(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Tourgueneff »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Tourgueneff »

Tourgueneff13

Qu’on nous permette de poser une grave question de moralité littéraire.

De quel droit un traducteur change-t-il le titre du livre qu’il s’est donné pour mission de traduire ? Est-ce de ce droit de trahison (traduttore traditore !) dont les traducteurs sont en possession depuis si longtemps ?… Le titre d’un livre, pour peu qu’il ne soit pas, comme nous en avons tant vu, une mystification impertinente, c’est l’idée même que le livre doit développer. Eh bien, nous demandons s’il est permis de toucher à cette idée, de la modifier, de la changer, de la remplacer par une autre au gré de son intérêt, de son caprice ou des besoins quelconques de sa personnalité de traducteur ? Telle est la question qui s’est naturellement présentée à notre esprit quand nous avons ouvert le livre d’Yvan Tourgueneff, intitulé par l’auteur russe, qui savait probablement ce qu’il voulait dire : Journal d’un chasseur, et que M. Ernest Charrière, le traducteur français, a changé, de son autorité privée, en : Mémoires d’un seigneur, ou Tableau de la situation actuelle des nobles et des paysans dans les provinces russes, — ce qui est, on en conviendra, un peu différent.

Assurément, nous ne ferons point à M. Ernest Charrière l’injure de penser qu’il n’a compris que le mot à mot de l’auteur russe qu’il vient de traduire et que le sens et le caractère de l’ouvrage d’Yvan Tourgueneff lui ont complètement échappé. M. Charrière, que nous ne connaissons pas, est probablement un homme d’esprit, et d’ailleurs il a trop vécu en tête à tête de son auteur dans le vis-à-vis d’une traduction, pour ne pas savoir la différence qu’il y a entre les tablettes d’un humouriste, écrites au courant de cette plume, mi-partie d’imagination et de réalité, qui est la plume des humouristes, et des Mémoires d’un seigneur russe, daguerréotypant, pour le compte de l’Histoire, avec une inflexible exactitude, les institutions et les mœurs politiques de son pays.

En soi, des choses si opposées ne sauraient être confondues, et sans aucun doute, M. Ernest Charrière ne les confond pas. Nous le disons même à sa louange, il y a, dans l’introduction qui précède le volume de sa traduction, les gênes d’un esprit honnête qui comprend au fond ce qu’il fait et qui s’inquiète avec raison de la transparence d’un procédé sur lequel il est impossible de s’aveugler : « Si le Journal d’un chasseur — dit M. Charrière — est devenu dans notre traduction les Mémoires d’un seigneur russe, c’est pour prendre avec ce titre le caractère du témoignage de l’aristocratie russe sur la situation du pays qu’elle domine. » Aveu plus forcé que naïf, et qu’il fallait bien faire tout d’abord pour expliquer ce changement de titre qu’on ose se permettre, mais qu’on expie presque immédiatement par un embarras qui commence : « Quelques fragments de cet ouvrage — ajoute le traducteur — avaient paru dans un journal de Moscou et frappé l’attention, quoique venant d’une plume inconnue et qui n’avait pas fait ses preuves devant le public… On était loin de prévoir l’impression que devait produire la réunion de ces morceaux, lorsque ayant été mis en volume et complétés dans leur ensemble, on put saisir la donnée supérieure qui s’en dégageait et qu’on vit s’y manifester la pensée intime de l’auteur ou plutôt l’inspiration sociale à laquelle il avait involontairement cédé… » Certes ! nous ne savons pas ce que ce petit galimatias d’une donnée qui se dégage d’un livre et qui en fait changer le titre et le caractère, malgré le genre de talent, la fonction, l’idée et le but de l’auteur, exprimés clairement dans un autre titre approprié et lucide, a dû coûter à la sincérité de M. Charrière et à la netteté de son bon sens, mais, quant à nous, il nous est impossible d’admettre de pareilles interprétations.

Et d’autant que M. Charrière n’a point fait, en définitive, ce qu’il a voulu faire ; car le livre proteste par sa teneur tout entière contre le sens et la portée qu’il a essayé de lui donner. Le livre en question, ce Journal d’un chasseur, métamorphosé en Mémoires d’un seigneur russe, n’est pas cependant, malgré les arrangements de la traduction, s’il y en a, le livre que M. Charrière nous signale dans l’annonce de l’introduction assez gauche dont nous avons déjà parlé. Ces Mémoires qui révèlent la Russie à elle-même, et qui sont , dit l’introduction avec l’enflure des joues d’un sonneur de trompe, un de ces ouvrages hardis et venus à propos qui agissent fortement sur les idées d’un peuple et prennent date dans son histoire , méritent fort peu ce grand fracas, et s’ils prennent date quelque part, ce ne sera pas dans l’histoire des mœurs et des institutions de la Russie, mais dans la belle histoire aux pages vastes et vides de la littérature Russe ; car ces Mémoires étincellent d’un talent très vif, et le talent littéraire, comme on le sait, ne neige point là-bas14… Seulement, hors cela, — le talent littéraire que nous allons tout à l’heure mesurer, — il n’y a réellement pas dans le livre d’Yvan Tourgueneff de quoi justifier les illusions de son enthousiaste traducteur. Vous vous rappelez cette lunette d’approche de certaine fable qui avait une souris entre ses deux verres, ce qui faisait croire au philosophe observateur qu’il voyait une bête dans la lune ? Il y a certainement quelque chose comme cette souris-là dans la longue-vue politique à travers laquelle M. Charrière regarde les Mémoires d’un seigneur russe et l’avenir de leur succès !

C’est vraiment un fort joli livre, mais en fin de compte, ce n’est que cela. Que disons-nous ? ce n’est pas même un livre… Ce sont des esquisses jetées d’une main vibrante et rapide sur les feuillets d’un album emporté à la chasse, et qu’on en rapporte tout parfumé de la senteur des fleurs sauvages cueillies dans les bois, des fumets du gibier et de l’odeur de cuir du carnier au fond duquel l’auteur a l’habitude de le porter. C’est de l’observation à bâtons rompus, de l’observation de nature et d’aventure, relevée par de la fantaisie, et avec ces deux mots-là, vous avez tout ! L’auteur du Journal d’un chasseur n’est point un flâneur au fusil sous le bras ; car la flânerie comporte une indolence et une langueur qui est le contraire de l’alacrité preste d’Yvan Tourgueneff. Lui est un chasseur, un vrai chasseur, mais il ne tire pas que la grosse ou que la fine bête, et son observation, — quand elle s’égaille, comme disaient les Chouans, des chasseurs aussi, mais terribles ! — son observation porte crânement le képi sur l’oreille et joue à merveille de sa carabine à quatre coups ! Nous ne savons pas si c’est un seigneur, grand ou petit, comme l’insinue M. Charrière, un seigneur antiféodal comme un philosophe, et qui vient dire à l’Europe, dans la sarbacane de la traduction de M. Charrière, le secret politique ou social de son pays :

Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur !

Mais, quel qu’il soit, ce gentilhomme de bon goût qui n’a pas une prétention, pas un pédantisme, et dont le talent est franc… comme un Russe ne l’est pas toujours, il est aussi éloigné de ce qu’on appelle l’observation à la loupe de madame Beecher-Stowe, à laquelle, le croira-t-on ? M. Charrière le compare, que le naturel et le vrai sont éloignés du déclamatoire et du faux. M. Tourgueneff est exclusivement un moraliste-paysagiste, à travers les préoccupations de carnassière qui sont toute sa vie ! une espèce d’Alphonse Karr, — chasseur, comme l’autre est pêcheur, — oui ! un Alphonse Karr au front moins soucieux que l’auteur des Guêpes, dont les cheveux ne sont pas coupés à la màlcontent, comme ceux de notre spirituel misanthrope, mais bouclent légèrement au vent des halliers ! C’est un Fielding à courte haleine, alternant avec-un Topffer plus profond et moins pur, un Bas-de-Cuir élégant et civilisé, sans la mélancolie du désert et de la vieillesse, qui parle beaucoup, et, au lieu de rire tout bas, rit tout haut, mais qui rirait bien plus haut encore si le hasard apportait sous son regard, à la fois positif et sceptique, l’introduction faite à son livre et les énormes visées de son traducteur !

Telles sont les qualités d’Yvan Tourgueneff. Elles ne ressemblent en rien, comme on voit, à celles qu’on veut lui reconnaître, et ses défauts, qu’il est bon de signaler aussi, pour être juste, ne cadrent pas plus que ses qualités avec les conclusions que M. Charrière s’efforce de tirer d’un livre qui n’en est pas un. Parcourez, en effet, ces feuilles légères ! Dans ces fragments sans lien entre eux, si ce n’est l’humour qui les anime et qui les colore, dans ces trente-deux cartes d’un jeu de piquet, toujours coupées de la même manière, cherchez si les enluminures rapides, échappées à la verve insouciante de l’auteur, sont des catégories sociales ou des portraits individuels. La seule chose qui soit évidente, c’est que, fantaisiste d’occasion plus encore que de nature, il incline vers les détails et les entortillements de la vignette bien plus sympathiquement que vers les généralités types, et que la longue galerie de petits tableaux de genre qu’il nous dresse n’est rien de plus, en dernière analyse, que les mille hasards de ses rencontres et de ses coureuses observations. Une telle évidence est cependant perdue pour M. Ernest Charrière. Quand M. Tourgueneff raconte quelque touchante histoire, saisie au vol ou ramassée à l’affût, quand il nous peint, comme Sterne le fait souvent avec une perfection si divinement désespérante, et comme tous les humouristes le font avec plus ou moins de talent, ces têtes étranges dans lesquelles l’humanité prend des plis et des creux que l’on n’oublie plus dans les physionomies humaines, une fois qu’on les a contemplées, M. Tourgueneff n’est pas plus Russe que Sterne n’est Anglais. L’Anglais, c’est Bulwer, intitulant nettement un livre : De l’Angleterre et des Anglais. Si Tourgueneff avait eu l’idée du livre de Bulwer, il aurait appelé son livre : De la Russie et des Russes, ou de quelque autre titre approchant ; mais il s’en est soigneusement gardé. Pour ce Sterne du Nord, qui ne vaut, certes ! pas son modèle (car il pense à Sterne, notre russe imitateur, il y pense d’autant plus qu’il n’en dit rien, le fin compère !), il s’agit bien de la Russie politique et sociale ! C’est de la chose humaine qu’il se préoccupe. Seulement, il est bien obligé de la prendre, cette chose, où elle se trouve, pour lui qui n’est pas un voyageur, c’est-à-dire de la prendre dans le milieu où Dieu l’a placé. Voir plus que cela dans l’auteur des Mémoires d’un chasseur, peintre de nature plus que de costume, c’est une erreur du genre de celle qui verrait dans Tristram Shandy et le Sentimental Journey des révélations politiques et sociales sur l’Angleterre et sur la France. Et que sait-on ? Par le temps qui court, si le pauvre Yorick était moins connu de tous ceux qui recherchent les livres exquis, peut-être en ferait-on, avec deux ou trois raisonnements et une préface, quelque mamamouchi de grand seigneur et d’observateur politique… absolument comme on vient de le faire de ce svelte et nerveux chasseur, qui se soucie autant de toutes les conséquences qu’on tire de son livre que du bout de cigare qu’il jette de son troïka dans le chemin ! En vérité, quand on a sous les yeux de tels spectacles, on se demande par quel prodige de préoccupation obstinée un homme de talent — car M. Charrière a beaucoup de talent — se méprend si profondément sur le genre de talent d’un autre, lequel ne pense pas plus à dévoiler et à flétrir les institutions d’un peuple, dont il croque en passant les vices, que Téniers, en peignant ses ivrognes, ne songeait à peindre l’état social de la Flandre et la situation politique des Provinces-Unies. On se demande pour les besoins de quelle idée fausser ainsi son sens critique, et, après avoir méconnu le vrai, braver, par-dessus le marché, les contradictions : « S’il est un trait distinctif de l’auteur de ces Mémoires, — dit M. Charrière, — c’est de ne jamais laisser paraître sa personnalité d’écrivain », comme si l’humour que M. Charrière accorde avec raison à notre écrivain russe pouvait jamais s’effacer, comme si les humouristes n’étaient pas tous, de constitution physiologique ou cérébrale, essentiellement personnels, et si enfin, dans ce livre, Tourgueneff ne se mouvait pas toujours sur le premier plan, dans sa piquante et fringante personnalité ! Avoir oublié une chose si aisée à prouver, s’enferrer soi-même sur une contradiction si évidente, c’est une grâce d’état d’aveuglement. Mais telle est la raison, sans doute, qui a décidé M. Charrière à travestir le chasseur invisible en seigneur russe écrivant visiblement ses Mémoires, et à faire prendre à son livre, sans craindre la réfutation par le livre lui-même, « ce caractère de témoignage de l’aristocratie russe sur la situation du pays qu’elle domine », qui semble être toute la question du livre à Paris, pour le traducteur ! Assurément, nous ne sommes ni le défenseur ni le partisan de la Russie. Nous ne nous sommes jamais soucié de ce pays, fait avec le bric-à-brac de Pierre le Grand, couvé par la philosophie et qui traîne encore par un bout (le bout le plus long !) dans les cruautés de la barbarie et de l’esclavage. Mais ici, qu’on se le dise bien ! il ne s’agit que de vérité littéraire… Or, très certainement, on n’avait pas besoin de s’adresser au sentiment public, blessé en ce moment par la Russie, pour provoquer un succès qui se serait naturellement fait tout seul. Les esquisses de M. Tourgueneff sont charmantes, et son traducteur a montré un tel talent d’expression qu’on dirait le livre écrit primitivement en français, tant on y sent bien l’originalité de l’auteur. À ce point de vue, M. Charrière mérite certainement beaucoup d’applaudissements et d’éloges. Si, pour une raison ou pour une autre, involontairement ou à dessein, il se trompe sur la portée du livre qu’il offre au public, il n’en a pas moins, dès qu’il le traduit, le sentiment profond et juste. À juger M. Charrière par son introduction aux Mémoires d’un seigneur russe, il n’est pas un de ces esprits ardents qui font tout ployer sous la violence de leur entrain. Il y a plus : quand il écrit pour son propre compte, c’est un esprit froid, dont le style est pâle et manque de relief. Mais quand on se prend dans sa traduction même, on trouve tout à coup un artiste de style extrêmement souple et fort, et dont la plume est un burin qui fait gravure à l’auteur traduit. Étrange dualité de vigueur et de faiblesse ! Il comprend et rend merveilleusement son auteur, et il ne sait pas le juger. La meilleure preuve de cette impuissance critique, c’est cette comparaison qu’il fait, et dont nous avons déjà parlé, du livre de Tourgueneff et du célèbre roman de madame Beecher-Stowe, dont les lauriers d’or empêchent, peut-être, bien des éditeurs de dormir. Lui qui devrait plus que personne apprécier les qualités de l’artiste russe qu’il a si habilement reproduites, il ne voit pas que le livre de Tourgueneff ne saurait avoir, quoi qu’on fasse, le genre de succès de l’Oncle Tom, et justement en raison même de son incontestable supériorité. En effet, qu’y a-t-il de commun entre un grand tableau à la détrempe, vrai de couleur, de dessin et de perspective comme une enseigne, fait pour les myopes ou les organes grossiers, et les petits chefs-d’œuvre à la sanguine, grands comme l’ongle, où le sentiment, malgré l’exiguïté du cadre, a une puissance infinie, et qui rappellent ces noyaux de pêche que Properzia di Rossi a ciselés avec tant de passion dans la fantaisie et tant de précision dans la main !

Malheureusement, la Critique ne saurait donner une idée de ces esquisses d’Yvan Tourgueneff ; car on ne décompose pas des esquisses. Quand un livre n’est qu’impressions et détails, quelques hachures inspirées, quelques morsures d’une plume métallique qui sait enlever un profil d’horizon ou un profil de visage, quand il manque, enfin, comme celui-ci, de plan, d’ordonnance et d’architecture, l’analyse devient impossible. La seule ressource qui reste alors à la Critique, c’est de renvoyer le lecteur au livre dont il est question, après avoir caractérisé vivement, comme nous avons essayé de le faire, la manière et les procédés de l’auteur.