(1890) L’avenir de la science « VII »
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(1890) L’avenir de la science « VII »

VII

De même qu’au sein des religions une foule d’hommes manient les choses sacrées sans en avoir le sens élevé et sans y voir autre chose qu’une manipulation vulgaire ; de même, dans le champ de la science, des travailleurs, fort estimables d’ailleurs, sont souvent complètement dépourvus du sentiment de leur œuvre et de sa valeur idéale. Hâtons-nous de le dire : il sera injuste d’exiger du savant la conscience toujours immédiate du but de son travail, et il y aurait mauvais goût à vouloir qu’il en parlât expressément à tout propos ; ce serait l’obliger à mettre en tête de tous ses ouvrages des prolégomènes identiques. Prenez les plus beaux travaux de la science, parcourez l’œuvre des Letronne, des Burnouf, des Lassen, des Grimm, et en général de tous les princes de la critique moderne ; peut-être y chercherez-vous en vain une page directement et abstraitement philosophique. C’est une intime pénétration de l’esprit philosophique, qui se manifeste non par une tirade isolée, mais par la méthode et l’esprit général. Souvent même cette pru-dente abstention est un acte de vertu scientifique, et ceux-là sont les héros de la science qui, plus capables que personne de se livrer à de hautes spéculations, ont la force de se borner à la sévère constatation des faits, en s’interdisant les généralités anticipées. Des travaux entrepris sans ce grand esprit peuvent même servir puissamment au travail de l’esprit humain, indépendamment des intentions plus ou moins mesquines de leurs auteurs. Est-il nécessaire que l’ouvrier qui extrait les blocs de la carrière ait l’idée du monument futur dans lequel ils entreront ? Parmi les laborieux travailleurs qui ont construit l’édifice de la science, plusieurs n’ont vu que la pierre qu’ils taillaient, ou tout au plus la région limitée où ils la plaçaient. Semblables à des fourmis, ils apportent chacun leur tribut individuel, renversent quelque obstacle, se croisent sans cesse, en apparence dans un désordre complet et ne faisant que se gêner les uns les autres. Et pourtant il arrive que, par les travaux réunis de tant d’hommes, sans qu’aucun plan ait été combiné à l’avance, une science se trouve organisée dans ses belles proportions. Un génie invisible a été l’architecte qui présidait à l’ensemble et faisait concourir ces efforts isolés à une parfaite unité.

En étudiant les origines de chaque science, on trouverait que les premiers pas ont été presque toujours faits sans une conscience bien distincte, et que les études philologiques entre autres doivent une extrême reconnaissance à des esprits très médiocres, qui, les premiers, en ont posé les conditions matérielles. Ce n’étaient certes pas des génies que Hervas, Paulin de Saint-Barthélemi, Pigafetta, qui peuvent être regardés comme les fondateurs de la linguistique. Quel fait immense dans l’histoire de l’esprit humain que l’initiation du monde latin à la connaissance de la littérature grecque ! Les deux hommes qui y contribuèrent le plus, Barlaam et Léonce Pilati, étaient, au dire de Pétrarque et de Boccace, qui les pratiquèrent de si près, deux hommes aussi nuls que bourrus et fantasques. La plupart des Grecs émigrés qui ont joué un rôle si important dans le développement de l’esprit européen étaient des hommes plus que médiocres, de vrais manœuvres, qui tiraient parti, per alcuni denari, de la connaissance qu’ils possédaient de la langue grecque. Pour un Bessarion, on avait cent Philelphe. Les lexicographes ne sont pas en général de très grands philosophes, et pourtant le plus beau livre de généralités n’a pas eu sur la haute science une aussi grande influence que le dictionnaire très médiocrement philosophique par lequel Wilson a rendu possibles en Europe les études sanscrites. Il est des œuvres de patience auxquelles s’astreindraient difficilement des hommes travaillés de besoins philosophiques trop exigeants. Des esprits vifs et élevés auraient-ils mené à fin ces immenses travaux sortis des ateliers scientifiques de la congrégation de Saint-Maur ? Tout travail scientifique conduit suivant une saine méthode conserve une incontestable valeur, quelle que soit l’étendue des vues de l’auteur. Les seuls travaux inutiles sont ceux où l’esprit superficiel et le charlatanisme prétendent imiter les allures de la vraie science et ceux où l’auteur, obéissant à une pensée intéressée ou aux rêves préconçus de son imagination, veut à tout prix retrouver partout ses chimères.

Bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’ouvrier ait la connaissance parfaite de l’œuvre qu’il exécute, il serait pourtant bien à souhaiter que ceux qui se livrent aux travaux spéciaux eussent l’idée de l’ensemble qui, seul, donne du prix à leurs recherches. Si tant de laborieux travailleurs, auxquels la science moderne doit ses progrès, eussent eu l’intelligence philosophique de ce qu’ils faisaient, s’ils eussent vu dans l’érudition autre chose qu’une satisfaction de leur vanité ou de leur curiosité, que de moments précieux ménagés, que d’excursions stériles épargnées, que de vies consacrées à des travaux insignifiants l’eussent été à des recherches plus utiles. Quand on pense que le travail intellectuel de siècles et de pays entiers, de l’Espagne, par exemple, s’est consumé lui-même, faute d’un objet substantiel, que des millions de volumes sont allés s’enfouir dans la poussière sans aucun résultat, on regrette vivement cette immense déperdition des forces humaines, qui a lieu par l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à atteindre. L’impression profondément triste que produit l’entrée dans une bibliothèque vient en grande partie de la pensée que les neuf dixièmes des livres qui sont là entassés ont porté à faux, et, soit par la faute de l’auteur, soit par celle des circonstances, n’ont eu et n’auront jamais aucune action directe sur la marche de l’humanité.

Il me semble que la science ne retrouvera sa dignité qu’en se posant définitivement au grand et large point de vue de sa fin véritable. Autrefois il y avait place pour ce petit rôle assez innocent du savant de la Restauration ; rôle demi-courtisanesque, manière de se laisser prendre pour un homme solide, qui hoche la tête sur les ambitieuses nouveautés, façon de s’attacher à des mécènes ducs et pairs, qui pour suprême faveur vous admettraient au nombre des meubles de leur salon ou des antiques de leur cabinet ; sous tout cela quelque chose d’assez peu sérieux, le rire niais de la vanité, si agaçant quand il se mêle aux choses sérieuses !… Voilà le genre qui doit à jamais disparaître ; voilà ce qui est enterré avec les hochets d’une société où le factice avait encore une si grande part. C’est rabaisser la science que de la tirer du grand milieu de l’humanité pour en faire une vanité de cour ou de salon ; car le jour n’est pas loin où tout ce qui n’est pas sérieux et vrai sera ridicule. Soyons donc vrais, au nom de Dieu, vrais comme Thalès quand, de sa propre initiative et par besoin intime, il se mit à spéculer sur la nature ; vrais comme Socrate, vrais comme Jésus, vrais comme saint Paul, vrais comme tous ces grands hommes que l’idéal a possédés et entraînés après lui ! Laissons les gens du vieux temps dire petitement pour l’apologie de la science : « Elle est nécessaire comme toute autre chose ; elle orne, elle donne du lustre à un pays, etc. » Niaiserie que tout cela ! Quelle est l’âme philosophique et belle, jalouse d’être parfaite, ayant le sentiment de sa valeur intérieure, qui consentirait à se sacrifier à de telles vanités, à se mettre de gaieté de cœur dans la tapisserie inanimée de l’humanité, à jouer dans le monde le rôle des momies d’un musée ! Pour moi, je le dis du fond de ma conscience, si je voyais une forme de vie plus belle que la science, j’y courrais. Comment se résigner à ce qu’on sait être le moins parfait ? Comment se mettre soi-même au rebut, accepter un rôle de parade, quand la vie est si courte, quand rien ne peut réparer la perte des moments qu’on n’a point donnés aux délices de l’idéal ? Ô vérité, sincérité de la vie ! ô sainte poésie des choses, avec quoi se consoler de ne pas te sentir ? Et à cette heure sérieuse à laquelle il faut toujours se transporter pour apprécier les choses à leur vrai jour, qui pourra mourir tranquille, si, en jetant un regard en arrière, il ne trouve dans sa vie que frivolité ou curiosité satisfaite ? La fin seule est digne du regard ; tout le reste est vanité. Vivre, ce n’est pas glisser sur une agréable surface, ce n’est pas jouer avec le monde pour y trouver son plaisir ; c’est consommer beaucoup de belles choses, c’est être le compagnon de route des étoiles, c’est savoir, c’est espérer, c’est aimer, c’est admirer, c’est bien faire. Celui-là a le plus vécu, qui, par son esprit, par son cœur et par ses actes, a le plus adoré !

Ne voir dans la science qu’une mesquine satisfaction de la curiosité ou de la vanité, c’est donc une aussi grande méprise que de ne voir dans la poésie qu’un fade exercice d’esprits frivoles, et dans la littérature l’amusement dont on se lasse le moins vite et auquel on revient le plus volontiers. Le curieux et l’amateur peuvent rendre à la science d’éminents services ; mais ils ne sont ni le savant ni le philosophe. Ils en sont aussi loin que l’industriel. Car ils s’amusent, ils cherchent leur plaisir, comme l’industriel cherche son profit. Il y a, je le sais, dans la curiosité des degrés divers ; il y a loin de cet instinct mesquin de collection, qui diffère à peine de l’attachement de l’enfant pour ses jouets, à cette forme plus élevée, où elle devient amour de savoir, c’est-à-dire instinct légitime de la nature humaine et peut constituer une très noble existence. Bayle et Charles Nodier ne sont que des curieux, et pourtant ils sont déjà presque des philosophes. Il est même bien rare qu’à l’exercice le plus élevé de la raison ne se mêle un peu de ce plaisir, qui, pour n’avoir aucune valeur idéale, n’en est pas moins utile. Combien de découvertes en effet ont été amenées par la simple curiosité ? Combien de compilations, précieuses pour les recherches ultérieures, n’eussent point été faites sans cet innocent amour du travail par lequel tant d’âmes doucement actives réussissent à tromper leur faim ? Ce serait une barbarie de refuser à ces humbles travailleurs ce petit plaisir mesquin, peu élevé, mais fort doux, que M. Daunou appelait si bien paperasser. Nous nous sommes tous bien trouvés d’avoir éprouvé cette innocente jouissance, pour nous aider à dévorer les pages arides de la science. Les premières études que l’on consacre à apprendre le bagage matériel d’une langue seraient sans cela insupportables, et, grâce à ce goût, elles deviennent des plus attrayantes qui se puissent imaginer.

On peut affirmer que, sans cet attrait, jamais les premiers érudits des temps modernes, qui n’étaient soutenus ni par une haute vue philosophique, ni par un motif immédiatement religieux, n’eussent entrepris ces immenses travaux, qui nous rendent possibles les recherches de haute critique. Celui qui, avec nos besoins intellectuels plus excités, ferait maintenant un tel acte d’abnégation, serait un héros. Mais ce qu’il importe de maintenir, c’est que cette curiosité n’a aucune valeur morale immédiate et qu’elle ne peut constituer le savant. Il y a des industriels qui exploitent la science pour leur profit ; ceux-ci l’exploitent pour leur plaisir. Cela vaut mieux sans doute ; mais enfin il n’y a pas l’infini de l’un à l’autre. Le plaisir, étant essentiellement personnel et intéressé, n’a rien de sacré, rien de moral. Toute littérature, toute poésie, toute science qui ne se propose que d’amuser ou d’intéresser est par ce fait même frivole et vaine, ou, pour mieux dire, n’a plus aucun droit à s’appeler littérature, poésie, science. Les bateleurs en font autant, et même y réussissent beaucoup mieux. D’où vient que l’on regarde comme une occupation sérieuse de lire Corneille, Goethe, Byron, et que l’on ne se permet de lire tel roman, tel drame moderne qu’à titre de passe-temps ? De la même raison qui fait que la Revue d’Édimbourg ou la Quarterly Review sont des recueils sérieux et que le Magasin pittoresque est un livre frivole.

C’est donc humilier la science que de ne la relever que comme intéressante et curieuse. L’ascétisme chrétien aurait alors parfaitement raison contre elle. Le seul moyen légitime de faire l’apologie de la science, c’est de l’envisager comme élément essentiel de la perfection humaine. Le livre chrétien par excellence, l’Imitation, après avoir débuté comme le Maître de ceux qui savent par ces mots : « Tout homme désire naturellement savoir », avait toute raison d’ajouter : « Mais qu’importe la science sans l’amour ? Mieux vaut l’humble paysan qui sert Dieu que le superbe philosophe qui considère le cours des astres et se néglige lui-même. Qu’importe la connaissance des choses dont l’ignorance ne nous fera point condamner ? Tout est vanité, excepté aimer Dieu et le servir. » Cela est indubitable, si la science est conçue comme une simple série de formules, si le parfait amour est possible sans savoir. Si l’on met d’un côté la perfection, de l’autre la vanité, comment ne pas suivre la perfection ? Mais c’est précisément ce partage qui est illégitime. Car la perfection est impossible sans la science. La vraie façon d’adorer Dieu, c’est de connaître et d’aimer ce qui est.