(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Docteur Véron »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Docteur Véron »

Le Docteur Véron22

I

Sous la solennité d’un titre qui par un côté touche à l’histoire : Quatre ans de règne, et par l’autre au pamphlet : Où en sommes-nous ?23, le docteur Véron vient de publier une brochure dont nous voulons dire quelques mots. Est-ce de la politique par le fond, que cette brochure ? Est-ce de la littérature par la forme ? Est-ce de l’observation, du piquant, du talent au moins ?… L’auteur a voulu certainement et cru peut-être y mettre tout cela, et plus encore une certaine volonté d’opposition, très singulière quand on pense au docteur Véron, un homme fondant de bienveillance et de contentement sous tous les régimes.

Et cela nous surprend d’autant plus que le docteur Véron est un partisan de l’Empire et qu’il s’en vante. Nous pensions qu’en une certaine mesure l’instinct politique ne manquait pas à un homme que Mazarin, qui aimait les heureux, aurait employé pour cette raison-là, et nous n’avions pas prévu cette nouvelle physionomie qu’il vient de prendre. On dit, il est vrai, que la brochure de Véron est arrangée pour l’effet d’une élection prochaine. Si nous y avons vu de la critique contre l’Empire, nous y avons vu des éloges de bon aloi donnés au génie politique de l’Empereur. Tallemant des Réaux dit quelque part que M. de Retz ne savait pas se boutonner. Et Véron, qui nous parle de ses indiscrétions à la page 333 de son livre, Véron, l’homme à la plume familière et facile, qui causait autrefois dans ses articles comme on cause en faisant sa barbe, l’homme du cure-dent à la bouche et de toutes les breloques de l’anecdote et du commérage, Véron ressemblait par là à M. de Retz. Eh bien, il essaie aujourd’hui ! il a un plan, et il veut le suivre. Il veut faire vivre ensemble toutes les finesses : il croit plaire au gouvernement par tout ce qu’il dit de son chef ; bourgeois de Paris aux bourgeois de son département, par un regain d’opposition toujours chère à la bourgeoisie ; et à ses collègues par toutes sortes d’amabilités. Il s’est constitué leur historiographe. Il s’est improvisé le Michaud de leur biographie universelle, et il leur offre à tous, les uns après les autres, deux lignes de son style pectoral. C’est ainsi qu’il va demander son nom au scrutin en faisant des révérences, et c’est le cas de dire comme Éraste : « Que de coups de chapeau ! » Ni M. de Coislin, ni ce fameux capitaine de vaisseau qui mourut d’une révérence en reculant, pour son troisième salut, sur un pont trop étroit, et qui tomba à la mer, n’eurent de leur temps des grâces plus onctueuses, et ne s’escrimèrent en révérences plus circonflexes et plus respectueuses que celles de Véron à l’assemblée dont il entend bien ne pas cesser de faire partie… Seulement, les questions qu’il soulève seront-elles aussi agréables au Corps législatif que les révérences qu’il lui fait ?

II

C’est la question, et elle est délicate. Si le docteur Véron n’était pas une joviale et innocente individualité, comment le Corps législatif prendrait-il ses indiscrétions ? Le publiciste de la minute ne serait-il pas désavoué par une bonne partie de ses collègues ? Est-ce qu’à la brochure qu’il publie on ne reconnaît pas cette main familière qu’il met partout, — et ne voilà-t-il pas qu’il la met sur nos institutions ? Peste ! les temps ont bien changé. Rappelez-vous quand Véron s’écriait, comme un sybarite dégoûté qui a dîné de trop d’esprit : « Et surtout plus d’idées ! Nous en avons assez comme cela. Nous n’en voulons plus ! » Il en veut maintenant. C’est au nom des idées, c’est au nom de l’esprit,  « de l’esprit qui doit toujours battre le sabre », disait Napoléon Ier (ce qui est vrai, mais quand c’est véritablement de l’esprit), que Véron intervient dans la politique. Ses idées se bornent assez modestement à redemander ces vieux errements parlementaires dont le coup d’État et la raison de Napoléon III nous ont si bien débarrassés. Le patelinage des mots et les précautions de médecin que prend le bienveillant docteur ne peuvent cacher le fond des choses. Modifier la situation du Sénat vis-à-vis du pays et du gouvernement, ouvrir les fenêtres du Corps législatif, image charmante qui ne veut pas dire certainement qu’il faille les ouvrir comme au 18 brumaire à Saint-Cloud, se relâcher du système des avertissements, et toutes les questions, selon Véron, seront résolues ! « L’Empereur, qui nous a donné le salut, puis qui nous a donné la gloire, et à qui rien n’a manqué que le soleil », nous aura donné toutes les prospérités possibles en nous donnant la liberté de la tribune et de la presse, si agréables aux membres du Corps législatif qui tiennent à être vus par la fenêtre ! Évidemment, c’est là le retour dissimulé, mais complet, au régime parlementaire, au régime que les ennemis de l’Empereur demandent, eux aussi, pour des raisons moins vaines, — parce que l’expérience leur a appris qu’en France, avec un tel régime, on pouvait venir facilement à bout du gouvernement le plus fort ! Et cependant, nous le répétons, l’auteur des Quatre années de règne n’est pas un ennemi de l’Empire. Mais, fidèle et même dévoué, comme le témoigne sa brochure, il n’en exprime pas moins les idées les plus chères aux partis vaincus, qui se reforment depuis leur défaite. Or, c’est toujours une faute, quand ce n’est pas un crime, de parler la langue des ennemis !

D’où vient donc un tel aveuglement dans le docteur Véron ? Qu’y a-t-il, que peut-il y avoir de commun entre lui et les parlementaires ? Quels gages a-t-il, lui, donnés au passé, pour vouloir refaire ce passé funeste ?… A-t-il été ministre constitutionnel ? A-t-il été député pendant dix-huit ans du gouvernement de Juillet ? A-t-il écrit sous les monarchies représentatives de ces choses qui forcent un homme à rester éternellement, par conviction ou par orgueil, l’esclave d’une ancienne pensée ? A-t-il, comme Montalembert, perdu son instrument et sa tribune, et son amour-propre d’orateur est-il réduit à la besace du silence et du désespoir ?… Non ! le docteur Véron n’a rien de ces passions ardentes et blessées, de ces regrets d’une ambition qui n’a plus sa place sous le soleil. Au contraire ! il n’a jamais été plus rayonnant. Arrivé du théâtre ou du loisir à la politique, membre du Corps législatif, s’il n’a pas de tribune dans laquelle il puisse encadrer sa docte et florissante personne il a une assemblée d’hommes bienveillants et compétents qui l’écoutent suffisamment quand il parle, et devant laquelle il peut exercer ses impatientes facultés. Le docteur est disert. Il est plein d’agrément, c’est incontestable. Mais, quand on y regarde attentivement, est-il bien taillé en orateur, et quand il demande qu’on ouvre la fenêtre, est-ce un cri de Mirabeau comprimé que cet humble désir d’un peu d’air ?…

Franchement, nous ne le croyons pas. Ce qui a entraîné Véron vers les idées toutes faites de sa brochure, c’est que les idées dont il ne voulait plus l’ont pris au mot ; c’est que le silence, cette belle chose qui semble facile et qui ne l’est pas, est impossible à certaines natures expansives. Il est des gens qui remuent toujours, qui ne savent pas se tenir tranquilles, qui gâtent, en se mêlant d’agir, toutes les bonnes grâces de la fortune, amoureuse parfois des endormis ! Un peu de modestie sauverait ces gens-là ; mais, enfants gâtés, ils ont l’aisance, l’importune aisance qui touche à tout. Ils ne doutent de rien, et, dans l’abandon de leur béatitude, ils donnent leur petite tape d’amitié aux plus majestueuses prestances, et deviennent les Sans Gêne de la Comédie, cassant les ressorts des pendules qu’ils remontent même quand elles n’ont pas besoin d’être remontées. Tel apparaît Véron. C’est un heureux de ce temps. Il s’en est vanté dans ses Mémoires. Tout lui a réussi. Il est né, comme disent les Anglais, avec une cuiller d’argent dans la bouche. Spirituel dans une certaine mesure, frotté d’esprit plu ; encore que spirituel par les gourmets intellectuels avec lesquels il a vécu, comme un crouton est frotté d’ail, riche, facile, ayant des goûts fastueux, une bonne table surtout, l’autel des illusions et de la fédération universelle, Véron, avec de la tenue et du silence, aurait pu passer pour un esprit politique. On lui eût fait des mots. On en a bien fait à Talleyrand, qui certainement les eût trouvés. Il aurait été une espèce de Talleyrand lâché et bourgeois, — oh ! bourgeois de Paris toujours ! — et il aurait eu son importance. Trop d’aisance a empêché tout cela. Il a fallu qu’il se répandît hors de lui-même. Se tenir à son rang, docilement et pratiquement, dans le second corps de l’État dont on a l’honneur de faire partie, n’appelle pas assez le regard. Il faut se remuer, s’ingénier. Où ensommes-nous ? Où allons-nous ? Que dit-on de nouveau, Athéniens ? Et l’on fait la demande et la réponse, comme si on était Démosthènes. Dans son coin, au Corps législatif, qui se serait aperçu, excepté ses voisins, — les jours qu’il ne rapporte pas, — que le docteur Véron était là ? Les gens qu’on ne voit pas toussent un peu pour avertir de leur présence. Véron nous a toussé sa brochure. Il eût pu la faire autrement. En nous racontant ces quatre années de règne auxquelles il manque encore un historien, il aurait pu faire naître au moins un intérêt immense et écrire un livre vivant ; mais la plume du docteur ne sait rédiger que des consultations, et c’est une consultation qu’il nous a donnée. Encore est-elle gratuite ! Il nous a indiqué le remède aux inconvénients de l’Empire, et vraiment, s’il n’y a que ce qu’il réclame qui nous manque, nous ne sommes pas assez malades pour avoir besoin de médecin.

III

Mais la consultation n’était pas même pour le malade ; elle était toute pour le docteur. Nous l’avons dit déjà, il n’y a dans sa brochure ni le pays, ni l’Empire, ni l’Empereur, ni même ce système parlementaire qu’on évoque pour dire quelque chose quand on est un bourgeois de Paris, un taquin né d’opposition plus ou moins aimable. Il n’y a, en y regardant bien, que Véron et son moi qui s’y prélasse. Les quatre ans du règne de Napoléon III, rappelés en quelques pages, ne sont là que comme un prétexte pour parler d’un autre règne au Constitutionnel, la grande époque de Véron, quand cette forte tête gouvernementale passait des jours sans repos et des nuits sans sommeil :

… On  ne dort pas quand on a tant d’esprit !

« Je suis de ceux, — nous dit Véron, — je suis de ceux qui peuvent sans adulation rendre cette justice éclatante à l’élu de huit millions de suffrages ! N’ai-je pas, avec un désintéressement qui ne s’est jamais démenti, — (parole d’honneur !) — servi la cause du président de la République, bien convaincu que je défendais la cause de la société et de la civilisation ? Je n’hésiterai donc pas à mettre en relief, etc., etc. » C’est lui, en effet, qui s’y met partout, avec une inaltérable sérénité. Véron, disons-le à son honneur, au reste, a rendu fausse la fameuse phrase : « le moi est haïssable », de Pascal. Il est impossible de haïr le sien. Cet indissoluble bon ménage entre un homme et son amour-propre, comme disait autrefois madame de Staël, est trop agréable à contempler pour qu’on le haïsse. On en rit d’abord ; on en sourit ensuite. « Directeur du Constitutionnel, — (c’est le souvenir fixe et glorieux !) — j’ai payé deux fois par des avertissements en trois jours cette haute satisfaction de dire librement ma pensée. » Et il continue sur ce ton-là jusqu’à la dernière page de son livre. Et qu’importerait, s’il ne mettait pas à côté de la vérité et de la bonne humeur les erreurs ou les visions d’un mécontentement sans motif ! C’est une erreur, en effet, et pis qu’une erreur, que d’écrire comme il le fait, à la page 33 de son livre : « Aujourd’hui les influences les plus honnêtes, les plus légitimes, sont éteintes et réprimées. Une influence utile parvient difficilement à se faire jour. » À coup sûr on s’indignerait, en lisant cela, s’il n’était pas de mauvais goût de se fâcher contre ce bon docteur, qui ne voit là qu’un moyen d’attraper quelques votes d’esprits chagrins, et qui, une fois nommé, reverra en couleur de rose, comme toujours !

IV

Un dernier mot, et qu’il soit sérieux. Certes ! s’il y avait une chose qui dût faire passer par-dessus l’inconséquence et la légèreté qui ont dicté ce livre, au titre impatienté : Où en sommes-nous ? c’était la grandeur d’un conseil, c’était l’intuition claire de la situation présente avec son bilan dans la main, — de cette situation qui a ses charges, et dont plus qu’aucun autre Napoléon III connaît le poids, puisqu’il le porte ! C’était enfin une généreuse et lumineuse initiative, un de ces éclairs qui ne passent guères dans l’esprit des hommes quand ils n’ont ni croyances, ni idées, ni mœurs. Nous disions dernièrement à cette place que Napoléon III avait du Louis XI, mêlé à du François Ier ; mais le François Ier n’a pas encore son cortège, et ce n’est pas sa faute, à lui ! On ne fait pas sortir les hommes de terre en quatre ans de règne, même lorsqu’on frappe la terre avec un véritable sceptre ! Nous sommes tous issus d’un passé mauvais, entraînés par des courants contraires. Sommes-nous donc placés pour porter sur l’ordre social un de ces regards à la Burke, qui plongent jusqu’au cœur des choses et font dire le mot : Où en sommes-nous ?