(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538

Mémoires de Marmontel.

Rien ne m’est pénible comme de voir le dédain avec lequel on traite souvent des écrivains recommandables et distingués du second ordre, comme s’il n’y avait place que pour ceux du premier. Ce qui est à faire à l’égard de ces écrivains si estimés en leur temps et qui ont vieilli, c’est de revoir leurs titres et de séparer en eux la partie morte, en n’emportant que celle qui mérite de survivre. La postérité, de plus en plus, me paraît ressembler à un voyageur pressé qui fait sa malle, et qui ne peut y faire entrer qu’un petit nombre de volumes choisis. Critique, qui avez l’honneur d’être pour la postérité du moment un nomenclateur, un secrétaire, et s’il se peut, un bibliothécaire de confiance, dites-lui bien vite le titre de ces volumes qui méritent que l’on s’en souvienne et qu’on les lise ; hâtez-vous, le convoi s’apprête, déjà la machine chauffe, la vapeur fume, notre voyageur n’a qu’un instant. Vous avez nommé Marmontel : mais quel ouvrage de Marmontel conseillez-vous ? Je n’hésite pas, et je dis : Les Mémoires, rien que les Mémoires. Mais, en le disant, j’insiste pour qu’à chaque nouveau départ ils ne soient jamais oubliés.

Marmontel est au premier rang parmi les bons littérateurs du xviiie  siècle, l’aîné de La Harpe de quinze ou seize ans, il mérite autant et plus que lui le titre de premier élève de Voltaire dans tous les genres. C’était un talent laborieux, flexible, facile, actif, abondant, se contentant beaucoup trop d’à-peu-près dans l’ordre de la poésie et de l’art, et y portant du faux, mais plein de ressources, d’idées, et d’une expression élégante et précise dans tout ce qui n’était que travail littéraire ; de plus, excellent conteur, non pas tant dans ses Contes proprement dits que dans les récits d’anecdotes qui se présentent sous sa plume dans ses Mémoires ; excellent peintre pour les portraits de société, sachant et rendant à merveille le monde de son temps, avec une teinte d’optimisme qui n’exclut pas la finesse et qui n’altère pas la ressemblance. Enfin Marmontel, avec ses faiblesses et un caractère qui n’avait ni une forte trempe, ni beaucoup d’élévation, était un honnête homme, ce qu’on appelle un bon naturel, et la vie du siècle, les mœurs faciles et les coteries littéraires où il s’était laissé aller plus que personne, ne l’avaient pas gâté. Il n’avait acquis ni l’aigreur des uns, ni la morgue tranchante des autres ; avec de la pétulance et même de l’irascibilité, il ne nourrissait aucune mauvaise passion. Sa conduite à l’époque de la Révolution, et dans les circonstances difficiles où tant d’autres de ses confrères (et La Harpe tout le premier) se couvrirent de ridicule et de honte, fut digne, prudente, généreuse même. Aussi, quand on apprit que ce bon vieillard Marmontel venait de mourir dans la chaumière où il s’était retiré, au hameau d’Abloville près Gaillon en Normandie, le 31 décembre 1799, le dernier jour du siècle, cette mort n’éveilla partout qu’un sentiment d’estime et de regret.

C’est dans cette retraite dernière qu’il écrivit son plus agréable et son plus durable ouvrage, ses Mémoires : « C’est pour mes enfants que j’écris l’histoire de ma vie, dit-il en les commençant ; leur mère l’a voulu. » Il s’y trouve bien des choses qu’on est étonné, à la lecture, qu’il ait écrites pour ses enfants et à la sollicitation de sa femme ; mais cela forme un trait de mœurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel qui règne dans l’ensemble du récit fait tout passer.

Marmontel avait de soixante-seize à soixante-dix-sept ans quand il mourut, étant né le 11 juillet 1723 à Bort en Limousin. Cette jolie petite ville de Bort, située dans un fond, est dominée par des rochers volcaniques symétriquement disposés, qui rendent, quand le vent souffle, un son étrange, harmonieux, et qu’on a appelés pour cette raison les orgues de Bort. Marmontel nous a décrit avec expansion et fraîcheur le riant berceau de son enfance. Dès les premières pages, quand il nous peint sa famille modeste, unie et heureuse (il était fils, je crois, d’un tailleur), le bon prêtre qui lui apprend le latin, l’abbé Vaissière ; le premier camarade et ami de cœur qu’il se donne pour modèle, le sage Durant ; quand il nous fait connaître de près sa mère, charmante et distinguée d’esprit dans sa condition obscure, son père sensé et d’une tendresse plus sévère, ses tantes, ses sœurs, on croit respirer une odeur de bonnes mœurs et de bons sentiments qui lui resteront, et qu’il ne perdra jamais, même à travers les boudoirs où plus tard il s’oubliera. On y saisit à l’origine une nature prompte, facile, assez riche et très malléable, une nature très naturelle si je puis dire, ouverte, franche, assez fière sans orgueil, sans fiel et sans aucun mauvais levain. Je ne sais pas de plus joli tableau d’intérieur que celui qu’il trace de cette famille patriarcale et de ses joies du coin du feu :

Ajoutez au ménage trois sœurs de mon aïeule, et la sœur de ma mère, cette tante qui m’est restée ; c’était au milieu de ces femmes et d’un essaim d’enfants, que mon père se trouvait seul : avec très peu de bien tout cela subsistait. L’ordre, l’économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenaient dans l’aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison ; l’enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient, durant l’hiver, pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfants ; mes tantes la filaient ; elles filaient aussi le chanvre du champ qui nous donnait du linge ; et les soirées où, à la lueur d’une lampe qu’alimentait l’huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller avec nous ce beau chanvre, formaient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance : la cire et le miel des abeilles, que l’une de mes tantes cultivait avec soin, était un revenu qui coûtait peu de frais ; l’huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avait une saveur, une odeur que nous préférions au goût et au parfum de celle de l’olive. Nos galettes de sarrasin (cela s’appelle dans le langage du pays des tourtous), humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du mont d’Or, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes ; et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient le soir à l’entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l’eau du vase où cuisaient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie. Je me souviens aussi du parfum qu’exhalait un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu’avait notre grand-mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendait tous gourmands.

Ce dernier trait est plus vrai de Marmontel qu’il n’a l’air de le croire quand il nous le dit en souriant. Il est à remarquer comme dans ses récits, de quelque nature qu’ils soient, il n’oublie jamais les détails du manger, le vin de Champagne ou le flacon de vin de Tokai qui animait la fin des plus spirituels repas. Si les soupers de M. de La Popelinière à Passy ou ceux des premiers commis à Versailles lui paraissaient amples, il n’oublie pas qu’il n’en était pas ainsi des plus fins soupers de Mme Geoffrin, et que la bonne chère en était succincte. Il se souvient même du menu de son premier dîner à la Bastille, de son ordinaire qui, grâce au gouverneur, fut aussi copieux que succulent ; et Vaucluse se recommandait trente ans après encore à sa mémoire par l’arrière-goût des belles écrevisses et des excellentes truites qu’il y avait mangées, non moins que par les réminiscences platoniques de Pétrarque. Il est vrai qu’à son réveil matinal, durant ses heureux séjours à la campagne, Marmontel sait également savourer une ample jatte de lait écumant . La seule chose que je veuille conclure de ces détails qui assaisonnent en toute occasion la partie aimable des Mémoires de Marmontel, c’est qu’il était de sa nature un peu sensuel et qu’il le laisse voir, ce qui ne nuit pas à l’intérêt et ce qui fait que le lecteur se dit en le suivant : « Le bon homme embellit quelquefois le passé de trop faciles couleurs, mais il s’y montre avec naïveté en somme et tel qu’il était, il ne ment pas ! »

Il manque peu de chose à ces premiers livres des Mémoires de Marmontel pour en faire de vrais chefs-d’œuvre de récit et de peinture familière et domestique. Par malheur, quelques fausses touches de pinceau viennent trop souvent traverser les tons simples et en gâter l’impression. Parlant du père de son bon camarade Durant, laboureur d’un village voisin, et qui se plaisait à le recevoir les jours où les deux amis allaient en promenade : « Comme il nous recevait, s’écrie-t-il, ce bon vieillard en cheveux blancs ! La bonne crème, le bon lait, le bon pain bis qu’il nous donnait ! et que d’heureux présages il se plaisait à voir dans mon respect pour sa vieillesse ! Que ne puis-je aller sur sa tombe semer des fleurs ! » Sentez-vous comme ce dernier trait, tout académique, tout littéraire, et qui est du faux Gessner, gâte ce qui précède ? C’est le style des Contes moraux qui recommence. Marmontel n’a pas ce goût sévère qui avertit de s’arrêter à temps et de s’en tenir à la seule nature. Ç’a été au contraire la gloire du pinceau de Jean-Jacques dans ses Confessions, de ne rien rendre qui ne fût vrai et senti, et de rester ferme et sobre jusque dans les magnificences de description ou dans les tendresses.

Rien de plus agréable, d’ailleurs, que tous ces premiers récits de Marmontel. Il va continuer ses études au collège des Jésuites à Mauriac ; il nous peint ses maîtres, ses camarades ; il nous fait sentir et aimer ses privations, ses joies d’écolier, ses triomphes. Quatre ou cinq camarades logeaient ensemble chez quelque artisan de la ville ; chaque écolier avait avec lui ses provisions pour la semaine, ses vivres qui lui venaient de la maison paternelle :

Notre bourgeoise nous faisait la cuisine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son petit jardin qu’elle mettait au pot, nous lui donnions par tête vingt-cinq sols par mois ; en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvais coûter à mon père de quatre à cinq louis par an. C’était beaucoup pour lui.

Les jours de fête, il arrivait quelquefois à l’un des écoliers les plus favorisés quelque friand morceau ; ces jours-là le régal était en commun, et par une attention délicate, pour ne pas affliger les plus pauvres, celui qui avait reçu le morceau de préférence ne se nommait pas : « Lorsqu’il nous arrivait quelqu’un de ces présents, la bourgeoise nous l’annonçait : mais il lui était défendu de nommer celui de nous qui l’avait reçu, et lui-même il aurait rougi de s’en vanter. Cette discrétion faisait, dans mes récits, l’admiration de ma mère. » On voit le ton et quel vif sentiment domestique anime toutes ces premières pages. Marmontel faisait de brillantes études, et il était presque toujours le premier de sa classe :

Ma bonne mère en était ravie. Lorsque mes vestes de basin lui étaient renvoyées, elle regardait vite si la chaîne d’argent qui suspendait la croix avait noirci ma boutonnière ; et, lorsqu’elle y voyait cette marque de mon triomphe, toutes les mères du voisinage étaient instruites de sa joie ; nos bonnes religieuses en rendaient grâces au ciel ; mon cher abbé Vaissière en était rayonnant de gloire.

On reconnaît là à ses vrais signes un sentiment filial attendri et pieux, une honnêteté native que n’eut jamais Rousseau, si supérieur par tant de parties. Cependant le futur littérateur, le prochain ami des philosophes, s’annonçait déjà par quelques hardiesses et quelques faiblesses. En troisième, Marmontel qui, en qualité de premier, se trouvait censeur de sa classe, et dès lors obligé de surveiller ses camarades, s’avise de vouloir capter leur faveur et d’aspirer à la popularité :

Je me fis une loi, dit-il, de mitiger cette censure ; et, en l’absence du régent, pendant la demi-heure où je présidais seul, je commençai par accorder une liberté raisonnable : on causait, on riait, on s’amusait à petit bruit, et ma note n’en disait rien. Cette indulgence qui me faisait aimer devint tous les jours plus facile. À la liberté succéda la licence, et je la souffris ; je fis plus, je l’encourageai, tant la faveur publique avait pour moi d’attraits !

Bref, il finit par permettre que l’un des camarades, qui était réputé le plus fort danseur de la bourrée d’Auvergne, la dansât en pleine classe. Il faut lire dans l’ouvrage la série de tribulations qui suivit pour lui cette complaisance factieuse.

En rhétorique, un jour, il est menacé du fouet pour une cause injuste. Mais, juste ou non, qu’importe ? fouetter un rhétoricien, voilà l’énormité, voilà l’infamie. Marmontel, échappé du cabinet de l’odieux préfet, se réfugie dans la classe de rhétorique ; il harangue ses camarades, il embrasse l’autel ; il faut lire ce discours, parodie heureuse de ceux que prononçaient les Romains de Tite-Live en se retirant sur le mont Aventin. Par sa péroraison, il entraîne avec lui toute la classe de rhétorique, qui, n’ayant plus qu’un mois d’études avant les vacances, prend sur elle d’abréger, de proclamer l’année scolaire close un mois plus tôt, et de se retirer en masse et en bon ordre avec les honneurs de la guerre. Le préfet furieux, n’osant entamer le bataillon sacré, se contenta de regarder Marmontel d’un œil menaçant : « Il me prédit que je serais un chef de faction. Il me connaissait mal : aussi sa prédiction ne s’est-elle pas accomplie », ajoute l’excellent homme qui, plus sage et mûri par l’expérience, n’avait pas voulu de la popularité en 89.

On remarquera que Marmontel, dans ses Mémoires, aime assez à mettre des discours, à se rappeler ceux qu’il a tenus dans certaines circonstances, et à les refaire ; mais il n’y réussit pas toujours également : il faut, pour cela, qu’il s’y mêle, comme dans le cas précédent, une pointe de parodie et de gaieté. Quand il se prend tout à fait au sérieux et qu’il vise ouvertement au pathétique, il échoue. Ainsi, lorsqu’en janvier 1760, sortant de la Bastille, où il avait été détenu onze jours pour avoir récité en société une satire contre le duc d’Aumont, il va trouver le ministre, le duc de Choiseul, et qu’il essaie de l’émouvoir, d’obtenir qu’on lui laisse le privilège du Mercure avec lequel il soutient sa famille, ses tantes, ses sœurs, le discours qu’il se suppose en cette occasion et qu’il refait de mémoire est faux et presque ridicule :

Sachez, monsieur le duc, qu’à l’âge de seize ans, ayant perdu mon père, et me voyant environné d’orphelins comme moi et d’une pauvre et nombreuse famille, je leur promis à tous de leur servir de père. J’en pris à témoin le ciel et la nature… Ah ! c’est là que le duc d’Aumont doit aller savourer les fruits de sa vengeance ; c’est là qu’il entendra des cris et qu’il verra couler des larmes. Qu’il aille y compter ses victimes et les malheureux qu’il a faits ; qu’il aille s’abreuver des pleurs, etc.

On a l’amplification au complet, et une amplification qui, cette fois, n’a pas pour excuse le sourire même de l’auteur. Marmontel s’était senti éloquent sur l’heure en parlant à M. de Choiseul, et il croyait l’être de nouveau en donnant de souvenir ce qu’il appelait une « esquisse légère » de son ancien discours, tandis qu’il n’en donnait qu’une charge. Voilà l’erreur ; et c’est parce qu’il n’a pas le goût assez sûr pour discerner à l’instant ces nuances, que Marmontel n’est pas un véritable artiste, ni même un critique du premier ordre. Que ce ne soit pas une raison pour nous de lui refuser les qualités abondantes, naturelles et agréables, dont il fait preuve tout à côté.

En général, sans donner autant que beaucoup d’autres dans le mauvais goût du siècle, Marmontel y a sa part et ne s’en défend pas. Lui-même ou les personnages qu’il met en scène parlent volontiers de nature ; ils ont volontiers les yeux humides (« moi qui pleure facilement », dit-il), ils se jettent avec effusion dans les bras les uns des autres, ils arrosent leurs embrassements de larmes. Marmontel aime assez ce genre de locutions dramatiques, même quand il ne fait que raconter des scènes de la réalité. On a pu dire que si Marmontel, quand il est bon, mène à Ducis, quand il est mauvais il va à Bouilly.

Son premier livre des Mémoires est pourtant très bien composé. Ce livre heureux, qui contient l’histoire de l’enfance, de la famille, des premières études et même des premières amours, se termine par la brusque nouvelle de la mort du père, c’est-à-dire par la première grande douleur qui initie au sérieux de la vie.

Au second livre, Marmontel, qui a fait sa philosophie à Clermont-Ferrand et qui porte l’habit ecclésiastique, songe à prendre la tonsure à Limoges. Tonsuré, il cherche une carrière ; peu s’en faut qu’à Toulouse il ne s’engage chez les Jésuites, qui l’ont distingué et qui le voudraient bien pour un des leurs. À travers ces incertitudes et ces projets flottants de la jeunesse, il voyage dans le pays, et il n’est, chemin faisant, nièce de curé qu’il ne trouve moyen de comparer à une Vierge du Corrège. Un de mes amis qui connaît à fond son Limousin prétend que si les nièces de curé et les jeunes filles du pays en général sont fraîches et jolies, elles n’ont nullement de ces airs du Corrège ni de ce parler couleur de rose. Marmontel prête ces mêmes grâces à la fille d’un muletier d’Aurillac qui lui a offert l’hospitalité pendant quelques jours : il lui trouve un bras pétri de lis , « et le peu que l’on voit de son cou est blanc comme l’ivoire ». Cette veine de sensualité ne va pas pour lors plus loin qu’il ne faut chez cette nature honnête ; mais j’y relève surtout l’habitude de voir les choses un peu autrement qu’elles ne sont, de les peindre avec un certain coloris bienveillant et amolli qui n’est pas leur juste couleur ; j’y note, en un mot, cette disposition de l’auteur à marmontéliser la nature.

Cependant, tandis qu’il est à Toulouse, Marmontel, dont l’activité et le talent cherchent de tous côtés une voie à se produire, concourt pour les Jeux floraux ; il manque le prix la première fois, et, dans son dépit, il écrit à Voltaire en lui envoyant son ouvrage ; il en appelle à lui comme à l’arbitre souverain de la poésie. Voltaire lui répond. Une fois en correspondance avec le grand homme, on conçoit que Marmontel se soit dégoûté du petit collet, de la carrière ecclésiastique, et qu’il ait un jour pris la route de Paris sur la foi d’une promesse et d’une espérance. Il avait vingt-deux ans.

Il devait être placé, par la protection de Voltaire, auprès de M. Orry, contrôleur général des finances ; il arrive, mais M. Orry vient d’être disgracié (décembre 1745) : il reste au jeune homme sa plume et son courage. Voilà donc Marmontel comme nous avons tous été, logé rue des Maçons-Sorbonne, et ensuite petite rue du Paon, allant au café Procope, vivant à crédit, en quête d’un libraire, composant une belle tragédie pour l’hiver prochain et rédigeant, en attendant, avec un ami, un petit journal (L’Observateur). Il eut, à ce premier début, un bonheur dont toute sa vie se ressentira. Il avait rencontré chez Voltaire Vauvenargues, qui, déjà mourant, venait habiter Paris : Marmontel se logea en face de lui, l’assista, l’entretint, recueillit ses leçons, et dans son âme trop mobile, trop sujette aux influences d’alentour, mais foncièrement honnête et droite, il conserva jusqu’à la fin, et à travers tous les philtres qui l’égarèrent, un goût de cette philosophie saine et pure qu’y avait versée l’éloquence de Vauvenargues.

Marmontel débuta par des tragédies : le croirait-on ? il eut des succès. Il parut fait pour ce genre. Voltaire regretta toujours qu’il y eût renoncé si tôt. Collé, juge sévère, écrivait en 1758 ce mot dont, au reste, il s’est repenti plus tard : « Je lui crois un talent décidé pour la tragédie. » Les deux premières tragédies de Marmontel, Denys le Tyran, joué en février 1748, et Aristomène, joué en avril 1749, firent fureur. L’auteur fut traîné en triomphe sur le théâtre. Il fut du premier jour à la mode : les financiers fastueux qui se piquaient de goût, tels que M. de La Popelinière, ne voulurent plus qu’il quittât leur salon, et les femmes qui se piquaient d’aimer la gloire, telle que Mlle Navarre, le voulurent à l’instant dans leur alcôve.

Qu’était-ce que Mlle Navarre ? demandez-le à Marmontel dans ce troisième livre de ses Mémoires, qui est comme son quatrième livre de l’Énéide, mais où il y a plus d’une Didon. Mlle Navarre, fille de M. Navarre, receveur des tailles à Soissons, était, nous dit un homme non amoureux (Grosley), la plus brillante partie de sa famille ; elle visait au grand, à l’extraordinaire, et se fit aimer du maréchal de Saxe : « La beauté, les grâces, les talents, un esprit délicat, un cœur tendre, l’appelaient à cette brillante conquête… Sa conversation était délicieuse70. » Marmontel nous la montre de plus imprévue, capricieuse, avec plus d’éclat encore que de beauté : « Vêtue en Polonaise, de la manière la plus galante, deux longues tresses flottaient sur ses épaules ; et sur sa tête des fleurs jonquille, mêlées parmi ses cheveux, relevaient merveilleusement l’éclat de ce beau teint de brune qu’animaient de leurs feux deux yeux étincelants. » C’est cette amazone, cette belle guerrière qui, sacrifiant l’illustre maréchal au jeune poète, enleva un matin Marmontel à ses sociétés de Paris et le transporta d’un coup de baguette dans sa solitude d’Avenay, où elle le garda plusieurs mois enfermé au milieu des vignes de Champagne comme dans une île de Calypso. Le plus infortuné des amants heureux, Marmontel nous raconte d’une manière piquante quelques-unes des bizarreries de démon par lesquelles elle le tenait perpétuellement en haleine dans ce tête-à-tête qu’elle craignait avant tout de rendre monotone. Aussi brusquement laissé qu’il avait été pris, il nous fait ensuite assister à ses peines, à sa désolation et à sa consolation, qui ne tarda guère ; elle lui vint de la part de la célèbre actrice Mlle Clairon, qui était de son âge et qui sentit au théâtre ses succès.

Une autre distraction de Marmontel vers ce moment (car il en avait beaucoup) fut pour une autre jeune et jolie actrice, Mlle Verrière, qui avait été aussi au maréchal de Saxe : elle en avait eu une fille, depuis reconnue, Aurore de Saxe, qui n’est autre, je le crois bien, que la propre grand-mère de Mme Sand. En allant si souvent sur les brisées du maréchal, Marmontel finit pourtant par le mettre en colère : « Ce petit insolent de poète me prend toutes mes maîtresses », disait en grondant l’illustre guerrier. Il ne tint à rien que, du coup, Aurore de Saxe ne fût désavouée, déshéritée et marmontélisée.

Ces dissipations, celles qu’il trouvait à Passy où il était allé loger chez son ami et Mécène M. de La Popelinière, cette vie de soupers et de plaisirs, arrêtèrent les premiers succès de Marmontel et nuisirent à son essor tragique, en supposant qu’il eût été de force à se pousser dans cette voie. Sa Cléopâtre, où Vaucanson avait fourni l’aspic, et qui prêta à tant d’épigrammes, n’eut qu’un demi-succès, onze représentations ; Les Héraclides moururent à la dixième. Les Funérailles de Sésostris tombèrent. Ainsi, sur cinq pièces représentées, deux grands succès, deux demi-chutes et une déroute complète, voilà sa carrière tragique. Il se releva plus tard au théâtre, dans la tragédie lyrique avec Piccinni, et avec Grétry dans l’opéra-comique. Il fera Zémire et Azor, et Didon. Ce sont ses revanches, et l’on ne s’explique pas qu’il avait été repris à soixante ans de l’envie de donner je ne sais quelle tragédie de Numitor, qui lui était restée en portefeuille.

Numitor ! comment un honnête homme, et de talent et de bon sens, peut-il avoir de pareilles idées et s’y arrêter un moment ?

Pour nous, à parler franchement, dans un genre aussi faux que l’était la tragédie à cette époque, il nous serait impossible, si nous n’étions guidé par le résultat, d’exprimer aucune préférence pour l’une ou pour l’autre de ces cinq ou six tragédies ; nous ne pouvons nous former un avis qui les différencie et les distingue, tant l’insipidité et l’ennui, en les lisant, paralysent tout d’abord notre attention. Si nous l’osions, comme nous dirions cela de bien d’autres tragédies encore !

Les chutes de Marmontel lui furent une leçon. Marmontel est modeste et ne s’en fait pas accroire. Parlant de Jean-Jacques Rousseau qu’il voyait dans ce temps-là, du temps que celui-ci était nouvellement célèbre :

Le fruit que je retirai de son commerce, dit-il, et de son exemple, fut un retour de réflexion sur l’imprudence de ma jeunesse. Voilà, disais-je, un homme qui s’est donné le temps de penser avant que d’écrire ; et moi, dans le plus difficile et le plus périlleux des arts, je me suis hâté de produire, presque avant que d’avoir pensé.

Et ne se sentant pour la poésie, ajoute-t-il, qu’un « talent médiocre », il s’adresse à Mme de Pompadour, sa protectrice, pour obtenir quelque place qui le mette à même de ne pas dépendre du travail de sa plume ; il avait présent à la pensée un conseil que lui avait donné Mme de Tencin : « Malheur, me disait-elle, à qui attend tout de sa plume ! Rien de plus casuel. L’homme qui fait des souliers est sûr de son salaire ; l’homme qui fait un livre ou une tragédie n’est jamais sûr de rien. »

Marmontel devint donc, en 1753, secrétaire des Bâtiments sous M. de Marigny, frère de Mme de Pompadour ; dès lors il habita Versailles, et durant cinq années il vécut pêle-mêle et tour à tour avec des artistes, avec des intendants des Menus-Plaisirs, travaillant à sa guise, étudiant à ses heures, et voyant toutes sortes de sociétés qu’il nous peint fidèlement, la société des premiers commis comme celle des philosophes, le financier Bouret comme d’Alembert :

Oui, j’en conviens, dit-il, tout m’était bon, le plaisir, l’étude, la table, la philosophie ; j’avais du goût pour la sagesse avec les sages, mais je me livrais volontiers à la folie avec les fous. Mon caractère était encore flottant, variable et discors. J’adorais la vertu ; je cédais à l’exemple et à l’attrait du vice.

Et il se compare à l’Aristippe que nous définit Horace : « Omnis Aristippum decuit color… » Mais c’était un Aristippe un peu robuste et un peu bruyant, un peu gauche et empressé, un peu limousin que Marmontel, et pas tout à fait aussi attique que l’autre. Il ne se contente pas de goûter, de déguster les vices, les corruptions et les déclamations de son temps, il les gobe, il les adopte, au moins en passant, et il y a (si on ose le dire d’un homme d’autant d’esprit) un tant soit peu de nigauderie dans son fait. Cela touché, il faut vite reconnaître ses aimables qualités sociales, cette facilité à prendre à tout, cette finesse sous la bonhomie et cette cordialité qui sait trouver une expression ingénieuse : « J’ai toujours éprouvé, disait-il, qu’il m’était plus facile de me suffire à moi-même dans le chagrin que dans la joie. Dès que mon âme est triste, elle veut être seule. C’est pour être heureux avec moi que j’ai besoin de mes amis. »

Marmontel avait besoin souvent de ses amis, car il était habituellement heureux. Il le fut tant qu’il resta avec M. de Marigny. Il le fut lorsqu’en 1758 il obtint le privilège du Mercure de France et qu’il quitta Versailles et la place de secrétaire des Bâtiments pour rentrer à Paris. Logé chez Mme Geoffrin, il était de tous les dîners d’artistes, de tous ceux des gens de lettres, et même des petits soupers mystérieux où, assis entre la belle comtesse de Brionne, la belle marquise de Duras et la jolie comtesse d’Egmont, il lisait ses Contes moraux dans leur primeur. Le sixième livre de ses Mémoires, qui nous fait parcourir en détail les différents cercles du xviiie  siècle et qui nous en montre un à un tous les principaux personnages, est historiquement des plus curieux à consulter pour l’histoire des mœurs et de la société française. Marmontel fut heureux, même dans ses mésaventures ; quand il se vit envoyé à la Bastille pour avoir offensé ce plat duc d’Aumont, ce fut pour lui un succès : il n’y resta que onze jours, traité avec toute sorte de considération, et il en sortit avec un relief nouveau. Qu’était-ce, je vous prie, qu’un homme de lettres alors, s’il n’avait pas eu les honneurs de la Bastille ? En perdant le privilège du Mercure, Marmontel ressentit ce coup d’aiguillon qui de temps en temps nous est bon et nécessaire ; il retrouva sa liberté et son temps pour les longs ouvrages, et il se rapprocha de l’Académie. Enfin, ce qui mit le comble à sa réputation, ce fut Bélisaire (1767), et ce xve  chapitre sur la tolérance, où la faculté de théologie signala toutes sortes de propositions condamnables. Trente-sept propositions dans tout l’ouvrage furent dénoncées et condamnées.

Bélisaire est parfaitement ennuyeux, et le fameux xve  chapitre, dont la théologie est si fade en elle-même, a perdu le piquant de l’à-propos, puisque la tolérance absolue que l’auteur réclame dans l’ordre civil est à peu près chose gagnée. Je ne veux faire remarquer qu’un seul point à l’honneur de Marmontel. Lorsqu’en germinal an V (avril 1797) Marmontel, retiré à son hameau d’Abloville, fut nommé membre du Conseil des Anciens par le département de l’Eure, il fut expressément chargé par ses commettants de défendre dans l’Assemblée nationale la cause de la religion catholique, alors proscrite et persécutée, et il composa à cet effet un discours qu’on peut lire, sur le libre exercice des cultes. Or, dans ce discours, c’est au nom des mêmes principes de tolérance, professés dans Bélisaire en faveur des cultes dissidents, que Marmontel réclame pour la religion catholique, à son tour proscrite, la liberté des rites, des cérémonies, des solennités même, le réveil des cloches dans les campagnes et la réapparition du signe de la Croix. Il me semble que ce noble commentaire du xve  chapitre de Bélisaire est fait pour désarmer à jamais la polémique (si elle était tentée de renaître à ce propos), et pour tenir l’ironie en respect.

Voltaire, en encourageant Marmontel à l’occasion de cette guerre de Bélisaire, lui écrivait : « Illustre profès, écrasez le monstre tout doucement. » On sait ce qu’il entendait par le monstre ; mais Marmontel, réellement, n’entendait par là que l’intolérance, et il s’y prit en effet doucement. Dans les lettres que lui écrit Voltaire, le maître semble condescendre à ces dispositions du disciple, lorsqu’après s’être raillé des diverses cabales, des factions théologiques et autres, il ajoute : « Les chefs de ma faction sont Horace, Virgile et Cicéron. » Il lui écrit encore, comme en voulant correspondre de tout point à ses goûts : « J’entends dire que dans Paris tout est faction, frivolité et méchanceté. Heureux les honnêtes gens qui aiment les arts et qui s’éloignent du tumulte !… La littérature et un cœur noble sont le véritable charme de la société. » C’est bien ainsi que l’entendait Marmontel ; il avait l’âme avant tout sociable et littéraire. En jugeant les hommes de lettres et les philosophes de son temps, il les dépouille de cette aigreur et de ce fanatisme dont ils étaient loin d’être exempts sur certains sujets ; il leur prête un peu de sa douceur et de sa propre bonhomie :

Ô mes enfants ! s’écrie-t-il en parlant des entretiens de d’Alembert et de Mairan, quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des mouvements de l’écliptique (d’Alembert), ou que des mœurs et des arts des Chinois (Mairan) ! Pas un vice qui les dégrade, pas un regret qui les flétrisse, pas une passion qui les attriste et les tourmente ; elles sont libres de cette liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n’y eut jamais de pure et durable gaieté.

Je crois que cet éloge pouvait s’accorder à Mairan, mais à d’Alembert, j’en doute. Il suffit de lire sa correspondance avec Voltaire pour voir que son âme n’était pas libre des animosités philosophiques et des passions de secte.

Parlant des dîners d’Helvétius et de d’Holbach, Marmontel pousse bien loin l’indulgence du souvenir quand il avance « qu’il est des objets révérés et inviolables qui jamais n’y étaient soumis au débat des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n’y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence. » Il en était des sons comme des couleurs : Marmontel adoucissait et amollissait aisément ce qu’il entendait comme ce qu’il voyait.

Ainsi que la plupart des écrivains de son temps, Marmontel se faisait beaucoup d’illusions sur la bonté de l’espèce humaine. Il pensait que tous les hommes ne peuvent pas être grands, mais que tous peuvent être bons. Il croyait volontiers qu’avec des Contes moraux, des Bélisaire et des Incas, on corrige le monde. Son observation comme moraliste et son talent comme artiste pèchent également par cette mollesse et cette rondeur qui n’a jamais pénétré au fond des cœurs ni au fond des choses humaines. C’est assez pour l’honneur de sa mémoire qu’en voyant les hommes devenir tout à coup furieux et méchants, il ait arrêté à temps sa bonhomie, et ne l’ait laissée dégénérer ni en lâcheté ni en sottise. Il eut le courage de dire non au mal quand il le vit en face. Nommé par le tiers état de la Commune de Paris électeur en 1789, avec Bailly, Target, Guillotin, etc., il fut d’abord l’objet d’une faveur marquée, et on peut dire qu’il tenait dans ses mains son élection aux États généraux ; mais, voyant au prix de quelles concessions il fallait l’acheter, il y renonça. Sa popularité ne dura que six jours71. Il honora sa fin de carrière par cette sagesse.

Sa vieillesse eut plus de force que n’en avait eu sa jeunesse. Jeune, nous le voyons tel qu’il se peint lui-même, très répandu, très peu stoïque, actif à réussir, à se pousser dans le monde, à se procurer honnêtement des appuis : s’il a un pied chez Mme de Pompadour, il n’est pas mal avec la petite cour du Dauphin. Il ne cherche point à tout prix la faveur, mais il ne la repousse pas non plus ; il l’accueille très bien quand elle passe. Ce n’est ni un républicain ni un sauvage que Marmontel. L’Ancien Régime avait fini par l’adopter complètement et par le combler de bienfaits : il ne fut point ingrat. Membre de l’Académie française depuis 1763 et secrétaire perpétuel depuis 1783, historiographe de France, historiographe des Bâtiments, ayant droit à des logements au Louvre et à Versailles, ayant des pensions sur le Mercure et encore ailleurs, il jouissait, dans les années qui précédèrent la Révolution, de l’existence d’homme de lettres la plus complète qu’on pût souhaiter. Ses ouvrages ajoutaient beaucoup à ses revenus : ses grands opéras, ses opéras-comiques réussissaient ; ses Contes moraux avaient un débit prodigieux ; Les Incas, qui réussirent moins, furent payés par le libraire trente-six mille francs. Marmontel, ainsi comblé ou près de l’être, voulut s’établir définitivement dans le bonheur en se mariant. Il épousa une jeune et jolie nièce de l’abbé Morellet : il avait cinquante-quatre ans, ce qui ne l’effraya point ; il était très amoureux de sa femme, et il se livra avec délices à cette vie de famille pour laquelle il était fait72. Sa morale, il nous l’avoue, se ressentit à l’instant de sa position nouvelle, de ses intérêts nouveaux ; sans devenir rigide, elle cessa aussitôt d’être relâchée :

L’opinion, dit-il, l’exemple, les séductions de la vanité, et surtout l’attrait du plaisir, altèrent dans de jeunes âmes la rectitude du sens intime. L’air et le ton léger dont de vieux libertins savent tourner en badinage les scrupules de la vertu, et en ridicule les règles d’une honnêteté délicate, font que l’on s’accoutume à ne pas y attacher une sérieuse importance. Ce fut surtout de cette mollesse de conscience que me guérit mon nouvel état.

Le dirai-je ? il faut être époux, il faut devenir père, pour juger sainement de ces vices contagieux qui attaquent les mœurs dans leur source, de ces vices doux et perfides qui portent le trouble, la honte, la haine, la désolation, le désespoir dans le sein des familles.

On applaudit à ces honorables sentiments et à ces justes principes ; on sourit pourtant en songeant à l’ami de Mlle Clairon, de Mlle Navarre et de tant d’autres, et à ces confidences tardives et embellies qu’il ne pourra s’empêcher bientôt d’en faire à ses enfants. Encore aura-t-il grand soin d’ajouter qu’ il ne s’est peint qu’en buste . Et, en effet, le volume d’Œuvres posthumes de Marmontel, publié en 1820, fait voir qu’en décrivant ses pétulances de jeunesse dans sa prose, il les a beaucoup adoucies.

À part le poème posthume auquel je fais allusion73, Marmontel ne s’est nullement montré poète. En théorie poétique, il n’a été qu’un demi-novateur, il a eu des velléités de romantisme, si l’on peut dire, mais sans prévoir où cela le conduisait. Il a été sévère à Virgile, favorable à Lucain ; il s’est épris pour Quinault contre Boileau. En maltraitant ce dernier, il n’a pas senti que dans les vers de Boileau il y avait plus de vraie poésie de style que dans tous ces vers prosaïques et soi-disant philosophiques du xviiie  siècle, quelques pièces de Voltaire exceptées. La critique, au reste, n’a pas épargné Marmontel. Il a été redressé par Le Brun en vers et même en prose (dans le journal La Renommée littéraire, 1763) pour ses impertinences envers Boileau. Quand il s’est avisé de vouloir corriger le Venceslas de Rotrou pour complaire à une fantaisie de Mme de Pompadour, Grimm a remarqué que c’était là une entreprise de mauvais goût que d’habiller ainsi Rotrou à la moderne : « Mais cette remarque, ajoute-t-il sévèrement, ne peut se faire que pour ceux qui ont véritablement du goût. Eux seuls peuvent sentir que dans les hommes de génie tout est précieux, jusqu’aux défauts, et que c’est une sottise que de vouloir les corriger. » Quand Marmontel retoucha Quinault (ce qui était moins grave), on lui reprocha d’avoir mis Quinault en vers de Chapelain. Que le reproche fût injuste, peu importe : ce sont choses qui ne valent pas la peine d’être vérifiées. Je le répète, à part un poème qui par sa nature échappe à l’examen et dans lequel on trouverait plus de verve et d’esprit que de poésie même, c’est à la prose seule de Marmontel qu’il faut demander la clarté, l’élégance et la précision facile qui le distinguent.

Il n’a rien écrit de mieux que ses articles à l’Encyclopédie qu’on a recueillis sous le titre d’Éléments de littérature. Une instruction variée, des observations de détail ingénieuses, des nuances bien démêlées dans la pensée, une synonymie fine dans la diction, en font un livre qu’on parcourt toujours avec plaisir, et que la jeunesse non orgueilleuse peut lire avec fruit.

Il serait injuste de renfermer tout Marmontel (hors des Mémoires) dans ses articles de critique, et de n’y pas joindre, dans un genre tout différent, un très petit nombre de Contes moraux où il fait preuve d’invention et d’une spirituelle analyse. Dans ce choix délicat et qui demanderait plus de temps que je n’en puis donner aujourd’hui, je n’indiquerai que le petit conte intitulé Heureusement.

Marmontel modeste, occupé, goûté, s’étant réduit sciemment à des genres secondaires, « à des genres d’écrire dont on pouvait sans peine, disait-il, pardonner le succès », vivait heureux et était même assez sage pour mépriser les critiques qui, de tout temps, l’avaient de loin harcelé. Il ne dérogea que tard à ce système de conduite et dans un seul cas : ce fut à l’occasion de la querelle sur la musique, de la guerre ouverte entre Gluck et Piccinni. Mais, là, sa modération lui manqua subitement ; il se mit en avant tout entier, il brisa des lances envers et contre tous pour Piccinni, pour la musique italienne, avec une ardeur démesurée et avec une passion où l’amour de la mélodie se sent moins encore que le besoin de dépenser un reste de jeunesse.

Il est curieux d’observer, dans les Mémoires de Marmontel, l’impression que produisent les approches de la Révolution. Ces agréables Mémoires, qui ressemblaient à « une promenade qu’il faisait faire à ses enfants », changent brusquement de caractère : avec le livre douzième, on quitte la biographie, les portraits et les conversations de société, les querelles légères : on entre dans les préoccupations et les graves soucis de l’histoire. Marmontel, dans les livres suivants, continue d’exposer les faits avec lucidité et de peindre les personnages politiques avec intelligence et mouvement ; mais ce n’est plus le père qui parle à ses enfants, c’est l’historiographe de France qui remplit sa charge et ses derniers devoirs envers Louis XVI. Il s’oublie presque complètement lui-même, et c’est à peine s’il reparaît en deux ou trois endroits.

Marmontel, si optimiste qu’il fût de nature, se fit peu d’illusion dès le début de 1789 : une mémorable conversation qu’il eut avec Chamfort et qu’il a racontée avec grand détail l’éclaira vite sur la portée des attaques et sur le dessein des assaillants. Menacé de ruine à son tour et voyant sa fortune crouler avec l’ancien ordre de choses, il songea à s’abriter dans quelque asile champêtre pour continuer d’y vaquer à l’éducation de ses enfants. Quelques jours avant le 10 août, il quitta Paris et se retira d’abord à Saint-Germain dans le voisinage d’Évreux, puis à Cauvicourt, et de là au hameau d’Abloville près de Gaillon, dans une maison de paysan qu’il avait achetée, avec environ deux arpents de jardin. C’est là qu’il laissa passer la tempête. J’ai dit qu’au réveil de la société, les électeurs de l’Eure le portèrent au Conseil des Anciens ; le 18 Fructidor annula son élection, sans le frapper d’ailleurs. Il rentra dans la vie privée, écrivant jusqu’à la fin pour ses enfants des livres de grammaire, de logique, de morale, qui témoignent de la lucidité de son esprit comme de la sérénité et de la bénignité de son âme. Il vécut assez pour voir le 18 Brumaire, mais pas assez pour entrer dans le nouveau siècle ; il expira avec celui même qui finissait, et dont il représente si bien les qualités moyennes, distinguées, aimables, un peu trop mêlées sans doute, pourtant épurées en lui durant cet honorable déclin.