(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre III. Services locaux que doivent les privilégiés. »
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(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre III. Services locaux que doivent les privilégiés. »

Chapitre III.
Services locaux que doivent les privilégiés.

I. Exemples en Allemagne et en Angleterre. — Les privilégiés ne rendent pas ces services en France.

Considérons la première, le gouvernement local. À la porte de la France, il y a des contrées où la sujétion féodale, plus pesante qu’en France, semble plus légère, parce que, dans l’autre plateau de la balance, les bienfaits contrepèsent les charges. À Munster en 1809, Beugnot trouve un évêque souverain, une ville de couvents et de grands hôtels seigneuriaux, quelques marchands pour les objets indispensables, peu de bourgeoisie, alentour tous les paysans colons ou serfs. Le seigneur prélève une part de tous leurs produits, denrées ou bestiaux, et à leur mort une portion de leur héritage ; s’ils s’en vont, leur bien lui revient. Ses domestiques sont châtiés comme des moujiks, et, dans chaque remise, il y a un chevalet à cet usage, « sans préjudice de peines plus graves », probablement la bastonnade et le reste. Mais « jamais il n’est venu au condamné la moindre idée de réclamation ni d’appel ». Car, si le seigneur les frappe en père de famille, il les protège « en père de famille, il accourt quand il y a un malheur à réparer, il les soigne dans leurs maladies », il leur fournit un asile dans leur vieillesse ; il pourvoit leurs veuves et se réjouit quand ils ont beaucoup d’enfants ; il est en communauté de sympathies avec eux ; ils ne sont ni misérables ni inquiets ; ils savent que, dans tous leurs besoins extrêmes ou imprévus, il sera leur refuge47  Dans les États prussiens, et d’après le code du grand Frédéric, une servitude plus dure encore est compensée par des obligations égales. Sans la permission du seigneur, les paysans ne peuvent aliéner leur champ, l’hypothéquer, le cultiver autrement, changer de métier, se marier. S’ils quittent la seigneurie, il peut les poursuivre en tout lieu et les ramener de force. Il a droit de surveillance sur leur vie privée et les châtie s’ils sont ivrognes ou paresseux. Adolescents, ils sont pendant plusieurs années domestiques dans son manoir ; cultivateurs, ils lui doivent des corvées, en certains lieux trois par semaine. Mais, de par l’usage et la loi, il doit « veiller à ce qu’ils reçoivent l’éducation, les secourir dans l’indigence, leur procurer, autant que possible, les moyens de vivre ». Il a donc les charges du gouvernement dont il a les profits, et, sous la lourde main qui les courbe, mais qui les soutient, on ne voit pas que les sujets regimbent  En Angleterre, la haute classe arrive au même effet par d’autres voies. Là aussi la terre paye encore la dîme ecclésiastique, le dixième strict, bien plus qu’en France48 ; le squire, le nobleman possède une part du sol encore plus large que celle de son voisin français, et, de fait, exerce sur son canton une autorité plus grande. Mais ses tenanciers, locataires et fermiers ne sont plus ses serfs ni même ses vassaux ; ils sont libres. S’il gouverne, c’est par influence, non par commandement. Propriétaire et patron, on a de la déférence pour lui ; lord-lieutenant, officier de la milice, administrateur, justice, il est visiblement utile. Surtout, de père en fils, il réside, il est du canton, en communication héréditaire et incessante avec le public local, par ses affaires et par ses plaisirs, par la chasse et par le bureau des pauvres, par ses fermiers qu’il admet à sa table, par ses voisins qu’il rencontre au comité ou à la vestry. Voilà comment les vieilles hiérarchies se maintiennent : il faut et il suffit qu’elles changent en cadre civil leur cadre militaire, et trouvent un emploi moderne au chef féodal.

II. Seigneurs qui résident. — Restes du bon esprit féodal. — Ils ne sont point durs avec leurs tenanciers, mais ils n’ont plus le gouvernement local. — Leur isolement. — Petitesse ou médiocrité de leur aisance. — Leurs dépenses. — Ils ne sont pas en état de remettre les redevances. — Sentiments des paysans à leur endroit.

Lorsqu’on remonte un peu plus haut dans notre histoire, on y rencontre çà et là de pareils nobles49. Tel était le duc de Saint-Simon, père de l’écrivain, vrai souverain dans son gouvernement de Blaye, respecté du roi lui-même. Tel fut le grand-père de Mirabeau, dans son château de Mirabeau en Provence, le plus hautain, le plus absolu, le plus intraitable des hommes, « exigeant que les officiers qu’il présente pour son régiment soient agréés du roi et des ministres », ne souffrant les inspecteurs de revue que pour la forme, mais héroïque, généreux, dévoué, distribuant la pension qu’on lui offre à six capitaines blessés sous ses ordres, s’entremettant pour les pauvres plaideurs de la montagne, chassant de sa terre les procureurs ambulants qui viennent y apporter leur chicane, « protecteur naturel des hommes », jusque contre les ministres et contre le roi. Des gardes du tabac ayant fait une descente chez son curé, il les poursuivit à cheval si rudement qu’ils se sauvèrent à grand’peine en guéant la Durance, et là-dessus « il écrivit pour demander la révocation de tous les chefs, assurant que sans cela tous les employés des aides iraient dans le Rhône ou dans la mer ; il y en eut de révoqués, et le directeur du tripot vint lui-même lui faire satisfaction ». Voyant son canton stérile et ses colons paresseux, il les enrégimente, hommes, femmes, enfants, et, par les plus mauvais temps, lui-même à leur tête, avec ses vingt-sept blessures, le col soutenu par une pièce d’argent, il les fait travailler en les payant, défricher des terres qu’il leur donne à bail pour cent ans, enclore d’énormes murs et planter d’oliviers une montagne de roches. « Nul n’eût pu, sous aucun prétexte, se dispenser de travailler qu’il ne fût malade, et en ce cas secouru, ou occupé à travailler sur son propre bien, article sur lequel mon père ne se laissait pas tromper, et nul ne l’eût osé. » Ce sont là les derniers troncs de la vieille souche, noueux, sauvages, mais capables de fournir des abris. On en trouverait encore quelques-uns dans les cantons reculés, en Bretagne, en Auvergne, vrais commandants de district, et je suis sûr qu’au besoin leurs paysans les suivront autant par respect que par crainte. La force du cœur et du corps donne l’ascendant qu’elle justifie, et la surabondance de sève, qui commence par des violences, finit par des bienfaits.

Moins indépendant et moins âpre, le gouvernement paternel subsiste ailleurs, sinon dans la loi, du moins dans les mœurs. En Bretagne, près de Tréguier et de Lannion, dit le bailli de Mirabeau50, « tout l’état-major de la garde-côte est composé de gens de qualité et de races de mille ans. Je n’en ai pas encore vu un s’échauffer contre un soldat-paysan, et j’ai vu en même temps un air de respect filial de la part de ces derniers… C’est le paradis terrestre pour les mœurs, la simplicité, la vraie grandeur patriarcale : des paysans dont l’attitude devant les seigneurs est celle d’un fils tendre devant son père, des seigneurs qui ne parlent à ces paysans dans leur langage grossier et rude que d’un air bon et riant ; on voit un amour réciproque entre les maîtres et les serviteurs »  Plus au sud, dans le Bocage, pays tout agricole et sans routes, où les dames voyagent à cheval et dans des voitures à bœufs, où le seigneur n’a pas de fermiers, mais vingt-cinq à trente petits métayers avec lesquels il partage, la primauté des grands ne fait point de peine aux petits. On vit bien ensemble, quand on vit ensemble depuis la naissance jusqu’à la mort, familièrement, avec les mêmes intérêts, les mêmes occupations et les mêmes plaisirs : tels des soldats avec leurs officiers, en campagne, sous la tente, subordonnés quoique camarades, sans que la familiarité nuise au respect. « Le seigneur les visite souvent dans leurs métairies, cause avec eux de leurs affaires, du soin de leur bétail, prend part à des accidents et à des malheurs qui lui portent aussi préjudice. Il va aux noces de leurs enfans et boit avec les convives. Le dimanche on danse dans la cour du château, et les dames se mettent de la partie51. » Quand il chasse le loup et le sanglier, le curé en fait l’annonce au prône ; les paysans avec leur fusil viennent joyeusement au rendez-vous, trouvent le seigneur qui les poste, observent strictement la consigne qu’il leur donne : voilà des soldats et un capitaine tout préparés. Un peu plus tard et d’eux-mêmes, ils vont le choisir pour commandant de la garde nationale, pour maire de la commune, pour chef de l’insurrection, et, en 1792, les tireurs de la paroisse marcheront sous lui contre les bleus, comme aujourd’hui contre le loup. — Tels sont les derniers restes du bon esprit féodal, semblables aux sommets épars d’un continent submergé. Avant Louis XIV, le spectacle était pareil dans toute la France. « La noblesse campagnarde d’autrefois, dit le marquis de Mirabeau, buvait trop longtemps, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert et ne se quittait qu’après l’octave de la Saint-Martin… Cette noblesse menait une vie gaie et dure, volontairement, coûtait peu de chose à l’État, et lui produisait plus par sa résidence et son fumier que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches, nos coliques et nos vapeurs… On sait à quel point était l’habitude, et, pour ainsi dire, la manie des présents continuels que les habitants faisaient à leurs seigneurs. J’ai vu de mon temps cette habitude cesser partout et à bon droit… Les seigneurs ne leur sont plus bons à rien ; il est tout simple qu’ils en soient oubliés comme ils les oublient… Personne ne connaissant plus le seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c’est bien fait52. » Partout, sauf en des coins écartés, l’affection, l’union des deux classes a disparu ; le berger s’est séparé du troupeau, et les pasteurs du peuple ont fini par être considérés comme ses parasites.

Suivons-les d’abord en province. On n’y voit que la petite noblesse et une partie de la moyenne ; le reste est à Paris53. Même partage dans l’Église : les abbés commendataires, les évêques et archevêques ne résident guère ; les grands vicaires et chanoines sont dans les grandes villes ; il n’y a que les prieurs et les curés dans les campagnes ; à l’ordinaire, tout l’état-major ecclésiastique ou laïque est absent ; les résidents ne sont fournis que par les grades secondaires ou inférieurs. — Comment ceux-ci vivent-ils avec le paysan ? Un point est sûr, c’est que le plus souvent ils ne sont pour lui ni durs ni même indifférents. Séparés par le rang, ils ne le sont point par la distance ; or le voisinage est à lui seul un lien entre les hommes. J’ai eu beau lire, je n’ai point trouvé en eux les tyrans ruraux que dépeignent les déclamateurs de la Révolution. Hautains avec le bourgeois, ils sont ordinairement bons avec le villageois. « Qu’on parcoure dans les provinces, dit un avocat contemporain, les terres habitées par les seigneurs ; entre cent, on en trouvera peut-être une ou deux où ils tyrannisent leurs sujets ; tous les autres y partagent patiemment la misère de leurs justiciables… Ils attendent les débiteurs, leur font des remises, leur procurent toute facilité pour payer. Ils adoucissent, ils tempèrent les poursuites parfois trop rigoureuses des fermiers, des régisseurs, des gens d’affaires54. » — Une Anglaise qui les voit en Provence au sortir de la Révolution dit que, détestés à Aix, ils sont très aimés sur leurs terres. « Tandis que devant les premiers bourgeois ils passent la tête haute, avec un air de dédain, ils saluent les paysans avec une courtoisie et une affabilité extrêmes. » Un d’eux distribue aux femmes, enfants, vieillards de son domaine de la laine et du chanvre pour filer pendant la mauvaise saison, et, à la fin de l’année, il donne un prix de cent livres aux deux meilleures pièces de toile. En nombre de cas, les paysans acquéreurs leur ont volontairement restitué leurs terres au prix d’achat  Autour de Paris, près de Romainville, après le terrible orage de 1788, on prodigue les aumônes ; « un homme fort riche distribue aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui l’entourent » ; pendant l’hiver, en Alsace, à Paris, tout le monde donne ; « devant chaque hôtel d’une famille connue brûle un vaste bûcher, où nuit et jour les pauvres viennent se chauffer »  En fait de charité, les moines qui résident et sont témoins de la misère publique restent fidèles à l’esprit de leur institut. À la naissance du Dauphin, les Augustins de Montmorillon en Poitou ont payé de leurs deniers les tailles et corvées de dix-neuf pauvres familles. En 1781, en Provence, les Dominicains de Saint-Maximin ont nourri leur district où l’ouragan avait détruit les vignes et les oliviers. « Les Chartreux de Paris donnent aux pauvres 1 800 livres de pain par semaine. Pendant l’hiver de 1784, les aumônes sont augmentées dans toutes les maisons religieuses : leurs fermiers distribuent des secours aux habitants pauvres des campagnes, et, pour fournir à ces besoins extraordinaires, plusieurs communautés ajoutent à la rigueur de leurs abstinences. » — Quand, à la fin de 1789, il s’agit de les supprimer, je rencontre en leur faveur nombre de réclamations écrites par des officiers municipaux, par les notables, par une foule d’habitants, artisans, paysans, et ces colonnes de signatures rustiques sont vraiment éloquentes. Sept cents familles de Cateau-Cambrésis55 dressent une supplique pour garder les dignes abbés et religieux de l’abbaye de Saint-André, leurs pères communs et bienfaiteurs, qui les ont nourris pendant la grêle ». Les habitants de Saint-Savin, dans les Pyrénées, « peignent avec des larmes de douleur leur consternation » à l’idée qu’on va supprimer leur abbaye de Bénédictins, seule fondation de charité dans ce pays pauvre. À Sierk, près de Thionville, « la Chartreuse, disent les notables, est à tous égards pour nous l’arche du Seigneur ; c’est la principale ressource de plus de douze à quinze cents personnes qui viennent tous les jours de la semaine. Cette année les moines leur ont distribué leur propre provision de grain à 16 livres au-dessous du cours ». Les chanoines réguliers de Domièvre en Lorraine nourrissent soixante pauvres deux fois par semaine ; il faut les conserver, dit la supplique, « par pitié et compassion pour le pauvre peuple dont la misère est au-dessus de l’imagination ; où il n’y a pas de couvents réguliers et de chanoines de leur dépendance, les pauvres crient misère56 ». À Moutiers-Saint-Jean, près de Semur en Bourgogne, les Bénédictins de Saint-Maur font vivre tout le village et l’ont nourri cette année dans la disette. Près de Morley en Barrois, l’abbaye d’Auvey, ordre de Cîteaux, « a toujours été, pour tous les villages qui l’avoisinent, un bureau de charité ». À Airvault, dans le Poitou, les officiers municipaux, le colonel de la garde nationale, quantité de « manants et habitants », demandent à conserver les chanoines réguliers de Saint-Augustin. « Leur existence, dit la pétition, est absolument essentielle tant pour notre ville que pour les campagnes, et nous ferions une perte irréparable par leur suppression. » La municipalité et le conseil permanent de Soissons écrivent que la maison de Saint-Jean-des-Vignes « a toujours réclamé avec empressement sa part dans les charges publiques. C’est elle qui, dans les calamités, recueille les citoyens sans asile et leur fournit la subsistance. C’est elle qui a porté seule la charge de l’assemblée du bailliage, lors de l’élection des députés à l’Assemblée nationale. C’est elle qui loge actuellement une compagnie du régiment d’Armagnac. C’est elle qu’on trouve partout, lorsqu’il y a des sacrifices à faire ». — En vingt endroits, on déclare que les religieux sont « les pères des pauvres ». Dans le diocèse d’Auxerre, pendant l’été de 1789, les Bernardins de Rigny « se sont dépouillés, en faveur des habitants des villages voisins, de tout ce qu’ils possédaient : pain, grains, argent et autres secours, tout a été prodigué envers douze cents personnes qui, pendant plus de six semaines, n’ont cessé de venir se présenter chaque jour à leur porte… Emprunts, avances prises sur les fermiers, crédit chez les fournisseurs de la maison, tout a concouru à leur faciliter les moyens de soulager le peuple ». — J’omets beaucoup d’autres traits aussi forts ; on voit que les seigneurs ecclésiastiques ou laïques ne sont point de simples égoïstes quand ils résident. L’homme compatit aux maux dont il est le témoin ; il faut l’absence pour en émousser la vive impression ; le cœur en est touché quand l’œil les contemple. D’ailleurs la familiarité engendre la sympathie ; on ne peut guère rester froid devant l’angoisse d’un pauvre homme, à qui, depuis vingt ans, l’on dit bonjour en passant, dont on sait la vie, qui n’est pas pour l’imagination une unité abstraite, un chiffre de statistique, mais une âme en peine et un corps souffrant. — D’autant plus que, depuis les écrits de Rousseau et des économistes, un souffle d’humanité chaque jour plus fort, plus pénétrant, plus universel, est venu attendrir les cœurs. Désormais on pense aux pauvres, et l’on se fait honneur d’y penser. Il suffit de lire les cahiers des États généraux57 pour voir que, de Paris, l’esprit philanthropique s’est répandu jusque dans les châteaux et les abbayes de province. Je suis persuadé que, sauf des hobereaux écartés, chasseurs et buveurs, emportés par le besoin d’exercice corporel et confinés par leur rusticité dans la vie animale, la plupart des seigneurs résidents ressemblaient, d’intention ou de fait, aux gentilshommes que, dans ses contes moraux, Marmontel mettait alors en scène ; car la mode les poussait de ce côté, et toujours en France on suit la mode. Leur caractère n’a rien de féodal ; ce sont des gens « sensibles », doux, très polis, assez lettrés, amateurs de phrases générales, et qui s’émeuvent aisément, vivement, volontiers, comme cet aimable raisonneur le marquis de Ferrières, ancien chevau-léger, député de Saumur à l’Assemblée nationale, auteur d’un écrit sur le Théisme, d’un roman moral, de mémoires bienveillants et sans grande portée ; rien de plus éloigné de l’ancien tempérament âpre et despotique. Ils voudraient bien soulager le peuple, et chez eux ils l’épargnent autant qu’ils peuvent58. On les trouve nuisibles sans qu’ils soient méchants ; le mal vient de leur situation, non de leur caractère. En effet, c’est leur situation qui, leur laissant les droits sans les services, leur interdit les offices publics, l’influence utile, le patronage effectif par lesquels ils pourraient justifier leurs avantages et s’attacher leurs paysans.

Mais sur ce terrain le gouvernement central a pris leur place. Depuis longtemps, ils sont bien faibles contre l’intendant, bien impuissants à protéger leur paroisse. Vingt gentilshommes ne peuvent se réunir et délibérer sans une permission expresse du roi59. Si ceux de Franche-Comté viennent une fois l’an dîner ensemble et entendre une messe, c’est par tolérance, et encore cette innocente confrérie ne doit s’assembler qu’en présence de l’intendant. — Séparé de ses égaux, le seigneur est encore séparé de ses inférieurs. L’administration du village ne le regarde pas, il n’en a pas même la surveillance : répartir l’impôt et le contingent de la milice, réparer l’église, rassembler et présider l’assemblée de la paroisse, faire des routes, établir des ateliers de charité, tout cela est l’affaire de l’intendant ou des officiers communaux que l’intendant nomme ou dirige60. Sauf par son droit de justice si écourté, le seigneur est oisif en matière publique61. Si, par hasard, il voulait intervenir à titre officieux, réclamer pour la communauté, les bureaux le feraient taire bien vite. Depuis Louis XIV, tout a ployé sous les commis ; toute la législation et toute la pratique administrative ont opéré contre le seigneur local pour lui ôter ses fonctions efficaces et le confiner dans son titre nu. Par cette disjonction des fonctions et du titre, il est devenu d’autant plus fier qu’il devenait moins utile. Son amour-propre, n’ayant plus la grande pâture, se rabat sur la petite ; désormais il recherche les distinctions, non l’influence, et songe à primer, non à gouverner62. En effet, le gouvernement local, aux mains de rustres brutalisés par des plumitifs, est devenu une chose roturière, paperassière, et cette chose lui semble sale. « On blesserait son orgueil en l’invitant à s’y livrer. Asseoir les taxes, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. » — Il s’abstient donc, reste isolé dans son manoir, laisse à d’autres une besogne dont on l’exclut et qu’il dédaigne. Loin de défendre ses paysans, c’est à peine s’il peut se défendre lui-même, maintenir ses immunités, faire réduire sa capitation et ses vingtièmes, obtenir pour ses domestiques l’exemption de la milice, préserver sa personne, sa demeure, ses gens, sa chasse et sa pêche de l’usurpation universelle qui met aux mains de « Monseigneur l’intendant » et de MM. les subdélégués tous les biens et tous les droits  D’autant plus que bien souvent il est pauvre. Bouillé estime que toutes les vieilles familles, sauf deux ou trois cents, sont ruinées63. Dans le Rouergue, plusieurs vivent sur un revenu de cinquante et même de vingt-cinq louis. En Limousin, dit un intendant au commencement du siècle, sur plusieurs milliers, il n’y en a pas quinze qui aient vingt mille livres de rente. En Berry, vers 1754, « les trois quarts meurent de faim ». En Franche-Comté, la confrérie dont nous parlions tout à l’heure est un spectacle comique : « après la messe, ils s’en retournent chacun chez eux, les uns à pied, les autres sur leurs Rossinantes ». En Bretagne, « il y a un tas de gentilshommes rats de cave, dans les fermes, dans les plus vils emplois ». Un M. de la Morandais s’est fait régisseur d’une terre. Telle famille a pour tout bien une métairie « qui n’atteste sa noblesse que par un colombier ; elle vit à la paysanne et mange du pain bis ». Un autre gentilhomme veuf passe ses jours à boire, vit dans le désordre avec ses servantes, et met les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre ». « Tous les chevaliers de Chateaubriand, dit le père, ont été des ivrognes et des fouetteurs de lièvres. » Lui-même vivote tristement et pauvrement, avec cinq serviteurs, un chien de chasse et deux vieilles juments, « dans un château qui aurait tenu cent seigneurs et leur suite ». Çà et là, dans les Mémoires, on voit passer quelques-unes de ces étranges figures surannées, par exemple, en Bourgogne, « des gentilshommes chasseurs, en guêtres, en souliers ferrés, portant sous le bras une vieille épée rouillée, mourant de faim et refusant de travailler64 » ; ailleurs, « M. de Pérignan, en habit, perruque et figure rousses, faisant travailler à des murs de pierre sèche dans sa terre, et s’enivrant avec le maréchal-ferrant du lieu » ; parent du cardinal Fleury, on fit de lui le premier duc de Fleury  Tout contribue à cette décadence, la loi, les mœurs, et d’abord le droit d’aînesse. Institué pour que la souveraineté et le patronage ne soient pas divisés, il ruine les nobles, depuis que la souveraineté et le patronage n’ont plus de matière propre. « En Bretagne65, dit Chateaubriand, les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, et les cadets se partageaient entre eux tous un tiers de l’héritage paternel. » Par suite, « les cadets des cadets arrivaient promptement au partage d’un pigeon, d’un lapin, d’une canardière et d’un chien de chasse. Toute la fortune de mon aïeul ne dépassait pas cinq mille livres de rente, dont l’aîné de ses fils emportait les deux tiers, trois mille trois cents livres ; restait mille six cent soixante-six livres pour les trois cadets, sur laquelle somme l’aîné prélevait encore le préciput »  Cette fortune qui s’émiette et s’anéantit, ils ne savent ni ne veulent la refaire par le négoce, l’industrie ou l’administration : ce serait déroger. « Hauts et puissants seigneurs d’un colombier, d’une crapaudière et d’une garenne », plus la substance leur manque, plus ils s’attachent au nom  Joignez à cela le séjour d’hiver à la ville, la représentation, les dépenses que comportent la vanité et le besoin de société, les visites chez le gouverneur et l’intendant : il faut être Allemand ou Anglais pour passer les mois tristes et pluvieux dans son castel ou dans sa ferme, seul, en compagnie de rustres, au risque de devenir aussi emprunté et aussi hétéroclite qu’eux66. Par suite, ils s’endettent, ils s’obèrent, ils vendent un morceau de leur terre, puis un autre morceau : beaucoup ont tout aliéné, sauf leur petit manoir et les droits seigneuriaux, cens, lods et ventes, droit de chasse et de justice sur le territoire dont jadis ils étaient les propriétaires67. Puisqu’ils vivent de ces droits, il faut bien qu’ils les exercent, même quand le droit est lourd, même quand le débiteur est pauvre. Comment lui remettraient-ils la redevance en grains et en vin, quand elle est pour eux le pain et le vin de l’année ? Comment le dispenser du quint et du requint, quand c’est le seul argent qu’ils perçoivent ? Comment, étant besogneux, ne seraient-ils pas exigeants   Les voilà donc, vis-à-vis du paysan, à l’état de simples créanciers ; c’est à cela qu’aboutit le régime féodal transformé par la monarchie. Autour du château je vois les sympathies baisser, l’envie s’élever, les haines se grossir. Écarté des affaires, affranchi de l’impôt, le seigneur reste isolé, étranger parmi ses vassaux ; son autorité anéantie et ses privilèges conservés lui font une vie à part. Quand il en sort, c’est pour ajouter forcément à la misère publique. Sur ce sol ruiné par le fisc, il vient prendre une part du produit, tant de gerbes de blé, tant de cuvées de vin. Ses pigeons et son gibier mangent la récolte. Il faut aller moudre à son moulin et lui laisser un seizième de la farine. Un champ vendu six cents livres met cent livres dans sa poche. L’héritage du frère n’arrive au frère que rogné par lui d’une année de revenu. Vingt autres redevances, jadis d’utilité publique, ne servent plus qu’à nourrir un particulier inutile  Le paysan, tel alors que nous le voyons aujourd’hui, âpre au gain, décidé et habitué à tout souffrir et tout faire pour épargner ou gagner un écu, finit par jeter en dessous des regards de colère sur la tourelle qui garde les archives, le terrier, les détestables parchemins, en vertu desquels un homme d’une autre espèce, avantagé au détriment de tous, créancier universel, et payé pour ne rien faire, tond sur toutes les terres et sur tous les produits. Vienne une occasion qui mette le feu à toutes ces convoitises : le terrier brûlera, avec lui la tourelle, et, avec la tourelle, le château.

III. Seigneurs qui ne résident pas. — Énormité de leurs fortunes et de leurs droits. — Ayant des avantages plus grands, ils doivent de plus grands services. — Raisons de leur absence. — Effet de leur éloignement. — Apathie dans les provinces. — État de leurs terres. — Ils ne font pas l’aumône. — Misère de leurs tenanciers. — Exactions de leurs fermiers. — Exigences de leurs dettes. — État de leurs justices. — Effets de leur droit de chasse. — Sentiments des paysans à leur endroit.

Le spectacle est plus triste encore lorsque, des terres où les seigneurs résident, on passe aux terres où les seigneurs ne résident pas. Nobles ou anoblis, ecclésiastiques et laïques, ceux-ci sont privilégiés entre les privilégiés et forment une aristocratie dans une aristocratie. Presque toutes les familles puissantes et accréditées en sont68, quelle que soit leur origine et leur date. Par leur résidence habituelle ou fréquente au centre, par leurs alliances ou leurs visites mutuelles, par leurs mœurs et leur luxe, par l’influence qu’ils exercent et les inimitiés qu’ils soulèvent, ils forment un groupe à part, et ce sont eux qui ont les plus vastes terres, les premières suzerainetés, les plus larges et les plus complètes juridictions. Noblesse de cour et haut clergé, ils sont peut-être un millier dans chaque ordre, et leur petit nombre ne fait que mettre en plus haut relief l’énormité de leurs avantages. On a vu que les apanages des princes du sang comprennent un septième du territoire ; Necker69 estime à deux millions le revenu des terres dont jouissent les deux frères du roi. Les domaines des ducs de Bouillon, d’Aiguillon et de quelques autres occupent des lieues entières, et par l’immensité, par la continuité, rappellent ceux que le duc de Sutherland, le duc de Bedford possèdent aujourd’hui en Angleterre. Rien que par ses bois et par son canal, le duc d’Orléans, avant d’épouser sa femme aussi riche que lui, se fait près d’un million de rente. Telle seigneurie, le Clermontois, appartenant au prince de Condé, renferme quarante mille habitants ; c’est l’étendue d’une principauté allemande ; « de plus tous les impôts ou subsides qui ont lieu dans le Clermontois sont perçus au profit de Son Altesse Sérénissime, le roi n’y perçoit absolument aucune chose70 »  Naturellement, autorité et richesse vont ensemble, et, plus une terre rapporte, plus son propriétaire ressemble à un souverain. L’archevêque de Cambray, duc de Cambray, comte de Cambrésis, a la suzeraineté de tous les fiefs dans un pays qui compte soixante-quinze mille habitants ; il choisit la moitié des échevins à Cambray et toute l’administration du Cateau ; il nomme à deux grandes abbayes, il préside les États provinciaux et le bureau permanent qui leur succède ; bref, sous l’intendant et à côté de lui, il garde une prééminence, bien mieux, une influence à peu près semblable à celle que conserve aujourd’hui sur son domaine tel grand-duc incorporé dans le nouvel empire allemand. Près de lui, dans le Hainaut, l’abbé de Saint-Amand possède les sept huitièmes du territoire de la prévôté et perçoit sur le dernier huitième les rentes seigneuriales, des corvées et la dîme ; de plus, il nomme le prévôt et les échevins, en sorte, disent les doléances, « qu’il compose tout l’État, ou plutôt qu’il est lui seul tout l’État71 ». — Je ne finirais pas, si j’énumérais tous ces gros lots. Ne prenons que celui des prélats, et par un seul côté, celui de l’argent. Dans l’Almanach royal et dans la France ecclésiastique de 1788, nous lisons leur revenu avoué ; mais le revenu véritable est de moitié en sus pour les évêchés, du double et du triple pour les abbayes, et il faut encore doubler ce revenu véritable pour en avoir la valeur en monnaie d’aujourd’hui72. Les cent trente et un évêques et archevêques ont ensemble 5 600 000 livres de revenu épiscopal et 1 200 000 livres en abbayes, en moyenne 50 000 livres par tête dans l’imprimé, 100 000 en fait : aussi bien aux yeux des contemporains, au dire des spectateurs qui savaient la vérité vraie, un évêque était « un grand seigneur ayant 100 000 livres de rente73 ». Quelques sièges importants sont dotés magnifiquement. Sens rapporte 70 000 livres, Verdun 74 000, Tours 82 000, Beauvais, Toulouse et Bayeux 90 000, Rouen 100 000, Auch, Metz, Albi 120 000, Narbonne 160 000, Paris et Cambrai 200 000 en chiffres officiels, et probablement moitié en sus en sommes perçues. D’autres sièges, moins lucratifs, sont en proportion mieux traités encore. Figurez-vous une petite ville de province, qui souvent n’est pas même une mince sous-préfecture de notre temps, Couserans, Mirepoix, Lavaur, Rieux, Lombez, Saint-Papoul, Comminges, Luçon, Sarlat, Mende, Fréjus, Lescar, Belley, Saint-Malo, Tréguier, Embrun, Saint-Claude, alentour moins de deux cents, moins de cent, parfois moins de cinquante paroisses, et, pour exercer cette petite surveillance ecclésiastique, un prélat qui touche de 25 000 à 70 000 livres en chiffres officiels, de 37 000 à 105 000 livres en chiffres réels, de 74 000 à 210 000 livres en argent d’aujourd’hui. Quant aux abbayes, j’en compte trente-trois qui rapportent de 25 000 à 120 000 livres à l’abbé, vingt-sept qui rapportent de 20 000 à 100 000 livres à l’abbesse ; pesez ces chiffres de l’Almanach, et songez qu’il faut les doubler et au-delà pour avoir le revenu réel, les quadrupler et au-delà pour avoir le revenu actuel. Il est clair qu’avec de tels revenus et les droits féodaux de police, de justice, d’administration qui les accompagnent, un grand seigneur ecclésiastique ou laïque est, de fait, une sorte de prince dans son district, qu’il ressemble trop à l’ancien souverain pour avoir le droit de vivre en particulier ordinaire, que ses avantages privés lui imposent un caractère public, que son titre supérieur et ses profits énormes l’obligent à des services proportionnés, et que, même sous la domination de l’intendant, il doit à ses vassaux, à ses tenanciers, à ses censitaires, le secours de son intervention, de son patronage et de ses bienfaits.

Pour cela il faudrait résider, et le plus souvent il est absent. Depuis cent cinquante ans, une sorte d’attraction toute-puissante retire les grands de la province, les pousse vers la capitale, et le mouvement est irrésistible, car il est l’effet des deux forces les plus grandes et les plus universelles qui puissent agir sur les hommes, l’une qui est la situation sociale, l’autre qui est le caractère national. Ce n’est pas impunément qu’on retranche à un arbre ses racines. Instituée pour gouverner, une aristocratie se détache du sol lorsqu’elle ne gouverne plus, et elle a cessé de gouverner depuis que, par un empiètement croissant et continu, presque toute la justice, toute l’administration, toute la police, chaque détail du gouvernement local ou général, toute initiative, collaboration ou contrôle en matière d’impôts, d’élections, de routes, de travaux et de charités, a passé dans les mains de l’intendant et du subdélégué, sous la direction suprême du contrôleur général et du Conseil du roi74. Des commis, des gens « de plume et de robe », des roturiers sans consistance font la besogne ; nul moyen de la leur disputer. Même avec la délégation du roi, un gouverneur de province, fût-il héréditaire et prince du sang comme les Condés en Bourgogne, doit s’effacer devant l’intendant ; il n’a pas d’office effectif ; ses emplois publics consistent à faire figure et à recevoir. Du reste, il remplirait mal les autres : la machine administrative, avec ses milliers de rouages durs, grinçants et sales, telle que Richelieu et Louis XIV l’ont faite, ne peut fonctionner qu’aux mains d’ouvriers congédiables à volonté, sans scrupules et prompts à tout plier sous la raison d’État ; impossible de se commettre avec ces drôles. Il s’abstient, leur abandonne les affaires. Désœuvré, amoindri, que ferait-il maintenant sur son domaine où il ne règne plus et où il s’ennuie ? Il vient à la ville, surtout à la cour. — D’ailleurs il n’y a plus de carrière que par cette issue : pour parvenir, on est tenu d’être courtisan. Le roi le veut, il faut que vous soyez de son salon pour obtenir ses grâces ; sinon, à la première demande, il répondra : « Qui est-ce ? C’est un homme que je ne vois pas ». L’absence, à ses yeux, n’a pas d’excuse, même quand elle a pour cause une conversion, et pour motif la pénitence ; on lui a préféré Dieu, c’est une désertion. Les ministres écrivent aux intendants pour savoir si les gentilshommes de leur province « aiment à rester chez eux » et s’ils « refusent de venir rendre leurs devoirs au roi ». Songez à la grandeur d’un pareil attrait : gouvernements, commandements, évêchés, bénéfices, charges de cour, survivances, pensions, crédits, faveurs de toute espèce et tout degré pour soi et pour les siens, tout ce qu’un État de vingt et vingt-cinq millions d’hommes peut offrir de désirable à l’ambition, à la vanité et à l’intérêt se trouve rassemblé là comme en un réservoir. On y accourt, et l’on y puise  D’autant plus que l’endroit est agréable, disposé à souhait et de parti pris pour convenir aux aptitudes sociables du caractère français. La cour est un grand salon permanent, où « l’accès est libre et facile des sujets au prince », où ils vivent avec lui « dans une société douce et honnête, nonobstant la distance presque infinie du rang et du pouvoir », où le monarque se pique d’être un parfait maître de maison75. De fait, il n’y eut jamais de salon si bien tenu, ni si propre à retenir ses hôtes par les plaisirs de toute sorte, par la beauté, la dignité et l’agrément du décor, par le choix de la compagnie, par l’intérêt du spectacle. Il n’y a que Versailles pour se montrer, faire figure, se pousser, pour s’amuser, converser ou causer, au centre des nouvelles, de l’action et des affaires, avec l’élite du royaume et les arbitres du ton, de l’élégance et du goût. « Sire, disait M. de Vardes à Louis XIV, quand on est loin de Votre Majesté, non seulement on est malheureux, mais encore on est ridicule. » Il ne reste en province que la noblesse pauvre et rustique ; pour y vivre, il faut être arriéré, dégoûté ou exilé. Quand le roi renvoie un seigneur dans ses terres, c’est la pire disgrâce ; à l’humiliation de la déchéance s’ajoute le poids insupportable de l’ennui. Le plus beau château dans un site agréable est un affreux « désert » ; on n’y peut voir personne, sauf des grotesques de petite ville ou des rustres de village76. « L’exil seul, dit Arthur Young, force la noblesse de France à faire ce que les Anglais font par préférence : résider sur leurs domaines pour les embellir. » Dix fois Saint-Simon et les autres historiens de la cour disent en parlant d’une cérémonie : « Toute la France était là » ; en effet, tout ce qui compte en France est là, et ils se reconnaissent à cette marque. Paris et la cour deviennent donc le séjour obligé de tout le beau monde. Dans une telle situation, les départs entraînent les départs ; plus la province est délaissée, plus on la délaisse. « Il n’y a pas dans le royaume, dit le marquis de Mirabeau, une seule terre un peu considérable dont le propriétaire ne soit à Paris, et conséquemment ne néglige ses maisons et ses châteaux77. » Les grands seigneurs laïques ont leur hôtel dans la capitale, leur entresol à Versailles, leur maison de plaisance dans un cercle de vingt lieues ; si de loin en loin ils visitent leurs terres, c’est pour y chasser. Les quinze cents abbés et prieurs commendataires jouissent de leurs bénéfices comme d’une ferme éloignée. Les deux mille sept cents grands vicaires et chanoines de chapitre se visitent et dînent en ville. Sauf quelques hommes apostoliques, les cent trente et un évêques résident le moins qu’ils peuvent ; presque tous nobles, tous gens du monde, que feraient-ils loin du monde, confinés dans une ville de province ? Se figure-t-on un grand seigneur, jadis abbé brillant et galant, maintenant évêque avec cent mille livres de rente et qui volontairement s’enterre pour toute l’année à Mende, à Condom, à Comminges, dans une bicoque ? La distance est devenue trop grande entre la vie élégante, variée, littéraire du centre, et la vie monotone, inerte, positive de la province. C’est pourquoi le grand seigneur qui sort de la première ne peut entrer dans la seconde ; il reste absent, au moins de cœur.

Sombre aspect que celui d’un pays où le cœur cesse de pousser le sang dans les veines. Arthur Young, qui parcourut la France de 1787 à 1789, s’étonne d’y trouver à la fois un centre aussi vivant et des extrémités aussi mortes. Entre Paris et Versailles, la double file de voitures qui vont et reviennent78 se prolonge pendant cinq lieues et sans interruption depuis le matin jusqu’au soir. Le contraste est grand sur les autres chemins. « Sortis de Paris par la route d’Orléans, dit Arthur Young, pendant dix milles nous n’avons pas rencontré une diligence, rien que des messageries et des chaises de poste en petit nombre, pas la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près de Londres en une heure. » Sur la grande route, près de Narbonne, « pendant trente-six milles, dit-il, je n’ai croisé qu’un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur âne ». Ailleurs, près de Saint-Girons, il note qu’en deux cent cinquante milles il a rencontré en tout « deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille chaise de poste anglaise à un cheval, pas un gentilhomme ». Dans toute cette contrée, auberges exécrables ; impossible d’y louer une voiture, tandis qu’en Angleterre, même dans une ville écartée de deux mille à quinze cents âmes, on trouve des hôtels confortables et tous les moyens de transport ; c’est la preuve qu’en France « la circulation est nulle ». Il n’y a de civilisation et de bien-être que dans les très grandes villes. « À Nantes, superbe salle de spectacle, deux fois plus grande que celle de Drury-Lane et cinq fois plus magnifique. Bon Dieu, m’écriai-je intérieurement, est-ce à un tel spectacle que mènent les garennes, les landes, les déserts que j’ai traversés pendant trois cents milles   D’un bond vous passez de la misère à la prodigalité. La campagne est déserte, et si quelque gentilhomme l’habite, c’est dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent qu’il vient ensuite jeter dans la capitale. » — « Un coche79, dit M. de Montlosier, partait toutes les semaines des principales villes de province pour Paris, et n’était pas toujours plein : voilà pour le mouvement des affaires. On avait une seule gazette, appelée Gazette de France, qui paraissait deux fois par semaine, voilà pour le mouvement des esprits. » Des magistrats de Paris, exilés à Bourges en 1753 et 1754, en font le tableau suivant : « Une ville où l’on ne trouve personne à qui parler à son aise de quoi que ce soit de sensé et de raisonnable ; des nobles qui meurent les trois quarts de faim, entichés de leur origine, tenant à l’écart la robe et la finance, et trouvant singulier que la fille d’un receveur des tailles, devenue la femme d’un conseiller au Parlement de Paris, se permette d’avoir de l’esprit et du monde ; des bourgeois de l’ignorance la plus crasse, seul appui de l’espèce de léthargie où sont plongés les esprits de la plupart des habitants ; des femmes bigotes et prétentieuses, fort adonnées au jeu et à la galanterie80 » ; dans ce monde étriqué et engourdi, parmi ces MM. Tibaudier le conseiller et Harpin le receveur, parmi ces vicomtes de Sotenville et ces comtesses d’Escarbagnas, l’archevêque, cardinal de La Rochefoucauld, grand aumônier du roi, pourvu de quatre grosses abbayes, ayant cinq cent mille livres de revenu, homme du monde, le plus souvent absent, et, quand il réside, s’amusant à embellir ses jardins et son palais ; bref, un faisan doré de volière dans une basse-cour d’oies81. Naturellement, toute pensée politique manque. « On ne peut imaginer, dit le manuscrit, personne plus indifférente pour toutes les affaires publiques. » Plus tard, au plus fort des événements les plus graves et qui les touchent par l’endroit le plus sensible, même apathie. À Château-Thierry, le 4 juillet 178982, pas un café où l’on puisse trouver un journal ; il n’y en a qu’un à Dijon ; à Moulins, le 7 août, « dans le meilleur café de la ville, où il y a au moins vingt tables, on m’aurait aussi tôt donné un éléphant qu’un journal ». Entre Strasbourg et Besançon, pas une gazette ; « à Besançon, il n’y a que la Gazette de France, pour laquelle un homme qui a le sens commun ne donnerait pas un sou dans le moment actuel, et le Courrier militaire, vieux de quinze jours ; des gens bien mis parlent des choses qui sont arrivées il y a deux ou trois semaines, et leurs discours démontrent qu’ils ne savent rien de ce qui se passe aujourd’hui ». À Clermont, « je dînai ou soupai cinq fois à table d’hôte avec vingt ou trente négociants, marchands, officiers, etc. ; à peine un mot de politique dans un moment où tous les cœurs devraient battre de sensations politiques ; l’ignorance ou la stupidité de ces gens-là est incroyable. Il ne se passe pas de semaine ou leur pays ne produise une multitude d’événements83 qui sont analysés et discutés même par les charpentiers et les serruriers de l’Angleterre ». La cause de cette inertie est manifeste ; interrogés sur leur opinion, tous répondent : « Nous sommes de la province, il nous faut attendre pour savoir ce que l’on fait à Paris ». N’ayant jamais agi, ils ne savent pas agir ; mais, grâce à leur inertie, ils se laisseront pousser. La province est une mare immense, stagnante, qui, par une inondation terrible, peut se déverser toute d’un côté et tout d’un coup ; c’est la faute de ses ingénieurs qui n’y ont fait ni digues ni conduites.

Telle et la langueur ou plutôt l’anéantissement où tombe la vie locale lorsque les chefs locaux lui dérobent leur présence, leur action ou leur sympathie. Je ne vois pour y prendre part que trois ou quatre grands seigneurs, philanthropes pratiques et guidés par l’exemple des nobles anglais, le duc d’Harcourt qui arrange les procès de ses paysans, le duc de La Rochefoucault-Liancourt qui a fondé dans ses terres une ferme modèle et une école des arts et métiers pour les enfants des militaires pauvres, le comte de Brienne dont trente villages viendront demander la liberté à la Convention84. Les autres, pour la plupart libéraux, se contentent de raisonner sur le bien public et sur l’économie politique. En effet, la différence des manières, la séparation des intérêts, la distance des idées sont si grandes, qu’entre les plus exempts de morgue et leurs tenanciers directs, les contacts sont rares et lointains. Chez le duc de La Rochefoucauld-Liancourt lui-même, Arthur Young ayant besoin de renseignements, on lui envoie le régisseur. « Chez un noble de mon pays, on eût invité à dîner trois ou quatre fermiers qui se seraient assis à table à côté des dames du premier rang. Je n’exagère pas en disant que cela m’est arrivé cent fois dans les premières maisons du Royaume-Uni. C’est cependant une chose qu’on ne verrait pas en France de Calais à Bayonne, excepté, par hasard, chez quelque grand seigneur ayant beaucoup voyagé en Angleterre, et encore à condition qu’on le demandât. La noblesse française n’a pas plus l’idée de se livrer à l’agriculture ou d’en faire un sujet de conversation, sauf en théorie, et comme on parlerait d’un métier ou d’un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses habitudes et à ses occupations journalières. » Par tradition, mode et parti pris, ils ne sont et ne veulent être que gens du monde ; leur seule affaire est la causerie et la chasse. Jamais conducteurs d’hommes n’ont tellement désappris l’art de conduire les hommes, art qui consiste à marcher sur la même route, mais en tête, et à guider leur travail en y prenant part  Notre Anglais, témoin oculaire et compétent, écrit encore : « Un grand seigneur eût-il des millions de revenu, vous êtes sûr de trouver ses terres en friches. Celles du prince de Soubise et celles du duc de Bouillon sont les plus grandes de France, et tous les signes que j’ai aperçus de leur grandeur sont des bruyères, des landes, des déserts, des fougeraies. Visitez leur résidence où qu’elle soit, et vous les verrez au milieu des forêts très peuplées de cerfs, de sangliers et de loups »  « Les grands propriétaires, dit un autre contemporain85, attirés et retenus dans nos villes par les jouissances du luxe, ne connaissent rien de leurs terres », sauf « leurs fermiers qu’ils foulent pour fournir à un faste ruineux. Comment attendre des améliorations de ceux qui se refusent même à l’entretien et aux réparations les plus indispensables ? » Une preuve sûre que leur absence est la cause du mal, c’est la différence visible du domaine affermé par l’abbé commendataire absent et du domaine surveillé par les religieux présents. « Un voyageur instruit les reconnaît » tout d’abord à l’état des cultures. « S’il rencontre des champs bien environnés de fossés, plantés avec soin et couverts de riches moissons, ces champs, dit-il, appartiennent à des religieux. Presque toujours à côté de ces plaines fertiles, une terre mal entretenue et presque épuisée présente un contraste affligeant ; cependant la nature du sol est égale, ce sont deux parties du même domaine ; il voit que cette dernière est la portion de l’abbé commendataire. » — « La manse abbatiale, disait Lefranc de Pompignan, a souvent l’air du patrimoine d’un dissipateur ; la manse monacale est comme un patrimoine où l’on n’omet rien pour améliorer », en sorte que les « deux tiers » dont l’abbé jouit lui rapportent moins que le tiers réservé à ses moines. — Ruine ou détresse de l’agriculture, voilà encore un des effets de l’absence ; il y avait peut-être un tiers du sol en France qui, déserté comme l’Irlande, était aussi mal soigné, aussi peu productif que l’Irlande aux mains des riches absentees, évêques, doyens et nobles anglais.

Ne faisant rien pour la terre, comment feraient-ils quelque chose pour les hommes   Sans doute, de temps en temps, surtout quand les fermages ne rentrent pas, le régisseur écrit, allègue la misère du fermier. Sans doute aussi, et notamment depuis trente années, ils veulent être humains ; ils dissertent entre eux sur les droits de l’homme ; ils souffriraient de voir la face pâle d’un paysan qui a faim. Mais ils ne la voient pas, songeront-ils à la deviner sous la phrase maladroite et complimenteuse de leur homme d’affaires ? D’ailleurs, savent-ils ce que c’est que la faim ? Lequel d’entre eux a l’expérience de la campagne ? Et comment pourraient-ils se représenter la misère du misérable ? Ils sont trop loin de lui pour cela, trop étrangers à sa vie. Le portrait qu’ils s’en font est imaginaire ; jamais on ne s’est représenté plus faussement le paysan ; aussi le réveil sera-t-il terrible. C’est le bon villageois, doux, humble, reconnaissant, simple de cœur et droit d’esprit, facile à conduire, conçu d’après Rousseau et les idylles qui se jouent en ce moment même sur tous les théâtres de société86. Faute de le connaître, ils l’oublient ; ils lisent la lettre de leur régisseur, puis aussitôt le tourbillon du beau monde les ressaisit, et, après un soupir donné à la détresse des pauvres, ils songent que cette année ils ne toucheront pas leurs rentes. — Ce n’est pas là une bonne disposition pour faire l’aumône. Aussi, c’est contre les absents, non contre les résidents que les plaintes s’élèvent87. « Les biens de l’Église, dit un cahier, ne servent qu’à nourrir les passions des titulaires. » « Suivant les canons, dit un autre cahier, tout bénéficière doit donner le quart de son revenu aux pauvres ; cependant, dans notre paroisse, il y a pour plus de douze mille livres de revenu, et il n’en est rien donné aux pauvres, sinon quelque faible chose de la part du sieur curé. » — « L’abbé de Conches touche la moitié des dîmes et ne contribue en rien au soulagement de la paroisse. » Ailleurs, « le chapitre d’Ecouis, qui possède le bénéfice des dîmes, ne fait aucun bien aux pauvres et ne cherche qu’à augmenter son revenu ». Près de là, l’abbé de la Croix-Leufroy, « gros décimateur, et l’abbé de Bernay, qui touche cinquante-sept mille livres de son bénéfice et ne réside pas, gardent tout et donnent à peine à leurs curés desservants de quoi vivre ». — « J’ai dans ma paroisse, dit un curé du Berry88, six bénéfices simples dont les titulaires sont toujours absents, et ils jouissent ensemble de neuf mille livres de revenu ; je leur ai fait par écrit les plus touchantes invitations dans la calamité de l’année dernière ; je n’ai reçu que deux louis d’un seul, et la plupart ne m’ont pas même répondu. » — À plus forte raison faut-il compter qu’en temps ordinaire ils ne feront point remise de leurs droits. D’ailleurs, ces droits, censives, lods et ventes, dîmes et le reste, sont entre les mains d’un régisseur, et un bon régisseur est celui qui fait rentrer beaucoup d’argent. Il n’a pas le droit d’être généreux aux dépens de son maître, et il est tenté d’exploiter à son profit les sujets de son maître. En vain la molle main seigneuriale voudrait être légère ou paternelle, la dure main du mandataire pèse sur les paysans de tout son poids, et les ménagements d’un chef font place aux exactions d’un commis. — Qu’est-ce donc lorsque, sur le domaine, au lieu d’un commis, on trouve un fermier, un adjudicataire qui, moyennant une somme annuelle, a acheté du seigneur l’exploitation de ses droits ? Dans l’élection de Mayenne89, et certainement aussi dans beaucoup d’autres, les principaux domaines sont affermés de la sorte. D’ailleurs il y a nombre de droits, comme les péages, la taxe des marchés, le droit du troupeau à part, le monopole du four et du moulin banal, qui ne peuvent guère être exercés autrement ; il faut au seigneur un adjudicataire qui lui épargne les débats et les embarras de la perception90. En ce cas si fréquent, toute l’exigence et toute la rapacité de l’entrepreneur, décidé à gagner ou tout au moins à ne pas perdre, s’abattent sur les paysans : « C’est un loup ravissant, dit Renauldon, que l’on lâche sur la terre, qui en tire jusqu’aux derniers sous, accable les sujets, les réduit à la mendicité, fait déserter les cultivateurs, rend odieux le maître qui se trouve forcé de tolérer ses exactions, pour le faire jouir. » Imaginez, si vous pouvez, le mal que peut faire un usurier de campagne armé contre eux de droits si pesants ; c’est la seigneurie féodale aux mains d’Harpagon ou plutôt du père Grandet. En effet, lorsqu’un droit devient insupportable, on voit, par les doléances locales, que presque toujours c’est un fermier qui l’exerce91 : c’est un fermier de chanoines qui revendique l’héritage paternel de Jeanne Mermet, sous prétexte qu’elle a passé chez son mari la première nuit de ses noces. On trouverait à peine des exactions égales dans l’Irlande de 1830, sur ces domaines où, le fermier général louant à des sous-fermiers, et ceux-ci à d’autres moindres, le petit colon, placé au bas de l’échelle, portait à lui seul tout le poids de l’échelle entière, d’autant plus foulé que son créancier, foulé lui-même, mesurait les exigences qu’il pratiquait aux exigences qu’il subissait.

Supposons que, voyant cet abus de son nom, le seigneur veuille ôter à ces mains mercenaires l’administration de son domaine ; le plus souvent il ne le pourrait pas : il est trop endetté, il a délégué à ses créanciers telle portion de sa terre, telle branche de ses revenus. Depuis des siècles, la haute noblesse s’obère par son luxe, par sa prodigalité, par son insouciance, et par ce faux point d’honneur qui consiste à regarder le soin de compter comme une occupation de comptable. Elle est fière de sa négligence, elle appelle cela vivre noblement92. « Monsieur l’archevêque, disait Louis XVI à M. de Dillon, on prétend que vous avez des dettes, et même beaucoup. — Sire, répondit le prélat avec une ironie de grand seigneur, je m’en informerai à mon intendant, et j’aurai l’honneur d’en rendre compte à Votre Majesté. » — Le maréchal de Soubise a cinq cent mille livres de rente qui ne lui suffisent pas. On sait les dettes du cardinal de Rohan, du comte d’Artois ; leurs millions de revenu se perdaient en vain dans ce gouffre. Le prince de Guéméné vient de faire une faillite de trente-cinq millions. Le duc d’Orléans, le plus riche propriétaire du royaume, devait à sa mort soixante-quatorze millions. Quand, sur les biens des émigrés, il fallut payer leurs créanciers, il fut avéré que la plupart des grandes fortunes étaient vermoulues d’hypothèques93. Quiconque a lu les mémoires sait que depuis deux cents ans, pour boucler leurs vides, il a fallu des mariages d’argent et les bienfaits du roi  C’est pourquoi, à l’exemple du roi lui-même, ils ont fait argent de tout, notamment des places dont ils disposent, et, lâchant l’autorité pour les profits, ils ont aliéné le dernier lambeau de gouvernement qui leur restait. Ainsi partout ils ont dépouillé le caractère vénéré de chef pour revêtir le caractère odieux de trafiquant. « Non seulement, dit un contemporain94, ils ne donnent pas de gages à leurs officiers de justice, ou les prennent au rabais ; mais ce qu’il y a de pis, c’est que la plupart aujourd’hui vendent leurs offices. » Malgré l’édit de 1693, les juges ainsi nommés ne se font point recevoir aux justices royales et ne prêtent pas serment. « Qu’arrive-t-il alors ? La justice, trop souvent exercée par des fripons, dégénère en brigandage, ou en une impunité affreuse. » — Ordinairement le seigneur qui a vendu la charge moyennant finance perçoit en outre le centième, le cinquantième, le dixième du prix lorsqu’elle passe en d’autres mains ; d’autres fois il en vend la survivance. Charges et survivances, il en crée pour en vendre. « Toutes les justices seigneuriales, disent les cahiers, sont infestées d’une foule d’huissiers de toute espèce, sergents seigneuriaux, huissiers à cheval, huissiers à verge, gardes de la prévôté des monnaies, gardes de la connétablie. Il n’est pas rare d’en trouver jusqu’à dix dans un arrondissement qui pourrait à peine en faire vivre deux, s’ils se renfermaient dans les limites de leurs charges. » Aussi « sont-ils en même temps juges, procureurs, procureurs fiscaux, greffiers, notaires », chacun dans un lieu différent, chacun exerçant dans plusieurs seigneuries et sous divers titres, tous ambulants, tous s’entendant comme fripons en foire, et se réunissant au cabaret pour y instrumenter, plaider et juger. Parfois, pour faire une économie, le seigneur confire le titre à l’un de ses fermiers : « À Hautemont, dans le Hainaut, c’est un domestique qui est procureur fiscal. » Plus souvent il commet quelque avocat famélique de la petite ville voisine, avec des gages « qui ne suffiraient pas à le faire vivre une semaine ». Celui-ci se dédommage sur les paysans. Rôles de chicane, longueurs et complications voulues de la procédure, vacations à trois livres l’heure pour l’avocat, à six livres l’heure pour le bailli : l’engeance noire des sangsues judiciaires suce d’autant plus âprement qu’elle est plus nombreuse sur une proie plus maigre, et qu’elle a payé le privilège de sucer95  On devine l’arbitraire, la corruption, la négligence d’un pareil régime. « L’impunité, dit Renauldon, n’est nulle part plus grande que dans les justices seigneuriales… Il ne s’y fait aucune recherche des crimes les plus atroces » ; car le seigneur craint de fournir aux frais d’un procès criminel, et ses juges ou procureurs ont peur de n’être pas payés de leurs procédures. Au reste, sa geôle est souvent une cave du château ; « sur cent justices, il n’y en a pas une qui soit en règle du côté des prisons » ; ses gardiens ferment les yeux ou tendent la main. C’est pourquoi ses terres deviennent l’asile de tous les scélérats du canton »  Terrible effet de son indifférence et qui va se retourner contre lui-même : demain, au club, les procureurs qu’il a multipliés demanderont sa tête, et les bandits qu’il a tolérés la mettront au bout d’une pique.

Reste un point, la chasse, où sa juridiction est encore active et sévère, et c’est justement le point où elle se trouve le plus blessante. Jadis, quand la moitié du canton était en forêts ou en friches et que les grosses bêtes ravageaient l’autre moitié, il avait raison de s’en réserver la poursuite ; cela rentrait dans son office de capitaine local. Il était le grand gendarme héréditaire, toujours armé, toujours à cheval, aussi bien contre les sangliers et les loups que contre les rôdeurs et les brigands. À présent que du gendarme il n’a plus que le titre et les épaulettes, il maintient par tradition son privilège et d’un service il fait une vexation. Il faut qu’il chasse et soit seul à chasser ; c’est pour lui un besoin du corps et en même temps un signe de race. Un Rohan, un Dillon courent le cerf même quand ils sont d’Église, malgré les édits et malgré les canons. « Vous chassez beaucoup, Monsieur l’Évêque, disait Louis XV96 à ce dernier ; j’en sais quelque chose. Comment voulez-vous interdire la chasse à vos curés, si vous passez votre vie à leur en donner l’exemple   Sire, pour mes curés la chasse est leur défaut ; pour moi, c’est le défaut de mes ancêtres. » — Lorsque l’amour-propre de caste monte ainsi la garde autour d’un droit, c’est avec une vigilance intraitable. À cet effet leurs capitaines de chasse, veneurs, gardes forestiers, gruyers, protègent les bêtes comme si elles étaient des hommes, et poursuivent les hommes comme s’ils étaient des bêtes. Dans le bailliage de Pont-l’Évêque, en 1789, on cite quatre exemples « d’assassinats récents commis par les gardes-chasses de Mme d’A., de Mme N., d’un prélat et d’un maréchal de France sur des roturiers pris en délit de chasse ou de port d’arme. Tous les quatre jouissent publiquement de l’impunité ». Dans l’Artois, une paroisse déclare que, « sur le territoire de la châtellenie, le gibier dévore tous les avêtis et que les cultivateurs se verront forcés d’abandonner leur exploitation ». Près de là, à Rumancourt, à Bellone, « les lièvres, les lapins, les perdrix dévorent entièrement les avêtis, le comte d’Oisy ne chassant pas et ne faisant pas chasser ». Dans vingt villages circonvoisins d’Oisy où il chasse, c’est à cheval et à travers les récoltes. « Ses gardes toujours armés ont tué plusieurs personnes, sous prétexte de veiller à la conservation des droits de leur maître… Le gibier, qui excède de beaucoup celui des capitaineries royales, mange chaque année l’espoir de la récolte, vingt mille razières de blé et autant d’autres grains. » Dans le bailliage d’Évreux, « le gibier vient tout détruire jusqu’au pied des maisons… À cause du gibier, le citoyen n’est pas même libre dans le cours de l’été d’aller retirer les mauvaises herbes qui étouffent le grain et qui gâtent les semences… Combien de femmes restées sans mari et d’enfants sans père pour un malheureux lièvre ou lapin ! » Les gardes de la forêt de Gouffern en Normandie « sont si terribles, qu’ils maltraitent, insultent et tuent les hommes… Je connais des fermiers qui, ayant plaidé contre la dame pour se faire indemniser de la perte de leurs blés, ont perdu leur temps, leur moisson, et les frais du procès… On voit des cerfs et des biches errer auprès de nos maisons en plein jour ». Dans le bailliage de Domfront, « les habitants de plus de dix paroisses sont obligés de veiller la nuit entière pendant plus de six mois de l’année pour la conservation de leurs moissons97 »  Voilà l’effet du droit de chasse en province. Mais c’est dans l’Ile-de-France, où les capitaineries abondent et vont s’élargissant, que le spectacle en est le plus lamentable. Un procès-verbal prouve que dans la seule paroisse de Vaux, près de Meulan, les lapins des garennes voisines ont ravagé huit cents arpents cultivés et détruit une récolte de deux mille quatre cents setiers, c’est-à-dire la nourriture annuelle de huit cents personnes. Près de là, à la Rochette, des troupes de biches et de cerfs, pendant le jour, dévorent tout dans les champs et, la nuit, viennent jusque dans les petits jardins des habitants manger les légumes et briser les jeunes arbres. Impossible dans un territoire soumis à la capitainerie de récolter des légumes, sauf dans des jardins clos de hautes murailles. À Farcy, de cinq cents pêchers plantés dans une vigne et broutés par les cerfs, il n’en reste pas vingt au bout de trois ans. Sur tout le territoire de Fontainebleau, les communautés, pour sauver leurs vignes, sont obligées d’entretenir, et encore sauf l’agrément de la capitainerie, des messiers qui, avec des chiens autorisés, veillent et font tintamarre, du soleil couchant au soleil levant, et du 1er mai à la mi-octobre. À Chartrettes, les bêtes fauves, traversant la Seine, viennent détruire chez la comtesse de La Rochefoucauld toutes les plantations de peupliers. Un domaine, affermé deux mille livres, n’est plus loué que quatre cents livres depuis l’établissement de la capitainerie de Versailles. Bref, onze régiments de cavalerie ennemie, cantonnés dans les onze capitaineries voisines de la capitale, et allant tous les matins au fourrage, ne feraient pas plus de dégâts  Il ne faut pas s’étonner si, aux approches de ces repaires, on se dégoûte de la culture98. Près de Fontainebleau et de Melun, à Bois-le-Roi, les trois quarts du territoire restent en friche ; presque toutes les maisons de Brolle sont en ruines, on n’y voit plus que des pignons demi-écroulés ; aux Coutilles et à Chapelle-Rablay, cinq fermes sont abandonnées ; à Arbonne, quantité de champs sont délaissés ; à Villiers et à Dame-Marie, où il y avait quatre corps de ferme et nombre de cultures particulières, huit cents arpents demeurent incultes  Chose étrange, à mesure que le siècle va s’adoucissant, le régime de la chasse empire ; les officiers de la capitainerie font du zèle, parce qu’ils travaillent sous les yeux et pour les « plaisirs » du maître. En 1789, cent huit remises viennent d’être plantées dans un seul canton de la capitainerie de Fontainebleau et malgré les propriétaires. Par le règlement de 1762, il est interdit à tout particulier domicilié dans l’étendue d’une capitainerie d’enclore son héritage et tout terrain quelconque de murs, haies ou fossés, sans une permission spéciale99. En cas de permission, il doit laisser dans sa clôture un large espace vide et uni pour que la chasse puisse passer à son aise. Il ne peut avoir chez lui aucun furet, aucune arme à feu, aucun engin propre à la chasse, ni se faire suivre d’un chien même impropre à la chasse, à moins que ce chien ne soit tenu en laisse ou n’ait un billot au cou. Bien mieux, on lui défend de faucher son pré ou sa luzerne avant la Saint-Jean, d’entrer dans son propre champ du 1er mai au 24 juin, d’aller dans les îles de la Seine, d’y couper de l’herbe ou de l’osier, même si l’herbe et l’osier sont à lui ; c’est qu’à ce moment les perdrix couvent, et que le législateur les protège ; il aurait moins d’égards pour une femme en couches ; les vieux chroniqueurs diraient de lui comme de Guillaume Rufus que ses entrailles sont paternelles seulement pour les bêtes. Or il y a en France quatre cent lieues carrées de pays soumises au régime des capitaineries100, et, par toute la France, le gibier, grand ou petit, est le tyran du paysan. Concluez ou plutôt écoutez comment conclut le peuple. « Chaque fois, dit M. de Montlosier en 1789101, qu’il m’arrivait de rencontrer des troupeaux de cerfs ou de daims sur ma route, mes guides de s’écrier aussitôt : Voilà la noblesse ! par allusion aux ravages que ces animaux faisaient dans leurs terres. » Ainsi, aux yeux de leurs sujets, ils sont des bêtes fauves. — Voilà où conduit le privilège détaché du service ; c’est ainsi qu’un devoir de protection dégénère en un droit de dévastation, et que des gens humains et raisonnables agissent, sans y penser, en gens déraisonnables et inhumains. Séparés du peuple, ils abusent de lui ; chefs nominaux, ils ont désappris l’office de chefs effectifs ; ayant perdu leur caractère public, ils ne rabattent rien de leurs avantages privés. C’est tant pis pour le canton et tant pis pour eux-mêmes. Les trente ou quarante braconniers qu’ils poursuivent aujourd’hui sur leurs terres marcheront demain contre leur château à la tête de l’émeute. — Absence des maîtres, apathie des provinces, mauvais état des cultures, exactions des fermiers, corruption des justices, vexations des capitaineries, oisiveté, dettes et exigences du seigneur, abandon, misère, sauvagerie et hostilité des vassaux, tout cela vient de la même cause et aboutit au même effet. Quand la souveraineté se transforme en sinécure, elle devient lourde sans rester utile, et, quand elle est lourde sans être utile, on la jette à bas.