Chapitre III. L’analyse externe d’une œuvre littéraire
Elle porte, nous l’avons dit plus haut, sur les moyens d’expression employés par l’auteur. Mais dès le début il y a une distinction très importante à faire.
Il existe des œuvres où l’auteur exprime directement ses émotions, ses idées, ses tendances. C’est le cas pour la poésie lyrique ou descriptive, pour les sermons, pamphlets, discours politiques, pour les ouvrages de théorie, etc.
Il en est d’autres, où, au lieu d’exprimer en son nom ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il désire, il prend pour intermédiaires des personnages qu’il fait parler et agir et derrière lesquels il semble parfois s’effacer et disparaître. C’est le cas pour la poésie épique, le roman, les pièces de théâtre, l’histoire, etc.
L’analyse des œuvres appartenant à cette dernière catégorie a un double caractère, un caractère mixte. Elle doit porter sur les idées, les sentiments, les tendances des personnages mis en scène ; elle est en ce sens interne ; mais, comme ces personnages sont ou bien créés de toutes pièces par l’auteur ou en tout cas interprétés et en une certaine mesure formés ou déformés par lui, comme ils servent de la sorte à exprimer la nature même et les conceptions particulières de l’auteur, l’analyse est en ce sens-là externe.
Appelons-la analyse mixte, et définissons-la en disant qu’elle consiste à chercher comment l’auteur a représenté la vie.
§ 1. ― Passons en revue les principales opérations que comporte cette analyse mixte.
Il faut d’abord faire l’examen du sujet traité. Est-il pris dans la réalité ou dans les vastes espaces de la fantaisie ? Est-il comique ou tragique, ou bien mêle-t-il les deux aspects de la vie ? A quelle partie de la société se rapporte-t-il ? Quelle est la nature des questions auxquelles il touche, etc. ?
A propos du sujet, il convient de ne pas oublier de se demander quelle est l’époque choisie par l’écrivain. Se plaît-il à rester dans les temps modernes ou à s’enfoncer dans le passé ? Ce n’est pas chose indifférente de savoir que Corneille pour ses tragédies puisa surtout dans l’histoire romaine et que Racine tira la plupart de ses pièces de la légende grecque ou de la Bible qu’Augustin Thierry s’enferma dans le moyen âge ; que Zola n’est pas sorti des mœurs contemporaines.
Après l’époque, le moment représentés, il est bon de constater quel est le pays, le milieu physique où l’écrivain s’est cantonné. En d’autres termes, il faut transporter son enquête du temps dans l’espace, déterminer le décor dans lequel évoluent les hommes et les choses.
Puis, c’est le tour des personnages. Quels sont-ils ? Hommes, femmes, enfants ? Jeunes gens ou vieillards ? De quelle condition ? De quel caractère ? Simples ou complexes ? Excessifs ou tempérés ? Élevés ou vulgaires ? Comment les grands seigneurs, les paysans, les bourgeois, les ouvriers sont-ils représentés ? Il faut ainsi envisager sous toutes leurs faces ces êtres imaginaires que le romancier ou l’auteur dramatique ajoute à l’humanité qui a vécu réellement. Il faut constater la façon dont l’historien ou le poète épique a compris et figuré les hommes des autres âges.
Et des données importantes apparaissent aussitôt. On s’aperçoit bien vite que la femme a été le sujet d’études favori de Racine et de Marivaux ; que V. Hugo a de préférence mis en lumière le plébéien ambitieux, sombre et fatal, comme Ruy Blas et Didier, l’enfant pour lequel il a témoigné une tendresse presque maternelle, le monstre, qu’il construit de pièces formant un contraste violent, témoin : Quasimodo, Triboulet, Lucrèce Borgia, Gwinplaine.
Vient après cela l’intrigue, l’action, c’est-à-dire la suite et l’enchaînement des événements où les personnages sont intéressés. Est-elle le principal, comme il arrive dans un roman d’aventures à la façon d’Alexandre Dumas ou dans une comédie-vaudeville à la mode de Scribe ou de Sardou ? Est-elle, au contraire, l’accessoire, comme cela se produit dans une comédie de caractère telle que le Misanthrope ou dans un roman d’analyse signé Stendhal ? Est-elle courte, simple, violente, réduite à une crise rapide, comme c’est le cas dans nos tragédies classiques ? Est-elle complexe, chargée d’incidents, largement déroulée, comme cela peut se voir dans les Misérables de Victor Hugo ? Se termine-t-elle par un dénouement heureux ou considéré comme tel (le mariage de deux amoureux) ou s’achève-t-elle dans le sang et les larmes ? Se maintient-elle dans le train ordinaire de la vie ou est-elle étrange, surprenante, exceptionnelle ?
Tels sont quelques-uns des points de vue divers où l’on doit se placer pour étudier dans une œuvre littéraire la représentation de la vie. Il s’en faut que j’aie tout dit : mais j’en ai dit assez pour faire saisir l’intérêt de cette étude et la direction où il sied de la pousser. Nous pouvons passer maintenant à l’analyse externe proprement dite.
§ 2. — Elle ne nous arrêtera pas longtemps : c’est celle qui a été le plus pratiquée, enseignée, vulgarisée.
Cette analyse des moyens d’expression employés par un auteur portera d’abord sur la structure de l’œuvre. Elle commencera par ce qu’on peut nommer l’étude anatomique. Un livre, un discours, une pièce de théâtre est un ensemble organisé dont il est aisé de distinguer les différentes parties. On constate alors si elles sont bien rattachées les unes aux autres, si elles sont bien proportionnées entre elles. On recherche si le plan s’étale à ciel ouvert ou s’il se dissimule sous la parure des phrases, comme celui d’une cathédrale gothique sous la broderie de la pierre. On note si l’ouvrage est disposé en chapitres ; longs ou courts, à peu près de même longueur ou fort inégaux ; si la pensée offre une continuité visible et avance à pas réguliers, suivant les habitudes classiques, ou si elle marche d’une allure capricieuse et vagabonde, sans autre souci que de laisser une unité d’impression, comme il arrive en plus d’un écrit romantique.
On peut se demander encore si l’écrivain ou l’orateur procède par narrations, par dialogues, par descriptions, par raisonnements enchaînés et quelle part il accorde à chacun de ces procédés.
Cette étude de ce qu’on nomme couramment la composition mène à des résultats certains. Il suffit de lire de suite à la table des matières les titres de quelques chapitre8 pour reconnaître que les Essais de Montaigne forment un assemblage des plus lâches et comme invertébré où l’idée dominante apparaît et disparaît presque au hasard. Le premier venu, en revanche, saura voir et faire voir dans l’Oraison funèbre du prince de Condé, par Bossuet, un ordre nettement indiqué dès le début et rigoureusement suivi jusqu’à la fin9. De même, on démêlera sans peine dans la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, où la trame est faite par les amours de Julie et de Saint-Preux, de véritables hors-d’œuvre, par exemple, les aventures de Milord Edouard, tenant si peu au corps du récit que l’auteur lui-même a fini par les rejeter en appendice. De même encore, on s’apercevra bien vite que le quatrième acte de Ruy Blas est cousu au reste de la pièce par un fil si léger qu’on pourrait le supprimer tout entier sans que la clarté de l’action en souffrit.
Quand on a déterminé de la sorte les grandes lignes, et, pour ainsi dire, la charpente osseuse d’une œuvre, on travaille à démêler les autres éléments de cet organisme. On s’occupe de ( la langue.
On dresse le vocabulaire dont l’écrivain se sert. Un peu de patience suffit pour relever le nombre de mots que contient une tragédie. N’a-t-on pas fait le compte de ceux qu’a employés Racine ? Rien de plus simple ensuite que de les classer d’après leur nature. On sait bientôt avec une précision mathématique combien, sur cent mots, il y en a de concrets ou d’abstraits, de nobles ou de familiers, de rares ou d’usage courant, etc. On aura soin de noter si l’auteur multiplie les verbes ou les adjectifs, s’il supprime les conjonctions ou les articles ; et surtout on remarquera les mots qui reviennent avec insistance. Ces mots favoris, très indiscrets, décèlent chez celui qui les répète à chaque instant une qualité ou une préoccupation dominante. Ce n’est point par hasard que le mot nature et le verbe sentir avec tous ses dérivés se glissent sans cesse sous la plume de Rousseau ; et il n’est pas inutile d’observer chez Lamartine la fréquence des termes : flot, océan, harmonie.
Des mots l’on passera tout naturellement aux phrases. Comment sont-elles construites ? Sont-elles courtes, saccadées, hachées, comme chez Montesquieu ? Se déroulent-elles avec ampleur et majesté comme chez presque tous les orateurs ? Il n’est pas besoin d’un œil bien exercé pour saisir la différence qui sépare la période harmonieuse et vigoureuse de Jean-Jacques du babil sémillant et coquet de Marivaux. On distingue, au premier abord, la prose alerte, agile, ailée de Voltaire de la prose nonchalante et un peu traînante de Fénelon.
Puis, comment ces phrases sont-elles agencées ? Il ne faut point négliger les particularités de syntaxe qui peuvent se présenter. Se suivent-elles dans la correction et la régularité uniformes de l’ordre grammatical ? Ou bien l’auteur, emporté par la vivacité de sa pensée, se permet-il des ellipses, des inversions, des tournures qui sont d’énergiques raccourcis ? A ce point de vue, personne ne confondra, j’imagine, la façon hardie, brusque, impétueuse, imprévue dont Michelet lance, et, pour ainsi dire, darde ses phrases avec la manière calme, lente, solennelle, méthodique dont Buffon développe et enchaîne les siennes.
Chemin faisant, on n’oubliera point de relever les particularités orthographiques, les majuscules mises à certains mots ; les habitudes personnelles de ponctuation, les formes qui dérogent à l’usage où à la tradition. Voltaire fut des premiers à écrire par ai les imparfaits comme on les prononçait depuis longtemps déjà à Paris ; et, quand, en 1835, l’Académie se décida à adopter cette réforme, certaines maisons religieuses se refusèrent à suivre l’orthographe nouvelle, qui devait avoir quelque chose de satanique, puisqu’elle avait été préconisée par Voltaire. La Revue des Deux-Mondes, le Journal des Débats se sont obstinés, et je crois qu’ils le font encore, à écrire enfans et parens comme on faisait au siècle dernier. Minces détails, si l’on veut, qui sont pourtant des traits de caractère, des indices révélateurs d’un ensemble d’opinions et qui peuvent en certains cas devenir le point de départ de conjectures intéressantes !
Les opérations que nous venons d’indiquer s’appliquent aussi bien aux vers qu’à la prose ; mais il est évident que les vers prêtent à des remarques nouvelles et qui leur sont propres.
On a bien vite reconnu si la rime est riche ou pauvre, si la césure est régulière ou vagabonde. On peut analyser le rythme d’un morceau avec une précision, avec une minutie dont les critiques modernes ont donné des modèles. Je n’ai qu’à renvoyer les curieux aux études de Guyau à ce sujet, dans ses Problèmes d’esthétique 10.
En allant du simple au composé, nous rencontrons bientôt sur notre chemin deux analyses plus difficiles : celle du ton, celle du style proprement dit.
Le ton d’un morceau est la résultante de beaucoup de choses diverses ; il se détermine d’après la nature des mots, la disposition des phrases, l’emploi de certaines tournures, moyens d’expression à travers lesquels on remonte jusqu’au sentiment dominant qui donne au morceau son accent particulier. Le ton peut être ainsi reconnu pour véhément, léger, ironique, tranchant, familier, solennel, etc. Un court apprentissage permet de mener à bien ce travail d’interprétation qui est déjà un travail de synthèse.
Le style est aussi une résultante. C’est la combinaison personnelle à l’auteur de tous les moyens d’expression qu’il a trouvés à sa disposition ou inventés lui-même. Il résume, comme une formule algébrique, bien des résultats que nous avons déjà obtenus un à un. Par là même, c’est une nécessité de décomposer ce que contient ce terme vague et général de style.
Ainsi, l’on cherchera quels sont les procédés de description d’un auteur. Comment rend-il l’impression que fait sur lui un paysage, un monument, un intérieur, un costume, un visage, un tableau, que sais-je encore ?
On étudiera ses procédés de narration. Quels faits met-il en vedette, quels autres laisse-t-il dans l’ombre ? Est-il rapide ou prolixe, clair ou embrouillé ? Quel ordre préfère-t-il, celui de la vie qui a souvent la complexité de la nature, ou celui de la logique qui est une simplification factice ?
On étudiera ses procédés de démonstration. A-t-il des raisonnements serrés ? Procède-t-il par abstractions ou par exemples ? Essaie-t-il de convaincre ou de persuader ? A-t-il l’art de résumer sa pensée en formules nettes, frappées comme des médailles ? Va-t-il droit à son but ou use-t-il de paraboles, d’apologues, de symboles ?
On étudiera ses procédés de dialogue. Sait-il garder le souple mouvement de la causerie ? Fait-il parler ses personnages comme des livres ? Aime-t-il à opposer ses interlocuteurs comme deux combattants qui engagent un duel de paroles ? Se complaît-il, comme Platon ou Renan, dans d’infinis détours qui conduisent insensiblement à des conclusions non prévues ?
On étudiera ses transitions d’un ordre d’idées à un autre. Sont-elles aisées, variées, ou pénibles, monotones ? Pivotent-elles sur un mot ou sur une pensée ?
Tout cela ne suffira pas encore. On peut, pourvu qu’on y mette l’attention nécessaire, relever avec autant d’exactitude les diverses qualités d’un style que les propriétés d’un métal. On reconnaîtra, je suppose, à Lamartine un style fluide et musical, tout aussi bien que l’on convient que le fer est ductile et sonore. En chimie, on soumet un corps à chacun de nos sens pour en déterminer les caractères distinctifs : il y a lieu de soumettre un style à une enquête semblable et plus complète encore, parce que nous avons affaire ici à quelque chose de vivant.
J’oserais presque parler des propriétés physiques d’un style. Il en est de relatives à la vue, qui nous révèle la lumière et le mouvement. On cherchera ainsi s’il est clair, coloré, terne, gris, sombre, nuancé, etc ; on constatera s’il est rapide, souple, agile, ou au contraire lent, lourd, traînant. On l’interrogera sur sa densité ; on verra s’il est concis, ramassé, ou bien diffus et lâche. On se demandera quelle résistance il présente ; on examinera s’il est ferme et solide ou bien mou et flasque. L’oreille aura son tour après les yeux et le toucher. On constatera s’il est Sonore, harmonieux, rocailleux.
Le mot de style est si vaste, si imprécis qu’on peut se poser encore à ce propos une foule d’autres questions. Est-il pauvre ou somptueux ? fin ou grossier ? simple ou élégant ? original ou banal ?
Je pourrais prolonger indéfiniment cette liste d’interrogations. Mais mieux vaut dire qu’après toutes les analyses précédentes la réponse sera presque toujours prompte et facile. Les épithètes qu’on accolera dès lors au style d’un écrivain ne feront que condenser en quelques mots une série de données ramassées une à une au cours de notre féconde et multiple enquête.
§ 3. — Nous voici au bout de notre travail d’analyse. L’œuvre, dont nous ne sommes pas sortis encore, nous a révélé tout ce qu’elle pouvait nous apprendre sur elle-même. Il reste, pour en finir avec cette longue dissection, à réunir et à mettre en regard dans une espèce de tableau les résultats acquis. Ce serait peu d’avoir amoncelé une multitude de faits, si on les laissait épars ; après avoir décomposé, il faut recomposer ; on ne décompose même que pour cela. La synthèse, il faut se garder de l’oublier, est le but de l’analyse ; on ne dégage les éléments divers qui forment un ensemble que pour avoir de cet ensemble une conception logique et raisonnée, à la fois plus claire et plus profonde. La science a ainsi deux façons de procéder qui se suivent, s’enchaînent régulièrement et se complètent l’une l’autre. Séparer les choses pour les grouper ensuite, en considérant tour à tour les points par où elles diffèrent et ceux par où elles se ressemblent, c’est la marche naturelle et nécessaire dans toutes les recherches qui portent sur des objets concrets.
On peut même dire que l’analyse est inséparable de la synthèse ; décomposer est en même temps recomposer. Qu’avons-nous fait nous-même en étudiant séparément la forme, les idées, les sentiments, les tendances d’une œuvre littéraire, sinon unir par la pensée des éléments analogues, tout en les distinguant de ceux qui les avoisinent ? Rassembler en un tableau d’ensemble ces synthèses partielles, de telle façon que le regard puisse les embrasser d’un coup d’œil est le travail qui achève et résume ces investigations minutieuses.