Critique est un peu plus complexe que celle d’un faiseur de paquets qui emballe et ficelle toutes les facultés d’un homme dans une seule, sur laquelle il campe une étiquette : « Imagination ! paquet Shakespeare ! Enlevez et roulez ! » C’est par trop conducteur de diligence, cela ! Henri Heine n’est pas plus une seule faculté que Shakespeare. Il est varié, ondoyant, contrasté, ayant dans sa tête une hiérarchie de facultés qui s’accompagnent, se tiennent, fondent leurs nuances comme l’arc-en-ciel, et non pas une grande faculté solitaire qui se dresse, pyramide isolée, dans le désert de son cerveau.
III
Je l’ai dit, c’est le poète moderne par excellence, — l’excellence du mal de ce temps. Absence de conviction tout caprice ! Pour faire le génie de Henri Heine, combien a-t-on broyé d’esprits ?… Il est Allemand et il est Français ; il est ancien, renaissance, et moderne surtout, — et de la dernière heure du xixe siècle, — ayant passé à travers toutes les idées, tous ces cerceaux d’or qui n’ont que des fonds en papiers-chiffe et qu’il a crevés, en les emportant !
C’est un fils de Rabelais et de Luther, qui, les larmes aux yeux, marie la bouffonnerie de ces deux immenses bouffons à une sentimentalité aussi grande que celle de Lamartine. C’est un Arioste triste, aussi féerique et aussi délicieusement fou que l’autre Arioste, qui montait l’hippogriffe ! C’est un Dante gai, — cela s’était-il vu ? — exilé comme l’homme de Florence, mais qui a des manières de parler de sa patrie encore plus tristes que celles du Dante, sous cette gaieté, mensonge et vérité, qui lui étreint avec une main si légère et des ongles si aigus le cœur ! C’est un Voltaire, mais qui a une âme, quand Voltaire n’a que de l’esprit. C’est un Goethe, sans l’ennui de Goethe, le Jupiter Olympien de l’ennui solennel et suprême, qui l’a fait tomber cinquante ans comme une pluie d’or sur l’Allemagne ; sur l’Allemagne, cette Danaé de l’ennui heureuse, qui se jetait par terre pour le ramasser ! C’est un Hoffmann sans fumée de pipe, un Hoffmann qui met son fantastique dans le bleu le plus pur, dans les clairs de lune les plus blancs et les plus veloutés. C’est un Schiller idéal, moins l’odieuse philanthropaillerie. Et c’est enfin, pour trancher vivement sur tout cela, sur tous ces prismes qui composent son prisme, un Rivarol de métaphysique pittoresque, mais bien plus complet et bien plus étonnant que Rivarol.
En effet, arrêtons-nous ici. Une des originalités les plus singulières de Henri Heine, qui en a plusieurs, c’est la compréhension philosophique. Poète, c’est-à-dire tout le contraire d’un philosophe, il se joue dans la philosophie comme le dauphin dans la mer. Quelquefois (il a été kantien, hégélien, spinosiste), quelquefois il a porté, d’admiration, un philosophe sur son dos, comme le dauphin, de méprise, y portait un singe. Mais, comme le dauphin, il l’a toujours replongé, en riant, dans la mer… Lisez son livre de l’Allemagne ! Vous serez étonné. C’est merveilleux d’appropriation et d’entente. Jamais personne n’a eu, comme Heine, de ces façons spirituelles, imagées, poétiques, cavalières et impertinentes d’entrer dans la philosophie et… d’en sortir ! D’ordinaire, l’impertinence ne sait pas. La sienne sait. Il ne dit pas : Tarte à la crème ! comme le marquis. Il dit comment la tarte est faite, et il la jette par la fenêtre. Rivarol n’était qu’un métaphysicien pittoresque qui donnait du relief à l’abstrait. Mais Heine a ce don autant que Rivarol, et, de plus que Rivarol, la légèreté dans l’exactitude, la diaphanéité dans la profondeur. Dès qu’il en parle, il allège la philosophie. Elle ne lui pèse plus, ni à vous non plus qui le lisez, et véritablement il rappelle ces femmes qui ressemblent presque à des magies encore plus qu’à des magiciennes, et qui, malades de ces maladies nerveuses et mystérieuses comme l’utérus dont elles sont sorties, lèvent une table de marbre de l’extrémité de leurs doigts tournés en fuseau et la portent comme une corbeille de fleurs !
IV
Mais elles sont malades, et lui se porte bien. Jamais son intelligence n’est plus puissante que quand il enlève, à bout de bras, ces haltères philosophiques comme des plumes, et qu’il les casse, en les laissant retomber, comme des porcelaines qu’on ne recollera jamais plus. Qualité plus étonnante que les autres, que cette faculté philosophique, se retournant contre la philosophie, en cette ironique tête de poète ! Poète, il ne m’étonne jamais qu’il le soit. Il l’est toujours. Il l’est dans le rythme et il l’est hors du rythme. Il l’est partout, même dans les idées les plus erronées, qu’il a parfois, cet homme du temps ! Il l’était autant en prose qu’en vers. Il l’était (je l’ai vu une fois) et il devait l’être en parlant d’un morceau de fromage, comme disait le prince de Ligne de ce goujat de Rousseau, plus difficile à poétiser, certes ! qu’un morceau de fromage, et que le prince de Ligne (les princes ont toujours aimé les laquais), en disant cela, poétisait. Qu’il grandisse ou qu’il rapetisse les hommes et les choses, qu’il se trompe ou qu’il ait raison, Heine est poète comme on respire ; il est poète, et poète idéal… Je l’aime, mais je sais le juger. On juge sa maîtresse ; on juge son bourreau. — Et c’est même souvent la même chose !
Henri Heine, cet intuitif dans l’ordre des idées, qui en voit le néant et qui, de sa flèche railleuse, en traverse le vide ; ce divinateur de l’âme par le sentiment ; Henri Heine, ce prodige d’adorable esprit, a été aussi bête que Goethe (toujours Jupiter : la bêtise dans l’immensité !) quand il s’est agi de juger la France et les valeurs françaises. Il faut payer son droit à la frontière ! Rien de curieux en engouement, en niaiserie et en badauderie, comme les jugements de ce Heine, qui était pourtant démocrate, sur Louis-Philippe, le duc d’Orléans, Guizot, Thiers, madame Sand, Béranger, lesquels sont tous, sous sa plume inventive, des créations d’une grande beauté. Mais beauté terrible, qui soufflettera autant celui qui l’a faite que ceux pour qui elle aura été faite, cette beauté menteuse ! Quand on verra ces fausses grandeurs et toutes ces faiblesses, qu’on prit pour des forces à la lueur des paroles de Heine, ce sera un effet de renverse, et l’on jugera mieux combien ces gens-là sont petits.
Sans cette tache, je n’aurais qu’à louer dans les œuvres de Henri Heine, mais cette tache y restera. Seulement, en la voyant, on se dira que Henri Heine n’était, après tout, ni un historien, ni un critique, ni un jugeur d’hommes, et comme le poète est encore au fond de sa faute, il sera bien vite pardonné !
V
C’est que le poète, je l’ai dit, est la grande affaire, la grande réalité dont on doive se préoccuper quand il s’agit de Henri Heine, tellement poète qu’il emporte tout dans le tourbillon de sa création ou de son expression poétique. Je n’hésite point à l’affirmer, Henri Heine est certainement le plus grand poète que l’Europe ait vu depuis la mort de lord Byron, Lamartine excepté, et à sa gloire acquise, consentie, s’ajoute encore cette autre gloire de n’avoir pas pour le moment de successeur. À dater de Heine, de cet Allemand presque Français tant il s’était naturalisé parmi nous, la France n’a vécu que sur les vieux poètes qui existaient de son temps à lui et que la personnalité de son génie, à lui, effaçait, même de Musset, qui faisait songer à lord Byron, que Henri Heine ne rappelait pas. L’Allemagne n’a présentement personne qui puisse faire oublier son dernier enfant, et ce n’est, certes ! pas, en Angleterre, le mol Tennyson, le lauréat de la reine, le poète des élégances et des convenances anglaises, tout camélia blanc et rose thé, très digne d’écrire, comme un chinois, ses vers sur de la soie ou de la porcelaine, qui pourrait remplacer dans les imaginations le fantaisiste passionné d’Atta Troll, de La Mer du Nord, des Romanceros, du Livre de Lazare, le plus tendre, le plus rêveur, le plus blessé, le plus rieur des hommes, malgré ses blessures, et qui, comme les Douglas d’Écosse, mériterait de porter ce beau surnom : Au Cœur sanglant ! Tel est Henri Heine, dans sa gloire immuable. Tel est l’homme que la postérité verra plus dans ses œuvres que dans toutes les correspondances indiscrètes qu’un intérêt quelconque, fût-il fondé, dans un temps où l’on veut tout savoir, publiera désormais après lui. Il peut avoir des torts, cet homme !
Je lui en connais dans ses ouvrages ; il pourrait bien en avoir aussi dans sa vie. Mais qu’ils restent, ceux-là, entre lui et Dieu ! Avons-nous bien le droit d’en connaître ?… Poète en rapport direct avec le monde et l’Histoire par la poésie, il a fait œuvre de poète, il a fait œuvre de beauté. Faire œuvre de beauté, c’est la moralité des poètes ; car la beauté élève le cœur et nous dispose aux héroïsmes. Je ne sais pas si les fameux vers de Lamartine sont aussi vrais que hardis :
Et vous, fléau de Dieu, qui sait si le génieN’est pas une de vos vertus ?
Mais si nous mettions :
Et vous, charme de Dieu, qui sait si le génie, etc.
il me semble que j’en serais plus sûr.