(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vitu » pp. 103-115
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vitu » pp. 103-115

Auguste Vitu

Ombres et vieux murs.

I

Ombres et vieux murs ! — Au premier coup d’œil, un joli titre, qui fait rêver, mais qui n’indique rien de précis. Pourquoi, en effet, ces vieux murs et ces ombres ?… Les ombres seraient-elles les morceaux d’histoire oubliée de ce livre, et dont l’auteur, contrairement à son titre, a fait de la lumière ?… Et les vieux murs, seraient-ce ces monuments d’un autre âge dont, antiquaire raffiné, il nous peint les ruines et le poétique abandon ?… C’est cela, je crois, si je vois bien dans ce clair-obscur et dans ces encoignures. Malgré l’attrait de tout noir et de toute estompe, j’aurais cependant mieux aimé un autre titre, et même une autre distribution. Auguste Vitu nous donne un volume. Je lui en eusse demandé deux.

J’aurais mis ce qui est des pierres et du pittoresque à part des hommes et des faits qui vécurent. J’aurais été biographe ici, là antiquaire. J’aurais par là donné plus d’intérêt, plus de profondeur d’intérêt à mes volumes, en leur donnant à chacun un ensemble et une unité. Le kaléidoscope le plus brillant ne vaut jamais une simple glace de Venise, qui renvoie la lumière telle quelle, mais qui ne la brise pas. Les livres par fragments, ce qu’on appelle les miscellanées, n’ont jamais l’air de livres. Ce sont toujours, plus ou moins, des portefeuilles qui tombent et qui, en tombant, s’éparpillent avec plus ou moins d’art ; car il y a un art encore pour s’éparpiller. Or, Auguste Vitu est très capable de faire un livre, ramassé, soutenu et fort, soit d’antiquités, soit d’histoire ; mais comme l’histoire est, en ce moment, ce qui doit passer le plus près de toute pensée qui comprend les dangers du présent et veut le salut de l’avenir, c’est un livre d’histoire que nous lui demandons positivement. L’homme qui a écrit la Biographie de Suleau, Le Lendemain du massacre, La Lanterne, Le Rhum et la Guillotine, a sa voie trouvée. Qu’il ne la quitte plus !

II

Évidemment, cette voie est l’histoire, mais c’est-aussi un genre très particulier dans l’histoire. Qu’on me permette de faire un peu de mythologie ! L’Histoire est une Muse au triple visage. Elle a tantôt la face sérieuse et grandiose de Melpomène, tantôt le visage railleur de Thalie, et tantôt encore elle fond ces deux masques en un seul, comme Shakespeare les a fondus sur son immense front théâtral. Il peut y avoir les Shakespeares de l’Histoire, qui embrassent et brassent r tout de leurs bras forts et de leurs mains puissantes. Mais à côté et au-dessous de ces colosses, à côté et au-dessous de ces dramaturges complets de la double action humaine et du double récit, il y a le tragique, comme Tacite, par exemple, et le comique, beaucoup plus rare. Car nous sommes sortis du moule des anciens et nous en portons la marque : or, les anciens, excepté au théâtre, ne savaient pas rire. Mais enfin il y a le comique de l’histoire, comme Voltaire.

Voltaire fut un comique dans un pernicieux et misérable esprit. Il fut comique, comme un courtisan, comme un valet et comme un menteur ; il mascarilla et scapina toute sa vie. Mais il ne faut pas imputer à la forme de sa pensée historique les perversités et les scélératesses de son esprit. Supposez Voltaire honnête homme et serviteur d’une cause de vérité, il aurait pu rire dans l’histoire de ce rire que j’appelle bienfaisant, — oui ! bienfaisant comme un caustique.

À côté de la tragédie, il y a donc de la comédie dans l’histoire, puisqu’il y en a dans l’humanité, et il est des esprits essentiellement faits pour elle. Il est des esprits constitués du regard pour voir, sinon exclusivement, du moins de préférence, le ridicule, la grimace, la petitesse, la bêtise dans la méchanceté, le grotesque dans la bassesse, — qui n’en diminue pas l’odieux, allez ! mais qui plus profondément la déshonore. Et ces esprits-là font des merveilles et rendent les plus grands services à la vérité quand ils viennent, le lendemain des amphigouris dans l’histoire, des impostures solennelles, des admirations déplacées, enfin du grossissement de toute chose par cette insupportable badaude que l’on appelle la gravité, mais qui, au fond, n’est que la niaiserie sans la primesautière naïveté de ce pauvre Jocrisse, que tous les jours nous apprenons à regretter.

Eh bien, c’est ce genre particulier dans l’histoire qui me fait l’effet d’être la vraie voie d’Auguste Vitu ! Les fragments historiques cités plus haut sur certaines phases de la Révolution française, l’attestent, par les qualités dont ils brillent. Auguste Vitu écrirait d’une manière charmante, très piquante, et pour le moment très utile, l’histoire comique de cette Révolution dont on nous a dit les horreurs et les infamies, mais dont les ridicules, perdus dans les horreurs, sont moins connus. Vitu vient d’en ramasser, avec tant d’à-propos, quelques-uns, en ces pages tout à la fois corsées et légères, d’une érudition si peu attendue et si exacte, qu’il nous ferait grandement plaisir de les ramasser tous et d’entreprendre, à ce point de vue nouveau du ridicule, une histoire de la Révolution française. Ce serait moins enfantin que l’histoire pittoresque, moins dangereux que l’histoire fataliste, plus vite compris dans ce siècle, chancelant et sceptique, que l’histoire providentielle, et ce serait infiniment sain. Cela nettoierait un peu l’atmosphère des immenses bourdes contemporaines qui y circulent et que nous avalons tous, Gargantuas de l’emphase, sans même nous en apercevoir !

Quand on sort du lyrisme historico-révolutionnaire de Michelet, ou du piétisme jacobin de Bûchez, et de tant d’autres histoires où les événements et les hommes sont grossis et grandis comme si on les avait soufflés, il est bon de revenir au génie comique de l’histoire, au terrible irridebit du bon sens, à la gaieté vengeresse, et à l’éventrante piqûre d’épingle qui dégonfle l’homme et l’événement et les réduit à leur normale platitude. J’ai ri, me voilà désarmé, est un mot toujours juste. Quand l’histoire est gourmée, faussée et dangereuse, on la désarme par le rire ; car le rire, c’est le mépris !

Encore une fois, voilà l’histoire que je voudrais voir écrire, non par places, non par épisodes, mais en grand et au complet, par Auguste Vitu. Journaliste expert et aiguisé, mais bien au-dessus de son état de journaliste, car il faut être au-dessus de son état pour être bon journaliste, Vitu, dont l’esprit a beaucoup de goûts divers et cette irisation de connaissances très multipliées qu’on pourrait nommer l’encyclopédisme, a cependant assez d’assiette dans les facultés pour résister aux goûts qui lutinent son esprit et condenser cette irisation de connaissances dans la pleine lumière d’une seule chose.

Esprit vraiment français de fond et de forme, sans déclamation d’aucune sorte, sans surcharge, sans pesanteur, sans pédantisme, Vitu est un voltairien, de l’autre bord, qui rendrait aux voltairiens et à Voltaire lui-même la monnaie de leur pièce en une plaisanterie qui vaudrait la leur. La preuve de cela est ce petit chef-d’œuvre, si cruellement plaisant et si déshonorant pour ceux contre lesquels il est écrit, et qu’il a intitulé : Le Rhum et la Guillotine. Délicieux soufflet, appliqué d’une main si leste, et qui ferme si bien le bec aux solennels et aux faiseurs de philosophies de l’histoire dont nous sommes recrus.

Vitu a toujours la justesse de l’esprit, et très souvent son étincelle. Aussi, voyez comme nous allons d’instinct à nos analogues intellectuels ! Auguste Vitu est naturellement allé à l’homme qui a le plus été frappé des ridicules de la Révolution et qui s’en est le plus moqué, avec la verve, l’ironie et l’aristocratique impertinence de Voltaire, lui aussi un voltairien de l’autre bord que l’histoire, qui n’en a fait jamais d’autre, oubliait, et que Vitu nous restitue. C’est le Camille Desmoulins des honnêtes gens et du royalisme : c’est Suleau !

III

François Suleau est, en effet, une figure noyée dans l’ombre jusqu’ici, mais qui aujourd’hui a son peintre, son cadre et son rayon, qu’elle ne perdra plus. Suleau, dont on se souvenait peut-être à cause de son horrible mort, que par parenthèse Michelet a excusée, fut le tribun d’une royauté qui s’était assez abandonnée elle-même pour avoir, comme le peuple, besoin de tribuns pour la défendre. Il le fut toute sa vie, mais surtout un jour, dans un procès dont les détails semblent fantastiques quand on pense au temps où une telle cause se produisit. Or, c’est par ces incroyables détails que Vitu commence son histoire. C’était en 1790. Suleau était alors accusé du crime de lèse-nation et on le jugeait au Châtelet de Paris. C’était un jeune homme qui avait, pour sa part cinq à six de ces supériorités très nettes pour lesquelles MΜ. les révolutionnaires ont inventé un niveau qui est en acier. Il était jeune, spirituel et beau (beau ! cette chose qui déplaît tant aux hommes, ces femmes laides !). Il était brave jusqu’à l’audace, spirituel jusqu’à la fulgurance, et, s’il n’était pas noble, il disait, du moins, avec une modestie fière : « J’ai quatorze quartiers de roture ! » Que de raisons pour être condamné par ces envieux, qui voulaient qu’on fût égal à eux ou qu’on mourût ! Et cependant il ne le fut point, par un miracle dont il fut seul le thaumaturge. Dans ces débats qui durèrent longtemps, et dans lesquels tout Paris se poussa pour voir ce noble spectacle d’un homme qui fait face à tout et qui est plus fort d’agilité, de sang-froid, de fascination et de ressources, que les odieux rétiaires qui voulaient le prendre dans les questions qu’ils lui tendaient pour le jeter à ses bourreaux ; dans ces débats, Suleau, on peut le dire, médusa ses juges de sa beauté, de son impassibilité, de sa moquerie, de sa grâce dans l’impertinence. Mais il fut plus heureux que Méduse. On n’attacha pas sa tête fascinatrice sur le bouclier de Minerve. Sorti de ce procès triomphant, ce qu’il avait été avec sa parole devant ses juges il le fut, avec sa plume, devant la France entière, jusqu’à ce matin du 10 août 1792 où, allant défendre le Roi, beau comme toujours, intrépide comme toujours, il fut assassiné par Théroigne de Méricourt et par des hommes plus lâches qu’elle ; car ils se mirent à deux cents pour frapper Suleau, qui avait son sabre et qui se défendit. Vitu a raconté avec une émotion contenue, mais profonde, cette existence si pleine, si militante et si courte, couronnée par cette effroyable mort. De tous les fragments qui composent son livre, c’est le plus considérable. Mais c’est là de la tragédie dans l’histoire s’il en fut jamais, et non pas de cette comédie que l’auteur d’Ombres et vieux murs a su y trouver, et qu’il y a mise dans les trois autres morceaux historiques que nous avons signalés. Ici, le sarcasme dont nous avons parlé, cet implacable comique qui peut être d’un si grand effet en histoire, est bien plus sur les lèvres du héros que sous la plume de l’historien, malgré la sympathie intellectuelle avec laquelle l’historien a montré cette gaieté poignante, Euménide qui rit tout en fouaillant son homme, et qui fut la plus grande force du talent de Suleau. Tout à l’heure viendront, pour le compte de l’historien lui-même, des pages de ce comique plus tuant pour la gloire de la Révolution que les tragédies les plus horribles, — car l’horrible dégrade moins que l’abject, — mais en ce moment, dominé par l’idée de la fin de cet homme taillé dans toutes les élégances de l’héroïsme français, Vitu n’a songé qu’à être pathétique. Or, avant d’être pathétique, il avait été déjà sérieux. Non seulement Suleau, « ce chevalier de Faublas salé de Beaumarchais », est peint dans cette intéressante biographie, mais il est jugé, littérairement et politiquement, avec vigueur.

« Ce beau et insolent Léandre » (comme l’appelle spirituellement Vitu), qui toucha à la hache révolutionnaire avec une intrépidité aussi méprisante que Charles Ier lui-même, qui la cinglait du bout de sa canne, avait un sens politique très sûr dans sa tête téméraire. Il affectait les airs de l’aristocratie parce qu’il y avait la grâce d’un danger à cela, tentation française à laquelle on succombe toujours ! mais, notez bien ceci ! il était un de ces royalistes sans vasselage qui tenait plus à la monarchie qu’à une race, et qui éprouvait contre cette race la généreuse colère d’un homme qui voit la royauté se perdre elle-même, en n’osant pas se sauver. Suleau, qui, au 10 Août, sortait de sa maison et des bras d’une jeune femme épousée par amour pour aller simplement se faire tuer aux Tuileries, et qui fut assassiné en chemin, est l’auteur d’un fier écrit adressé à Louis XVI sur « les crimes de ses vertus ». Mirabeau, tout Mirabeau qu’il fût, n’avait jamais parlé que de « vertus inertes », mais Suleau, qui trempa, d’ailleurs, dans ce glorieux complot de Mirabeau pour sauver une monarchie qui ne voulut pas être sauvée, Suleau sut dire le mot terrible qu’aucun royaliste d’alors n’eût osé prononcer et qu’aucun n’ose prononcer encore, quoique ce mot soit devenu le jugement suprême et définitif de l’histoire !

IV

Mais, encore une fois, si cette biographie d’un homme qui a droit, sinon à la statue en pied de l’histoire au moins à la médaille de la biographie, si tout ce travail sur François Suleau est très élevé de renseignement, de vue et d’accent, et si l’écrivain qui l’a publié y a montré des aptitudes et des facilités vers l’histoire, grave ou tragique, telle qu’elle est le plus généralement conçue et réalisée par MΜ. les historiens ordinaires, je ne m’en opiniâtre pas moins à croire, ainsi que je l’ai dit au commencement de ce chapitre, que le vrai génie spécial de l’auteur Ombres et vieux murs, que son originalité la plus vive, serait, son genre d’esprit donné, la mise en scène ou en saillie de l’élément comique ou ravalant qui ne manque pas dans l’histoire, et qu’il saurait fort bien en dégager, ainsi que l’attestent les excellentes variétés historiques qu’il nous a mises sous les yeux, titres réveillants en tête : La Lanterne, Le Rhum et la Guillotine, Le Lendemain du massacre, etc., tous épisodes ou mosaïques d’anecdotes dont il faut juger par soi-même en les lisant et dont l’analyse, d’ailleurs, ne donnerait qu’une très imparfaite idée. Pages curieuses, animées, piquantes, meurtrières, spirituelles, qui retournent le dessous de cartes d’une époque qui ne fut pas que hideuse, mais grotesque aussi dans sa laideur.

Comme l’histoire est en bas aussi bien qu’en haut et qu’elle est un informé immense que personne n’a le droit de circonscrire sous aucun prétexte que ce soit, appliquée à toutes les époques, même à celles qui paraissent le plus correctes à l’œil nu, cette manière d’étudier et d’écrire l’histoire serait d’un intérêt très vif ; car l’homme le plus ferré de prétentions est souvent bâti sur le grotesque comme sur pilotis ! Mais appliquée aux époques excessives d’une Révolution qu’on cherche aujourd’hui à nous faire prendre intégralement comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain et la réalisation de l’idéal moral le plus grandiose, sinon le plus pur (on y tient beaucoup moins), cette manière de concevoir l’histoire et de la regarder, dans les ombres et sous la portée des vieux murs, pour saisir ce qui s’y cache d’inepties, de lâchetés, de corruptions, de sales petites ignominies, serait excellente comme réfrigérant d’enthousiasme.

Auguste Vitu a exposé un petit écrin, à trop peu de compartiments, de ces agréables choses, mais nous voudrions un écrin plus varié, plus vaste et plus complet. C’est un esprit très érudit que Vitu, fort au courant de la bibliographie du xviiie  siècle et de la Révolution, qui n’est pas du tout épuisée, comme beaucoup de gens ont la superficialité de le penser. C’est de plus un écrivain d’un style très clair, très cristallin, qui mettrait les turpitudes et les sottises sous le plus brillant cristal, pour qu’on les vît mieux.

Moraliste et politique tout à la fois, ainsi qu’il l’a supérieurement prouvé dans son beau fragment sur Paul-Louis Courier, ce faux canonnier à cheval, ce faux vigneron, ce faux républicain, ce faux bonhomme et ce faux écrivain, qui fit de la vieille prose française comme Vanderburgh fit de vieux vers, Auguste Vitu n’a pas, vous le voyez, en dépouillant Courier de sa morale et de sa politique, craint d’attaquer une de ces idoles qui prennent racine sur les piédestaux du préjugé ou des partis. Vitu est enfin un homme qui mettrait un mépris fort gai au service de convictions très sérieuses. Il ne nous a donné là que des variétés historiques, mais je suis sûr qu’il pourrait nous donner une fort rare variété d’historien.