(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VI. Du raisonnement. — Nécessité de remonter aux questions générales. — Raisonnement par analogie. — Exemple. — Argument personnel »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VI. Du raisonnement. — Nécessité de remonter aux questions générales. — Raisonnement par analogie. — Exemple. — Argument personnel »

Chapitre VI.
Du raisonnement. — Nécessité de remonter aux questions générales. — Raisonnement par analogie. — Exemple. — Argument personnel

Mais il ne s’agira pas toujours de décrire et de raconter. On vous demandera aussi de raisonner et de démontrer. On vous demandera de prouver une vérité, de réfuter une erreur, de tirer des conséquences, de remonter à des principes. Là, tout doit être subordonné à la conclusion ; tout doit y mener ; tout ce que vous apportez, fût-ce de forme pittoresque ou dramatique, doit être par essence raisonnement.

Il faut faire attention ici que l’on abrège souvent le chemin de la démonstration, et qu’on facilite la persuasion, si l’on pose bien le problème, en termes nets et précis. Tantôt on dégagera l’idée générale du fait particulier : quand Bossuet, écoutant les vaines et banales condoléances des hommes dans les funérailles, les résume en ces mots : « On s’étonne de ce que ce mortel est mort », cette seule formule de la question le dispense de toute argumentation : et nous voyons tous que véritablement « c’est une étrange faiblesse de l’esprit humain, que jamais la mort ne lui soit présente ». D’autres fois, on redescendra des généralités au fait. Quand Jules Favre, plaidant pour un critique sévère par lequel un peintre de portraits se prétendait diffamé, disait : « Voici un écrivain assis sur le banc des criminels pour avoir trouvé que le bras de Medina-Cœli n’était pas assez accusé, et que sa robe était trop belle », l’accusation ainsi énoncée était plus qu’à demi réfutée, et il enlevait à l’adversaire l’usage de tous ces lieux communs sur le respect dû aux personnes et sur les empiétements de la critique, qui pouvaient faire impression sur le tribunal. Trouver la formule de la question, c’est presque tout : car la formule enveloppe la démonstration et la contient. « Le discours n’est que la proposition développée, a dit Fénelon ; la proposition est le discours en abrégé. »

En revenant au fait on échappe à la thèse de l’adversaire ; mais le fait, que l’on reconnaît, enferme toujours une question générale qu’il faut en extraire ; il n’y a vraiment pas de raisonnement sans cela. Au reste, c’est le procédé naturel de l’esprit, et qu’emploient chaque jour les plus ignorants de toute rhétorique. L’enfant sait qu’il faut arriver en classe à l’heure exacte. S’il est en retard, il dit : « Il n’y a pas cinq minutes. » Il essaye d’échapper, par le fait particulier, à la thèse générale : « Tout retard est punissable. » Cinq minutes ne font pas un retard, comme blâmer le bras du portrait de Medina-Cœli n’est pas diffamer Madrazo. Si l’enfant est fort en retard, il dit : « Maman m’a retenu ; elle avait besoin de moi. » Il crée un conflit de devoirs : ici apparaît une question générale. Jules Favre, en posant le fait, fait tomber la thèse de son adversaire et assied la base d’une autre thèse sur les droits de la critique.

On ne saurait trop s’attacher, en tout sujet, à discerner la question générale parmi les circonstances particulières. Ainsi ont fait constamment en tout temps, en tout pays, les orateurs, les hommes d’État, les avocats, tous ceux qui ont eu à cœur de démontrer quelque chose ou de persuader quelqu’un. Mais ainsi doit faire encore toute personne qui veut parler avec justesse et avec suite de quoi que ce soit. Les esprits bornés aux idées particulières, incapables de séparer l’accidentel de l’essentiel, sont le désordre même : tout est, chez eux, sur le même plan. Racontant un événement, ils s’arrêtent pour délibérer si c’était dimanche ou lundi, si c’était devant Jean ou Pierre, quoique cela n’importe pas à la chose ; ils hésitent, se reprennent, s’interrompent pour corriger un détail qu’ils ont donné un quart d’heure avant, pour en ajouter un qu’ils ont omis. Détestables auditeurs, ils rectifient opiniâtrement les moindres erreurs, complètent les moindres lacunes du récit qu’on fait : si le narrateur est fait à leur mode, on épilogue, on dispute à perte de vue sur un point de nulle valeur, et l’on n’en sort pas, le récit ne s’achèvera jamais ; si c’est un homme d’esprit, il leur passe la parole. Ce ne sont pas des esprits hargneux, contredisants ; ce sont des esprits étroits, à courte vue. Ces gens-là ne savent pas suivre leur idée : un détail en amène un autre, qui traîne après lui une série. On s’aperçoit qu’on s’égare : d’un bond on se remet dans le chemin, on lâche la traverse, brusquement, sans prévenir. Mais au cours d’une phrase surgit un mot qui tire le narrateur hors de sa voie : autre écart, autre retour brusque, pour s’égarer encore bientôt. C’est vraiment le voyage en zigzag ; tout se mêle, s’entre-croise : on ne fait que sauter de droite et de gauche. On ne sait où l’on va, ni si l’on va. Ils ne savent pas raisonner ; ils prouvent leur dire d’étrange façon, et l’on n’a pas idée des raisonnements biscornus qui peuvent sortir d’une tête saine pourtant. « La preuve que c’est vrai, c’est que c’était un vendredi, et que j’ai rencontré un moment après Mme…, qui était en noir, avec un chapeau neuf. » Comme si, pour mentir, on ne pouvait inventer ces coïncidences aussi bien que le gros du fait. Est-ce sottise ? non : c’est incapacité de dégager l’essentiel de l’accessoire, de subordonner les circonstances et les idées. Ces détails-là sont vraiment preuves pour eux. Car une liaison existe dans leur esprit entre ces circonstances et le fait : la réalité se représente en bloc dans leur imagination, et il leur semble impossible qu’elle ne soit pas tout ce qu’elle est. Une partie suppose l’autre ; et si un détail est vrai, tout est vrai ; car tout se tient d’un enchaînement nécessaire. Ce n’est pas un raisonnement logique : c’est un confus instinct déterministe.

Il y a dans un roman contemporain une scène frappante : un enfant, apprenti dans une usine, est accusé d’un vol. Tout l’accable : assidu au travail, il a manqué ce jour-là ; il a dépensé plusieurs louis, une grosse somme. Le pauvre enfant n’aurait qu’un mot à dire : il a reçu cent francs de sa mère. Mais comme elle les lui a envoyés sans rien dire à son mari, et que, craignant d’être grondée, elle a recommandé le secret à son fils, il se tait par obéissance filiale, et se laisse mettre en prison, quoiqu’il ait beaucoup de confusion et de peur. Il ne sent pas que, si sa mère était là, elle crierait ce qu’elle a voulu cacher, et que ni pour elle ni pour lui ce n’est le cas d’hésiter. Il ne comprend pas le conflit de devoirs qui s’élève, et la disproportion qu’il y a ici entre les devoirs qui se contredisent. D’où vient cette incapacité à classer, à subordonner les idées ? De ce qu’elles sont encore enfoncées dans les images, de ce que l’enfant les prend en bloc, dans leur forme concrète, sans les extraire de leurs circonstances locales et particulières. Sa mère, dont le nom fait battre tout son cœur, dont l’image emplit son cerveau, qui est présente dans tous ses souvenirs et dans toutes ses espérances, lui a recommandé, dans des termes qu’il sait par cœur, dans une lettre écrite sur certain papier, qu’il a dans sa poche, et dont son esprit aperçoit sans cesse la dimension, la forme et la couleur, de ne pas dire ni à tel et tel, qu’elle nomme, ni à personne, qu’elle lui a envoyé cinq louis d’or, qu’il a tenus entre ses doigts et qu’il a fait rouler un peu vite : tout cela forme un ensemble unique et compact d’idées et d’images. Comment le comparer à cet autre ensemble également unique et compact, que forme l’arrestation, l’interrogatoire, le juge sévère, le gendarme imposant, les visages indignés, les paroles menaçantes ? Quel rapport établir entre ceci et cela ? L’enfant ne voit pas que la crainte de chagriner légèrement sa mère ne doit pas l’amener à se laisser déshonorer : comment le verrait-il, s’il ne détache pas par l’abstraction les fragments des deux images qui peuvent se comparer et se mesurer ?

Il n’y a point de raisonnement sans comparaison, il n’y a pas de comparaison sans généralisation. Une des sources les plus fécondes de la bouffonnerie grotesque, dont le théâtre contemporain a donné de si éclatants modèles, c’est précisément la comparaison des idées particulières, des circonstances purement locales et individuelles, en un mot la comparaison des incomparables. La généralisation découvre ce qu’il faut saisir dans chaque particularité ; elle marque pour ainsi dire le point d’attache des idées que l’on rapproche. C’est le fil conducteur du raisonnement.

Et combien le raisonnement s’en trouve agrandi ! Comme il acquiert une valeur considérable ! Car, ayant fait abstraction de tout ce qui est personnel, accidentel, le raisonnement vaut dès lors pour tous les cas particuliers, innombrables, réels et possibles, qui rentreront dans le cas général qu’on aura examiné. Les grands esprits et les esprits fins sont ceux qui savent apercevoir sous le flot sans cesse renouvelé des phénomènes les lois éternelles de la nature et de l’esprit. On n’a pas besoin d’être pour cela pédantesque, dogmatique, bec, ennuyeux. Les lettres de Mme de Sévigné, les Fables de la Fontaine abondent en questions générales légèrement discutées et délicatement résolues.

Pour décider sur un fait particulier ou sur une question générale, vous pouvez chercher des cas dont la solution soit évidente ou connue, et qui sont essentiellement identiques au cas proposé, des analogies ou des exemples. Ce qui est analogie à l’égard du fait particulier est exemple relativement à la loi générale.

Fontenelle, censurant la légèreté des hommes qui trouvent le pourquoi des choses sans s’être assurés de leur existence, et qui raisonnent ainsi sur des objets imaginaires, donne cet exemple du soin qu’il faut apporter à l’observation des phénomènes avant d’en aborder l’explication.

En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’Université de Helmstad, écrivit en 1595 l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation et quel rapport de cette dent aux chrétiens et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrivit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolstetetus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée sur la dent avec beaucoup d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.

Morale :

Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause.

Une autre fois, voulant réfuter l’objection que les astres ne changent pas, parce que de mémoire d’homme on ne les a vus changer, Fontenelle proposait l’analogie que voici :

Si les roses qui ne durent qu’un jour faisaient des histoires et se laissaient des mémoires les unes aux autres, les premières auraient fait le portrait de leur jardinier d’une certaine façon, et de plus de quinze mille âges de roses, les autres qui l’auraient encore laissé à celles qui les devaient suivre, n’y auraient rien changé. Sur cela elles diraient : « Nous avons vu toujours le même jardinier ; de mémoire de rose on n’a vu que lui ; il a toujours été fait comme il est : assurément il ne meurt pas comme nous, il ne change seulement pas. » Le raisonnement des roses serait-il bon ?

Conclusion :

Devons-nous établir notre durée, qui n’est que d’un instant, pour la mesure de quelque autre ? Serait-ce à dire que ce qui aurait duré cent mille fois plus que nous dût toujours durer ? On n’est pas si aisément éternel.

Ces deux morceaux de Fontenelle pourraient s’appeler des fables. La fable n’est autre chose qu’un raisonnement de ce genre, un fait particulier imaginé pour démontrer une vérité générale où il rentre, ou un autre fait particulier auquel il est, en somme, identique. Le centenaire qui demande à vivre encore pour arranger ses affaires, prouve que l’homme ne pense pas à la mort et ne s’y prépare jamais ; les membres révoltés contre l’estomac prouvent que la plèbe romaine ne peut se passer du sénat. Je ne sais toutefois s’il n’en est pas des fables comme de l’épopée : l’invention n’en appartient pas aux siècles polis, aux époques de réflexion et de science. Il y faut la jeunesse des sens et de l’esprit, une âme neuve dans la nature neuve. La Fontaine s’est tiré d’affaire en n’inventant pas sa matière, et ce n’est pas la moindre preuve de son génie. Inventer une fable est chose singulièrement délicate : La Motte y a échoué ; on n’évite guère la bizarrerie ou la puérilité. D’autre part, à reprendre les vieux sujets de fables, quelle imagination il faudrait, pour en tirer quelque chose ! Il faudrait être La Fontaine pour refaire l’effort de La Fontaine.

Je conseillerai donc, si l’on veut apporter quelque récit à l’appui d’un conseil ou pour preuve d’une thèse, de n’entreprendre point de faire parler les animaux et les arbres, et de n’imaginer rien qui soit hors des conditions de la vie commune : que la fable soit un conte, une anecdote, enfin une petite scène du monde réel ; cela aura plus d’intérêt et un tour plus moderne. Le charmant récit où Voltaire nous peint les différentes destinées de Jeannot et de Colin est le modèle accompli de ce genre de moralité : tout est combiné pour l’instruction que veut donner l’auteur ; c’est le procédé même de l’apologue, un conseil donné par l’exemple des personnages qu’on invente : mais ici plus rien de merveilleux ; tout est vraisemblable, c’est la nature même et la vie. C’est l’utilité de la fable unie à l’exactitude du roman.

Parmi les exemples auxquels on peut recourir, il est une catégorie où il faut s’arrêter un moment : ce sont ceux qu’on tire des actions de l’homme même qu’on veut persuader. On l’oblige ainsi à passer de notre côté, on l’intéresse à ce qu’on veut démontrer : ou pour le moins on l’embarrasse, et on lui rend la réponse difficile. Quand Achille essaye de sauver Iphigénie, Agamemnon lui oppose son propre désir, l’empressement qu’il témoignait pour s’embarquer et pour faire le siège de Troie : c’est lui qui exige, avec tout le monde, la mort d’Iphigénie :

AGAMEMNON

Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée :
Accusez et Calchas et le camp tout entier,
Ulysse et Ménélas, et vous tout le premier.

ACHILLE

Moi !

AGAMEMNON

Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête.

Quand Alceste s’indigne des médisances où se complaisent Célimène et ses amis, on lui objecte ses propres sentiments et sa propre conduite.

Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

lui demande Philinte, qui le sait peu indulgent aux défauts des gens.

L’argument personnel, qui contraint l’adversaire à se soumettre, ou à se contredire, est excellent, quand il contient vraiment un cas particulier de la thèse que l’on discute. Hors de là, il aboutit facilement aux personnalités, à l’injure, à l’invective, la diffamation. C’est une arme facile à l’usage des gens qui sont à bout de raisons ou qui ne savent pas raisonner : que de discussions où l’on voit les adversaires se jeter mutuellement leurs vérités au nez, n’avoir souci que de se noircir réciproquement, sans toucher au sujet qui est en délibération, comme s’il suffisait de déshonorer son contradicteur pour prouver qu’on a raison sur un fait particulier !