(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens » pp. 537-553
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens » pp. 537-553

Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens

Quant à ces défauts que nous croïons voir dans les poemes des anciens, et que déja nous comptons par nos doigts, il peut bien être vrai que souvent nous nous trompions en plus d’une maniere. Quelquefois nous reprocherons au poete comme des fautes qu’il auroit faites dans sa composition, d’y avoir inseré plusieurs choses que le temps où il vivoit, et les égards qu’il devoit à ses contemporains l’auront obligé d’y inserer. Par exemple, quand Homere composa son iliade, il n’écrivoit pas une fable inventée à plaisir, qui lui laissât la liberté de forger à son gré les caracteres de ses heros, de donner aux évenemens le succès qu’il lui plairoit, et d’embellir certains faits par toutes les circonstances nobles qu’il auroit pu imaginer. Homere avoit entrepris d’écrire en vers une partie des évenemens d’une guerre que les grecs ses compatriotes avoient faite depuis quelque temps contre les troyens, et dont la tradition étoit encore recente. Suivant l’opinion la plus commune, Homere vivoit environ cent cinquante ans après la guerre de Troye, et suivant la chronologie de Monsieur Newton, Homere étoit encore bien plus voisin des temps où se fit cette guerre, et il a pû voir plusieurs personnes qui avoient vû Achille et les autres heros célebres dans le camp d’Agamemnon. Je tombe donc d’accord qu’Homere, comme poete, a dû traiter les évenemens autrement qu’un simple historien. Il a dû y jetter le merveilleux compatible avec la vraisemblance, suivant la religion de son temps. Il a dû les embellir par des fictions, et faire en un mot tout ce qu’Aristote le loüe d’avoir fait. Mais Homere, en qualité de citoïen et d’historien, en qualité de faiseur de cantiques, destinez principalement à servir d’annales aux grecs, a souvent été obligé de conformer ses récits à la notorieté publique.

Nous voïons par l’exemple de nos ancêtres, et par ce qui se pratique encore aujourd’hui dans le nord de l’Europe et dans une partie de l’Amerique, que les premiers monumens historiques que les nations posent pour conserver la mémoire des évenemens passez, et pour exciter les hommes aux vertus les plus necessaires dans les societez naissantes, sont des poësies. Les peuples encore grossiers, composent donc des especes de cantiques pour célebrer les loüanges de ceux de leurs compatriotes qui se sont rendus dignes d’être imitez, et ils les chantent en plusieurs occasions. Ciceron nous apprend que même après Numa, les romains étoient encore dans cet usage.

Ils chantoient à table de ces cantiques composez à la loüange des hommes illustres.

Les grecs ont eu des commencemens pareils à ceux des autres peuples, et ils ont été une societé naissante avant que d’être une nation polie. Leurs premiers historiens ont été des poëtes.

Strabon et d’autres écrivains de l’antiquité nous apprennent même que Cadmus, Pherecides et Hecateus, les premiers qui écrivirent en prose, ne retrancherent de leur stile que la mesure des vers. L’histoire s’est sentie chez les grecs pendant plusieurs siecles de son origine. La plûpart de ceux qui dans la suite l’écrivirent en prose, conserverent la poësie du stile, et ils garderent même durant long-temps la liberté de jetter du merveilleux dans les évenemens. Homere n’est pas de ces premiers faiseurs de cantiques dont j’ai parlé. Il n’est venu qu’après eux.

Mais on étoit encore en habitude de son temps de regarder les poesies comme des monumens historiques. Homere auroit donc été blâmé s’il eut changé certains caracteres, où s’il avoit alteré certains évenemens connus, et sur tout s’il avoit obmis dans les dénombremens de ses armées, ceux qui véritablement y parurent. Il est aisé de se figurer les plaintes de leurs descendans contre le poete.

Tacite raconte que les allemands chantoient dans le temps où il écrivoit ses annales, les exploits d’Arminius mort quatre-vingt ans auparavant. étoit-il libre aux auteurs de ces cantiques cherusques d’aller contre la vérité des faits connus et de supposer, par exemple, pour faire plus d’honneur au heros, qu’Arminius n’eut jamais prêté serment de fidélité aux aigles romaines qu’il abbatit ? Lorsque ces poetes auront parlé de son entrevûe sur les bords du Weser avec son frere Flavius qui servoit dans les troupes romaines ; auront-ils pû lui faire finir le pour-parler avec décence et avec gravité quand tout le monde sçavoit que le géneral des germains et l’officier des romains en étoient venus aux injures en présence des armées des deux nations, et qu’ils en seroient venus aux coups, sans le fleuve qui les séparoit ?

Prenons un exemple qui nous frappe encore davantage. Aujourd’hui la profession d’historien et la profession de poete sont deux professions très-séparées.

Nous avons des annalistes que nous lisons quand nous voulons nous instruire de la verité des faits, et nous ne cherchons que de l’agrément dans la lecture de nos poetes. Croïons-nous cependant que Chapelain qui écrivit son poeme de la Pucelle quand il y avoit déja bien plus de temps que l’évenement qu’il chantoit étoit arrivé, qu’il n’y en avoit que Troye avoit été prise par les grecs, quand Homere composa son Iliade ? Croïons-nous, dis-je, que Chapelain fut le maître de traiter et d’embellir à son gré le caractere de ses acteurs principaux ? Pouvoit-il faire d’Agnès Sorel une fille violente et sanguinaire, ou une personne sans élevation d’esprit, et qui auroit conseillé à Charles VII de vivre avec elle dans l’obscurité ?

A-t-il pû donner à ce prince le caractere connu du comte de Dunois ?

A-t-il pû changer à son plaisir les évenemens des combats et des sieges ?

A-t-il pû taire certaines circonstances connues de son action, qui font peu d’honneur à Charles VII. La tradition se fut soulevée contre lui. D’ailleurs, comme nous l’avons exposé dans la premiere partie de cet ouvrage, rien ne détruit plus la vraisemblance, qui est l’ame de la fiction que de voir la fiction démentie par des faits generalement connus.

Si les heros d’Homere ne se battent pas en duel aussi-tôt qu’ils se sont querellez, c’est qu’ils n’avoient pas sur le point d’honneur le sentiment des gots ni de leurs pareils. Les grecs et les romains qui ont vécu avant la corruption de leurs nations, avoient encore moins de peur de la mort que les anglois, mais ils pensoient qu’une injure dite sans fondement ne deshonorât que celui qui la proferoit. Si l’injure contenoit un reproche fondé, ils pensoient que celui qui l’avoit essuïée n’eut d’autre voïe de reparer son honneur que celle de se corriger. Les peuples polis ne s’étoient pas encore avisez qu’un combat singulier, dont le hazard, ou tout au plus l’escrime qu’ils regardoient comme l’art de leurs esclaves, doit décider, fut un bon moïen de se justifier sur un reproche, qui souvent ne touche pas à la bravoure. L’avantage qu’on y remporte prouve seulement qu’on est meilleur gladiateur que son adversaire, mais non pas qu’on soit exempt du vice dont on peut avoir été taxé. Fut-ce la peur qui empêcha Cesar et Caton de se voir sur le pré après que Cesar eut sacrifié en plein sénat le billet galant de la soeur de Caton. La maniere dont l’un et l’autre arriverent à la mort, montre assez qu’ils ne la craignoient gueres.

Je ne me souviens point d’avoir lû dans l’histoire grecque ou romaine rien qui ressemble aux duels gothiques, hors un incident arrivé aux jeux funebres que Scipion l’afriquain donna sous les murs de la nouvelle Carthage en l’honneur de son pere et de son oncle.

Tous deux avoient perdu la vie dans les guerres d’Espagne. Tite-Live raconte que les champions ne furent pas des gladiateurs ordinaires pris chez le marchand, mais des barbares dont peut-être Scipion étoit bien aise de se défaire, et qui se battirent l’un contre l’autre par differens motifs. Quelques-uns, dit l’historien, étoient convenus de terminer leurs disputes et leurs procès à coups d’épée. Les grecs et les romains, si passionnez pour la gloire, ne s’imaginerent jamais qu’il fut honteux au citoïen d’attendre sa vengeance de l’autorité publique. Il étoit reservé à ces peuples que la misere feroit sortir un jour de dessous les neiges du nord, de croire que le meilleur champion devoit être necessairement le plus honnête homme, et qu’une societé où l’honneur obligeroit les citoïens à vanger eux-mêmes à main armée leurs injures, ou vraïes ou prétendues, pouvoit mériter le nom d’état. Si Quinault ne fait pas tirer l’épée à Phaëton dans la conversation qu’il lui fait avoir avec épaphus, c’est qu’il introduit sur la scéne deux égyptiens et non pas deux bourguignons ou deux vandales.

La prévention où la plûpart des hommes sont pour leur tems et pour leur nation, est donc une source féconde en mauvaises remarques comme en mauvais jugemens. Ils prennent ce qui s’y fait pour la regle de ce qui se doit faire par tout, et de ce qui auroit dû se faire toujours. Cependant il n’y a qu’un petit nombre d’usages, et même un petit nombre de vices et de vertus qui aïent été loüez ou blâmez dans tous les temps et dans tous les païs. Or les poetes ont raison de pratiquer ce que Quintilien conseille aux orateurs, c’est de tirer leurs avantages des idées de ceux pour lesquels ils composent, et de s’y conformer. Ainsi nous devons nous transformer en ceux pour qui le poeme fut écrit, si nous voulons juger sainement de ses images, de ses figures et de ses sentimens. Le parthe qui s’éloigne à bride abbatue après n’avoir pas réussi dans une premiere charge, et cela pour mieux prendre son temps et pour ne pas s’exposer sans fruit aux traits d’un ennemi qui ne plie point, ne doit pas être regardé comme coupable de lâcheté, parce que cette maniere de combattre étoit autorisée par la discipline militaire des parthes, fondée sur l’idée qu’ils avoient de la fureur et de la valeur véritable. Les anciens germains, si renommez pour leur bravoure, croïoient aussi que c’étoit prudence et non point lâcheté, que de fuir dans l’occasion pour revenir à la charge plus à propos.

Nous avons vû blâmer Homere d’avoir décrit avec goût les jardins du roi Alcinous, semblables, disoit-on, à celui d’un bon vigneron des environs de Paris. Mais supposé que cela fut vrai, imaginer un jardin merveilleux, c’est la tâche de l’architecte. Le faire planter à grands frais, c’est, si l’on veut, le mérite du prince. La profession du poete est de bien décrire ceux que les hommes de son temps sçavent faire. Homere est un aussi grand artisan dans la description qu’il fait des jardins d’Alcinous, que s’il avoit fait la description de ceux de Versailles.

Après avoir reproché aux poëtes anciens d’avoir rempli leurs vers d’objets communs et d’images sans noblesse, on se croit encore fort moderé quand on veut bien rejetter la faute qu’ils n’ont pas commise, sur le siecle où ils ont vécu, et les plaindre d’être venus en des temps grossiers.

La maniere dont nous vivons avec nos chevaux, s’il est permis de parler ainsi, nous révolte contre les discours que les poëtes leur font adresser par des hommes. Nous ne sçaurions souffrir que le maître leur parle à peu près comme un chasseur parle à son chien couchant.

Mais ces discours étoient convenables dans l’Iliade écrite pour être lûe par des peuples chez qui le cheval étoit en quelque façon un animal commensal de son maître. Ces discours devoient plaire à des gens qui supposoient dans les animaux un dégré de connoissance que nous ne leur accordons pas, et qui plusieurs fois en avoient tenu de pareils à leurs chevaux. Si l’opinion qui donne aux bêtes une raison presque humaine est fausse ou non, ce n’est point l’affaire du poete. Un poete n’est pas fait pour purger son siecle des erreurs de physique. Sa tâche est de faire des peintures fidelles des moeurs et des usages de son païs, pour rendre son imitation la plus approchante du vraisemblable qu’il lui est possible. Homere, par cet endroit-là même qui l’a fait blâmer ici, plairoit encore à plusieurs peuples de l’Asie et de l’Afrique, qui n’ont point changé la maniere ancienne de gouverner leurs chevaux, non plus que beaucoup d’autres usages.

Voici ce que dit Boesbeck, ambassadeur de l’empereur Ferdinand I auprès du grand seigneur Soliman II sur la maniere dont on traite les chevaux en Bithynie, païs très-voisin des colonies grecques de l’Asie, et contrée limitrophe de la Phrygie, où étoit la patrie de cet Hector qu’on voudroit faire interdire pour avoir parlé aux siens. j’observai dans la Bithynie que tout le monde, et même les paisans y traitent leurs poulains avec humanité, … etc. il est bien à croire que cela ne s’étoit point fait sans que l’ambassadeur eut tenu à ses chevaux des propos capables de le bien faire reprimander par nos censeurs.

Il n’y a personne dans la république des lettres qui n’ait oüi parler de monsieur le chevalier d’Arvieux, si fameux par ses voïages, par ses emplois et par son érudition orientale. On ne me reprochera point de citer des témoins recusables pour montrer que bien des asiatiques parlent encore à leurs chevaux comme Hector parloit aux siens en Asie. Monsieur le chevalier d’Arvieux après avoir discouru fort au long dans le chapitre onziéme de sa rélation des moeurs et des coutumes des arabes, sur la docilité, ou s’il est permis de parler ainsi, sur la débonnaireté de leurs chevaux, et de l’humanité avec laquelle leurs maîtres les traitent, ajoute : un marchand de Marseille qui résidoit à Rama, étoit ainsi en societé pour une cavalle avec un arabe… etc. .

Les rélations des païs orientaux sont remplies de semblables histoires. Mais, quoi, l’on ne croit point par tout, et l’on n’a pas cru toujours que les bêtes ne fussent que des machines. C’est une des découvertes que la nouvelle philosophie a faites, il faut l’avoüer, sans le secours de l’expérience, et par la voïe seule du raisonnement.

On sçait son progrès. Je n’en dirai pas davantage.

Il ne suffit pas de sçavoir bien écrire pour faire des critiques judicieuses des poësies des anciens et des étrangers, il faudroit encore avoir connoissance des choses dont ils ont parlé. Ce qui étoit ordinaire de leur temps, ce qui est commun dans leur patrie, peut paroître blesser la vraisemblance et la raison, à des censeurs qui ne connoissent que leur temps et leur païs. Claudien est si surpris que les mules obeïssent à la voix du muletier, qu’il croit qu’on en puisse tirer un argument pour prouver la fable d’Orphée.

Il semble que Claudien auroit eu peine à croire une chose à laquelle les provençaux ne daignent pas faire attention, s’il ne fut jamais sorti de l’égypte, où l’on croit qu’il étoit né. Peut être ses compatriotes l’auront-ils repris de pecher contre la vraisemblance.