Contre une légende
Le livre tout récemment publié par M. Renan, l’Avenir de la Science (Pensées de 1848) est un in-octavo de plus de cinq cents pages compactes, un répertoire et comme un « trésor » de toutes les idées que M. Renan devait développer, en les précisant ou en les affinant, dans la suite de ses ouvrages. Je n’ai point la prétention, dans un article de journal, vite écrit pour être lu cent fois plus vite encore, de parler dignement d’un tel livre. Il est d’ailleurs beaucoup trop riche de substance pour pouvoir être résumé commodément en quelques lignes.
Je n’y chercherai donc qu’une occasion d’exprimer de nouveau au plus cher de mes maîtres spirituels mon admiration reconnaissante, et aussi d’avertir les personnes frivoles d’une des erreurs où elles tombent le plus aisément au sujet de l’auteur des Origines du Christianisme, de protester enfin contre une légende fâcheuse et très mal fondée : celle du scepticisme de M. Renan.
Car, il n’est que trop vrai, le nom même de M. Renan est devenu, aux yeux des esprits superficiels, synonyme de scepticisme et de dilettantisme, ces mots étant pris, d’ailleurs, dans leur sens le plus grossier. Beaucoup se le figurent comme une manière de bon vivant et de bon plaisant, qui se moque gravement de tout, et — phénomène bizarre, retour absurde des choses d’ici-bas — on dirait que le vulgaire lui prête un peu des traits de ce banal Béranger, dont M. Renan a, jadis, si durement et dédaigneusement traité la basse « théologie ». Bref, il entre dans l’image que la foule se forme de lui nombre de traits aussi étrangers que possible à sa véritable physionomie, et il lui est arrivé d’être loué pour des choses dont il a toujours eu profondément horreur.
D’où vient un si fâcheux malentendu ?
Peut-être M. Paul Bourget, mal lu par les gens du monde et traduit sans finesse dans leurs conversations, a-t-il contribué sans le savoir à répandre cette idée d’un Renan sceptique et dilettante. Mais, au reste, certaines particularités de la destinée littéraire de M. Renan rendaient ce malentendu inévitable.
L’auteur de la Vie de Jésus est, depuis vingt-cinq ans, professeur d’hébreu au Collège de France. C’est un philologue et un historien. Par la nature de ses travaux, il semblait destiné à n’être connu que d’un groupe d’hommes assez restreint. La gloire qu’il pouvait espérer, c’était une gloire sévère, la même, si vous voulez, que son illustre ami M. Taine. Or, il s’est trouvé que, tout à coup et contre son attente, cet hébraïsant, cet homme voué aux plus austères études, a connu, outre la gloire, la popularité, je dis la popularité la plus retentissante, quelque chose en vérité comme celle de M. Coquelin ou de Mme Sarah Bernhardt. Et cela est unique.
Mais cette anomalie a eu des conséquences. La parole du maître ayant prodigieusement dépassé le cercle de son auditoire naturel, il a été très imparfaitement entendu ; et on l’a admiré ou haï tout de travers, et l’on a affreusement simplifié sa philosophie. Les béotiens l’ont trahi, quelquefois en l’aimant ; et, par béotiens, je n’entends pas seulement la foule, mais les gens du monde, les petits chroniqueurs et les faiseurs de revues de fin d’année. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis point sûr de n’avoir pas été moi-même, un jour, un peu béotien à cet égard.
Le public a donc pétri, selon son caprice, cette idole inattendue. Comme l’auteur des Origines du christianisme étudiait une matière obscure et était souvent amené à douter des faits, on a lestement transformé son scepticisme historique en scepticisme moral. Puis, au lieu de le considérer dans les plus sérieux de ses travaux (qu’ils n’avaient point lus), et notamment dans toute la partie de son œuvre antérieure aux Dialogues philosophiques, les badauds l’ont jugé presque uniquement sur certaines fantaisies, délicieuses d’ailleurs, où il avouait lui-même que son imagination s’était donné carrière.
Ils l’ont aussi jugé sur des causeries improvisées à des banquets, sub rosâ, et où ce sage pliait par instants sa sagesse à une extrême indulgence pour les faiblesses ou la frivolité des personnes qui l’entendaient. On doit du reste remarquer qu’à mesure qu’il avançait en âge, M. Renan craignait davantage d’avoir l’air de surfaire, dans ses discours, les vertus à la pratique desquelles il avait consacré toute sa vie. Quarante années d’héroïque labeur, de pureté et d’intégrité absolues, lui donnaient peut-être le droit d’éviter un certain ton dogmatique en parlant des vérités morales. Mais cette pudeur, cette délicatesse d’une âme fière se tournaient contre lui, et on les prenait encore pour dilettantisme et scepticisme.
Le plus triste, c’est que cette opinion des béotiens n’est pas sans avoir déteint sur la génération nouvelle. Les jeunes gens qui ont aujourd’hui de vingt à vingt-huit ans se sont mis à reprocher à M. Renan de ne pas assez croire et d’être trop gai. Le plus distingué d’entre eux écrivait dernièrement : « Oh ! que ce grand professeur d’hébreu nous pèse ! » Ils sont là une petite bande qui, sous la conduite de M. de Vogüé, vont répétant à journée faite : « Croyons ! croyons ! » sans nous dire à quoi, comme on chante à l’Opéra : « Marchons ! marchons ! » Le « scepticisme » de M. Renan paraît tout à fait sec et affligeant à ces tendres cœurs.
À la vérité, ces novateurs ont découvert que l’âme avait son prix et qu’il faut avoir pitié des humbles et des souffrants. Or, je puis leur affirmer que cela même, avec quelques autres choses, est dans les ouvrages de M. Renan, et notamment dans l’Avenir de la Science.
Car, s’il est un livre de foi, c’est bien celui-là. Je ne pense pas que personne, dans aucun temps, ait pris plus sérieusement la vie que ce petit Breton de vingt-cinq ans dont l’enfance avait été si pure, l’adolescence si grave et si studieuse, et qui, au sortir du plus tragique drame de conscience, seul dans sa petite chambre de savant pauvre, continuait à s’interroger sur le sens de l’univers, — et cela, dans un tel détachement des vanités humaines, que ces pensées devaient rester quarante ans inédites par la volonté de leur auteur.
M. Renan, dans sa préface, « ne réclame pour ces pages qu’un mérite, celui de montrer dans son naturel, atteint d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité ». Ah ! certes, elles l’ont, ce mérite, et abondamment ! Il y a là de l’excès, de l’ivresse cérébrale, une poussée désordonnée de sève intellectuelle. Et il y a de l’enthousiasme. Oui, c’est bien, avec une science plus vive et une plus large intelligence des choses, l’état d’esprit de certains philosophes du siècle dernier, de Diderot souvent, ou de Condorcet affirmant sa croyance au progrès indéfini…
Et voici où le livre de jeunesse de M. Renan reste absolument original. Les encyclopédistes, même les plus candides et les meilleurs, traitant toutes les religions positives en ennemies, n’avaient pas l’accent religieux. L’Avenir de la Science est sans doute un des premiers livres où une entreprise qui passait, il y a cent ans, pour irréligieuse, ait été tentée chez nous religieusement et ait ainsi repris son vrai caractère. Cela s’est fait tout naturellement. C’est que l’ancien clerc de Saint-Sulpice n’avait point changé d’âme : il était devenu clerc de la science, voilà tout. Mais l’accent était le même ; c’était le même sérieux, la même ardeur pieuse, la même émotion profonde de tout l’être attentif à la vérité. Il n’avait pas à changer de ton, puisque sa vie, à le bien prendre, n’avait pas changé d’objet. «…. Savoir est de tous les actes de la vie le moins profane, car c’est le plus désintéressé, le plus indépendant de la jouissance… C’est perdre sa peine que de prouver sa sainteté ; car ceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n’y a rien de saint. »
L’Avenir de la Science est un livre de foi, car je ne connais point de livre où le scepticisme et le dilettantisme mondains soient traités avec un mépris plus frémissant de colère. L’Avenir de la Science est un livre de foi, si vous pensez que la foi peut être autre chose que la croyance aux formules dogmatiques de quelqu’une des religions établies. Croire que l’homme est capable de vérité, croire que le monde a un sens, le chercher, croire qu’on a le devoir de conformer sa vie à ce qu’on a pu deviner des fins de l’univers, etc…, ce n’est pas la foi du charbonnier, du derviche, ni du nègre fétichiste ; mais j’imagine pourtant que c’est une foi.
Or, je le répète, cet esprit de foi éclate dans le premier livre écrit par M. Renan. Et, d’autre part, vous pouvez constater que cet esprit est celui de son œuvre entière et que, dans les trente volumes qui la composent, il n’y a pas une seule idée d’importance qui ne soit au moins en germe dans ce livre qu’il appelle plaisamment « son vieux pourana ». Oui, vous savez lire, vous verrez qu’il l’a gardée, sa foi. Seulement…
D’abord que voulez-vous ? Son optimisme a peu à peu décru. La réalité s’est trouvée plus dure, la vérité plus inaccessible, le bien plus difficilement réalisable qu’il ne se l’était figuré. Il nous dit, dans sa préface, en combien de façons il a dû déchanter. Et alors, il s’est efforcé de devenir gai, crainte de tomber dans trop de tristesse.
Puis, sa philosophie s’est faite, pour ainsi parler, de plus en plus cosmique.
La pensée de l’immensité des choses a fini par lui être habituelle. Non seulement l’humanité occidentale, mais toute la planète, mais le système solaire, mais l’univers entier a été de plus en plus présent à ses méditations et presque à chacune de ses démarches. Il a de plus en plus vécu avec la pensée de Sirius. C’est une des plus notables singularités de son génie. « … Comme Hégel, écrit-il, j’avais le tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout le développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s’entoure toute surface humectée… »
Mais il n’en a pas moins poursuivi l’accomplissement de son devoir. Il a continué d’agir très fermement, comme si ce qu’il espérait était le vrai. Et c’est cela qui est la foi. Il n’y a même que cela.
Je voudrais que les bons boulevardiers, qui tour à tour accusent ou félicitent M. Renan de ne pas croire, et ceux de l’école évangélique qui commencent à le renier, nous donnassent un peu leur credo, mais là, d’une façon précise et sérieuse, article par article. On le comparerait avec celui qu’on peut extraire de l’œuvre de M. Renan…
Je pourrais ajouter que cet homme « fuyant » a eu la vie la plus harmonieuse, la plus soutenue, la plus une qu’on puisse concevoir ; que cet « épicurien » a autant travaillé que Taine ou Michelet ; que ce grand « je m’enfichiste » (car on a osé l’appeler ainsi) est, au Collège de France, l’administrateur le plus actif, le plus énergique et le plus décidé quand il s’agit des intérêts de la haute science ; que, s’il se défie, par crainte de frustrer l’humanité, des injustices où entraînent les « amitiés particulières » il rend pourtant des services, et que jamais il n’en a promis qu’il n’ait rendus ; que sa loyauté n’a jamais été prise en défaut ; que cet Anacréon de la sagesse contemporaine supporte héroïquement la souffrance physique, sans le dire, sans étaler son courage ; que ce sceptique prétendu est ferme comme un stoïcien, et qu’avec tout cela ce grand homme est, dans toute la force et la beauté du terme, un bon homme…
Mais je ne sais s’il lui plairait qu’on fît ces révélations, et je m’arrête.
Je crois, en résumé, qu’on exagérerait à peine en disant que le vrai Renan est précisément le contraire de celui que se sont fabriqué les neuf dixièmes des Parisiens. Comme d’autres grands hommes, celui-là ne sera sans doute connu et compris qu’après sa mort.
Il est sans doute fort inutile de le dire, mais il fallait que cela fût dit.