M. Auguste de Chatillon
À la Grand’Pinte !
I
Voilà un mauvais titre ! Inexact, s’il n’est pas faux ! À la Grand’Pinte ! n’est plus que l’enseigne attardée et ne pendant plus qu’à un clou, d’un cabaret où l’on patoise et qui sera fermé demain ! La grand’pinte ! c’est là une mesure qui n’est plus de notre temps, un terme qui a cessé de faire partie du dictionnaire de nos mœurs ! Dans tous les cas, c’est là un titre beaucoup trop fort en gueule et en éclats de rire pour le recueil de poésies de ce nouveau poète, d’un nom si beau, — M. Auguste de Châtillon !
Sur le titre seul, en effet, ne dirait-on pas que ce livre est toute une beuverie à la Rabelais ou à la Saint Amand ? Et ce n’est pourtant qu’un simple recueil où, à trois ou quatre places au plus, le vin est vanté pour les raisons les plus mélancoliques qui puissent nous faire vanter le vin !… Allez ! M. Auguste de Châtillon, que je vous présente, n’est, Dieu merci ! d’aucune façon, un rabelaisien, un homme de franche lippée, un de ces rouleurs de futailles à qui les futailles le rendent bien ! Il n’est, ni naturellement, ni archaïquement, d’esprit gaulois. Malgré quelques détails de brocs d’étain sur des buffets bruns qu’on rencontre ça et là dans les encoignures de ses œuvres, il n’est pas et ne veut pas être à Olivier Basselin ce qu’André Chénier est à Simonide. Ce n’est pas plus l’ivrogne du bon vieux temps que l’ivrogne, pâle et convulsif, de ce temps-ci, le froid buveur de feu moderne, comme Edgar Poe, qui sombre dans l’ivresse pour fuir la vie, et comme Hégésippe Moreau, qui y trouve la mort. Il est d’une autre race de buveurs et de poètes, lui. Il n’est ni si gai ni si sauvage ! C’est un buveur doux, et triste, et rassis. Tout au plus ferait-il partie du club des Siroteurs, si nous étions en Angleterre. Il est parent de celui-là qui disait, mélancolique avec lui-même : « Quand une pensée ne vient pas, un coup de bon vin la fait venir, et quand elle est venue, un coup de bon vin la récompense ! »
Évidemment, chez ce M. de Châtillon, beaucoup de pensées, — celles-là que le cœur garderait, — sont venues sous l’action de ce vin, quoique, hélas ! trempées d’autre chose… et pour la peine d’être venues, le coup de vin qui récompense a peut-être souvent manqué… Eh bien ! qu’il y ait enfin une justice ! Je veux aujourd’hui le lui verser, ce coup de vin mérité, cordial et sincère. Je veux fortifier et réchauffer cette pensée d’un poète, qui, s’il a bu, je le crains bien, a bu surtout des larmes… de ces larmes qui restent longtemps aux yeux sans en tomber, qui coulent enfin et qu’on dévore. Il me semble que j’en ai senti l’amertume dans la douceur résignée de ses vers.
Oui, chose nouvelle et bien nouvelle ! la douceur résignée, soit dans la joie, triste joie ! soit dans la tristesse, voilà, par ce temps d’orgueil qui crie, l’accent profond et surmonté de cette poésie qui n’est pas ivre, même de douleur, quoique la douleur ait été véritablement sa grand’pinte ; tel est le fond de cette poésie qui a parfois peint, à la flamande, les murs du cabaret où la pauvre fille s’est assise et a bu un coup, pour se réconforter un peu et pour oublier cette misère de la vie. Il est des gens qui s’y tromperont sans doute, qui prendront le mur plein d’ombre pour l’homme qui s’y appuie, la matière qui se montre, en ces poésies, pour l’âme qui s’y cache, et le dessus pour le dessous. Il en est de ces fins connaisseurs d’à côté qui diront que M. de Châtillon est de l’école, violemment extérieure, des Matériels, surtout quand ils verront M. Théophile Gautier, dans une préface, mettre la main, — une main presque protectrice, — sur l’épaule du poète inconnu encore, comme si c’était l’un des siens ; et au contraire, M. de Châtillon est un Intime, et sous les descriptions dont il se surcharge, un Idéaliste, un Immatériel ! C’est un sentimental et un sentimental discret, et si discret qu’il oublie de mettre son nom à son épitaphe, car c’est son épitaphe que celle-ci, qui n’est celle de personne dans son recueil, et dans laquelle on rencontre de ces traits, révélation d’une muette destinée :
Arrête-toi, passant. Brève sera l’histoire,Et je ne te dirai rien que la vérité,Aucun récit banal de douleur. — Dans sa gloire,C’est un noble type arrêté.
Comme si pour cela il était besoin de mourir !
Es-tu capable et fort, mais es-tu sans fortune ?N’ayant rien, n’obtiens-tu rien, sans savoir pourquoi ?…Sa tombe doit avoir un intérêt pour toi :Il n’eut, comme toi, chance aucune.
Entendez-vous ? Comprenez-vous le ton simple, abandonné, humilié, qui n’est plus fier, mais qui est noble encore, de cette poésie, poignante et douce ?… Aimez-vous, comme nous, ce cœur saignant qui s’est essuyé, ce que M. Théophile Gautier ne ferait pas, s’il pouvait saigner, ni personne de cette école qui voudrait dorer l’or et blanchir le lis, et qui laisserait tout ce vermillon couler avec faste, tandis que le poète, en M. de Châtillon, a la pudeur d’essuyer sa blessure et ne tache plus les choses qu’il touche que du rose d’un sang épuisé, qui fait bien plus de mal à voir que s’il était couleur de pourpre !
II
Mélancolique qui n’a pas perdu d’Elvire, comme M. de Lamartine, M. de Châtillon n’en est pas moins de la famille des Souffrants, « pour leur grande ou délicate manière d’être »
, comme dit Henri Heine, avec tant de profondeur, et qui sont les grands Élégiaques. M. de Châtillon est dans la poésie contemporaine un Chevalier déshérité, comme Hégésippe Moreau y est un Bohême. Seulement, cet Ivanhoë de la poésie, ce chevalier de la race des premiers Croisés, porte une autre croix que ses ancêtres. Il porte la croix de la vie moderne sans la rejeter et sans la maudire, et il est plus calme, ce fils des preux, qui a tout perdu, fors l’honneur, et qui, par la poésie ou l’art, rentrera peut-être quelque jour dans l’héritage de gloire des ancêtres, il est plus calme que ce va-nu-pieds d’Hégésippe, qui n’a jamais rien eu que ses beaux pieds nus de pasteur grec. Vous vous le rappelez ? Ce Mauvais Garçon voulait brûler Paris et jouait avec une torche :
… Ma jeunesse engourdiePourra se réchauffer à ce vaste incendie !
M. de Châtillon ne veut d’incendie que sur les bords de la coupe qu’il allume quelquefois, pour y boire l’illusion, dont la flamme légère est l’image. Pour lui, les rayons du soleil couchant, quand il va à Mortefontaine, lui refont son blason perdu, son blason de gueules à trois pals de vair, au chef d’or, et j’aime jusqu’à cette Mortefontaine, harmonie de plus dans cette mort de toute splendeur, qui est maintenant la vie du poète ! M. de Châtillon, comme un vrai poète, se console de tout avec le soleil ! Consolation qui n’est jamais complète, et c’est son charme, — un homme consolé est presque aussi plat qu’un homme heureux, — résignation plutôt, chose que je ne vanterai jamais assez, tant elle est rare, et dont le poète est doué en M. de Châtillon, comme s’il avait été élevé auprès du rouet de quelque bienfaisante Fée pauvre !
Et il l’a été en effet, pour penser, ce fils d’hommes armés, avec ce désarmement de pensées :
Je ne demande rien en somme,Ne flattant pas, on le sait bien…Ma route est solitaire commeLa route où l’on ne gagne rien !………………………………..Et philosophe par contrainte,Ne trouvant pas le monde laid,Je n’y veux rien changer, de crainteDe le faire moins bien qu’il n’est !
Oui, telle est la corde vraiment humble trouvée par M. de Châtillon, et trouvée par le fait d’un naturel charmant, car M. de Châtillon n’est pas religieux, et c’est un reproche à lui faire, à ce sceptique des temps actuels qui a ajouté cette pauvreté à l’autre pauvreté, bien plus intéressante. Sa résignation n’a pas la beauté sévère d’une vertu, mais la grâce d’une amabilité :
Madame la Providence, Hélas !Je n’ai pas de chance.Si j’avais une maison,
Si j’avais une chaumièreSur les bords du lac d’Enghien,Un chalet, couvert de lierre,Je m’en contenterais bien.
Cette idée d’une maison qu’il n’a pas, ce poète de si grande maison, revient sans cesse dans les vers de M. de Châtillon et y produit les plus adorables rêveries. Il en est une entre autres trop longue, et trop arabesque pour qu’on puisse la citer dans tous les enroulements de sa fantaisie. C’est celle qui commence par la strophe :
Je veux décrire une merveilleIntéressant beaucoup de nous ;C’est une maison sans pareille,Comme il doit s’en bâtir pour tous.Je ne sais trop s’il y voit troubleOu si l’architecte y voit bien :Les plus riches paieront le double,Les pauvres, dit-il, presque rien !
Et la chose étant compensée,Je verrai donc des gens contents !J’applaudis à cette pensée,L’un des besoins de notre temps………………………………………
Suit la description de cette maison merveilleuse, description d’un lyrisme éclatant et d’une magnifique haleine ; et quand cette immense et étincelante bulle de savon est soufflée :
Tout étant prêt, je me hasarde !Et j’ai choisi mon logement.Une grande chambre en mansarde,Tendue en velours seulement.J’ai dit à qui pouvait m’entendreQue je serais là comme un roi :L’architecte vient de m’apprendreQu’on s’était bien moqué de moi !
Jusqu’ici ce n’est que du comique ; seulement c’est du comique avec des nuances délicieuses d’humour contenue : mais voici le vrai Châtillon, voici la Bonté qui met les larmes aux yeux à l’Ironie :
Du moins, je ne perds pas courage.Il faut se faire une raison…En me plaçant sur leur passageJe verrai ceux de la maison !Voir des heureux, c’est quelque chose !Se croire heureux est plus encor.Adieu ! maison à porte closeOuverte sur mon rêve d’or.
Et vous avez là toute l’originalité du poète, tout le neuf d’une manière inconnue. Ce n’est encore qu’un filet de voix, mais d’une voix à part et qui pourrait devenir quelque chose d’une simplicité bien divine, si le chanteur voulait oublier les solfèges par lesquels son pauvre filet de voix a passé.
III
J’ai dit que M. Auguste de Châtillon n’était pas de l’école des Matériels qui font feu de toutes pierres et de toutes couleurs dans la poésie contemporaine, orfèvres qui croient que des bijoux consolent de tout, comme leur honnête parent, M. Josse. Mais, s’il est sentimental par l’inspiration, — et un sentimental exquis, même quand il est gai, écoutez plutôt :
Vous voulez savoir la cause,La cause de ma douleurJ’ai frappé chez le bonheur,Et j’ai trouvé porte close.
Nous refrapperons, qu’importe !Le bonheur nous ouvrira !S’il résiste, on lui feraSauter les gonds de sa porte !
Oh ! ma peine est trop profonde,Plus de gaieté désormais ;J’ai perdu ce que j’aimais,Tout ce que j’aimais au monde.
Vous avez perdu, ma belle,Ce qui se retrouvera, etc., etc.
Il faut bien l’avouer, par l’exécution la plus générale de ses poésies, il touche aux Matériels. Il est descriptif et chaud dans la description, comme ils disent, et cela explique sur l’épaule la main sympathique de M. Gautier. Seulement, il y a plus que l’exécution, réussie en quelques endroits, à simplifier, à aériser, à diaphaniser partout, pour qu’elle soit plus digne de l’inspiration qui doit y descendre comme une haleine plus pure dans une flûte de cristal. Il y a plus que cette exécution à reprendre dans la poésie de M. Auguste de Châtillon, et ici je touche au point vif de son Recueil… Il y a une influence et une influence terrible dont il n’est pas le seul parmi les poètes à porter le poids et que je voudrais lui voir repousser.
Et c’est difficile, car c’est le poids du siècle, et le génie seul est assez robuste pour pouvoir rejeter ce fardeau… Dans tout poète, il y a deux choses : ce que Dieu y a mis et ce que le monde, dont nous faisons partie, y ajoute. Quand le monde est à l’Idéal, aux profondes convictions, aux grandes choses, l’influence du monde sur le poète ne détruit pas le don de Dieu, cette originalité délicate qui est à la pensée ce que la pureté est au cœur. Mais lorsque les grandes choses deviennent plus rares, lorsque les convictions fléchissent et que l’Idéal s’est abaissé, alors tout est menacé du chef-d’œuvre de Dieu dans le poète.
Or, pour rester dans l’ordre littéraire, qui oserait dire que le dix-neuvième siècle n’est pas arrivé à l’heure de l’abaissement dans l’Idéal ? Voyez ! à partir de 1830 et de ce romantisme qui avait donné des poètes comme M. de Lamartine, M. Victor Hugo, Alfred de Musset, et le plus pur de tous, M. de Vigny, qu’avons-nous eu pour succéder à cette génération poétique ? Nous, qui avons toujours accueilli avec joie et même avec tressaillement toute personnalité de poète qui a cherché à se dégager de la prose du temps, nous savons trop combien cette prose, qui monte toujours, a été puissante contre l’énergie des plus fiers instincts, révoltés pour lui échapper. Et si les hommes à regarder font trop de peine, regardez les choses, et dites, entre le Réalisme en art et en littérature et le Positivisme en philosophie, si l’Idéal peut encore tomber ! Eh bien ! à ce cruel moment, s’il naît dans le sang versé de son cœur, car c’est là toujours que les poètes naissent, une fragilité comme un poète élégiaque, une créature de bonté, de simplicité, de tendresse, doit-on s’étonner que son talent s’altère dans ce milieu qui pèse de toutes parts sur son inspiration première, et peut-on croire que cette fragilité inouïe puisse un jour, grâce aux conseils de la Critique, s’arracher à ce joug de l’Idéal abaissé ?
Et voilà justement ce qui est arrivé à M. de Châtillon ! Nous aimons à louer avec ferveur et sympathie, un talent très-réel, très-ému, très-naturel et aussi très-cultivé, mais il faut bien reconnaître que M. de Châtillon, triple artiste, peintre, sculpteur et poète, qui n’est pas un jeune homme sans expérience, et dont le début pour le public n’est pas un début pour la Muse, n’a pas su préserver un talent d’une inexprimable délicatesse des épaisseurs et des grossièretés de l’art de son temps. Il faut reconnaître qu’on est presque en droit de lui appliquer la jolie pièce des Pigeons qui ont fané, en volant bas, l’iris de leur plumage.
Cherchez des semblants de tourelles,Cherchez des semblants de donjons,Respectez plus vos blanches ailes,Volez haut, parmi les pigeons !
Lui, fait pour écrire toujours dans cette nuance que nous avons signalée, lui, le doux des doux, le résigné des résignés, dont la Muse aurait pu toujours ressembler à cette touchante image de Shakespeare, la Patience qui sourit longuement à la Douleur, a mieux aimé entrer à la Grand’Pinte et se verser du vin de cabaret de cette blanche main à laquelle on pardonne, car elle tremble, comme s’il savait que ce vin qu’il se verse n’apaisera rien de ce qui a soif dans son cœur. Lui, le déshérité, le souffrant par les plus nobles causes, se grime souvent en Mathurin Régnier, sans canonicat, et de sa voix fraîche d’amoureux, et de sa lèvre de framboise qui chantait, il n’y a qu’un moment :
La bouche rose,Grenade mi-closeOù mon amour est resté !
prononce maintenant en vers des arrêts de cette sagesse repue :
On voit toujours plus juste alors qu’on n’a plus faim !
Le vers n’est pas mauvais et il en est beaucoup de cette tournure en ces poésies de cabaret qui ont du relief et parfois de la bonhomie, mais où l’on trouve trop d’étudiant, de barrière, de saucisson et de vin à quinze. La Flandre de cette flamanderie est trop près de nous ! Cet Idyllique qui dépose de si pensifs bouquets de pensées dans un simple verre d’eau et qui a fait La Ronde de l’oiseau, un modèle de gazouillage, et La Ronde des jeunes filles, un modèle de folie virginale,
Il est un amandier rose,Un amandier rose et gris,Qui parle ! Chose sans prix,Le dire à peine si j’ose, etc.
méconnaît tout à coup le génie de l’Églogue, et ne fait plus que la bucolique utilitaire et bourgeoise des civilisations progressives qui mettent la ville à la campagne. Ah ! lui aussi, la mauvaise démocratie l’emporte, et il touche par là au Réalisme, cet idéaliste de sentiment. Il fait La Douleur du charretier ! et il associe ses bêtes à la souffrance de son âme, secret de nature surpris et que je ne blâme point encore. Mais il fait Le Tonnelier, L’Ouvrière, Le Chiffonnier ; il parle du propriétaire ! et c’est trop. Nous tombons dans les types populaires, usés, boulevardiens. De même, dans le Dimanche des Rameaux où tout est peint d’un ardent et vif mouvement de brosse, tout, excepté l’intérieur de l’église qui importait plus que le dehors, le poète va chanter la Mère Godichon, ce qui soulève… et fait penser que, si le pauvre et noble Dépouillé se souvient de son blason pourpré de gentilhomme, en regardant la pourpre et l’or d’un beau soleil couchant, les poètes ont aussi leurs blasons, comme les gentilshommes, leurs blasons qu’ils doivent toujours regarder !