1. MIRABEAU, [Jean-Baptiste de] Secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise, né en Provence, mort en 1760, âgé de quatre-vingt-six ans.
On ne connoît de lui que deux Traductions assez médiocres, l’une de la Jérusalem délivrée, l’autre du Roland furieux ; ces Traductions n’ont eu du succès, que parce que nous n’en avions pas alors de meilleures. Si la plume de M. de Mirabeau ne lui a point acquis une grande célébrité, il a du moins mérité, par ses vertus sociales, l’estime de tous ceux qui l’ont connu. Cet Auteur étoit ennemi de toutes prétention, & n’avoit, dit M. de Buffon *, nul empressement de se faire valoir, nul penchant à parler de soi, nul désir ni apparent ni caché de se mettre au dessus des autres.
Un Homme de ce caractere devoit-il jamais s’attendre qu’après sa mort, son nom paroîtroit à la tête d’une Production aussi extravagante qu’odieuse ? Que penser de l’audace Philosophique, qui a osé lui attribuer l’assemblage de tous ses délires, en essayant de le faire passer pour l’Auteur du Systême de la Nature ? Un tel renversement de toutes les Loix n’a pu qu’indigner les honnêtes gens, & ceux même des Sectateurs de l’incrédulité, qui ont conservé quelques sentimens d’honneur & de bonne foi. Quel Citoyen pourra donc se flatter de sauver sa cendre de l’ignominie, tant qu’il existera des Auteurs assez téméraires, des Calomniateurs assez intrépides pour répandre sur le tombeau des Hommes* respectables les funestes vapeurs de la frénésie qui les domine ?
C’est cependant ce que notre Siecle a vu. L’artifice de nos Philosophes s’est efforcé de suppléer au courage qui leur manque. Intrépides seulement lorsqu’il s’agit de débiter des maximes, ils n’ont pas rougi d’évoquer des Ombres, & de chercher, dans les tombeaux, un asyle contre l’indignation publique & les poursuites de l’Autorité.
Il ne falloit, en effet, rien moins que cette précaution, pour débiter, sans risque, des principes aussi impies, aussi séditieux, que flétrissans pour l’Humanité. Destructeurs de la Société, ils en avoient tout à craindre, & c’est à la faveur de ceux qui ne sont plus ; qu’ils ont cru pouvoir travailler en sûreté à l’avilir & à la déchirer.
Comment ont-ils espéré de trouver des Disciples, pour peu qu’il reste encore dans les Esprits quelques traces de la raison la plus commune ? Que renferme ce Systême prétendu de la Nature ? Un enchaînement de contradictions révoltantes, où la Nature se ment à elle-même, à chaque page ; un chaos de raisonnemens absurdes, dont il ne résulte que des idées vagues, détruites par des observations les plus simples ; un renversement général de toutes les institutions ; un réchauffé des délires de tous les anciens Philosophes ; en un mot, un assemblage monstrueux d’inconséquences & d’atrocités.
Quand on est assez aveugle pour ne rien voir de tout ce qui existe, ou pour n’en juger que comme des frénétiques dont les organes sont entiérement dépravés, n’est-ce pas le comble de l’ineptie, que d’oser s’ériger en Précepteurs du Genre humain ? Que penser du sang-froid de ces judicieux Observateurs, qui se vantent de remonter à la source des choses, & ne s’apperçoivent pas qu’ils la troublent, l’empoisonnent, & n’en font découler que des torrens d’erreurs, de vices & de crimes ? Où l’ont-ils donc étudiée, cette Nature qu’ils méconnoissent autant qu’ils la dégradent, cette Nature qui ne devient, sous leur pinceau, qu’un cloaque infect, d’où s’exhalent plus de maux que la boîte de Pandore n’en contint jamais, puisqu’ils ôtent jusqu’à l’espérance ? Est-ce dans leur propre cœur qu’ils l’auroient étudiée ? Quel doit donc être un cœur philosophe, à en juger par l’odieuse morale qui en découle ? Anéantir toutes les lumieres, renverser toutes les loix, détruire toute autorité, déchaîner toutes les passions, transformer tous les hommes en autant de monstres, tel seroit, par une juste conséquence, le fruit de leurs perfides raisonnemens.
Si malheureusement la Postérité devoit juger de notre Siecle, par l’idée qu’un tel Livre est capable d’en donner, balanceroit-elle à croire que nous avons renchéri sur ce que les Siecles barbares peuvent offrir de plus monstrueux ? Que deviendroit le Monde, si jamais les Dogmes pervers d’une semblable Philosophie venoient à être réduits en pratique ? Une Société de Philosophes formés à cette Ecole, ne seroit-elle pas un vrai pays de Lestrigons, dont il seroit dangereux d’approcher ? Ces Philosophes, eux-mêmes, ne se verroient-ils pas les premieres victimes de leur Doctrine anthropophage, pour peu qu’on s’avisât de s’y conformer ? Car enfin, qu’on parcoure l’Histoire des Peuples les plus sauvages, on y trouve au moins quelques étincelles d’instinct & de raison, conservées au milieu de la barbarie des mœurs & de la férocité du genre de vie. Dans le Systême de la Nature, tout s’altere, se brouille, s’éteint ; la Nature, en désordre, n’a plus rien qui rappelle à elle-même ; tout ce qu’elle produit dans l’humanité, devient sa honte & son ennemi.
On a prétendu cependant, par de tels moyens, éclairer les hommes, & l’on s’en vante : lumieres funestes ! comparables à ces clartés sinistres, qui ne brillent que dans la tempête, ne frappent la vue que pour découvrir des spectres, des abîmes, & un horizon chargé, de tous côtés, de nouveaux orages prêts à éclater. Voilà les guides effrayans que les Philosophes osent substituer au flambeau de la Religion qu’ils outragent, & dont toutes leurs folles déclamations ne détruiront jamais l’autorité. Par un effet tout contraire, l’excès de leurs emportemens a déjà désabusé les Esprits, que le langage imposteur de leur faux zele pour l’Humanité avoit d’abord séduits. On a compris que ces Sirenes perfides ne cherchoient à flatter les hommes par leurs chants, que pour les conduire à des écueils, & se repaître du spectacle de leur naufrage. Les breuvages qu’ils ont présentés n’ont paru propres, comme ceux de Circé, qu’à changer en brutes les imprudens qui ne craindroient pas d’en approcher les levres.
Leurs systêmes odieux aboutiront donc à un terme bien différent de celui qu’ils s’étoient proposé. L’effet des séditions a toujours été de ramener à l’obéissance, & de faire sentir le prix de l’autorité légitime, par l’expérience des maux que la révolte entraîne : de même leur soulévement contre la Religion deviendra le plus solide trophée de sa gloire, & le lien le plus sûr pour y attacher les Esprits raisonnables. Quel homme assez aveugle, en effet, pour ne pas sentir la différence qui subsiste entre les lumieres de cette Religion & les phosphores philosophiques ! La fausse clarté de ceux-ci n’est que le produit de la corruption, s’éteint avec elle : l’autre est une clarté, dont l’éclat soutenu ne permet pas de méconnoître le vrai Guide destiné à nous conduire. Ils ont beau faire, ces Pygmées, qui ne paroissent des Géans qu’au microscope de l’ignorance ; elle est, pour les Esprits, ce que le Soleil est pour le Monde, destiné à l’éclairer, à l’embellir, à le féconder, tant qu’il existera. A quoi se réduiront ces foibles nuages, que le souffle de l’impiété s’efforce de rassembler contre elle ? Ils se dissiperont, comme ces vapeurs grossieres que l’astre du jour met en fuite & fait retomber sur les terres fangeuses, d’où elles s’exhaloient en vain pour l’obscurcir.
Qu’on examine ce qu’ont produit, en faveur de l’Humanité, tant de déclamations vagues, qui ont enrichi la Presse en la déshonorant ; ou plutôt, quels maux n’ont-elles pas déjà enfantés ? En attaquant de légeres erreurs, elles ont détruit les principes essentiels ; en cherchant à anéantir les préjugés, elles ont égaré les esprits ; en prétendant élever l’ame, elles ont dégradé & corrompu les mœurs. Depuis qu’on est inondé d’Ecrits philosophiques, les vices semblent se multiplier & prendre un caractere qui les rend encore plus odieux. Autrefois l’ignorance, la grossiéreté, en étoient, il est vrai, les sources ordinaires ; mais alors se montrant plus à découvert, ils étoient moins dangereux. Aujourd’hui, plus combinés, plus réfléchis, sous le masque de la décence, ils ont acquis l’art funeste de donner impunément un libre essor à leur perversité, de la rendre plus active, & d’en faire plus sûrement mouvoir les ressorts. Les passions apprêtées par les mains d’une hypocrisie systématique, sont devenues le mobile de toutes les actions ; l’intérêt particulier aguerri à tous les sacrifices, en est le terme. De là, plus de sincérité dans les sentimens, plus de liens dans les familles, plus de sûreté dans le commerce, plus d’amour pour la Patrie, plus d’équité, plus d’honneur. L’arbitraire, & l’arbitraire établi sur les débris des notions de tous les devoirs, répand dans les Esprits l’incertitude, la défiance, la langueur, une espece de mort morale, présage des plus funestes révolutions.
De ce renversement général, que d’argumens victorieux résultent en faveur de la Religion ! Le tableau de tant d’excès ne démontre-t-il pas, que la raison humaine ne sauroit sortir des limites que cette Religion lui prescrit, sans se précipiter dans les plus pitoyables travers ? La vue des désordres qui naissent de l’indépendance, n’est-elle pas un nouveau motif pour ramener à la soumission & faire comprendre qu’elle captive nos idées, non pour les contraindre, mais pour les arrêter au moment de l’erreur ? Que le Philosophe incrédule murmure contre l’autorité de ses dogmes ; ce joug ne paroîtra pénible qu’à l’indocilité qui ne réfléchit point. Qu’il se révolte contre sa morale : l’expérience a fait constamment connoître que cette morale est la digue la plus respectable & la plus sûre qu’on puisse opposer à la perversité des passions. Qu’il se glorifie de mépriser ses loix : victime de ses révoltes, pour peu qu’il rentre en lui-même, il comprendra que ces loix ne mettent un frein aux désirs, que pour les diriger au bien, prévenir les crimes, & éparger les remords. Qu’il entasse enfin sophisme sur sophisme, calomnie sur calomnie : son autorité sera toujours, aux yeux du vrai Sage & même du Politique éclairé, le ressort le plus puissant pour rétablir l’ordre général & assurer la félicité de chaque individu.
Et si un véritable amour de l’humanité dirigeoit les plumes philosophiques, les bienfaits continuels de cette Religion ne devroient-ils pas les arrêter ? A chaque pas elle offre tout ce qui peut attacher un cœur généreux, & remplir les vœux d’une ame sensible. L’homme est encore plus son enfant, que celui de nature. Sa prévoyance attentive ne cesse de pourvoir à tous les besoins de la Société. Sous quels autres auspices a-t-on vu se former tant d’établissemens utiles, & les sacrifices se multiplier avec tant de générosité ? Nos villes offrent par-tout des asiles ouvert à tous les genres de miseres & d’infirmités. Point d’âge, point d’état, point de disgrace qui n’éprouve les soulagemens de sa charité. Le libertinage dérobe chaque jour des Citoyens à l’Etat : sa main recueille les tristes créatures qui lui échappent, & les conserve par ses secours. Le Vieillard, le Malade, l’Infortuné, le Criminel même, la trouvent sans cesse à leur côté, ou plutôt elle les prévient par ses consolations. Rien ne rebute, rien ne lasse sa tendresse inépuisable. Pénétrer dans les Hopitaux, percer les cachots les plus obscurs, monter jusque sur les échafauds, tel est l’exercice journalier de son zele : tel est le spectacle qu’elle offre à l’impie qui la déchire, & ne fait pas attention qu’il se raviroit à lui-même le bien qui à chaque instant devient son appui, si ses coupables efforts venoient à bout de la détruire. Pour tout dire en deux mots, qu’on compare les fruits qu’a produits dans tous les Etats une Philosophie raisonneuse, turbulente & destructive, principe de leur altération, de leur dépérissement, & de leur chute, avec les avantages qu’ils doivent à la Religion, qui les a tirés du chaos, les a rendus florissans, les maintient ; & l’on saura que penser des déclamations de tant d’Ecrivains, qui n’ont pas rougi de dissimuler ses bienfaits, de lui imputer des crimes qu’elle condamne, & de lui reprocher des désordres, dont elle a bien pu être le prétexte, mais qui ont cessé aussi-tôt qu’on en est revenu à son esprit & à ses vrais sentimens.