Kahn, Gustave (1859-1936)
[Bibliographie]
Les Palais nomades (1887). — Chansons d’amant (1891). — Domaine de fée (1895). — Le Roi fou (1895). — La Pluie et le Beau Temps (1896). — Le Livre d’images (1897). — Premiers poèmes, avec une préface sur le vers libre (1897). — Le Cirque solaire (1898). — Le Conte de l’Or et du Silence (1898). — Les Petites Âmes pressées (1898). — Les Fleurs de la Passion (1900). — L’Esthétique de la rue (1900).
OPINIONS.
Teodor de Wyzewa
M. Kahn est résolument un poète novateur, et son premier livre, Les Palais nomades, est un des plus agréables poèmes de ces temps. M. Kahn a, je crois, un système théorique complexe ; mais ses vers suffisent à montrer le fondement de sa doctrine. Évidemment, il assigne à la poésie le rôle d’une musique spéciale, et la veut consacrée à l’expression d’états de l’âme spéciaux : de ces larges et troubles coulées d’images, par instants envahissant l’esprit, incapables d’être notées dans une prose, et constituant, pour la psychologie, l’essence même des émotions… La forme musicale de M. Kahn rappelle la mélodie fluide et comme tranquille de M. Verlaine, rendue seulement à sa pleine valeur poétique, par la suppression de toutes règles vaines et du stérile désir de raconter une histoire. Un livre ainsi conçu pourrait être un chef-d’œuvre.
Paul Ginisty
J’arrive aux chercheurs d’une formule nouvelle qui, malgré les railleries, continuent à donner des vers d’une intelligence difficile pour les profanes. Ils mettent une si belle opiniâtreté à assurer qu’il y a quelque chose au fond de ces énigmes, qu’il faut bien, au moins, exposer leur système.
Le plus ardent de ces poètes un peu sibyllins est M. Gustave Kahn, l’auteur des Palais nomades , dont je cite, par curiosité, ces vers au hasard :
Le mirage trompeur du toi que tu devais —Regards aux boulevards et sourires aux tacsEmmitouflé de tes lacsTerne je m’en vais (?)
M. Kahn estime que le poète
doit travailler à l’aide de l’intuition et lion à l’aide de
l’acquit des littératures. Le poète doit, après avoir su, oublier, « être
comme un ignorant pourvu d’excellents appareils pour clicher tout ce qui se
passera en lui »
. Cette petite école cherche donc la forme la plus
capable de rendre les tâtonnements, les changements de résolutions, les subites
décisions qui sont l’« entrclac » tracé actuellement par la plupart des cerveaux.
Elle y réussit, comme vous voyez.
Charles Morice
Gustave Kahn a compris que, pour les projets qui s’imposent, ni la prose seule, ni les vers seuls ne suffisent. Il les mêle ; c’est la loi du mélange qu’on peut critiquer, non pas le mélange même. Et il procède avec intelligence, combinant bien les faibles et les fortes ; seulement il se maintient trop dans l’atmosphère pure du lyrisme, oh détonne cet accent de prose qu’il indique pourtant expressément par la suppression de la capitale initiale, mais qu’il semble pourtant encore démentir par cette autre suppression des détails de la ponctuation.
Albert Mockel
M. Gustave Kahn innova une strophe ondoyante et libre dont les vers appuyés sur des syllabes toniques créaient presque en sa perfection la reforme attendue ; il ne leur manquait qu’un peu de force rythmique à telles places et une harmonie sonore plus ferme et plus continue que remplaçait d’ailleurs une heureuse harmonie de tons lumineux.
Paul Fort
Domaine de fée : un des plus beaux « Livres d’amour ». (Palais nomades, Chansons d’amant, aux yeux de tels nouveaux poètes : bibles.)
Edmond Pilon
On oublie trop communément que M. Gustave Kahn est, avant qui que ce soit, le premier initiateur du vers libre. Je comprendrais la raison de cet ostracisme si l’œuvre qu’il avait donnée, au début, n’avait pas répondu à l’opinion qu’on se fit de sa réforme. Mais comme les Palais nomades restent une des plus imposantes parmi les productions souvent inégales de cette dernière génération poétique, l’oubli cessera, je pense, dès que l’injustice de nous-mêmes saura faire place à une moins craintive réserve.
La raison de ce « passer sous silence » vient-elle de ce que ce poète n’a pas, avant d’œuvrer, inscrit son dogmatique catéchisme en bons et dits statuts à l’usage des disciples fidèles et des assimilateurs habiles ? Il se peut que cela y soit pour beaucoup.
M. Gustave Kahn a ouvert une voie et tracé un sillon vers des horizons de liberté ; plusieurs bons poètes le suivirent dans cette louable tentative.
Remy de Gourmont
Ce poème de vingt-huit feuillets (Domaine de fée) est sans doute le plus délicieux livret de vers d’amour qui nous fut donné depuis les Fêtes galantes et, avec les Chansons d’amant, les seuls vers peut-être de ces dernières années où le sentiment ose s’avouer en toute candeur, avec, la grâce parfaite et touchante de la divine sincérité.
Charles Maurras
Précieux et commun tout ensemble, M. Kahn est assurément le plus prosaïque de nos poètes. Il use de la
rime ou la rejette, c’est son droit. Et, chez lui, les rythmes impairs alternent
avec les rythmes pairs : il en a bien la liberté. L’assonance lui plaît : qu’il
assone. L’allitération le charme, qu’il allitère. Je dirais volontiers à M. Gustave Kahn : « Fay ce que
vouldras »
, si tout ce qu’il tente de faire, par une fâcheuse fortune,
ne manquait. Rimés, assonancés, ou sans rimes ni assonances, allitérés ou non, de
rythme impair ou pair, le sort ordinaire des vers de ce jeune poète est de ne
point chanter ; les mots dont se trouvent composés ces curieux vers se refusent au
rythme. Ils ne se lient point les uns aux autres. Ils ne font point de chœur ni de
danse commune.
Francis Vielé-Griffin
M. Kahn lui-même, s’il ne
nous offre pas aujourd’hui de ces étranges fleurs orientales à la tige flexible
dont nous fûmes étonnés, a tressé dans l’ombre un bouquet composite, non sans
grâce. Nous attendrons toutefois, pour parler plus longuement de M. Kahn, qu’il veuille « unir
la clarté philosophique profonde du xviiie
siècle
à la riche ornementation romantique et les mettre au service d’idées
imprévues »
; tel est en effet son beau dessein, et insister aujourd’hui
serait prématuré. Dans son dernier recueil, nous avons beaucoup goûté ce Au pont des Morts où la mâle et fougueuse influence de Verhaeren se laisse assez
heureusement sentir. Mais quels que soient le talent et les projets littéraires de
M. Kahn, sa « vaste
ambition »
, il se risque, bien témérairement à notre sens, à interdire
au poète de l’avenir l’usage de la symbolique gréco-latine ; il effleure là des
questions bien délicates d’atavisme et de culture, et nous devons faire toutes
réserves de nos droits à disposer selon nos goûts de l’héritage aryen.
Albert Arnay
Il y a dans ce livre, Limbes de lumières, des choses légères et
d’une séduction câlinante. Bal des poupées est un petit
chef-d’œuvre. Des variations
shakespeariennes
forment à telles œuvres du grand dramaturge
un commentaire sagace et original. Parmi les pièces de cette « suite », qu’il nous
agrée de voir placée en tête du livre, notons une Cléopâtre — de
beauté étrangement nostalgique et dont les derniers vers ont la force pensive des
paroles immuables. Le lied des trois cavaliers, dans sa
simplicité dolente un peu, est si bien pour que s’endorme l’âme ou pour qu’elle
rêve de voir, elle aussi, passer au tournant de la route l’ombre claire, la belle
ombre pâle. La Chanson de vieille mortalité — dit l’alliance par
les automnes et par les soirs des doux messagers de vie, « passés, venus,
puis disparus »
. Mais nos préférences vont aux poèmes intitulés : À Jour fermant, sept notations dédiées à Léon Dierx — bouges marins, tempêtes
sous le ciel bas, sites maritimes et d’hiver, vaisseaux appareillant vers les
Atlantides… Très belle encore la Finale, où s’atteste plus
particulièrement le caractère évocateur de cette poésie.
Georges Pioch
Domaine de fée demeurant pour moi l’œuvre la plus émouvante, parce que la plus passionnée et la plus humaine, de M. Gustave Kahn, j’aime le Livre d’images comme celui par quoi s’est le plus complètement imposé à l’admiration le talent neuf et nombreux de visions qui originalise son auteur parmi les premiers des poètes qui se révélèrent aux environs de 1884. Il est beau de toute la magie d’une imagination luxuriante, dont l’expansion toujours en décor charrie, jusqu’à s’en exaspérer parfois, des survivances légendaires, des miroitements de fastes, des éclats de féerie. Une douceur en émerge, c’est le lied : restitution d’humanité, définitive en sa musique suave et brève, où chante l’âme de banales et divines aventures plébéiennes ou de ces souvenirs que les héroïsmes, les joies ouïes malheurs séculaires incrustent en le cœur des races ; le lied, dont l’adaptation au verbe français est le bien évident de M. Kahn, comme l’ode est celui de Hugo.
Ces images ne sont pas unicolores. Elles conservent la teinte des ciels selon l’indication desquels le poète les réalisa. C’est ainsi que les Images d’île de France ont la joliesse, la grâce joyeuse et reposante d’un pays que nulle altitude, nulle onde somptueuse et courroucée ne magnifient ni n’attristent. Une courtoisie mélancolique, toute racinienne, discourt à la princesse Aricie. Des saxes légers, un Lancret, des musiques puériles et douces qu’on dirait de Dalayrac ou de Monsigny (Poème xviiie , Francœur et La Ramé, la Petite Sylvia, l’Äme de Manon, Au meunier, Il était une bergère, le Miroir de Cydalise, etc.) évoquent la frêle inconscience des heureux d’un siècle que devait finir la Révolution. Une tabarinade impudente et prometteuse, des images légendaires : le Pont de Troyes et le Vieux Mendiant, une Affiche pour music-hall de couleur violente, et ces mélancolies hautaines : les Papillons du Temps, Alla Tzigane, le Souci, la Rencontre, la Destinée, forment une liasse chatoyante et rose qui bruit suavement.
Je lui préfère pourtant les Images du Rhin et Mosellanes, la perle du livre, à mon avis.
A. Van Bever
L’œuvre de M. Gustave Kahn est aujourd’hui fort diverse, et pour écarter tout ce qui n’appartient pas à son labeur de poète, il est encore difficile, sinon impossible, d’esquisser en lignes hâtives ce qui fait le caractère particulier de sa physionomie. D’ailleurs, une page consacrée à des recueils tels que Chansons d’amant, Domaine de fée, la Pluie et le Beau Temps, le Livre d’images, ne nous dispenserait pas d’une étude sur le prosodiste, celui qui, après Jules Laforgue, tenta de régénérer, en faveur du vers libre, notre poétique si affaiblie aux mains des suprêmes parnassiens. Nous préférons clore cette déjà longue notice par quelques scrupuleuses indications bibliographiques, rappelant la collaboration de Gustave Kahn à la Jeune Belgique, au Décadent, à la Basoche, à la Gazette anecdotique, au Paris littéraire, à la Vie moderne, au Réveil de Gand, à la Société nouvelle, à la Revue encyclopédique, au Monde moderne, à la Revue de Paris, à la Nouvelle Revue, au Livre d’Art, à l’Épreuve, au Supplément du Pan, au Mercure de France, au Journal, à l’Événement, aux Droits de l’Homme, à la Presse, à l’Almanach des poètes (Mercure de France, 1896-1897), aux Hommes d’aujourd’hui, et à la Revue blanche où, indépendamment de différentes études consacrées à Rodenbach, Anatole France, Émile Zola, Arthur Rimbaud, etc., il signe depuis plusieurs années la chronique des poèmes.
Est-il utile, pour conclure, de rappeler que M. Gustave Kahn créa en 1897, avec Catulle Mendès, à l’Odéon, ensuite au théâtre Antoine et au théâtre Sarah-Bernhardt, des matinées de poètes où il tenta de faire connaître les écrivains de la génération ascendante ?