Rapport sur les prix de vertu lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
Il y a un jour dans l’année, Messieurs, où la vertu est récompensée. Par suite des fondations de M. de Montyon et de quelques autres philanthropes éclairés, il est dérogé ici une fois par an à cette loi profonde de la nature qui a voulu que la récompense du devoir accompli fût obscure et insaisissable. La vertu a justement pour trait de haute noblesse de ne correspondre à aucun salaire. Mille expériences désastreuses prouveraient à l’homme qu’en faisant le bien il obéit à une duperie, que l’homme n’en persévérerait pas moins dans cette voie ingrate, improductive, folie selon le bon sens vulgaire, sagesse selon l’esprit supérieur. Dans les légendes du moyen-âge, souvent si philosophiques, on voit percer à cet égard un sentiment dont la naïveté fait sourire. Selon ces beaux récits, qui ont charmé des siècles, l’homme ne trouve sur la terre que l’épreuve ; cela est tout simple, il aura un jour la vie éternelle ; mais l’animal, qui n’a point de place dans l’éternité, est toujours récompensé ici-bas de ce qu’il fait pour le bien ; car enfin il faut que Dieu soit juste. Quand les deux lions qui accourent du désert, sur l’appel de saint Antoine, pour creuser la fosse de l’ermite Paul, ont gaillardement accompli leur besogne, saint Antoine leur donne sa bénédiction dans l’ordre des choses temporelles. L’effet de cette bénédiction fut probablement qu’ils trouvèrent à quelques pas de là une brebis ou un chevreau égaré, qu’ils mangèrent. Ce fut là leur paradis. La récompense temporelle passait ainsi, dans ces âges de foi, pour quelque chose de grossier ; elle était considérée comme une diminution des titres supérieurs qu’on acquiert par la pratique du bien.
Il n’y a pas du tout à craindre. Messieurs, que les prix que vous décernez prêtent à de si fortes objections et que la vertu y perde quelque chose de son mérite. Et d’abord, vous êtes seuls au monde à la récompenser ; puis, vous ne récompensez que les plus humbles vertus ; puis, vous les récompensez si modestement que, si quelqu’un pouvait avoir l’idée de concourir en vue de vos médailles, oh ! vraiment ce serait de sa part le plus misérable des calculs. Les vertus éclatantes qui donnent la gloire, les épreuves de l’homme de génie, tout ce qui attire les applaudissements de la foule, les grands désespoirs aristocratiques comme les efforts sublimes dont parle l’histoire, ne sont point de votre programme. Même celui qui est soutenu dans l’accomplissement du devoir par sa situation sociale, le bourgeois vertueux, s’il est permis de s’exprimer ainsi, vous ne le couronnez pas. Vous réservez vos prix pour la femme dévouée, pour l’homme du peuple courageux, qui, sans se douter de l’existence de vos fondations, ont suivi l’inspiration spontanée de leur cœur. Il n’y a donc aucun danger. Messieurs, que vos récompenses, comme on l’a dit, gâtent la vertu dans sa source et renversent les fondements de l’ordre moral. Malgré tout ce que vous faites et ce que vous ferez, le métier de la vertu restera toujours le plus pauvre des métiers. Nul ne sera tenté de l’embrasser par l’espoir des profits qu’on y trouve. Parmi les quarante ou cinquante vies vertueuses dont les actes authentiques ont passé sous nos yeux, il n’y en a pas une qui, à n’envisager que les rémunérations mondaines, n’eût gagné à suivre une autre direction. Le monde est plein de gens singulièrement habiles à deviner ce qui mène à la fortune ; or jamais on n’a vu personne prendre la vertu comme une carrière avantageuse, comme un moyen de réussir. La concurrence sur ce champ-là est tout à fait nulle ; les gens avisés vont ailleurs.
Vous avez donné, par exemple, votre première récompense, deux mille cinq cents francs, à une personne admirable, qui a pris pour tâche d’aller chercher le mal sous ses formes les plus répugnantes et de faire renaître la conscience dans les pauvres êtres où elle est le plus effacée. Madame Gros, institutrice libre à Lyon, est peut-être la personne de notre temps qui possède le mieux l’art exquis de faire vibrer, par une sorte de savant coup d’archet, le sentiment moral non encore éveillé. L’amour de l’éducation du peuple est inné chez madame Gros. À Condrieu, le souvenir de ses écoles du dimanche et surtout des promenades où elle menait ses élèves est resté comme une légende. Ce n’était point assez pour elle. En 1870, elle revint à Lyon, rêvant d’une œuvre qui eût certainement fait reculer un esprit moins décidé et une âme moins vigoureusement trempée. Elle voulait porter son apostolat jusqu’aux derniers confins du mal et voir si là encore la voix du bien peut être entendue. Un sentiment particulier, comme il en existe presque toujours chez les grands fondateurs, entraîna sa conviction et fixa son choix. Elle crut trouver chez les jeunes garçons pervertis plus de droiture, de franchise, d’aptitude au relèvement que chez les jeunes filles, prises au même étiage de démoralisation. Nous ne donnons cette impression que comme un jugement tout personnel ; l’expérience eût peut-être tourné tout autrement avec un éducateur d’un autre sexe. Quoi qu’il en soit, la véritable vocation de madame Gros fut dès lors trouvée. Elle s’établit dans la sentine de Lyon, près des Brotteaux, au milieu des vagabonds que la cristallerie et les verreries de la Guillotière attirent de ce côté. Le tableau, énergiquement tracé par elle et par les témoins de son œuvre, de l’ignorance et de la méchanceté contre lesquelles elle eut à combattre fait véritablement frémir. Elle débuta dans la charité en achetant une petite fille que son père vendait pour boire. Ce misérable lui demanda cinquante francs ; madame Gros les donna. Ce qu’elle vit ensuite dans ce monde de précoces débauches dépasse toute créance. Trois fois des messieurs dévoués entreprirent de la seconder dans son œuvre ; trois fois ils reculèrent, révoltés par ce contact odieux. Au début, deux jeunes scélérats se risquèrent à adresser à madame Gros des paroles inconvenantes ; sa froideur absolue et sa fermeté leur imposèrent silence ; jamais depuis il n’est arrivé qu’on ait osé prononcer devant elle un mot déplacé. Elle s’est fait une famille de ces enfants sauvages et abandonnés. Elle ne doit se garder que de leurs démonstrations amicales, parfois trop vives, toujours respectueuses. Elle prétend que ces natures brutes ont un grand fond de poésie naïve et qu’on s’empare aisément d’elles. Des figures laides, bestiales, grimaçantes, s’éclaircissent, s’embellissent peu à peu ; des êtres sinistres deviennent gais, expansifs, polis même ; « enfin, dit madame Gros, ils ont un charme original et un cachet qui n’appartient qu’à eux »
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Madame Gros a rassemblé, dans un travail qui nous a été communiqué, les souvenirs les plus originaux de ses chers petits sauvages, comme elle les appelle, leurs bons mots, leurs hauts faits et surtout leurs progrès dans le bien. Les confidences de ces jeunes pervertis sont faciles à obtenir ; car, ainsi que madame Gros le remarque, le premier sentiment qu’elle trouve toujours chez eux est la fierté de leurs crimes. Ils s’en vantent, et sont glorieux de la crainte qu’ils inspirent. Un nouveau venu lui avoua un jour qu’il avait noyé trois de ses camarades dans le Rhône. « Ils m’avaient ennuyé, dit-il, je les ai poussés et je les ai regardés se débattre. »
Un an après, ce petit misérable sauvait trois personnes en danger ; c’est maintenant un excellent soldat.
« L’enfant de feu », comme l’appelle madame Gros, était dans l’école un véritable fléau, par l’abus qu’il faisait de sa force sur ses camarades. Madame Gros lui fit promettre de ne se battre qu’une fois par jour, pour commencer. Trois semaines après, il ne se battait plus ; à tel point, qu’ayant un jour reçu un soufflet, il sauta sur un bureau, et, trépignant, furibond, les yeux étincelants, il dit à celui qui l’avait frappé : « Tu as du bonheur que j’aie promis à la dame de ne plus me battre ; sans cela je t’aurais étranglé. »
Il y avait à La Mouche (quartier des verriers) un nid de petits vauriens nommé Bonhomme. Leur spécialité était de jeter des pierres aux passants pour le plaisir de les blesser. Les plus âgés, après une année de résistance, se décidèrent enfin à ne jeter qu’un nombre de cailloux fixé, avec promesse de n’atteindre personne. Ils ont tous fini par se corriger, et ils y ont mis tant de zèle que maintenant ils pourchassent avec acharnement tous ceux qui jettent des pierres. Madame Gros fait à ce sujet une réflexion que nous recommandons à ceux qui s’occupent, dans la philosophie de l’histoire, du chapitre important : « Comment le brigand devient gendarme. » « En général, dit madame Gros, ils se communiquent leurs qualités nouvelles, au besoin par des voies de fait, en faveur du bon ordre. »
Walch est évidemment un des naufragés dont le sauvetage a laissé le plus profond souvenir dans le cœur de madame Gros, « Il avait quinze ans ; carrure, tournure, visage, crinière, regard, caractère, le tout représentant à merveille le lion du désert dans sa force sauvage. »
Quatre années l’avaient à peine apprivoisé, lorsqu’un jour une dame vient à l’école avec une rose rouge jetée coquettement sur un chapeau de velours noir. — Voyez, Mesdames, comme il faut peu de chose pour ramener l’homme à la vertu ! — A la vue de cette rose, les regards du lion s’éclairent pour la première fois ; il sourit à cette fleur. Madame Gros profite de ce moment pour faire pénétrer dans cette âme inculte un germe d’amour-propre et un peu de honte sur sa tenue plus que négligée. Le dimanche suivant, pour obtenir la faveur d’être placé à côté de la rose, il vint à l’école en costume propre : lui-même avait lavé sa jaquette dans le Rhône de grand malin. « Elle n’a pas pu séquer, dit-il ; mais elle séquera sur mon dos. »
« Depuis ce jour, dit madame Gros, il s’est peu à peu civilisé : ses manières brusques ont disparu, il n’a gardé du fauve qu’il représente que l’extérieur avantageux et les qualités qui en sont l’apanage. »
Madame Gros ayant été malade, le brave lion faisait chaque dimanche quatre heures de route pour venir s’informer de sa santé. Madame Gros lui parlant un jour de sa mère : « Oh ! j’ai deux mères, dit-il, celle qui m’a né et puis vous. »
Les batailles rangées dans les graviers du Rhône, et surtout les atroces cruautés qu’exerçaient les uns sur les autres les enfants de la cristallerie ont été supprimées par madame Gros. On ne se souvient pas qu’un seul de ses élèves, et elle en a eu par centaines, soit revenu au mal. Ceux qui se marient envoient leurs frères à madame Gros et se font les recruteurs de l’école. Le naturel, l’élan de cœur, la vivacité, l’entraînement, un esprit prodigieusement inventif, joint à une fermeté à toute épreuve, font de madame Gros un exemple unique peut-être de l’art d’exprimer au peuple dans son langage les plus hauts sentiments. Ce qu’elle a surtout, c’est le don d’amuser. Sa force est dans les histoires qu’elle raconte avec une connaissance achevée des moyens de toucher la fibre populaire. Ce fut l’art de tous les grands initiateurs. La parabole a toujours entraîné l’humanité. L’humanité, en effet, aime l’idéal ; mais il faut que l’idéal soit une personne, un fait, un récit ; elle n’aime pas une abstraction. Il paraît que, pendant que madame Gros raconte ses histoires à ceux qu’elle appelle ses « brigands du dimanche », son auditoire est tout oreilles. Ah ! si nous avions les récits de madame Gros, sténographiés sans qu’elle le sût ! Comme cela vaudrait mieux que les fadaises de notre littérature usée ! Je porte envie aux gamins qui entendent ces chefs-d’œuvre, destinés sans doute, comme les vrais chefs-d’œuvre, à rester toujours inédits. Ils ont, du reste, le genre de succès qu’ils méritent : ils entraînent, ils convertissent. Après une histoire racontée par madame Gros sur l’assistance que l’on doit à ses parents, Michel renonce à l’ivrognerie pour construire une cabane à sa mère qui couchait sous une charrette. Aujourd’hui Michel est marié et presque dans l’aisance. « Je me livrais à la boisson, disait-il dernièrement à madame Gros, quand votre histoire m’a sauvé. Maintenant la bénédiction de Dieu est sur moi. »
Dans la clientèle de madame Gros, il y une catégorie que madame Gros appelle, on ne voit pas bien pourquoi, la « série des Mongols ». Deux frères de cette bande se relayaient pour venir à l’école à tour de rôle. Cela parut singulier à madame Gros, qui en fit un jour l’observation à l’un deux. « Mon frère ne peut pas venir, lui répondit celui-ci ; il est sur l’arbre. — Et que fait-il sur l’arbre ? — Il attend queje lui porte mes souliers ; je les lui porterai quand la leçon sera finie, et il entendra l’histoire. Dimanche ce sera son tour d’avoir la leçon, et moi j’aurai l’histoire. — Alors vous n’avez qu’une paire de souliers pour vous deux ? — Eh oui ! c’est pour cela que, quand il fait mouillé, nous nous tenons sur l’arbre, en attendant notre tour de venir à l’école. »
Ce spectacle d’une terre avide de boire la rosée du bien, et qui s’ouvre au premier doux rayon de soleil, cette charmante inoculation du sens moral, par un mot, par un regard, en de pauvres êtres qui n’ont pas eu de mère, qui n’ont jamais vu un œil bienveillant leur sourire, rappellent les miracles qui remplissent la vie de tous les grands maîtres de la vertu. Remercions madame Gros d’avoir fait revivre dans notre âge, devenu étranger aux grands secrets de l’âme, les merveilles de conversion qui semblaient▶ réservées aux temps où la grâce vivante se promenait sur la terre avec ses trésors d’indulgence et de pardon.
À madame Gros, vous avez voulu associer dans vos récompenses mademoiselle Paula Gagny, qui a déployé sur le même théâtre, à Lyon, les ressources de l’esprit le plus fertile pour le bien. Née d’une famille honorable de Schelestadt, elle recueille chez elle, élève et entretient gratuitement deux, quatre, huit et jusqu’à vingt petites filles, de trois ans et au-dessus. Dans la fatale année 1871, elle part pour Schelestadt et revient à Lyon, à travers les lignes prussiennes, ramenant une douzaine d’enfants, de deux à trois ans, inconnus ou abandonnés. L’ennemi, frappé de son courage, lui avait donné un sauf-conduit. Peu de temps après, elle part de nouveau pour l’Alsace, d’où elle ramène encore quelques enfants ; puis ce sont les autorités mêmes de l’Alsace et de la Lorraine qui lui envoient à Lyon les orphelins sans asile. L’espace manquait dans son modeste appartement pour ces hôtes nouveaux ; les plus petits enfants furent pendant quelque temps couchés dans son propre lit ; puis, par des prodiges d’intelligence et d’activité, elle réussit à constituer cet étonnant établissement qui renferme aujourd’hui soixante Alsaciennes ou Lorraines âgées de dix-huit mois à dix-huit ans. Mademoiselle Gagny place en ville dans des maisons recommandables les plus âgées de ces filles, les aidant de ses conseils et les rappelant à elle quand elles ne sont pas heureuses. Toujours vêtue de deuil, le visage pâle et amaigri par la tristesse, mademoiselle Gagny représente admirablement parmi nous la dignité, la résignation qui ont porté si haut devant leurs sœurs de France le caractère des femmes d’Alsace-Lorraine. La médaille de deux mille francs que vous avez décernée à mademoiselle Gagny sera d’un précieux secours pour l’œuvre à laquelle elle a consacré sa vie.
Une somme pareille, que vous avez décernée à M. l’abbé Carton, servira également à une excellente œuvre de charité. Connaissez-vous rien de plus triste que cette plaine de mesquine misère et de désolation sans poésie, que l’on traverse en sortant de Paris pour se rendre à Versailles par la rive gauche, cet amas sans ordre apparent de constructions qui ne sont plus urbaines et ne sont pas encore rustiques, ces chaumières (quelles chaumières ! oh ciel !) bâties de pièces incongrues, arrachées aux démolitions de la grande ville ; ce qui n’empêche pas qu’au milieu de ces tristes cabarets de barrière, de ces maisons qu’on dirait abandonnées ou hantées par le mal, éclatent tout à coup, par endroits, un champ de verdure qui vous sourit, de fraîches cultures que n’atteint pas la vulgarité environnante ? C’est le Petit-Montrouge, dont M. l’abbé Carton est curé depuis treize ans. M. l’abbé Carton a trouvé moyen, dans cette triste zone de la banlieue parisienne, de créer un véritable paradis, un asile propre, bien bâti, presque gai, où cinquante vieillards des deux sexes sont logés, chauffés, blanchis, habillés et nourris. Comme tous les fondateurs charitables, M. l’abbé Carton dépasse souvent la mesure de ce que ◀semblerait commander la prudence humaine. Il a foi dans son œuvre, et jamais sa confiance n’a été déçue. Plus de cent vieillards attendent leur tour d’admission dans l’asile ; vos deux mille francs vont faire des heureux et prouver à M. l’abbé Carton l’intérêt que vous prenez à ses nobles efforts. Vous avez également accordé un prix de la valeur de deux mille francs à deux frères jumeaux, Edouard et Calixte Chaix, qui ont su faire du lien étroit que la nature a établi entre eux une touchante association de vertu. Les actes de la Société des Sauveteurs de la Méditerranée sont pleins des traits de courage de ces deux rivaux en dévouement et en amitié. On se souvient surtout de l’incendie des soûles à charbon du paquebot le Caire dans le port de Marseille, le 6 décembre 1856. L’incendie du navire pouvait devenir l’incendie du port lui-même. On désespérait d’arrêter le feu, car la pompe du bord, quoique donnant avec force, ne pouvait être bien dirigée. Les deux intrépides enfants se font attacher par la ceinture et descendent résolument dans le foyer de l’incendie. À eux deux, ils saisissent le tuyau de la pompe, visent le foyer ardent, le maîtrisent. On les retire évanouis, presque asphyxiés ; Édouard était couvert d’affreuses brûlures, dont il porte encore la trace profonde. Sauver est pour ces deux frères une vocation, un besoin. Prodigues de leur vie, qui pourtant est bien nécessaire au soutien de leur famille, ils ont arraché plus de vingt personnes à la mort. Dans un de ces sauvetages, Édouard tombe sur une chaîne, s’enfonce deux côtes, s’évanouit presque ; un heureux hasard lui permet de prendre pied. La vue du malheureux qui allait disparaître lui rend des forces ; un instant après il le dépose sur le quai, dont il rougit les dalles de son propre sang.
La Société des Sauveteurs de la Méditerranée, ne croyant pas pouvoir présenter deux candidats à la fois, demandait la récompense pour Édouard, ajoutant qu’une telle récompense serait considérée par son frère comme s’appliquant à lui-même. Vous avez eu une pensée délicate. Messieurs ; vous n’avez pas voulu séparer deux personnes si intimement unies par le sang et par le cœur. Vous les avez considérées comme une seule et même personne, et vous avez décidé que les noms d’Édouard et de Calixte Chaix figureraient indivis dans la liste des principales récompenses que vous décernez.
La vertu, Messieurs, s’est présentée à vous cette année, aussi diverse que sublime. Vous avez pu en couronner toutes les variétés. Vous venez d’applaudir ce que faisaient deux jeunes héros à quinze ans ; je vous présente maintenant la vertu centenaire, en la personne de Marie Coustot, de Condom. Oui, elle a cent deux ans, et elle continue toujours de faire le bien. Servante depuis l’âge de seize ans dans une famille d’abord riche, elle a donné ses économies à ses maîtres ruinés ; elle continue sans gages son œuvre de fidélité. Aujourd’hui, elle sert les petits-enfants de ses premiers maîtres, et, quoique devenue presque aveugle, elle travaille, elle se prive de nourriture pour ceux à qui elle a consacré sa vie. Elle a cent deux ans et elle est vertueuse ! Vous avez vu là un mérite de plus. Le vieillard, en perdant ses illusions, ne perd-il pas ses meilleures raisons d’être vertueux ? Illusion divine, illusion providentielle assurément, la vertu n’en est pas moins comme l’amour le résultat d’un charme en dehors de la raison, qui nous entraîne, nous séduit. Il ne faut pas, pour s’y livrer, qu’on ait trop bien vu que tout est vanité. La bonne Marie Coustot ne s’arrête pas à cette philosophie désespérée ; elle mourra dans sa simplicité, toujours obstinée à s’oublier et à se sacrifier.
Les vertus qui précèdent vous sont attestées par des préfets, des sous-préfets, des gendarmes, des autorités constituées. Le bon Simian, dont je vais maintenant vous parler, vous est surtout présenté par Mistral ; oui. Mistral, votre lauréat, qui vous a écrit une lettre charmante pour vous recommander un de ses compatriotes de Maillane, dont les vertus ont quelque chose d’archaïque et de touchant. Le bon Simian, ou, comme on l’appelle dans le pays, Cadet Simian, est un petit propriétaire cultivateur qui s’est consacré depuis trente ans, avec un désintéressement absolu, à toutes les besognes tristes, à la garde des agonisants, au soin des moribonds, à l’assistance des chirurgiens, et enfin à l’œuvre du vieux Tobie, à l’ensevelissement des morts. Avec une conscience, une modestie et une discrétion au-dessus de tout éloge, le brave Cadet Simian met son dévouement au service de tout le monde, et les maladies les plus dangereuses comme les offices les plus rebutants ne l’ont jamais fait reculer. Dans les épidémies, il veille jusqu’au dernier soupir les malades abandonnés par leurs proches ; il a assisté les chirurgiens dans toutes les opérations qui ont été pratiquées à Maillane depuis trente ans. Cadet Simian est la providence des jours sombres ; on vient frapper à sa porte toutes les fois que la vie se montre à Maillane par ses côtés austères. Il a cinq ou six cents francs de rente, qui lui viennent de quelques coins de terre, et cela lui suffit, car il ne va jamais au café, ne fait pas usage de tabac et ne sort de chez lui que pour ses bonnes œuvres. Il est profondément religieux et n’a d’autres délassements que la lecture et le travail des champs.
La lettre de Mistral est contresignée par le maire, le curé et le médecin. « Quant à faire intervenir le sous-préfet ou le préfet en cette affaire, ajoute Mistral, c’est complètement inutile, attendu que ces messieurs sont trop souvent renouvelés et trop étrangers à notre vie pour qu’ils puissent se douter de ce qui se passe d’intime parmi nous. »
Ce jour discret jeté sur ce qui se passe d’intime à Maillane vous a vivement touchés. Mistral a obéi là à un sentiment très juste ; il a craint peut-être que les vertus un peu démodées du bon Simian n’eussent pas quelque chose d’assez civique pour mériter de grosses approbations officielles. Il s’est défié des sceaux de l’État, et il a pensé qu’il ne fallait mettre en mouvement l’autorité préfectorale que pour des vertus qui ne supposent pas un petit cercle d’initiés.
Francilie Laquinte est peut-être le premier exemple d’une personne née dans la condition de l’esclavage à laquelle ait été décerné le prix Montyon. Elle et sa mère servirent durant des années une vieille dame de la Guadeloupe, qui récompensa leurs soins par l’affranchissement. Cette faveur n’eut d’autre résultat que de resserrer de plus en plus les liens d’affection qui les unissaient à leur maîtresse ; elles restèrent comme servantes dans la maison où elles avaient été esclaves. Après la mort de leur bienfaitrice, Francilie nourrit sa mère de ses petits travaux de couture. Malgré sa pauvreté, elle trouva encore le moyen d’être charitable. Dans les désordres entraînés par le décret d’émancipation de 1848, elle fut la raison, la prévoyance d’un monde entièrement désorganisé. Elle adopta les orphelins ; de ses ressources précaires elle consola une mère que son mari avait délaissée. C’est toute la commune de Saint-François, à la Guadeloupe, qui vous demande de couronner Francilie. L’esclavage heureusement n’est plus à supprimer. Messieurs ; s’il l’était, c’est par des exemples comme celui de Francilie Laquinte que l’émancipation serait accomplie. L’esclavage cesse le jour où l’esclave, que l’antiquité concevait comme sans moralité et sans religion, devient moralement l’égal de son maître.
L’esclavage antique fut aboli virtuellement quand une pauvre esclave de Lyon se fut montrée dans l’amphithéâtre aussi héroïque que sa maîtresse. L’esclavage moderne a sans doute été condamné avant tout par nos principes de philosophie ; mais quelques vertus d’esclaves ont aussi concouru à la même fin. Le hasard a voulu que nous ayons encore une vertueuse mulâtresse à joindre à Francilie. Peut-être même le dévouement dont je vais vous parler a-t-il encore quelque chose déplus touchant. Paula Yvor demeure à Paris, et nous avons probablement quelquefois rencontrée dans le dédale des petites rues qui entourent le chevet de l’église Saint-Germain des Prés. À l’âge de onze ans, elle s’est attachée à une famille qu’elle a toujours servie avec amour. Le malheur étant venu frapper cette famille, Paula Yvor, sans espoir de récompense, fit vivre celle qui avait été sa maîtresse des gains modiques d’un petit commerce de produits coloniaux, péniblement exploité du haut de sa mansarde. Sa maîtresse, à son lit de mort, lui lègue ses deux filles en bas âge : la sollicitude de Paula ne se dément pas un instant. Quand, en marchant les pieds dans la neige, la pauvre créole a réussi à placer quelques-uns des ananas qu’elle colporte et à ramasser quelques sous, c’est pour se rendre à la maison de la Légion d’honneur de Saint-Denis et pour porter à ses filles d’adoption un vêtement chaud, de petites douceurs qui prouveront aux orphelines qu’elle ne sont pas déshéritées de toute tendresse. Avec une persistance sans égale, le malheur continue à frapper les deux jeunes filles à leur entrée dans le monde ; l’une d’elles, au moins, tombe dans une misère navrante. La vieille mulâtresse est toujours là ; elle a soixante-douze ans ; un cancer lui a rongé la moitié de la figure, et pourtant elle court encore les rues avec son panier d’ananas, cherchant à récolter la petite somme nécessaire au repas des délaissées dont elle est le seul soutien. Songez quel accueil sera fait à vos cinq cents francs dans ce réduit d’où est bannie depuis longtemps toute joie !
Je ne finirais pas, Messieurs, si je voulais énumérer tant de vertus humbles et en particulier les sacrifices discrets accomplis dans cette classe si intéressante des domestiques fidèles que vous aimez à récompenser. Marie Arot (Saint-Servan, Ille-et-Vilaine) sert depuis cinquante-quatre ans les mêmes maîtres. Elle a élevé et soigné neuf enfants ; la famille à laquelle elle est attachée ayant perdu toute sa fortune, elle refuse de la quitter ; elle sert gratuitement avec un courage que de pénibles circonstances mettent à de rudes épreuves (médaille de mille francs). Céline Landrin à Saint-Denis, île de la Réunion, a soutenu, de son travail, pendant plus de quinze ans, une vieille demoiselle délaissée par sa famille ; elle a soigné un noir atteint de la lèpre ; sa vie est un perpétuel exercice de suave pitié. Ce serait presque les mêmes actes de dévouement domestique que j’aurais à relever dans le dossier de Rosalie-Yictorine Sauray, à Sassy (Calvados) ; de Marguerite Daumin, à Moulins (Allier) ; de Segondine Fernet, à Anthuille (Somme) ; de Françoise Paon, à Morlaix (Finistère) ; de Marguerite Lanusse, à Caudéran (Gironde). La vertu. Messieurs, est plus monotone que le vice ; mais elle peut, sans inconvénient, se répéter. Remercions-la de se répéter ; cette monotonie, qui peut être en littérature un gros défaut, est la cause par laquelle le monde moral subsiste.
Oui, la charité est exercée chez nous avec une persévérance qui doit rassurer ceux qu’alarment tant de symptômes de refroidissement. Je ne puis que citer Désirée Chardon, à Segré (Maine-et-Loire), simple ouvrière modiste, vrai modèle d’abnégation ; Eucharis Michel, directrice d’asile à Aix ; Hélène Perron, à Saint-Martin-des-Prés (Côtes-du-Nord) ; Alexandrine Nétrelle, à Cormontreuil (Marne) ; Désiré Guillot-Envrard, à la Chapelle-Saint-Sauveur (Saône-et-Loire) ; les époux Joyaux, à la Frette (Seine-et-Oise) ; Sophie Tufféry, à Lajo (Lozère) ; la femme Bertrand Guilhaume, à Clermont-l’Hérault (Hérault) ; Françoise Boulestreau, à Bourgneuf (Maine-et-Loire) ; Anne-Marie Gesnouin, à Saint-James (Manche) ; Olympe Gay, à Thueyts (Ardèche) ; Jenny Marchandeau, à Chaudenay-sur-Dheune (Saône), paralytique des deux jambes, qui n’a que ses mains pour vivre et trouve encore moyen d’être bienfaisante ; enfin, madame veuve Lamoute, la providence de Bergerac, qui emploie tout son bien à secourir les jeunes filles abandonnées.
Le temps me presse, Messieurs. L’exemple de la philanthropie de M. de Montyon a trouvé, en effet, des imitateurs. Des personnes bienfaisantes ont voulu, comme lui, consacrer leur fortune à l’encouragement du bien. Les sommes que vous ont léguées MM. Souriau, Gémond, Laussat et la personne charitable qui a voulu rester anonyme, vous ont aidés à récompenser des vertus non moins touchantes que celles que nous avons déjà énumérées.
M. Joachim Fontaine, maître porion aux mines de Liévin (Pas-de-Calais), a sauvé la vie à seize personnes, surprises par des éboulements ou atteintes par le feu grisou. Une note, que notre savant confrère M. Daubrée a jointe au dossier de Joachim Fontaine, constate que, malgré les précautions, chaque jour plus minutieuses, que prend l’administration, soixante mille tonnes de charbon coûtent en moyenne une existence d’homme. La classe des mineurs est riche en actes de dévouement, qui commandent d’autant plus d’admiration qu’ils ont été accomplis sans témoin. Des faits de ce genre ont valu à Fontaine une médaille d’argent de première classe. Vous y avez ajouté les mille francs du prix Souriau.
Félix Rieu, d’Avignon, qui a opéré des miracles de sauvetage, aura les mille francs du prix Gémond ; vous attribuez le prix Laussat à la veuve Malécot, Saint-Martin-de-Mâcon (Deux-Sèvres) ; vous donnez les mille francs de la personne charitable à Rose Mélanie, de Pontorson (Manche), enfant abandonnée, dont tous les actes sont empreints d’une dignité et d’une délicatesse qui feraient envie aux personnes les mieux nées. Enfin, un reliquat vous permet de donner mille francs à Jeanne Pécusseau, de Nantes, également enfant d’hospice, dont le dossier est un document inappréciable de ce qu’il peut y avoir de joie et d’affection dans un petit cercle de pauvres et d’humbles qui se connaissent et s’aiment entre eux. Qui croirait qu’il y a un monde des enfants trouvés ? Ce monde existe, et l’on y est très heureux.
Jeanne Pécusseau fut élevée par une nommée Albert, elle-même pupille des hospices, qui a consacré sa vie tout entière à l’éducation d’enfants abandonnés comme elle. « Tous les enfants élevés par cette bonne fille Albert, nous dit l’inspecteur de l’Assistance publique de la Loire-Inférieure, ont bien tourné. Ils ont été et sont encore la joie du service… Mais Jeanne Pécusseau, au milieu de cette famille de hasard, dont elle est l’aînée, et dont tous les membres furent bons, devait donner l’exemple de toutes les vertus. Elle conserva, en particulier, pour sa vieille nourrice une piété filiale sans bornes. Dès qu’elle put gagner quelques sous, ce fut pour les rapporter, tout heureuse et toute fière, à sa mère adoptive, afin qu’ils fussent employés à soulager les petites sœurs qui étaient venues prendre place comme elle au foyer de la bonne nourrice. Sa conduite exemplaire, sa bonne tenue, sa modestie, son caractère enjoué et sérieux à la fois la firent chérir. »
Elle arriva à une position qu’elle envisagea comme de l’aisance. Dans son petit budget, il y avait tous les ans une réserve pour être adressée (c’était sa joie) à la bonne tante Albert, comme elle l’appelait, depuis qu’elle savait que la vieille nourrice n’était pas sa mère… Pauvre fille ! À force de recherches, elle est parvenue à découvrir sa vraie famille. Ce n’a pas été pour elle la source de beaucoup de joie. Jeanne Pécusseau a consacré ses économies à l’achat d’un terrain au cimetière, — pour y déposer sa chère nourrice. « Tous nos enfants, dit l’inspecteur, ont pleuré avec elle sur cette tombe, où il est entendu qu’elle viendra dormir à son tour. Cet exemple, ajoute-t-il, a vivement frappé notre famille assistée, et quand il m’arrive d’en parler, tous les yeux se remplissent de larmes ! »
Ah ! que l’homme est bon. Messieurs, et qu’on en peut tirer de belles choses, quand un artiste habile se trouve à côté de lui, pour faire jaillir en son cœur la source des larmes, de la prière intime et de l’amour !
La fondation Marie Lasne vous donne six médailles de trois cents francs. Vous avez décerné la première à Emmeline Nadaud, à Chancelade (Dordogne). L’impression que produit Emmeline Nadaud sur tous ceux qui la voient est des plus vives. Nous possédons un excellent crayon de cette physionomie modeste, franche, ouverte, chagrine, mais résignée, en une petite biographie, chef-d’œuvre de simplicité et de vertueuse bonne grâce, écrite par M. le curé de Château-l’Évêque. La pauvre fille a été jetée comme une perle au milieu d’un triste monde d’infirmes et d’incapables. Dans son enfance, elle voit l’intempérance du père ruiner la petite industrie qui fait vivre la famille. Le moulin Nadaud, mis en détresse par la concurrence des voisins plus sobres, chôme la plupart du temps. Dès l’âge de douze ans, Emmeline est ménagère, ouvrière, institutrice, infirmière. Elle fait marcher le moulin, charge les sacs, soigne les bêtes de somme, fait le ménage à elle seule. Tous admirent qu’elle puisse suffire à tant de soins dans une maison aussi désemparée. Ses vertus et ses charmes extérieurs lui font trouver des mariages très avantageux ; elle les refuse tous. Son frère, perclus, qui n’a pas un mouvement, reçoit d’elle une instruction et des sentiments religieux qui le consolent ; un vieux grand-père, dans la misère, est adopté ; la mère, devenue paralytique, une jeune sœur, victime d’un accident, sont soignées, remplacées ; l’intempérance du père est limitée ; grâce à Emmeline, tout va pour le moins mal possible dans la plus triste des maisons.
Recueille-t-elle beaucoup de reconnaissance pour tant de bienfaits ? Hélas ! non. « Les larmes les plus amères que cette enfant verse secrètement dans le sein de Dieu, dit M. le curé de Château-l’Évêque, ne viennent pas de ce que nous avons dit mais de ce que nous ne pouvons dire sans blesser l’amour-propre, la discrétion, le mutisme de notre protégée… Malgré l’espèce de violation du domicile de l’amitié que nous avons dû commettre pour apprendre ce que nous vous écrivons, il restera beaucoup de choses dans l’oubli et dans le secret de la conscience. »
Emmeline ne se plaint jamais et, si elle ouvre son cœur ulcéré, c’est seulement à la sœur de Saint-Vincent-de-Paul de Château-l’Évêque. Les scènes déplorables, les traitements indignes, les paroles offensantes, les injustices les plus criantes sont les conséquences de l’ivrognerie du père. Ce qu’il y a d’admirable, c’est la patience, la résignation, la douceur avec lesquelles cette jeune fille supporte tout ; lors même que son père la rudoie, elle est caressante et dévouée. Souvent on la voit assise sur une chaise, dans la salle du cabaret, attendant que son père veuille la suivre ; elle espère abréger ainsi la séance et diminuer des dépenses funestes à la famille. Le public, qui est juste quelquefois, se prononce hautement pour la touchante victime ; elle, toujours réservée, ne consent pas à se laisser trop plaindre. ; Le dimanche suffit à sa consolation. Ce jour-là, elle se donne des délassements de son choix ; elle préfère à tous les autres la compagnie de la fille de charité et le soin des malades. Un groupe de jeunes filles que ses vertus ont spécialement captivées, et qui cherchent l’estime publique en s’approchant d’elle, ne la quitte pas. Dans le village, chacun a part à ses attentions ; sans distinction et sans prétention, avec une simplicité admirable, elle soutient l’un, console l’autre, et verse sur ceux qui s’approchent d’elle une partie de cette grande résignation qui la caractérise. Sa tenue modeste et sans apprêt frappe tout le monde. Elle n’a pas, comme les autres jeunes filles de la campagne, suivi le changement des modes ; elle a gardé son costume et sa coiffure de villageoise ; elle le porte avec une rare distinction ; car voici la silhouette exquise que M. le curé de Château-l’Évêque nous a envoyée d’elle : « Un trait vous fera comprendre l’impression profonde que l’on ressent en voyant Emmeline Nadaud. Un jour (il y a de cela quelques années), Emmeline revenait de porter la farine de ses clients ; elle était assise sur sa mule, tricotant comme elle le fait d’ordinaire dans ses courses, pour ne pas perdre le temps. Elle est rencontrée sur la route par un monsieur qui la remarque. À son arrivée à Château-l’Évêque, ce monsieur, qui est médecin, demande immédiatement des renseignements sur cette jeune fille qui l’a frappée, et, après qu’on lui a dit ce qu’elle est, ce qu’elle fait : — Mais cette jeune fille, dit-il, mérite le prix Montyon ; je la signalerai à l’Académie. »
Je ne sais si la signature de cet admirateur d’Emmeline figure parmi les innombrables attestations qui montrent l’estimé que l’on professe pour elle à Chancelade et à Château-l’Évêque ; mais ce qui est bien honorable pour cette jeune fille, c’est la notice qu’a faite sur elle M. le curé de Château-l’Évêque, notice composée avec un sentiment des plus justes, un tact parfait, et une pleine inconscience littéraire. Votre récompense fera mieux que de justifier la prophétie du médecin qui la rencontre tricotant sur sa mule ; elle confirmera le suffrage de l’opinion publique qui, dans le pays, entoure Emmeline d’une véritable auréole de respect.
Vous avez trouvé, Messieurs, une sœur dans le bien, digne d’être associée à Emmeline, en la personne d’Euphrosine Almiès, au Pompidou (Lozère), née infirme et, comme Emmeline, unique soutien d’une famille qui ne lui rend en retour que l’ingratitude et les mauvais traitements. Marcelline-Lucie Michaut, de Provins, est de la même famille de saintes résignées. Émilie Montel, de la Suze (Sarthe) reste aussi infirmière toute sa vie, par choix, par le goût désintéressé de bien faire. Sylvain-Clément Détourné, du Vieil-Hesdin (Pas-de-Calais) et Germain Barbe, de la Basse-Pointe (Martinique) sont des modèles de piété filiale. Vous les avez également récompensés sur la fondation Marie Lasne.
Que de vertus, Messieurs, ont passé devant vous, et que serait-ce si nous avions à parler des vertus qu’on ne récompense pas, de ces héroïsmes de tous les jours, qui se traduisent non par un acte, mais par une habitude constante de dévouement : l’héroïsme calme et scientifique du médecin, l’héroïsme maternel de la sœur de charité, l’héroïsme voulu du soldat ! Songez à Sfax, à cette poignée de braves jetés sur une plage de boue et de feu ; partout les ruses cachées du désespoir, les embûches du fanatisme, et, au milieu de cet enfer, un nombre imperceptible de soldats, de marins, courant où les mène la voix de leurs chefs, car le chef, est pour eux la patrie, le devoir. Bonne et solide race française, vertueuse depuis deux et trois mille ans, comme on la calomnie en la croyant livrée aux calculs étroits de l’égoïsme ! Oui, certes, elle a de graves défauts : c’est de s’éprendre trop vite pour l’utopie généreuse, c’est de trop croire au bien et de se laisser surprendre par le mal, c’est de rêver le bonheur du monde et d’obliger des ingrats ! Mais, croyez-moi, aucune autre race n’a dans ses entrailles autant de cette force qui fait vivre une nation, la rend immortelle malgré ses fautes, et lui fait trouver en elle-même, au travers de tous ses désastres et de toutes ses décadences, un principe éternel de renaissance et de résurrection.
Oui, Messieurs, chez nous la vertu surabonde ; elle est dans nos instincts, dans notre sang. Nous abusons même de notre richesse, car je vous avoue que, à part l’Académie, qui l’encourage, je trouve que souvent nous faisons trop de choses pour la décourager. Nous lui demandons trop de certificats ; nous voulons trop savoir ses origines. Les origines de la vertu !… Mais, Messieurs, personne n’en sait rien, ou plutôt nous ne savons qu’une seule chose, c’est que chacun la trouve dans les inspirations de son cœur. Parmi les dix ou vingt théories philosophiques sur les fondements du devoir, il n’y en a pas une qui supporte l’examen. La signification transcendante de l’acte vertueux est précisément qu’en le faisant, on ne pourrait pas bien dire pourquoi on le fait. Il n’y a pas d’acte vertueux qui puisse raisonnablement se déduire. Le héros, quand il se met à réfléchir, trouve qu’il a agi comme un être absurde, et c’est justement pour cela qu’il a été un héros. Il a obéi à un ordre supérieur, à un oracle infaillible, à une voix qui commande de la façon la plus claire, sans donner ses raisons.
Prenons donc la vertu de quelque côté qu’elle vienne et sous quelque costume qu’elle se présente. Il y a, vous disais-je, beaucoup de vertu dans notre monde ; il n’y en a pas tant cependant que l’on puisse impunément se montrer difficile et faire passer à chacun un examen sur les motifs pour lesquels il est vertueux. Ne nous privons d’aucun auxiliaire utile. Vertu laïque, vertu congréganiste, vertu philosophique, vertu chrétienne ; vertu d’ancien régime, vertu de régime nouveau ; vertu civique, vertu cléricale ; prenons tout, croyez-moi ; il y en aura assez, il n’y en aura pas trop pour les rudes moments que la conscience humaine peut avoir à traverser. Plus j’y réfléchis, messieurs, plus je trouve que le baron Montyon, à qui l’on reproche souvent d’être parti des principes d’une philosophie un peu superficielle, a obéi au contraire à une pensée très profonde. Il a vu le lien étroit qu’il y a entre la vertu et le talent ; il a vu que la vertu est un genre charmant de littérature. Selon votre vieille et bonne manière d’entendre les choses, la littérature n’est pas seulement ce qui s’écrit ; le grand politique qui résout avec éclat les problèmes de son temps, l’homme du monde qui représente bien l’idéal d’une société brillante et polie, n’eussent-ils pas écrit une ligne, sont de votre ordre. Qui fait le bien en est aussi. Dans ce genre, il est vrai, vous ne prenez pas vos lauréats pour confrères ; mais la confiance que le public vous témoigne est quelque chose de touchant. On vous regarde comme des connaisseurs en fait de vertu, on suppose que vous en avez des réserves, si bien que, quand on en veut, c’est à vous qu’on s’adresse. Permettez-moi de vous rappeler un souvenir de ces derniers mois. Une pauvre jeune fille très vertueuse meurt, laissant deux couverts et un petit sucrier d’argent qu’elle avait achetés de ses économies. Elle aimait beaucoup ce petit sucrier, qui représentait pour elle des privations, et, se voyant mourir, elle souffrait à l’idée qu’il passerait en des mains peut-être moins pures que les siennes. Elle stipule donc, dans son testament, que les deux couverts et le sucrier seraient légués à une jeune fille vertueuse et pratiquant la piété catholique. Le digne exécuteur testamentaire, ne sachant trop où chercher une personne qui remplît ces conditions, eut l’idée de s’adressera vous. Messieurs. Il vint à vous comme à un bureau de vertu. Je n’étais pas à la séance quand l’affaire est revenue ; je crois que les règles établies ne vous ont point permis d’accepter. Je l’ai regretté ; peut-être, en nous entendant avec M. le curé de Saint-Germain-des-Prés pour la condition du catholicisme, aurions-nous pu mettre en repos l’âme de la pauvre fille et l’assurer que son petit ménage, auquel elle tenait tant, passerait entre les mains d’une personne partageant toutes ses idées et toutes ses vertus.
On dirait, en lisant les œuvres d’imagination de nos jours, qu’il n’y a que le mal et le laid qui soient des réalités. Quand donc nous fera-t-on aussi le roman réaliste du bien ? Le bien est tout aussi réel que le mal ; les dossiers que vous m’avez chargé de lire renferment autant de vérité que les abominables peintures dont malheureusement nous ne pouvons contester l’exactitude. Emmeline Nadaud existe aussi bien que telle héroïne pervertie de tel roman pris surnature. Qui nous fera un jour le tableau du bien à Paris ? Qui nous dira la lutte de tant de vertus pauvres, de tant de mères admirables, de sœurs dévouées ? Avons-nous donc tant d’intérêt à prouver que le monde où nous vivons est entièrement pervers ? Non, grâce à la vertu, la Providence se justifie ; le pessimisme ne peut citer que quelques cas bien rares d’êtres pour lesquels l’existence n’ait pas été un bien. Un dessein d’amour éclate dans l’univers ; malgré ses immenses défauts, ce monde reste après tout une œuvre de bonté infinie.