Chapitre V.
Figures de construction et figures de pensées. — Alliances de
mots et antithèses
Je n’insisterai pas sur les autres figures, et ne m’arrêterai point à les énumérer : ce serait sans intérêt comme sans utilité. Je me contenterai là-dessus de faire quelques observations.
Il y a des figures qui consistent dans une impropriété voulue d’expression : les mots, soit individuellement, soit assemblés en un groupe, sont détournés de leur sens, et donnent à entendre plus, moins, ou autre chose qu’il ne résulterait de leur interprétation littérale, parfois même tout le contraire15. On comprendra aisément que l’emploi en est délicat, puisqu’il faut que le lecteur soit en état d’ajouter et de retrancher, en qualité et en quantité, au sens rigoureux des mots, précisément ce qui leur manque pour équivaloir à la pensée de l’écrivain, dont il n’a point de connaissance directe, et dont il faut lui faire deviner le degré précis et la nuance exacte. Il faut pour cela que l’écrivain connaisse son lecteur autant qu’il s’en fait connaître, et juge d’avance l’effet que fera sur lui l’impropriété du terme, pour le contraindre à faire la correction nécessaire. Si le lecteur prend l’hyperbole à la lettre, ou l’ironie au sérieux, l’écrivain a manqué son coup, comme le chasseur maladroit qui tue son chien en tirant un lièvre.
Ce qu’on appelle les figures de construction sont des incorrections plus ou moins fortes : comme elles se rencontrent assez souvent chez les grands écrivains, on les a décorées de noms savants qui les voilent ou même les proposent à l’admiration : syllepse, ellipse, pléonasme, etc. Il y a sans doute des lois secrètes de la pensée et du langage, qui peuvent dispenser parfois un écrivain d’obéir au code de la grammaire : mais c’est la postérité qui prononce dans ce cas s’il y a abus ou beauté, et, en tout cas, ces libertés ne sont pas à l’usage de ceux qui apprennent à écrire. Il faut faire tout ce qui est humainement possible pour exprimer sa pensée par les moyens que la langue et la grammaire mettent à la disposition de tous : si l’on se trouve à l’étroit, il ne faut pas conclure à leur tyrannie, mais à sa propre ignorance, et se remettre à l’école, au lieu de s’insurger.
Quant aux figures dépensées, ou figures de passion, d’imagination, de raisonnement, elles ont été en général constituées par des grammairiens et des rhéteurs, qui, regardant le discours par le dehors, ont pris pour adresse de langage ce qui était le mouvement naturel de l’intelligence et de l’âme. Quand Démosthène prévoit les objections d’un adversaire ou lui accorde ce qu’il y a de vrai dans sa thèse, il ne fait pas une prolepse ou une concession, il dit ce qu’il a à dire, sans figure, et sans façon, et ne saurait le dire autrement. Quand Andromaque rappelle la dernière nuit de Troie, elle ne fait pas une hypotypose ; elle exprime simplement ce qui se représente à son imagination. Ce ne sont pas là des façons de parler, ce sont des façons de penser. Ici l’élocution rejoint si bien l’invention, qu’elle ne s’en saurait distinguer. Il n’y a plus de choix : l’idée impose la forme et l’emporte.
Le nom de figures convient mieux à certaines constructions, et certains groupes de mots, où le choix et le goût de l’écrivain ont plus de part, et qu’il emploie, pouvant ne pas les employer. Ainsi parfois, on interroge, sachant très bien ce qu’on demande ; on doute, étant certain ; on interpelle son lecteur, sans avoir besoin qu’il réponde ; on fait des questions, pour faire soi-même les réponses ; on s’écrie, voulant affirmer ; on n’achève pas sa pensée, pour la faire mieux entendre ; on dit qu’on ne parlera pas d’une chose, et l’on en parle. Dans toutes ces figures, on détourne une construction, une forme de phrase de son usage propre ; on la substitue à celle qui équivaudrait proprement à la pensée.
Sous ce nom de figures de pensées, on a rangé les choses les plus disparates. La prosopopée, par laquelle on fait parler les morts, les absents, ou les choses, se ramène à la métaphore et à l’allégorie, qui la contiennent en germe.
L’alliance de mots n’est le plus souvent qu’une métaphore brusque et courte :
Soyez-moi de vertus, non de soye habillés.(Ronsard.)
Vêtu de probité candide et de lin blanc.(V. Hugo.)
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse.(Id.)
Sublime monument, deux fois impérissable,Fait de gloire et d’airain.(Id.)
… Dans la cave il enserreSon argent et sa joie à la fois.(La Fontaine.)
… Quand ils auront du bien,Et que leur belle muse, à mordre si cuisante,Leur don’ra, comme à luy, dix mil escus de rente, ….Et qu’ils sçauront rimer une aussi bonne table.(Régnier.)
… Et quand sa bouche, ouverte avec effort,Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.(Chénier.)
Souvent c’est l’expression soudaine d’une affinité ou d’une convenance inattendues, d’une qualité, d’une propriété, d’un état dont l’objet ne paraissait pas susceptible :
Mathan de nos autels infâme déserteurEt de toute vertu zélé persécuteur.(Racine.)
Il fallait bien souvent me priver de vos larmes.(Racine.)
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces.(Racine.)
Mais comme ce qu’on s’attend le moins à trouver dans un objet, c’est ce qui en paraît exclu par la définition, il arrivera que les plus frappantes alliances de mots assembleront des termes contradictoires :
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.(Racine.)
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire.(Racine.)
Les dieux, ces parvenus, régnent, et seuls deboutComposent leur grandeur de la chute de tout.(Racine.)
Quelle mâle gaité, si triste et si profonde,Que lorsqu’on vient d’en rire, on devait en pleurer.(A. de Musset.)
Ces alliances de mots ne sont que des antithèses resserrées.
L’antithèse est le contraste de deux pensées, dont le rapprochement fait saillir l’opposition.
Sire, vous pouvez prendre à votre fantaisieL’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie,Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel.(V. Hugo.)
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.(Lamartine.)
Voici une large période qui n’est au fond qu’une antithèse :
Cent mille hommes criblés d’obus et de mitraille,Cent mille hommes couchés dans un champ de bataille,Tombés pour leur pays par leur mort agrandi,Comme on tombe à Fleurus, comme on tombe à Lodi,Cent mille ardents soldats, héros et non victimes,Morts dans un tourbillon d’événements sublimes,D’où prend son vol la fière et blanche Liberté,Sont un malheur moins grand pour la société,Sont pour l’humanité, qui sur le vrai se fonde,Une calamité moins haute et moins profonde,Un coup moins lamentable et moins infortunéQu’un innocent, un seul innocent, condamné,Dont le sang ruisselant sous un infâme glaive,Fume entre les pavés de la place de Grève,Qu’un juste assassiné dans la forêt des lois,Et dont l’âme a le droit d’aller dire à Dieu : “Vois ! ”(V. Hugo.)
Souvent, dans V. Hugo, une ample pièce n’est qu’une antithèse amplifiée ; et les caractères des personnages de ses drames tiennent presque tous dans une antithèse, qui en est la formule.
Considérée dans son juste emploi, non dans son excès, l’antithèse ramasse dans une phrase courte et condensée les pensées qu’elle oppose : moins il y a de mots, plus le contraste ressort, et il semble qu’en l’étendant on met entre les idées un tampon qui en affaiblit le choc. Il suffit d’ouvrir le livre de La Bruyère pour rencontrer à chaque page l’antithèse dans sa pure et forte brièveté.
Il est évident que si l’on emploie des mots qui généralement s’opposent, l’opposition particulière des idées en sera plus saillante. Aussi est-ce la forme la plus fréquente de l’antithèse : le choc des mots fait éclater le contraste des idées :
Enfant, on me disait que les voix sibyllinesPromettaient l’avenir aux murs des sept collines,Qu’aux pieds de Rome, enfin, mourrait le temps dompté,Que son astre immortel n’était qu’à son aurore….Mes amis, dites-moi combien d’heures encorePeut durer son éternité ?(V. Hugo.)
L’honneur leur appartient d’avoir ouvert la porteÀ quiconque osera d’une âme belle et fortePour vivre dans le ciel en la terre mourir.(Malherbe.)
Ici la faute est juste et la loi criminelle ;Le prince pèche ici bien plus que le rebelle ;J’offense justement un injuste pouvoirEt ne crains pas la mort qui punit le devoir…..Elle m’affranchira de votre autorité,Et ma punition sera ma liberté.(Rotrou.)
« Dans ce temps-là, de grands hommes commandaient de petites armées, et ces armées faisaient de grandes choses. »
(Hamilton.)
Enfin si les mots opposés ont des sons analogues, cette ressemblance donnera plus de relief au contraste des sens ; elle l’accusera, le soulignera, en forçant le lecteur à donner une articulation plus nette, un accent plus ferme aux mots presque identiques. L’idée se matérialise en quelque sorte, et, même avant l’intelligence, la voix seule et l’oreille marquent et sentent l’antithèse.
J’offense justement un injuste pouvoir.(Rotrou.)
« Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est. »
(Pascal.)
« Mais parce que, selon le saige Salomon, la science n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aymer et craindre Dieu. »
(Rabelais.)
À plus forte raison, le même effet est obtenu par l’exacte répétition des mêmes mots.
« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »
(Pascal.)
« L’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît. »
(Pascal.)
« S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »
(Pascal.)
L’antithèse n’est point, à vrai dire, une figure. C’est l’expression vive d’une perception vive. Ni les mots, ni les constructions ne sont détournés de leur sens et de leur usage propre. Cela même marque l’emploi et les limites de l’antithèse ; si les idées ne se sont pas violemment rencontrées dans l’esprit, le cliquetis des mots est vain : le bruit qu’ils font est la fin dernière de leur choc ; c’est ferrailler, ce n’est plus s’escrimer. L’antithèse de mots est toujours et partout détestable, et d’autant plus dangereuse qu’elle offre plus de tentation et de facilité. Il n’y a qu’à se laisser aller : les mots s’attirent par la contrariété des sens et par l’analogie des sons, et, si l’on n’y prend garde, la phrase s’achève pour l’oreille et non pour la pensée. Aussi Pascal, dont la vive imagination saisissait avec force tous les rapports et toutes les oppositions des idées, et qui excellait à les rendre sensibles par des rapports et des oppositions pareilles de mots, comparait les vaines antithèses faites pour arrondir les phrases aux fausses fenêtres qu’on peint sur les murs pour la symétrie.