Chapitre VI.
De l’emploi des figures et de la condition qui les rend
légitimes : la nécessité
Si l’on me demandait de marquer quand doivent s’employer les figures, pour toute règle je répondrais volontiers : Jamais. Soyez sûrs qu’en vous proposant de n’en jamais mettre dans votre discours, il s’y en rencontrera toujours assez. Celles qui resteront se seront imposées à vous, non comme figures, mais comme propres expressions de votre pensée et de votre sentiment : elles auront ce caractère de nécessité, qui seul les justifie.
Le souci de relever le style par l’éclat ou l’agrément des figures trahit le rhéteur, l’homme qui n’écrit que pour faire dire qu’il écrit bien. Mais l’homme qui écrit par besoin, pour défendre ce qu’il croit ou ce qu’il aime, pour réaliser un idéal d’art, ou même pour satisfaire son ambition, son égoïsme ou ses vices, ne songe qu’à parler juste, et qu’à trouver les mots qui rendent sa pensée et l’approchent de son but : celui-là est aussi éloigné de concerter ses figures que l’homme du peuple, qui, en jurant, ne pense guère à faire une imprécation.
Il faut que les figures soient spontanées, qu’elles naissent dans l’esprit avec la pensée qu’elles revêtent, comme s’il n’y avait pas d’autres termes qui la pussent rendre. La règle absolue et souveraine de la propriété des expressions s’étend aux figures comme à toutes les autres parties du style. Où le travail de l’esprit fait éclore une métaphore, c’est qu’elle est plus propre en ce lieu que le mot propre : comment cela se peut-il faire ? On le concevra sans peine, si l’on songe que souvent l’expression propre ne rend que l’idée, tandis que dans l’esprit l’idée est doublée d’un sentiment, d’une impression quelconque, qui en sont inséparables, qui doivent se manifester avec elle et par les mots même qui la rendent. Cette partie de la pensée qui ne s’isole pas, qui n’a point d’expression indépendante, ce sont les figures qui la rendent et la mettent en lumière. De là vient que la même idée peut être traduite par une infinité de phrases métaphoriques, dont chacune lui donnera une nuance particulière, et affectera différemment la sensibilité ou l’imagination. Et de même, à la proposition affirmative qui énonce le fait, pourront se substituer des propositions interrogative, dubitative, exclamative, etc., qui, contenant toujours l’affirmation du fait, y ajouteront l’émotion que l’écrivain en éprouve et veut communiquer. De là vient aussi que plus l’homme est passionné, plus il redouble les figures, moins l’expression propre et nue de l’idée lui suffit. Les sentiments débordent les idées, et le langage se colore, peignant moins la réalité des choses que leur représentation dans l’âme et les mouvements qu’elles y déterminent.
Mais là est précisément le danger, et il ne suffit pas que les figures jaillissent spontanément de l’esprit, pour avoir ce caractère de nécessité que j’y réclame. En effet, si l’on sent vivement, la conception peut être en retard sur l’émotion ; l’intelligence n’arrive pas à se mettre au même pas que la sensibilité et l’imagination : alors la figure qui traduira le désir ou la passion sera vague et n’offrira point une idée claire à l’esprit. Même en fournissant à la pensée une expression telle quelle, elle s’opposera à la précision et à la clarté : on sera dupe soi-même de ses métaphores, et l’on ne se rendra point compte qu’on n’a exprimé que des impressions insaisissables à l’intelligence, intraduisibles dans le langage des idées pures, qu’on n’a rien dit en un mot de raisonnable, de scientifique, ou de pratique.
Cela n’a point d’inconvénient toutes les fois que la fin dernière du discours est la représentation d’un état de l’imagination ou de l’âme : toutes les métaphores alors, toutes les hyperboles, toutes les figures naturelles sont bonnes, du moment qu’elles font connaître cet état d’âme ou d’imagination au lecteur ou le suscitent en lui. Quand Chimène a lâché l’aveu célèbre :
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix,
Rodrigue, dans un transport d’héroïque confiance, s’écrie :
Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?Paroissez, Navarrois, Maures et Castillans,Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans.Unissez-vous ensemble et faites une armée,Pour combattre une main de la sorte animée :Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ;Pour en venir à bout c’est trop peu que de vous.
Cela, à la lettre, ne veut rien dire. Ce ne sont que des mots. S’il eût dit : « Don Sanche n’a qu’à bien se tenir », à la bonne heure ; c’était clair, sensé, pratique. Mais Corneille savait ce qu’il faisait, mieux que les plats comédiens qui, du temps de Voltaire, supprimaient le morceau. Que nous importe ce que fera, ce que peut faire le Cid en réalité ? Ce qui nous intéresse, c’est son amour, inépuisable source d’héroïsme, dont cette folle explosion d’espérance nous fait d’un coup mesurer l’énergie. Le défi de Rodrigue, dans son exagération insensée, n’est que la traduction dramatique de ce que Corneille écrit ailleurs d’après l’Imitation de Jésus-Christ :
Rien ne pèse à l’amour, rien ne peut l’arrêter ;Il n’est point de travaux qu’il daigne supputer ;Il veut plus que sa force ; et quoi qui se présente,L’impossibilité jamais ne l’épouvante :Le zèle qui l’emporte au bien qu’il s’est promisLui montre tout possible, et lui peint tout permis.Ainsi qui sait aimer se rend de tout capable :Il réduit à l’effet ce qui semble incroyable.Mais le manque d’amour fait le manque de cœur.
Le Cid sent ce que Corneille décrit, et ses paroles insensées sont dans la circonstance l’expression propre du sentiment.
Mais lorsqu’il s’agit de parler à l’intelligence, de lui découvrir une vérité théorique ou pratique, il faut se défier de ce langage figuré, qu’une certaine chaleur de sentiment, uni à une certaine paresse d’esprit, produit. Il est plus facile de dire ce qu’on désire, que le moyen d’obtenir ce qu’on désire, de rendre l’impression confuse qu’on ressent en présence d’un objet, que de faire connaître l’objet lui-même. Et si l’on songe aux facilités qu’offre une langue déjà vieille par la multitude des phrases toutes faites et des figures ajustées d’avance, on concevra comment tant de métaphores ou d’hyperboles, qui naissent spontanément au premier effort de la pensée, ne sont que de vains échappatoires par lesquels on se dispense de faire acte de réflexion en donnant une espèce de satisfaction à la sensibilité. L’homme irrité parle de tout briser, de tout réduire en poudre : on serait bien embarrassé de trouver dans ce langage l’indication de la conduite qu’il peut ou veut tenir. Il est plus facile à un orateur politique d’écraser ses ennemis, de conjurer des spectres, de contenir des torrents, de figurer vivement le mal que fera le parti contraire, et le bien que son parti fera, que d’indiquer en termes propres un seul moyen d’écarter le moindre des dangers et de produire le plus léger des biens : on manque d’ordinaire à la transformation des métaphores en idées. Et dans la critique littéraire, quand on a comparé ses auteurs aux aigles, aux lions, aux papillons, aux abeilles, aux prairies émaillées de fleurs, aux montagnes abruptes, aux clairs ruisseaux, aux torrents furieux, quelle idée a-t-on donné aux lecteurs de leur talent et de leurs œuvres ? Tout au plus a-t-on lié en eux le nom de chaque écrivain à une certaine impression vague et confuse : mais on ne leur a mis dans l’esprit aucune véritable connaissance.
Il y a plus : on se dupe soi-même par l’abus des métaphores et des figures, qu’on accepte avec trop d’indulgence. On se cache la vérité des choses, et l’on entretient en soi l’ignorance ou l’amour-propre. Le Matamore de Corneille ne dit jamais qu’il va pourfendre Adraste, son rival : la chose est pratique cependant et de son intérêt. Mais il menace toujours de détrôner Jupiter ou d’enflammer le monde aux éclairs de son épée, et, par ces hyperboles que son imagination enfante, il conserve son amour-propre dans la douce persuasion de son invincible vaillance : il ne peut être mis à l’épreuve sur de tels desseins ; s’il parlait terre à terre, il perdrait l’illusion de son héroïsme au premier choc de la réalité. Les figures sont ainsi bien souvent des consolations que l’impuissance offre à la vanité, et que les grands mots déguisent à nos yeux. Les joueurs aiment à appeler une partie du nom de bataille, ils livrent combat au hasard ; un coup heureux est une victoire ; un coup malheureux est une défaite, et quand ils ont tenu longtemps, quand ils se sont obstinément, stupidement acharnés à se ruiner, ils se donnent le mérite d’une héroïque résistance et ne sont pas bien sûrs de n’avoir pas déployé la même espèce de courage que Wellington à Waterloo : s’ils nommaient les choses par les mots propres, peut-être auraient-ils moins de complaisance pour leur passion ; du moins elle ne se colorerait pas à leurs yeux d’une telle beauté ; ils céderaient peut-être autant, ils s’en feraient moins honneur.
La conclusion de tout ceci, c’est qu’il faut se proposer de parler proprement et justement ; qu’il ne suffit pas même que les figures soient le produit spontané de l’esprit ; qu’il faut encore exercer sur ce que l’on écrit un contrôle sévère, et ne recevoir aucune métaphore, aucune figure d’aucune sorte, que lorsqu’on sent qu’elle est dans la circonstance l’expression propre, adéquate de la pensée, lorsqu’elle apparaît comme véritablement et rigoureusement nécessaire. Il faut que la réduction de la figure au mot propre soit une véritable amputation qui laisse la phrase, l’idée, l’émotion incomplètes et mutilées. Chez tous nos grands écrivains, dans leurs œuvres les plus parfaites, les figures ont bien ce caractère. Lisez et relisez Bossuet, ce maître incomparable : jamais son style n’a une plus exacte propriété que dans ces métaphores, ces hyperboles, ces mouvements et ces figures qui se pressent sur ses lèvres. Il n’est point une image, point une exclamation, une apostrophe, une prosopopée qu’on en puisse faire disparaître sans dommage : ce n’est pas la forme qui en souffrirait dans son élégance ou sa beauté, c’est surtout le fond, qui ne serait plus suffisamment exprimé, et quelque chose manquerait à la clarté lumineuse ou à l’énergie persuasive du discours.
Au reste, on sera peut-être moins tenté de rechercher ou d’accueillir les figures sans nécessité ou pour le pur ornement, si l’on remarque d’abord que l’emploi des figures inutiles est un des caractères de la préciosité, ensuite que le style peut être expressif, éclatant, émouvant, presque sans figures. Pourquoi est-il ridicule d’appeler un fauteuil la commodité de la conversation, et un miroir le conseiller des grâces ? Simplement parce que cela ne sert à rien, et qu’on ne décrit pas à ses gens les objets qu’on demande, dès qu’on en sait le nom. C’est de l’esprit gaspillé par ostentation. En second lieu, des termes simples, exacts, nus, peuvent former un style expressif et plein, par la précision même et la netteté du sens qui résulte de leur juste emploi, quand ils sont maniés par un homme qui pense et qui sait les employer à faire penser. Il n’y aurait point d’images, de métaphores, de grands mouvements de style, qui me donneraient de Turenne une idée plus haute, plus complète, qui me le feraient mieux voir et plus admirer, que le très sobre portrait que Bussy-Rabutin en a tracé : c’est comme une ligne légère et ferme qui, par un léger relief, exprime toute la vie et toute la beauté du modèle. Dans mainte pièce, éclatante et pittoresque, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle, même de Lamartine, les figures sont rares, clairsemées, de loin en loin une métaphore perce sous un verbe ou un adjectif : toute la couleur est dans les termes propres. Enfin il y a des pensées et des pages de Pascal, où l’éloquence éclate, où la passion vibre dans des phrases construites avec la précision nue et l’inflexible régularité du langage géométrique.