(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Milton, et Saumaise. » pp. 253-264
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Milton, et Saumaise. » pp. 253-264

Milton, et Saumaise.

Il s’agissoit dans cette querelle de la cause des rois. Mais quelle différence de l’écrivain qui les combattit avec l’écrivain qui prit leur défense ?

Milton est un génie unique, un prodige d’imagination. Il faut remonter jusques à Homère, pour trouver un poëte de cette chaleur & de cet enthousiasme. Il est bien singulier que les climats froids d’Angleterre aient produit une imagination aussi vive que les plus ardentes qui soient jamais sorties de l’Italie ou de la Grèce. Dès la plus tendre enfance, Milton donna des marques de son talent décidé pour les vers. Il ne fit depuis qu’entretenir ce beau feu par tout ce qui nourrit & fortifie l’esprit des hommes, la lecture, la réflexion, les voyages, l’habitude d’écrire. Il étoit sçavant, comme s’il ne lui suffisoit pas d’être homme de génie. Les Anglois lui donnent le surnom de divin, & c’est principalement à cause de son Paradis perdu. Il avoit plus de cinquante ans, lorsqu’il commença ce poëme… Virgile, à cet âge, avoit fait son Enéide. Il s’en faut bien que les Anglois aient toujours eu la même opinion du poëte qu’ils placent au-dessus de tous les poëtes épiques. Milton devint aveugle & pauvre, comme Homère ; mais on ne l’égala jamais, de son vivant, au poëte Grec. Le libraire Tompson eut de la peine à se charger de l’impression du Paradis perdu ; &, si cet ouvrage a depuis enrichi sa famille, Tompson lui-même ne trouva pas de lecteurs pour le vendre. C’est le célèbre Addisson, à qui sa patrie & le monde entier ont l’obligation de la découverte d’un trésor caché. Le judicieux Addisson voulut lire le Paradis perdu, sur l’éloge que lui en firent quelques amateurs. Il fut frappé de tout ce qu’il y trouva ; des images grandes & sublimes ; des idées neuves, hardies, effrayantes, & faites pour l’imagination Angloise ; des coups de lumière avec d’épaisses ténèbres, & des écarts de génie & de raison. Ce poëme est une belle horreur, un ensemble bisarre & magique. Sans une impertinente farce Italienne que Milton vit représenter à Milan, peut-être n’eut-il jamais chanté les anges ni le diable. Elle étoit intitulée Adam, ou le Péché originel. Il démêla toute la noblesse d’un sujet dégradé par l’exécution. Il en fit d’abord une tragédie qu’il a laissée à moitié, ensuite un poëme épique qu’il a fini.

Croiroit-on qu’un écrivain obscur & mauvais patriote ait osé, depuis quelques années, s’élever à Londres contre le culte qu’on y rend à l’Homère Anglois ? Cet écrivain a donné différens ouvrages, dans lesquels il prétend démontrer que Milton a tout puisé dans je ne sçais quelles rapsodies Latines d’un professeur de rhétorique Allemand. Mais on n’a fait que rire, en Angleterre, des idées du démonstrateur. Milton, quoi qu’on en dise, est toujours Milton, un génie supérieur à tous ses critiques, l’homme le plus fait pour aggrandir les idées des autres hommes. Il avoit observé que son esprit produisoit dans une saison plus heureusement que dans une autre. Son imagination étoit dans sa plus grande vivacité depuis le mois de septembre jusqu’à l’équinoxe du printemps.

Saumaise n’avoit aucune des grandes qualités de son adversaire. Beaucoup d’érudition Grecque & Latine, mais une érudition sans choix, très-peu de discernement, une présomption sans bornes, un fonds caché de jalousie d’auteur, un penchant insurmontable à les vouloir tous régenter ; voilà ce qui caractérise le fameux Aristarque de son siècle. Il soutenoit la plus belle cause du monde ; mais il la gâta par son excès de pédantisme. Un sçavant, hérissé de Grec, d’Hébreu & d’Arabe, entreprendre de triompher d’un génie tel que celui de Milton !

Les deux athlètes entrèrent en lice à l’occasion de l’énorme attentat de la nation Angloise contre l’infortuné Charles I. On peut appliquer à ce prince l’épitaphe qu’on fit à la malheureuse reine d’Ecosse, Marie Stuart, décapitée comme lui : « Ci gît, parmi les cendres de Marie, la majesté de tous les rois violée & foulée aux pieds. » Charles I, qui, comme tous les Stuarts, avoit l’ame également grande & foible, s’étoit dressé lui-même l’échafaud, pour n’avoir pas sçu montrer de la fermeté quand il le falloit. Sa mort tragique, arrivée en 1648, étonna toutes les puissances de l’Europe ; mais aucune n’arma pour le venger. Les factieux, ayant Cromwel à leur tête, crurent leur attentat légitime, & voulurent le faire paroître tel aux yeux des nations. C’est pour se justifier à ceux de toute l’Europe, qu’ils firent écrire Milton en leur faveur.

Cet écrivain, naturellement audacieux & républicain, échauffé par l’esprit du temps & la fureur des guerres civiles, composa son livre sur le Droit des rois & des magistrats. Il veut y prouver qu’un tyran sur le trône est comptable ; qu’on peut lui faire son procès ; qu’on peut le déposer & le mettre à mort. Milton porta d’autres coups à l’autorité royale, fit d’autres ouvrages si séditieux & si terribles, que Cromwel lui-même en appréhenda les suites, & le pria d’écrire plus modérément. Mais la retenue que s’imposa cet apologiste des plus noirs forfaits ne fut pas longue. Sa plume éloquemment féconde, & vouée à l’indépendance & aux changemens, enfanta écrits sur écrits, pour achever la révolution commencée & pour établir la nouvelle domination. Les factieux récompensèrent l’écrivain qui les servoit si bien. Milton fut secrétaire d’Olivier Cromwel, de Richard Cromwel, & du parlement qui dura jusqu’au temps de la restauration.

Quoique tous les livres en faveur des parlementaires rebèles eussent été composés par des écrivains plus factieux encore, & que l’esprit seul qui dictoit ces ouvrages dût les rendre méprisables, ils ne laissoient pas de faire des impressions profondes dans les têtes même les mieux organisées. L’Europe entière avoit à trembler pour la constitution des états. Charles II étoit plus intéressé qu’aucun prince à la réfutation de ces abominables libèles. Aussi fut-ce une des choses qu’il eut principalement à cœur dans ce renversement inconcevable de toutes les loix. Il chercha, pour les faire revivre, une excellente plume. Mais qu’il se méprit étrangement, en s’arrêtant à celle de Saumaise. Le choix ne pouvoir être plus mauvais. Le temps & les circonstances empêchèrent ce prince d’avoir recours à plusieurs beaux-esprits, qui depuis ornèrent sa cour devenue une des plus magnifiques & des plus galantes de l’Europe. Il ne fut pas en son pouvoir d’employer un Cowley, digne rival de Pindare & le chantre des infortunes de David ; un compte de Rochester, ce Juvénal Anglois ; un Waller, le Voiture & le Chaulieu de l’Angleterre ; le premier de cette nation qui, dans ses vers, ait consulté l’harmonie, ait cherché l’arrangement des mots & le goût dans le choix des idées ; ce poëte, qui, vivant à la cour avec soixante mille livres de rente ; cultiva toujours son talent pour les vers agréables & faciles ; le même qui, en ayant fait à la louange de Charles II, les lui présentant & s’entendant reprocher qu’il en avoit fait de meilleurs pour Cromwel, répondit au prince : Nous autres poëtes, nous réussissons mieux dans les fictions que dans les vérités. Il ne falloit rien moins que ces génies pour se mesurer avec Milton.

Une cause aussi bonne que celle d’un roi mort sur l’échafaud, d’une famille errante dans l’Europe, & de tous les rois même de l’Europe, intéressés dans cette querelle, fut plaidée, comme on l’avoit bien prévu, doctement & ridiculement. Saumaise intitula son livre : Défense des rois *. Le début seul de l’ouvrage fait rire. « Anglois, qui vous renvoyez les têtes des rois comme des balles de paume ; qui jouez à la boule avec des couronnes ; qui vous servez de sceptres comme de marottes ; &c. »

Les monarchomaques triomphèrent. Milton répondit sans peine au livre de la défense des rois, par un autre ouvrage sous ce titre : Défense pour le peuple Anglois (**). Jamais cette nation, si fertile en frondeurs, en libèles diffamatoires, n’en vit un pareil. A Paris, il fut brûlé par la main du bourreau ; & l’auteur eut, à Londres, un présent de mille livres sterlings. Cet ouvrage a, plusieurs fois, été réimprimé. Son principal mérite est celui des circonstances. Il y règne un ton continuel de déclamateur. Le stile en est insupportable. Il ne faut juger de Milton que par ses vers.

Mais, quelque mauvaise que fût sa prose, elle étoit encore supérieure à celle de son antagoniste. Saumaise, tout intrépide, tout exercé qu’il étoit dans les écrits satyriques, sur épouvanté de la réponse qu’on lui fit. De peur de s’en attirer une nouvelle, il garda le silence, & remit en d’autres mains la cause des rois. Pierre Dumoulin, bénéficier de Cantorbéry, & Morus, ministre de Charenton, s’en chargèrent : mais elle ne fut pas mieux plaidée qu’auparavant. Le Cri du sang royal * n’avoit rien d’imposant que le titre. Milton fondit sur ses deux nouveaux adversaires, comme un vautour sur sa proie, & les écrasa l’un & l’autre.

Les troubles d’Angleterre ressembloient à ceux d’Ecosse. On écrivit pour & contre Marie Stuart. Buchanan, esprit altier, audacieux & plus républicain encore que Milton, avoit ébranlé, par d’horribles libèles, les fondemens de l’autorité royale. Il se vantoit de faire tomber les fers du monde entier. Barclai voulut défendre les loix, réfuter Buchanan ; mais Barclai succomba. Les secousses données au trône d’Ecosse s’étoient fait sentir en Angleterre. Les idées républicaines y avoient prévalu. Toutes les autres y sembloient absurdes. Milton, avec moins de mérite, eût encore remporté facilement la victoire aux yeux des Anglois.

Il ne quitta la plume que lorsque les ennemis de la maison de Stuart posèrent les armes. Ils voulurent que cet écrivain fût compris dans l’amnistie que Charles II leur donna. Mais il fut déclaré, par l’acte même d’amnistie, incapable de posséder aucune charge dans le royaume. Il mena, depuis, une vie malheureuse. Il a laissé des enfans pauvres. Une de ses filles, morte il n’y a pas longtemps à Londres, y mendioit des secours publics. A la fin, elle excita la générosité d’une illustre princesse. Sans cette protectrice déclarée des lettres & des arts, le nom immortel de Milton n’eût pas été plus utile à sa fille, que ne l’est à leurs descendans celui de quelques-uns de nos premiers écrivains. Témoin un parent* de Corneille, & la postérité** de La Fontaine. Sous Auguste, ils auroient eu des titres pour avoir part à ses libéralités***.

Milton, cet ardent ennemi des rois, le fut aussi de toutes les sectes qui dominoient dans sa patrie. Il ne voulut fléchir sous le joug d’aucune. Point d’église en Angleterre qui puisse se vanter de l’avoir eu parmi ses membres. Il eût mieux fait de garder cette neutralité dans les guerres civiles. Ce redoutable apologiste du parlement contre son roi, plia son génie altier à servir Cromwel ; &, par une fatalité qui n’est pas rare, voulant être libre, il devint l’esclave d’un tyran.