Vigny, Alfred de (1797-1863)
[Bibliographie]
Poésies (Paris, 1822). — Éloa ou la Sœur des Anges (1824). — Poèmes antiques et modernes (1826-1837). — Cinq-Mars ou une Conjuration sous Louis XIII (1826, 2 volumes). — Othello, avec préface (1829). — La Maréchale d’Ancre, jouée à l’Odéon (1831). — Chatterton (1835). — Stello (1832). — Servitude et grandeur militaires (1835). — Les Destinées (1864). — Le Journal d’un poète (1865).
OPINIONS.
Victor-M. Hugo
Il nous semble incontestable que le talent de M. de Vigny a singulièrement grandi depuis l’apparition d’Héléna. De graves négligences dans l’ordonnance de ce poème, l’incohérence des détails, l’obscurité de l’ensemble, les singularités d’un système de versification qui a bien sa grâce et sa douceur, mais qui a aussi ses défauts particuliers, toutes ces taches que des critiques, à la vérité bien sévères, avaient remarquées dans la première publication de M. de Vigny, ne peuvent être reprochées à la seconde. La belle imagination de l’auteur s’est fortifiée en se purifiant ; son style, sans rien perdre de sa flexibilité, de sa fraîcheur et de son éclat, a perdu les défauts qui le déparaient.
Alphonse de Lamartine
Il y eut en ce temps-là un autre grand poète, Alfred de Vigny, qui chanta sur des modes nouveaux des poèmes non prius audita en France. Les grèves d’Écosse, Terre d’Ossian, n’ont pas plus de mélodies dans leurs vagues que ses vers ; et son Moïse a des coups de ciseau du Moïse de Michel-Ange. C’est, de plus, un de ces hommes sans tache qui se placent sur l’isoloir de leur poésie pour éviter le coudoiement des foules. Il faut regarder en haut pour les voir. Je l’aimai de l’amitié qu’on a pour un beau ciel. Il y a de l’éther bleu vague et sans fond dans son talent.
Gustave Planche
Stello marque dans son talent une phase inattendue. C’est, à mon sens, le plus personnel, le plus spontané de ses livres, au moins en ce qui regarde la pensée ; car le style de Stello est plus châtié, plus condensé, plus volontaire que celui de Cinq-Mars. Quelquefois même on regrette que l’auteur ne se soit pas contenté d’une première et soudaine expression. Il a voulu mettre de l’art dans chaque page, dans chaque phrase et presque dans chaque mot. Peut-être eût-il mieux fait d’être moins sévère pour lui-même, et se livrer plus souvent aux caprices de l’inspiration.
Sainte-Beuve
M. de Vigny n’a pas été seulement dans Stello et dans Chatterton le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et peintre de cette incurable maladie de l’artiste aux époques comme la nôtre, il a été et il est poète ; il a commencé par être poète pur, enthousiaste, confiant, poète d’une poésie blonde et ingénue. Ce scalpel qu’il tient si bien, qu’il dirige si sûrement le long des moindres nervures du cœur ou du front, il l’a pris tard, après l’épée, après la harpe ; il a tenté d’être, entre tous ceux de son âge, poète antique, barde biblique, chevalier trouvère. Quelle blessure profonde l’a donc fait se détourner ? Comment l’affection, le mal sacré de l’art, la science successive de la vie, ont-elles, par degrés, amené en lui cette transformation, ou du moins cette alliance du poète au savant, de celui qui chante à celui qui analyse ?
Jules Barbey d’Aurevilly
Éloa ! voilà la poésie de M. Alfred de Vigny, le fond incommutable de son génie, l’âme qui a rayonné — pressentiment ou souvenir — dans tout ce qu’il a écrit et tout ce qu’il écrira jamais, s’il écrit encore ! Quelle fatalité bénie ! Il y a de l’Éloa dans tout ce qu’a fait M. de Vigny, mais il y en a et il devait surtout y en avoir dans ses Poèmes, parce que, dans ses Poèmes, M. de Vigny n’est qu’un pur poète. N’être qu’un pur poète ! Réduction des molécules de l’homme qui le fait passagèrement divin !
Théodore de Banville
Dans la vie de tout poète, il y a toujours un grand côté symbolique. Celui-ci a porté sur ses traité, purs comme ceux d’un Grec du temps de Périclès, élégants comme ceux d’un prince d’Angleterre, la distinction que tous les poètes ont dans leur âme. Il fut comme un signe vivant et visible de notre noblesse. Ce profil si doux, si arrêté pourtant, si pur, — ces yeux innocents et braves, cette longue et angélique chevelure blonde, allaient bien au gentilhomme, au guerrier qui fut de notre race, et qui jetait son manteau de comte sur le corps débile et nu des poètes morts à l’hôpital. Grand artiste, il fut aussi un gentilhomme et un homme, partout fidèle ! L’épée et la plume étaient dignes de sa main loyale ; s’il souffrit toujours, c’est parce qu’il ne voulut jamais rester étranger à la misère des siens, et nulle mauvaise pensée ne troubla l’ineffable sincérité de son beau sourire !
Anatole France
Vigny était patient. Il portait longtemps son idée dans sa tête, sans en précipiter l’enfantement, et il ne la livrait au jour que sous une forme harmonieuse et parfaite. Cette forme, il en revêtait ses conceptions avec bonheur, mais non sans travail. Il exécutait lentement et laborieusement, non certes pour un souci puéril et inintelligent de la forme, mais par un respect profond pour l’idée qui veut des vêtements décents et honnêtes…
Anatole France
L’âme d’Alfred de Vigny était profondément religieuse et même un peu mystique. Le poète méditait de donner à un nouveau recueil le titre d’Élévation, qui, par une mystérieuse ressemblance des mots, impliquait l’idée d’un office divin. Il y avait en lui du prêtre ; il avait tout l’hiératisme qui peut entrer dans une âme moderne, la conscience du sacerdoce qu’exerce l’intelligence. Aussi un poète comme Vigny n’est-il pas vraiment un prêtre de la nouvelle loi, un initiateur ? Sa foi se bornait à un petit nombre de convictions négatives lentement amassées et sur lesquelles il asseyait un désespoir calme. Ayant cherché Dieu dans la nature et ne l’ayant pas trouvé, il voulait que l’être humain se tint seul et debout, ayant son Dieu présent en lui : l’Honneur.
Le sage, selon lui, ne devait pas s’obstiner d’appeler sans cesse un Dieu toujours caché ou toujours absent…
Le comte Alfred de Vigny, à partir de 1835, garda le silence. Il se retira « dans sa tour d’ivoire », et là, sur le plus haut degré, l’œil baigné de ciel, il continuait son œuvre ; il écrivait les Destinées, poèmes philosophiques plus graves peut-être encore, plus sévères que les Poèmes antiques et modernes. Le penseur a mûri, il est dans toute la force de sa virilité stoïque, et le poète n’est ni desséché ni refroidi ; seulement il a revêtu la sombre parure des jours de bataille ; il a mis, sur la tunique d’or, une cuirasse d’airain pour le grand combat contre les destinées et contre les dieux. C’est dans le tranquille accomplissement de ce travail suprême que le poète achevait sa vie et son œuvre.
Armand Silvestre
Je viens de relire l’œuvre considérable d’Alfred de Vigny et je suis tout entier à l’impression élevée, vivifiante qui s’en dégage. J’habite encore les sommets neigeux où m’a conduit sa pensée et d’où le monde apparaît comme étouffé dans une brume sanglante. Le vol de l’aigle est resté dans mon oreille, mais mes yeux en cherchent vainement le sillage aérien. Mon guide a disparu en me livrant à l’effroi des solitudes. Il est vraiment peu honorable pour ce siècle que les désespoirs hautains de cette grande âme y aient trouvé si peu d’échos, tandis que les douleurs égoïstes de Musset l’ont empli de leur harmonieuse monotonie. N’est-ce donc pas un grand spectacle que celui de cette noble souffrance parfois consolée par la pitié et toujours relevée par le pardon ? Que sont les imprécations vaines, auprès de ces deux vers de la Colère de Samson :
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr :La femme, enfant malade et douze fois impur !
Sans contester un instant le génie de l’auteur de la Nuit de mai et des Stances à Lamartine , j’ai souvent été, malgré moi, révolté de cette longue colère contre un impérissable souvenir, et je reconnaissais mal un poète à cette haine inutile. Qui donc ose se plaindre d’avoir aimé ? Tout Musset, le seul grand, celui des Poésies nouvelles, est pourtant dans cette plainte sans grandeur. Que l’esprit d’Alfred de Vigny se mesure à une plus haute douleur ! Son mal ne l’isole pas de celui des autres hommes, et c’est leur sang qu’il jette avec le sien à la face des dieux, en accusant l’implacable destinée. Il se fait leur avocat devant le grand juge, et la fierté de ses accents lui vient de ce qu’il parle au nom de l’humanité tout entière, dont les plaies saignent à son propre cœur. Ah ! celui-là est bien un poète qui porte en soi le grand fardeau des souffrances communes, dont les indignations naissent d’une pensée invinciblement paternelle, en qui se résume l’angoisse d’un siècle ou l’inquiétude d’une race ! Tel m’apparaît Alfred de Vigny dans l’apparente sincérité de son génie.
Théodore de Banville
Non seulement il était un soldat, un gentilhomme, un comte, mais il paraissait tout cela et voulait le paraître, non certes par une vaine gloriole, mais par amour pour les poètes pauvres et misérables de tous les âges, dont il s’était fait le représentant et l’avocat, et parce qu’il forçait ainsi le stupide vulgaire à les honorer dans sa personne irréprochable. Alfred de Vigny, ce fut là un des côtés les plus saisissants de son originalité, sentit mieux que personne combien les poètes à travers le temps revivent en ceux qui leur succèdent et sont solidaires les uns des autres.
Auguste Barbier
M. de Vigny, littérateur honnête et sans charlatanisme, avait un sincère amour de l’art. Il n’en a jamais fait un instrument de fortune et de popularité. Il commença le mouvement romantique avec , Guiraud et Deschamps dans la Muse française ; il peut être mis au nombre des précurseurs ; M. Hugo, plus jeune, est venu après.
E. Caro
M. de Vigny est, parmi les poètes de ce temps-ci, le moins préoccupé de se mettre en scène lui-même. Il repousse avec une sorte de pudeur virile la tentation d’amuser les désœuvrés des secrets de sa vie ou des mystères de son cœur… l’art est toujours chez lui, en un sens, philosophique… Chacun de ses poèmes : Moïse, Éloa, n’est, si l’on veut bien le prendre, qu’un admirable symbole… C’est une succession de petits ou de grands drames dont chaque partie se relie par une pensée unique, mais l’artiste, nulle part, ne se sacrifie au penseur ; il garde tous ses droits, nous enivre et s’enivre lui-même de poésie, orne d’une grâce infinie chaque détail. La conception nous arrive d’autant plus vive, nette, éclatante, qu’elle est comme matérialisée (ou, en un sens, idéalisée) dans une image, dans un tableau. Voyez la Mort du Loup.
Le poète a ressenti profondément l’inquiétude et l’émotion de son temps. Il s’y est abandonné sans réserve. Le Doute l’a envahi, terrassé, dominé. Mais, du moins, dans cette victoire du Doute, il n’a pas perdu le sentiment de la grandeur du Dieu auquel il ne croit plus. On relira éternellement cette page du Mont des Oliviers, et, à travers ces beaux vers et ces magnifiques pensées, on peut entendre comme le sanglot viril du poète. Pour moi, quand le désespoir s’exprime si hautement et si fièrement, je ne me reconnais pas le droit de le condamner. Ces tristesses sublimes du poète, succédant à de longs silences, ont un accent de sincérité qui ne trompe pas. Partout où la souffrance est vraie, il y a de la grandeur.
Francis Vielé-Griffin
Le vers de Hugo a été inventé par de Vigny.
Ferdinand Brunetière
Son inspiration toujours très haute et très noble — je ne dis pas très pure, ni très chaste — manque d’abondance et de facilité. Presque toujours gênée, l’exécution de Vigny, souvent brillante et toujours élégante, n’a pas moins quelque chose d’habituellement pénible et de laborieux, de heurté, de guindé. L’inspiration y est courte. Ni les images, ni les mots ne s’empressent d’eux-mêmes à son service, ou n’obéissent à l’appel de sa pensée, mais il lui faut les attendre ou les chercher ; et il ne les trouve pas toujours. Son expression, parfois incorrecte, est plus souvent encore obscure, trop elliptique ou trop dense, embarrassée, trop inégale à la grandeur ou à la délicatesse des idées qu’elle voudrait traduire. Et, d’une manière générale, jusque dans ses plus belles pièces, — jusque dans Éloa, jusque dans sa Maison du Berger, — sa liberté de poète est perpétuellement entravée par je ne sais quelle hésitation ou quelle impuissance d’artiste.
Paul Bourget
Après les poésies, après les romans, voici que paraît le Journal
d’un poète, ce précieux recueil de pensées intimes, choisies, avec un tact
irréprochable, dans les papiers de l’écrivain mort, par M. Louis Ratisbonne. L’occasion
est bonne à la critique pour revenir une fois encore sur l’auteur de Moïse
, d’Éloa, de la Maison du
Berger, de la Mort du Loup et de la Colère
de Samson, — poèmes d’une beauté inaltérée, et qui brillent, sous notre
ciel littéraire d’aujourd’hui, avec une douce clarté de lointaines étoiles. La
gloire de de Vigny
n’a-t-elle pas, elle aussi, un charme d’étoile, par son éclat discret, son
mystère, sa hauteur sereine et sa pureté ? Plusieurs poètes lui sont supérieurs
par la puissance, et plusieurs par la renommée. Aucun ne l’égale en aristocratie.
Il fut, par essence, un génie rare. Mais ce don de la rareté, dangereux autant que
séduisant, ne dégénéra pas chez lui en manière. Le scrupule moral le protégea
contre cet excès de ses qualités. Il dit quelque part, dans son Journal : « Le malheur des écrivains est qu’ils s’embarrassent peu
de dire vrai, pourvu qu’ils disent. Il est temps de ne chercher les
paroles que dans sa conscience… »
La phrase que j’ai soulignée
pourrait servir d’épigraphe à toutes les parties de son œuvre. Il y a gagné de
doubler son aristocratie native d’une étoffe vivante d’humanité. Cette poésie,
d’une forme de choix, se trouve ne pas être un travail d’exception et de
byzantinisme. Je voudrais essayer de montrer, en m’en tenant aux cinq morceaux
dont j’ai cité les titres, en quoi ces œuvres d’un art raffiné traduisent
quelques-unes des plus profondes aspirations de l’âme contemporaine. Ce n’est pas
que les autres poèmes d’Alfred de
Vigny n’abondent en fragments magnifiques, comme ses livres de prose
en pages très distinguées. Mais les cinq poèmes dont je parle sont la portion la
plus nécessaire, la plus inévitable de ses ouvrages, et ils suffisent à évoquer en
ses maîtresses lignes cette physionomie d’un des plus nobles artistes qui aient
vécu parmi nous.