(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre III. Les traducteurs »
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(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre III. Les traducteurs »

Chapitre III
Les traducteurs

1. Travaux sur la langue et traductions. La Boétie. — 2. Amyol. Valeur de son Plutarque : enrichissement de l’esprit français, élargissement de la langue.

1. Les traducteurs. La Boétie.

Pendant que dans les régions supérieures de la pensée et de la foi se séparent les courants de la philosophie et de la réforme, une foule de provinces et de ressorts spéciaux se constituent dans le domaine d’abord indivis de la Renaissance. La multiplicité des connaissances acquises, des enquêtes à conduire rend les hommes universels de plus en plus rares. La violence des polémiques et des persécutions aide les esprits des savants à s’enclore dans leurs études innocentes : ils se détournent des questions brûlantes et actuelles, et achètent à ce prix la liberté de leurs recherches scientifiques, même la protection déclarée des grands.

Le type de l’homme de cabinet, savant ou lettré, à qui il est indifférent que l’Europe soit en feu, pourvu qu’il ait trois mille verbes bien conjugués dans ses tiroirs, tend à se constituer. L’un des maîtres de l’humanisme français, Budé, enfermé dans son grec et sa philologie, donne déjà des exemples de prudence et d’abstention, que tous ses successeurs ne suivront pas : pendant tout le siècle on rencontrera des natures réfractaires à la spécialisation, ou qui mêleront toutes les passions du temps dans leur activité scientifique ; mais le mouvement se fait en sens contraire.

Dans cette division du travail à laquelle nous assistons, il faut faire une place à part à deux ordres de travaux érudits qui intéressent particulièrement la langue et la littérature. D’abord on commence à s’occuper de la langue elle-même, à la prendre comme objet de science, pour en découvrir les lois, ou lui en imposer. Chaque grammairien185, Dubois, Meigret. Pelletier, Ramus, apporte sa théorie, plus ou moins influencée par l’image toujours présente du grec et du latin : surtout en matière d’orthographe, ils se livrent à leur fantaisie, selon que prédomine en eux le souci d’y exprimer l’étymologie ou la prononciation. Au milieu de toutes ces témérités, Robert Estienne, suivi plus tard par son fils Henri, énonce le principe à qui l’avenir appartient : la souveraineté de l’usage.

Plus utiles ouvriers de la langue sont les traducteurs, en même temps que par leur activité nos Français s’incorporent toute la meilleure substance des anciens. Leur effort surtout est fécond pour les auteurs grecs, dont la langue reste même alors accessible à peu de personnes : c’est par eux que Thucydide186, Hérodote, Platon. Xénophon viennent élargir les idées. Homère. Sophocle renouveler le goût poétique du public qui lit. François Ier, comme s’il l’eût compris, encourage fort les traducteurs. Et de fait, les traductions de Salel et de Lazare de Baïf préparent les lecteurs de Ronsard et les auditeurs de Jodelle. Cependant une grande œuvre seule doit nous arrêter, hors de toute proportion avec les autres et par son mérite et par son influence : c’est le Plutarque d’Amyot.

Mais il faut auparavant donner un souvenir à un petit écrit qui n’est pas une traduction, et toutefois ne saurait être classé ailleurs que parmi les traductions : c’est le Contr’un de La Boétie, l’ami de Montaigne, le bon et par endroits délicieux traducteur des Économiques de Xénophon187.

Le Contr’un, s’il n’est pas une traduction, est un écho : on y voit la passion antique de la liberté, l’esprit des démocraties grecques et de la république romaine, des tyrannicides et des rhéteurs, se mêler confusément dans une âme de jeune humaniste, la gonfler, et déborder en une âpre déclamation. Rien de plus innocent que ce pastiche, où toutes les lectures d’un écolier enthousiaste se reflètent : mais rien de plus grave en un sens. Calvin, pour détourner de son Église les rigueurs du pouvoir temporel, se fait conservateur en politique, prêche aux fidèles la soumission et la fidélité, même envers le roi qui les persécute : c’est de l’humanisme, des écoles, des âmes imprégnées de sentiments antiques, que part le premier cri républicain, la première déclaration de haine aux tyrans. On mesure dans cette déclaration la valeur des idées que lentement, sourdement, sur le regard indulgent des puissances séculière et religieuse, par les soins des plus inoffensifs régents, la culture classique fera couler pendant deux | siècles au fond des âmes, y préparant la forme que les circonstances historiques appelleront au jour. La force de ce naïf Contr’un se révéla quand les protestants se soulevèrent contre la royauté qui opprimait leur foi : ils le recueillirent, et s’en firent une arme, comme d’un manifeste de révolte et de sédition.

2. Amyot

Amyot188, catholique sans fougue, helléniste délicat, qui vécut pour les lettres, fit une des grandes œuvres du siècle en traduisant Plutarque, les Vies et les Œuvres morales. La popularité de son Plutarque ne prouve pas seulement son talent, mais révèle aussi qu’il avait choisi un des auteurs les mieux adaptés au besoin de ses lecteurs. Ce fut un de ces livres où une société prend conscience d’elle-même, qui l’aident à dégager son goût, à connaître et satisfaire son besoin. L’éclosion, l’organisation de la littérature classique se firent sous son action prolongée à travers le siècle.

Amyot avait bien rencontré en s’arrêtant à Plutarque : un bon esprit plutôt qu’un grand esprit, un auteur lui laisse les questions ardues ou dangereuses, ou du moins qui ne parle ni politique ni religion ni métaphysique d’une façon offensive, un causeur en philosophie plutôt qu’un philosophe, moins attaché à bâtir un système d’une belle ordonnance, qu’à regarder l’homme, à chercher les règles, les formes, les modes de son activité : en un mot, un moraliste. Mais il ne présente point la morale in abstracto : il la saisit dans la réalité qui la manifeste ou la contredit. Il ne l’explique point dogmatiquement : même dans ses dissertations, à plus forte raison dans ses Biographies, il peint ; il montre les individus, les actes, les petits faits qui sont la vie, les traits singuliers qui font les caractères. En même temps que les Vies de Plutarque enivrent les âmes imprégnées de l’amour de la gloire, et à qui ces éloges des plus hautes manifestations de l’énergie personnelle qui se soient produites dans la vie de l’humanité, montrent la voie où elles voudraient marcher, toute l’œuvre de Plutarque séduit comme déterminant assez exactement le domaine de ce que devra être la littérature : morale et dramatique.

Avec Plutarque, la vue de l’homme se rabat sur ce qui doit l’intéresser le plus, sur l’homme : son œuvre aimable et diffuse est au niveau des moyens esprits, et y jette une masse de notions et d’observations ; c’est un magasin où l’on trouve tout ce que les siècles de la grande antiquité ont produit de meilleur, de plus substantiel, nettoyé, taillé, disposé pour la commodité de l’usage. En acquérant Plutarque, notre public acquiert d’un coup un riche fonds de philosophie pratique. Croyons-en la gratitude de Montaigne : « Surtout je lui sais bon gré, dit-il d’Amyot, d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants, étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier : sa merci, nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. » Ne s’y reliât-il que par Montaigne, Amyot serait encore un des facteurs essentiels du xviie  siècle classique : en lui se résume l’apport de l’humanisme dans la constitution de l’« honnête homme » et de la littérature morale.

Mais de plus, avant le roman contemporain, avant le théâtre du XVIIc siècle et les Caractères de La Bruyère, le Plutarque français fut le recueil des gestes, attitudes, et physionomies d’individus en qui l’humanité réalise la diversité de ses types : ainsi fut-il un répertoire de sujets dramatiques. On sait ce que lui doivent Shakespeare et Racine189.

À un autre point de vue, Amyot, qui représente et résume l’effort de tous les traducteurs de son siècle, nous fait apercevoir comment se fondirent par une pénétration réciproque l’antiquité et l’esprit français. Homme d’une époque tardive et raffinée où s’amalgamaient en une civilisation hybride et Rome et la Grèce et l’Orient, moraliste plus attentif au fonds humain qu’à la particularité historique, et, quand il cherche la variation et la singularité, plus curieux de l’individu que des sociétés, Plutarque offrait déjà les temps anciens dans l’image la plus capable de ressembler aux temps modernes. Amyot, par sa traduction, achève de transformer la ressemblance en identité. Tant par le détail que par la couleur générale de sa traduction, il modernise le monde gréco-romain, et par ce travestissement involontaire il tend à prévenir l’éveil du sens des différences, c’est-à-dire du sens historique. Comme il invite Shakespeare à reconnaître le mob anglais dans la plebs romana, il autorise et Corneille et Racine et même Mlle de Scudéry à peindre sous des noms anciens ce qu’ils voient de l’homme en France.

Enfin, le service qu’Amyot a rendu à la langue est inestimable. Montaigne loue en lui « la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres ». Il est vrai que le style d’Amyot est un des plus charmants styles du xvie  siècle, dans sa grâce un peu surabondante et son naturel aisé. Mais il suffit de songer que l’œuvre de Plutarque est une véritable encyclopédie, et l’on comprendra quel exercice cette traduction a été pour la langue, combien elle s’en est trouvée assouplie et enrichie. Il a fallu, pour exprimer une telle diversité de choses, faire appel à toutes les ressources du français : il a fallu en élargir les moules et les formes par toute sorte d’analogies et d’emprunts, italianismes, hellénismes, latinismes. Nombre d’idées et d’objets étaient pour la première fois désignés ou définis en français : il a fallu trouver et créer des mots. Par le Plutarque d’Amyot, des termes de politique, d’institutions, de philosophie, de sciences, de musique, ou sont entrés ou bien ont été définitivement implantés dans la langue française190. En somme, venant après le Pantagruel de Rabelais, après l’Institution de Calvin, le Plutarque d’Amyot est le plus considérable effort fourni par la langue française dans sa tentative d’égaler les langues anciennes : il rend Montaigne possible. Mieux même encore que les Essais, il est le plus complet et copieux répertoire des tours, locutions et mots que la langue du xvie  siècle a mis à la disposition de la pensée. Vaugelas et Fénelon, dans le siècle suivant, lui ont bien rendu cette justice.