(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

Hebel11

Jean-Pierre Hebel est un poète allemand que nous ne connaissions guères, malgré notre allemanderie, comme parlait déjà le prince de Ligne bien avant que madame de Staël eût écrit son livre De l’Allemagne et que nous fussions coiffés du chapeau sans fond de la philosophie hégélienne, qui ne sera pas pour nous, par parenthèse, le petit chapeau de Fortunatus. Quoiqu’il fût né à Bâle, à quelques lieues de la frontière de France, nous ne connaissions pas plus Hebel que s’il avait été quelque poète norvégien ou danois, un de ces vaporeux génies des Fiords solitaires, comme il y en a, sans nul doute, de perdus, excepté pour Dieu seul, qui les écoute penser, dans ces pays silencieux où les neiges polaires semblent assourdir jusqu’aux pas de la Gloire, et où Byron mourrait sans écho comme Manfred ! Et cependant la réputation de Hebel n’est pas d’hier.

L’Allemagne, cette Pénélope de renommées, qui les fait et qui les défait également vite dans le caprice de sa rêverie, l’Allemagne lui en a tissé une qui durera plus que toutes les gloires de ses philosophes, usées, déchirées et déteintes tous les trente ans. Né en 1760, Hebel vit sa célébrité commencer vers 1802, et depuis cette époque, elle n’a pas cessé de se projeter et de s’étendre. Fils d’un tisserand du Palatinat, son père, qui avait émigré, s’était marié dans cette douce contrée, le pays de la bonhomie vraie qu’on appelle l’Oberland badois, et c’est là, entre le Rhin et les hauteurs boisées de la Forêt Noire, que ce poète de la bonhomie — car tel est le caractère distinctif de la poésie de Hebel et son originalité supérieure — nourrit son génie de ces premières impressions qu’on devait toujours y retrouver, et qui entrent dans la pensée d’un homme profondément organisé comme le goût du thym dans le miel de l’abeille et la saveur des serpolets vierges dans la chair sauvage des chevreuils. Contrairement à la coutume divine qui fait chanter presque tous les poètes comme chantèrent les Templiers, — dans les supplices, — Hebel fut constamment heureux. Ce fut son talent qui fit sa vie ; et cette vie toujours calme, aisée, honorée, et qui monta sans luttes et sans obstacles jusqu’à cette dignité de rang qui est la dernière caresse de la fortune à ceux qui pourraient s’en passer, puisqu’ils ne vivent que pour les jouissances de l’esprit, a plus d’un rapport avec l’existence d’un homme heureux aussi parmi les poètes, mais qui, à son déclin, sentit dans le fond de son cœur le souci cruel de la confiance trahie et sur son front la sueur de sang du travail forcé. Pendant que la prude Angleterre n’osait faire qu’un baronnet de Walter Scott et chicanait le titre de Lord à ce magnifique génie, qui ne chicanait pas, lui, à l’Angleterre, la gloire qu’il versait sur son écusson, Hebel, commandeur du Lion de Zœhringen, était revêtu de la dignité de prélat, la plus éminente dans la hiérarchie protestante, et pouvait siéger dans la Chambre haute du grand-duché. À sa mort, en 1826, quand on porta en terre cet homme heureux, on ouvrit dans le cimetière encore une fois son cercueil pour mettre une dernière couronne de lauriers sur ses cheveux gris. Sans passion, comme Walter Scott, et comme lui de cette moralité naturelle qui parfume les écrits de tous les deux, il n’était point, assurément, par les facultés, l’égal de l’incomparable Écossais ; mais ils avaient tous deux la faculté de peindre avec des tableaux, des sujets et des procédés différents, et tous deux ils traduisirent la réalité avec une vigueur inouïe et un sentiment qui est à cette réalité qu’ils ont peinte, ce qu’aux objets est le soleil.

Et, le croira-t-on ? c’est chez Hebel que cette réalité est plus concentrée, en raison même de la nature limitée et pour ainsi dire raccourcie de sa composition. Il peint pour peindre et pour faire sentir à la manière allemande. C’est un Allemand, un rhapsode allemand bien plus qu’un homme et un observateur impersonnel. Walter Scott, au contraire, est bien plus un homme, un grand observateur de nature humaine, qu’un Écossais, quoiqu’il soit Écossais aussi et profondément. Mais, puisque nous avons parlé de l’Écosse, il est un poète de ce pays qui se rapproche bien plus que Walter Scott du talent tout local de Hebel : c’est Burns, le fils du meunier, le grand poète jaugeur. Burns, comme Hebel, est un poète idyllique sans fadeur ; c’est un poète, qu’on nous passe le mot ! de miniature élégiaque ou lyrique. Comme chez Hebel, l’expression et l’individualité dominent chez Burns, tandis que le conteur, cette vaste face de l’invention poétique, domine et écrase tout dans Walter Scott. Burns, dont l’Écosse devrait être folle, s’il n’était pas vrai, l’amer proverbe qui dit que nul homme n’est prophète dans son pays est le génie le plus purement et le plus exclusivement écossais qui ait jamais existé, comme Hebel est le génie le plus allemand, et encore d’une certaine partie de l’Allemagne ! « L’idylle hébélienne — disait en 1847 un critique distingué, le professeur Rapp de Tübingen, — est dans la littérature allemande quelque chose de si complètement à part, que nous ne la comprenons pas nous-mêmes dans le cercle ordinaire de la littérature, À nous, Allemands du sud, à qui Hebel tient si fortement au cœur, cela fait déjà mal quand on nous dit que quelqu’un a cherché à traduire ces poésies en haut allemand ; car il y a pour nous comme une profanation de l’intimité avec laquelle nous honorons ces produits. » Et le mot produits est bien dit, il marque mieux qu’un autre l’autochtonie du talent de Hebel. D’autres critiques, aussi Allemands du sud que Rapp, ont prétendu que, pour cette raison d’origine et de terroir, Hebel ne pourrait avoir ailleurs que dans son pays le succès et la sympathie qu’il mérite. C’est là une erreur et une crainte auxquelles la réputation de Burns, qui ne s’est pas bornée à l’Écosse, a suffisamment répondu. Tous ceux qui aiment et lisent la poésie en Europe, lisent et sentent Burns et trouvent des saveurs singulièrement toniques dans le houblon de sa poésie. Ils goûteront aussi au houblon de Hebel, qui est moins amer… En effet, quoique resté très vrai, très naïf, très peuple d’inspiration, ou pour mieux dire très paysan, Hebel est parfois ingénieux comme un lettré qu’il est, tandis que Burns est fruste comme la nature dont il est le fils, comme la branche de houx qu’il attache, le dimanche, à son bonnet bleu.

« Franc comme l’osier » est une expression de nos campagnes qu’on peut appliquer à Burns, ce poète des vestes rousses de tous les pays et des derniers tartans du sien ! À la profondeur de son sentiment, à la teinte passionnée de ses superstitions, à la couleur de sépia répandue dans ses poèmes et qui rappelle la vieille « Aikie », la vieille enfumée, on reconnaît dans Burns cette virginité du génie que Dieu met sous la garde de l’ignorance pour les plus aimés de ses poètes, et que Hebel — littéraire d’habitude, de sentiment, d’horizon, comme La Fontaine lui-même, — n’avait pas. S’imagine-t-on bien ce qu’aurait été La Fontaine, s’il n’avait pas trempé sa galette gauloise dans le miel du mont Hymette et le vin mis en amphore sous Périclès ? S’imagine-t-on bien ce qu’un pareil génie, sans réminiscence, et placé bien en face de la nature avec son observation pour toute ressource, serait devenu et aurait fait ?

Quant à Hebel, ce frère cadet de La Fontaine, il aura produit un de ces petits livres qui suffisent peut-être à la gloire d’un homme et d’un pays, mais derrière lequel la Critique voit l’idéal encore, l’idéal qu’elle ne voit plus derrière le livre de Burns, tant il est complet et tant il est exquis ! Quand les poésies de Hebel parurent, Goethe et Jean-Paul, qui tenaient le sceptre de la Critique en Allemagne, firent entendre de ces paroles qui étaient le jugement antidaté de la postérité, la question de toute supériorité intellectuelle n’étant jamais rien de plus qu’une avance de la Pensée sur le Temps : « Je viens de lire pour la sixième fois — s’écriait Jean-Paul — ce recueil de chants populaires qui pourrait trouver place dans celui de Herder, si on osait faire un bouquet au moyen d’un autre. Notre poète allemanique a du sentiment et de la vie pour tout. Chaque étoile, chaque fleur, devient pour lui une créature vivante. À travers toutes ces poésies on est saisi par cette belle appropriation dont il poussa quelquefois la personnification allégorique jusqu’à la hardiesse et à l’humorisme… » Franchement, était-ce bien à Jean-Paul, le plus grand humouriste qui ait chevauché jamais l’hippogriffe aux ailes d’or et à la tête de griffon de la Fantaisie, à adresser un pareil reproche à Hebel ? « Un doux éclat de soleil couchant — nous dit-il plus loin, avec ce sentiment de poète qui sent la poésie dans les autres, — rayonne de l’âme de Hebel, pure et tranquille, et teint de rose toutes les hauteurs qu’il fait surgir. » Et Jean-Paul ajoute cette phrase mélodique et enchantée du ranz des vaches que son imagination pastorale jouait toujours : « Hebel embouche d’une main la trompe alpestre des aspirations et des joies juvéniles, tout en montrant, de l’autre, les reflets du couchant sur les hauts glaciers, et commence à prier quand la cloche du soir se met à sonner sur les montagnes. » De son côté, Goethe, ce grand critique, ce grand esprit lymphatique, ce Talleyrand littéraire qui fait illusion par la majesté de l’attitude sur la force de sa pensée, cet homme que l’on a cru un marbré parce qu’il en a la froideur, Goethe, ce blank dead, comme l’appelleraient les Anglais, ce système sans émotion et dont le talent fut à froid une combinaison perpétuelle, disait de cette voix glacée qui impose : « L’auteur des poésies allemaniques est en train de se conquérir une place sur le Parnasse allemand. Son talent s’incline de deux côtés différents. De l’un, il observe d’un œil joyeux et frais les objets de la nature qui manifestent leur vie d’une manière palpable par leur accroissement ou leur mouvement, et qu’ordinairement nous tenons pour inanimés. Par là il s’approche de la poésie descriptive, tout en plaçant néanmoins, avec d’heureuses personnifications, ses tableaux à des niveaux très élevés de l’art. De l’autre côté, il s’applique à la didactique morale et à l’allégorie, mais là aussi la personnification lui vient en aide, et, de même que tout à l’heure il trouvait un esprit pour ses corps, de même il trouve ici un corps pour ses esprits. Cela ne lui réussit pas toujours, mais, quand il réussit, son œuvre est parfaite. » Ôtez, pour les comprendre en français, toute cette phraséologie allemande d’abstractions et d’images, toutes ces bandelettes de momie dans lesquelles les Allemands cerclent leurs plus vivantes pensées, et vous trouverez, quand vous lirez Hebel, que Goethe et Jean-Paul ont dit vrai. On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’il étend sur la nature et les choses visibles ; on est tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’École hollandaise appliquée sur des sujets allemands, fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur !

Il faut être juste, la traduction qui a été faite par M. Maximilien Buchon de ces poésies de Hebel, qui répugnent même à passer dans le haut allemand, tant elles sont d’une localité et d’une originalité profondes, atteste beaucoup de talent et un sentiment très animé des beautés sincères qu’elle s’efforce de reproduire. On sent tout de suite, en l’ouvrant, à la nouveauté de la couleur, à l’exactitude de certains détails de costumes et de mœurs, et presque à l’air qu’on y respire, que cette traduction doit être fidèle autant que peut l’être cette chose impossible : une traduction en vers ! Si réussie que soit donc relativement celle de M. Buchon, et puisque selon nous il n’y a pas plus moyen de transfuser la poésie dans une langue étrangère que le sang d’un être vivant dans les veines taries d’un homme mort, nous aurions mieux aimé le mot à mot français plaqué tout uniment sur le texte allemand que tous les à peu près du traducteur-poète, de ce lutteur contre un Protée, qui veut saisir et reproduire le rhythme par le rhythme, le tour parle tour. À notre sens, il n’y a que le mot à mot de la traduction interlinéaire qui donne l’idée juste de l’œuvre poétique qu’on veut faire juger à ceux-là qui ne savent pas la langue dans laquelle cette œuvre a été pensée. Procédé grossier et barbare, diront les académies, mais loyal et le seul que rechercheront toujours les artistes profonds, les vrais connaisseurs, qui savent reconstituer une poésie avec les mots qui l’ont exprimée, comme on imagine l’effet d’ensemble du collier dont on tient les perles défilées dans sa main. M. Buchon sait maintenant à quoi s’en tenir sur les empêchements d’une traduction comme la sienne. Versificateur exercé, il a peut-être moins souffert qu’un autre de ces liens terribles de la langue qu’il a voulu parler, mais il les a sentis, et, quoi qu’il ait fait, il en porte la marque encore. C’est en vain qu’à toute page de son livre il les a relâchés d’une main habile ou forcés d’un muscle puissant. Pour être plus libre dans sa lutte contre les difficultés de l’original, il a brisé son rhythme par l’enjambement, par la césure, par tous les coups qu’il pouvait, hélas ! lui porter. Il l’a assoupli, mais à quelles conditions ! Disons mieux : il l’a désossé. Mais le résultat de cette méthode est que rien ne se tient plus debout dans cette poésie fracturée, où de temps en temps, pourtant, passent des strophes charmantes et des vers étonnants de sentiment et de coloris !