(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.) (1851.) » pp. 309-329
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.) (1851.) » pp. 309-329

Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.)
(1851.)

Il y a toute une moitié de la France qui rirait si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c’est que Jasmin, et qui nous répondrait en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de sa vie poétique ; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu’on lui rappelle ce qui n’est pas sorti de son sein, ce qui n’est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n’arrive pas directement à ses oreilles. C’est pour cette classe nombreuse de lecteurs que je voudrais aujourd’hui expliquer, avec plus d’ensemble que je ne l’ai pu faire autrefois, ce qu’est véritablement Jasmin, le célèbre poète d’Agen, le poète de ce temps-ci qui a le mieux tenu toutes ses promesses.

Jasmin, né à Agen vers la fin du dernier siècle, est un homme qui doit avoir environ cinquante et un ans, mais plein de feu, de sève et de jeunesse ; à l’œil noir, aux cheveux qui, il y a peu de temps, l’étaient encore, au teint bruni, à la lèvre ardente, à la physionomie franche, ouverte, expressive. Né pauvre, de la plus honnête mais de la plus entière pauvreté, d’une famille où l’on mourait de père en fils à l’hôpital, il a raconté lui-même les impressions de son enfance dans ses Souvenirs, un petit poème plein d’esprit, de finesse, d’allégresse et de sensibilité. Jasmin y laisse voir un des principaux traits de son talent : il a la gaieté sensible, et, même quand il pleure, on voit rire toujours dans ses larmes un rayon de soleil. Cependant Jasmin, arrivé à l’âge de gagner sa vie, s’était fait coiffeur ou barbier, et dans sa boutique proprette, dans son petit salon de la promenade du Gravier, il chantait selon l’instinct de sa nature, en usant de cette facilité d’harmonie et de couleur qu’offre à ses enfants l’heureux patois du Midi. Il rasait bien, il chantait mieux, et peu à peu chalands et curieux de venir, si bien qu’un peu d’aisance, un petit ruisselet argentin, comme il dit, le visita, lui le premier de sa race, et qu’il devint même propriétaire de sa modeste maison. Sous cette première forme, Jasmin, auteur de jolies romances, de poèmes burlesques ou même d’odes assez élevées, de ces pièces diverses recueillies et publiées en 1835 à Agen, sous le titre : Les Papillotes, Jasmin n’était encore qu’un aimable, gracieux et spirituel poète, fait pour honorer sa ville natale, mais il n’avait pas conquis le Midi. C’est à partir de 1836 que son talent montra qu’il était capable de s’élever à des compositions pures, naturelles, touchantes, désintéressées : il publia le joli poème intitulé L’Aveugle de Castel-Cuillé, dans lequel il nous fait assister aux fêtes, aux joies du village, et à la douleur d’une jeune fille, d’une fiancée que la petite vérole vient de rendre aveugle et que son amoureux délaisse pour en épouser une autre. La douleur de la pauvre abandonnée, son changement de couleur, son attitude, ses discours, ses projets, le tout encadré dans la fraîcheur du printemps et dans l’allégresse riante d’alentour, porte un caractère de nature et de vérité auquel les maîtres seuls savent atteindre. On est tout surpris, en voyant ce simple tableau, d’être involontairement reporté en souvenir à d’autres tableaux bien expressifs des anciens, et de Théocrite par exemple. C’est que la vraie poésie, en puisant aux mêmes sources, se rencontre et se réfléchit par les mêmes images.

Jasmin, en s’élevant à ce genre de compositions nouvelles, suivait encore son naturel sans doute, mais il s’était mis à le diriger, à le perfectionner ; cet homme, qui avait lu peu de livres, avait médité en lisant à celui du cœur et de la nature, et il entrait dans la voie de l’art véritable, où un travail secret et persévérant préside à ce qui paraîtra le plus éloquemment facile et le plus heureusement trouvé. En 1834, il avait été très frappé d’un fait qu’il faut l’entendre raconter lui-même, et qui décida de sa poétique future. Un incendie éclata de nuit dans Agen. Un jeune homme, enfant du peuple, bien doué, et d’une demi-éducation, fut témoin d’une scène déchirante, et, comme Jasmin avec quelques amis arrivait sur les lieux, l’enfant encore plein d’émotion la leur raconta :

Je ne l’oublierai jamais, dit Jasmin, il nous fit frémir, il nous fit pleurer… C’était Corneille, c’était Talma ! J’en parlai le lendemain dans quelques-unes des meilleures maisons d’Agen ; on voulut voir le jeune homme, on le fit venir, on lui fit raconter le même fait ; mais la fièvre de l’émotion en lui s’était éteinte, il fut phraseur, maniéré, exagéré ; bref, il voulut faire et il ne fit pas. Alors je compris que, dans nos moments d’émotion et de fièvre, parlant et agissant, nous étions tous laconiques et éloquents, pleins de verve et d’action, vrais poètes enfin lorsque nous n’y songions pas ; et je compris aussi qu’une muse pouvait, à force de travail et de patience, en arriver à être tout cela en y songeant.

Cette observation si fine et si juste doit servir à expliquer le procédé de Jasmin dans les divers poèmes qu’il a depuis composés : L’Aveugle (1835), puis Françounette (1840), Marthe la folle (1844), Les Deux Frères jumeaux (1845), La Semaine d’un fils (1849). Dans toutes ces compositions Jasmin a une idée naturelle, touchante ; c’est une histoire, ou de son invention, ou empruntée à la tradition d’alentour. Avec sa facilité improvisatrice, encore aidée des ressources du patois dans lequel il écrit, Jasmin pourrait courir et compter sur les hasards d’une rencontre heureuse comme il n’en manque jamais aux gens de verve et de talent : mais non, il trace son cadre, il dessine son canevas, il met ses personnages en action, puis il cherche à retrouver toutes leurs pensées, toutes leurs paroles les plus simples, les plus vives, et à les revêtir du langage le plus naïf, le plus fidèle, le plus transparent, d’un langage vrai, éloquent et sobre, n’oubliez pas ce dernier caractère. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il entend et qu’il peut emprunter d’un artisan ou d’un laboureur un de ces mots qui en valent dix. C’est ainsi que ses poèmes mûrissent pendant des années avant de se produire au grand jour, selon le précepte d’Horace que Jasmin a retrouvé à son usage, et c’est ainsi que ce poète du peuple, écrivant dans un patois populaire et pour des solennités publiques qui rappellent celles du Moyen Âge et de la Grèce, se trouve être en définitive, plus qu’aucun de nos contemporains, de l’école d’Horace que je viens de nommer, de l’école de Théocrite, de celle de Gray et de tous ces charmants génies studieux qui visent dans chaque œuvre à la perfection.

Quand je trouve poussée à ce degré chez Jasmin cette théorie du travail, de la curiosité du style et du soin de la composition, lui qui a d’ailleurs le jet si prompt et si facile, quel retour douloureux je fais sur nos richesses poétiques si dissipées par nos grands poètes du jour ! Ô Jocelyn ! Jocelyn ! quel délicieux poème vous auriez été, si la nature prodigue qui vous a conçu avait été capable de vous porter avec cette patience, de vous élever et de vous mener à bien avec cette sollicitude maternelle ! Il est vrai qu’un poème comme Jocelyn, exécuté et traité avec le soin que Jasmin apporte aux siens, coûterait huit ou dix années de la vie, et l’on n’aurait guère le temps de faire à travers cela une dizaine de volumes sur les Girondins ou les Jacobins, et une révolution de février, la chose et le livre à la fois, et toute cette série d’improvisations que nous savons et que nous oublions, ou que nous voudrions oublier.

Cette manière élevée et sobre dont Jasmin conçoit l’art du poète, il l’a exprimée avec bien de la gentillesse et de l’esprit en une occasion singulière. Pendant une de ces tournées qu’il fait depuis déjà seize ans dans le Midi, et qui sont une suite de récitations et d’ovations continuelles, un poète du département de l’Hérault, un poète en patois, appelé Peyrottes, potier de son état, et qui s’est fait une certaine réputation bien après Jasmin, lui envoya, par lettre, un défi. Jasmin était alors de passage à Montpellier :

Monsieur, lui écrivait Peyrottes (24 décembre 1847), j’ose, dans ma témérité qui est bien près de la hardiesse (je ne donne pas Peyrottes comme très fort sur les synonymes)43, vous proposer un défi. Seriez-vous assez bon pour l’accepter ? Dans le Moyen Âge, les troubadours n’auraient pas dédaigné la provocation que, dans ma hardiesse, je viens vous faire.

Je me rendrai à Montpellier aux jour et heure que vous voudrez. Nous nommerons quatre personnes connues en littérature pour nous donner trois sujets que nous devrons traiter en vingt-quatre heures. Nous serons enfermés tous les deux. Un factionnaire veillera à la porte. Les vivres seuls entreront.

Enfant de l’Hérault, je tiens à l’honneur et à la gloire de mon pays ! Comme, en pareille circonstance, une bonne action est de rigueur, on fera imprimer les trois sujets donnés, au profit de la Crèche de Montpellier.

Je voudrais bien entrer en lice avec vous pour la déclamation, mais un défaut de langue très prononcé me le défend.

Et un post-scriptum de la lettre provocatrice disait :

Je vous préviens, monsieur, que je fais distribuer, dès à présent, copie de cette lettre à diverses personnes de Montpellier.

Ainsi, voilà Jasmin mis en demeure d’improviser et pris par le point d’honneur. Va-t-il aller sur le terrain ? Écoutons sa charmante réponse et la leçon qui s’adresse à d’autres encore qu’au poète potier :

Monsieur,

Je n’ai reçu qu’avant-hier, veille de mon départ, votre cartel poétique : mais je dois vous dire que, l’eussé-je reçu en temps plus opportun, je n’aurais pu l’accepter.

Quoi ! monsieur, vous proposez à ma muse, qui aime tant le grand air et sa liberté, de s’enfermer dans une chambre close, gardée par quatre sentinelles qui ne laisseraient passer que des vivres, et, là, de traiter trois sujets donnés, en vingt-quatre heures !… Trois sujets en vingt-quatre heures ! vous me faites frémir, monsieur. Dans le péril où vous voulez mettre ma muse, je dois vous avouer, en toute humilité, qu’elle est assez naïve pour s’être éprise du faire antique au point de ne pouvoir m’accorder que deux ou trois vers par jour. Mes cinq poèmes : L’Aveugle, Mes souvenirs, Françounette, Marthe la folle, Les Deux Jumeaux, m’ont coûté douze années de travail, et ils ne font pourtant en tout que deux mille quatre cents vers.

Les chances, vous le voyez, ne seraient pas égales ; à peine nos deux muses seraient-elles prisonnières, que la vôtre pourrait bien avoir terminé sa triple besogne avant que la mienne, pauvrette, eût trouvé sa première inspiration de commande.

Je n’ose donc pas entrer en lice avec vous ; le coursier qui traîne son char péniblement, mais qui arrive pourtant, ne peut lutter contre la fougueuse locomotive du chemin de fer. L’art qui produit les vers un à un ne peut entrer en concurrence avec la fabrique…

Donc, ma muse se déclare d’avance vaincue, et je vous autorise à faire enregistrer ma déclaration.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous saluer.

Jacques Jasmin.

P.-S. — Maintenant que vous connaissez la muse, en deux mots connaissez l’homme :

J’aime la gloire, mais jamais les succès d’autrui ne sont venus troubler mon sommeil.

C’est ainsi que Jasmin répondait à la fois comme un enfant de la nature, et comme eût fait un élève de Théocrite et d’Horace.

Il faut en venir à le citer, à le traduire de manière à faire apprécier de tous quelques-unes de ses qualités propres. Son troisième volume de Poésies, qui est sur le point de paraître, me fournit maint sujet soit dans le genre de l’épître, soit dans celui du poème. Je prendrai pour exemple, de préférence, Marthe l’innocente, Marthe l’idiote. C’est un petit poème dédié à Mme Menessier-Nodier, en mémoire et en reconnaissance de ce que Nodier le premier salua et annonça Jasmin de ce côté-ci de la Loire. Marthe était une pauvre fille qui vécut trente ans dans Agen de la charité publique,

et que nous autres petits drôles, dit le poète, nous tourmentions sans crainte quand elle sortait pour remplir son petit panier vide. — Pendant trente ans on a vu la pauvre idiote, à notre charité tendre les mains souvent. Dans Agen on disait, quand elle passait : « Marthe sort, elle doit avoir faim ! » On ne savait rien sur elle, et cependant chacun l’aimait. Seulement les enfants, qui de rien n’ont pitié, qui rient de tout ce qui est, triste, lui criaient : « Marthe, un soldat ! » et Marthe, qui avait peur des soldats, fuyait vite.

— Pourquoi fuyait-elle ? C’est ce que se demande un jour la muse de Jasmin, à une heure de rêverie où l’image de cette pauvre fille, avec sa grâce de vierge sous les haillons, lui revenait en pensée, et, après avoir bien quêté de ses nouvelles à travers champs, s’être bien enquis « à travers vignes et pâquerettes », voici ce qu’elle a trouvé :

Un jour, près des bords que la rivière du Lot baise fraîchement de son eau claire et fine, dans une maisonnette cachée sous les ormes touffus, tandis qu’à la ville prochaine les jeunes garçons tiraient au sort, une jeune fille pensait, puis priait Dieu, puis se levait et ne savait tenir en place. Qu’avait-elle ? Si jeune pourtant, si belle, et d’une beauté si pure et si délicate entre ses compagnes ! d’où lui viennent ses inquiétudes, ses pâleurs subites ? Vous le devinez : ce jour-là, son sort se décide avec celui d’un autre. Quelqu’un entre en cet instant : « c’est Annette, sa voisine ; au premier coup d’œil on voit bien que dans le cœur celle-là a des chagrins aussi : un moment après, on devine que le mal dans son cœur glisse et ne prend pas racine ». Et les deux filles parlent de leurs chagrins, mais chacune à sa manière. Annette, effrayée de l’inquiétude où elle voit son amie, dit à Marthe qui l’interroge et qui croyait déjà lire à son front une nouvelle : « Je n’en sais rien encore ; amie, prends courage ; voici midi, nous le saurons bientôt. Mais tu trembles comme un jonc ! Il me fait peur, ton visage ! et si Jacques partait, tu en mourrais peut-être ? » — « Je n’en sais rien », répond Marthe avec une simplicité profonde. Annette la console ; elle se cite en exemple avec une légèreté malicieuse et naïve :

Tu as tort ! mourir ! que tu es enfant ! J’aime Joseph ; s’il part, je pourrai m’affliger, je pourrai laisser tomber quelques larmes ; mais, tout en l’aimant je l’attendrai sans mourir. Nul garçon ne meurt pour une fille, et ils n’ont pas tort ; ce n’est que trop vrai : personne ne perd plus que celui qui s’en va.

Supposez à ces simples paroles un rythme plein d’aisance et de douceur. C’est ainsi que Jasmin fait ses dialogues, et qu’il retrouve, à force de réflexion, la nature toute pure. Pour amuser leur inquiétude et chasser leurs chagrins tout en s’en occupant, les deux jeunes filles tirent les cartes. Ce jeu est décrit avec grâce et vivacité. La superstition est peinte au naturel. Les deux jeunes filles, l’aimante et la légère, apportent au jeu un même intérêt de curiosité et d’effroi : « Les deux bouches sont sans parole ; les quatre yeux riants, effrayés, suivent le mouvement des doigts. » Tout allait bien, les cartes promettaient, presque tous les piques étaient dehors, quand, pour dernière carte, la fatale dame de pique tombe et vient crier : Malheur ! Au même moment le bruit du tambour et des fifres annonce le retour joyeux des garçons, de ceux qui ont de bons numéros. Laquelle des deux jeunes filles va reconnaître celui qu’elle aime ? C’est la légère, la moins éprise, c’est Annette qui reconnaît Joseph parmi les favorisés. Pour Jacques, il a pris le numéro 3, et il part. Deux semaines après, Annette, celle qui se serait consolée, est mariée à son fiancé. Jacques vient prendre congé de Marthe en pleurant. Jacques n’a ni père ni mère ; il n’a qu’elle au monde à aimer. Il promet, si la guerre l’épargne, de revenir lui apporter sa vie. Nous ne sommes qu’à la fin du premier chant, ou, comme on dit, à la première pause.

Le mois de mai est revenu ; le poète le décrit comme tout poète méridional le saura toujours décrire. Au milieu de la joie de tous et des chansons, une seule voix bien douce se plaint. C’est celle de Marthe qui chante cette ravissante complainte, dont voici le premier couplet :

« Les hirondelles sont revenues, je vois mes deux au nid, là-haut ; on ne les a pas séparées, elles, comme nous autres deux ! Elles descendent, les voici, je les ai presque dessus ; qu’elles sont luisantes et jolies ! Elles ont toujours au cou le ruban que Jacques y attacha pour ma fête, l’an passé, quand elles venaient becqueter dans nos mains unies les moucherons d’or que nous choisissions. »

Il faudrait citer le texte, pour donner idée de cette poésie toute rayonnante et scintillante encore au milieu de sa tristesse. La poésie de Jasmin est tout émaillée de ces vers charmants qui font luire aux yeux les objets, qui font briller sur la vitre le soleil du matin, et étinceler la maisonnette à travers le bouquet de noisetiers : mais ici cet éclat de description se confond avec le pur sentiment.

La pauvre Marthe continue sa complainte et son entretien avec ses hirondelles. Pourtant elle dépérit, une fièvre lente la dévore ; elle est mourante, et bientôt le prêtre la recommande à l’église aux prières de tous. C’est alors qu’un oncle bienfaisant a deviné sa peine, et qu’il lui dit à son chevet un mot qui la réveille et qui lui rend la santé. Cet oncle a compris qu’il s’agit pour elle de Jacques : il vend sa vigne, et, avec ce premier fonds, si Marthe guérit et travaille, on aura bientôt de quoi acheter le congé du soldat. Marthe espère, elle renaît, elle travaille. Mais l’oncle meurt : elle ne se décourage point. Elle vend sa maison, et, légère, elle court porter au curé la somme complète :

« Monsieur le curé, lui dit Marthe à genoux, je vous porte tout ce que j’ai ; maintenant vous pourrez écrire ; achetez sa liberté, puisque vous m’êtes si bon ; ne dites pas qui le sauve ; oh ! il deviendra bien assez ; ne me nommez pas encore, et ne tremblez pas pour moi : j’ai la force à mon bras, je travaillerai pour vivre ; pitié ! monsieur le curé, pitié ! rendez-le-moi. »

La troisième partie commence. Il ne s’agit plus que de retrouver Jacques. Ce n’était pas facile à cette époque des grandes guerres. Le prêtre de campagne sait bien des choses de son troupeau ; il lit dans les cœurs. Un pécheur le fuit, il le sait, il le va chercher. « Mais, du fond de son presbytère, l’homme du ciel aurait mieux su déterrer le péché, la maligne pensée, que le soldat sans nom au milieu d’une armée, et qui, depuis trois ans, n’avait pas écrit. » Cependant le bon curé en viendra à bout. En attendant, Marthe pauvre, mais à demi, heureuse déjà et confiante, travaille. Elle travaille nuit et jour pour réparer autant qu’elle peut ce qu’elle a donné, et pour avoir à donner encore. Et la nouvelle de sa touchante action faisant bruit déjà dans les prairies, tout le pays s’était pris d’amour pour elle : « C’étaient, la nuit, de longues sérénades, des guirlandes de fleurs à sa porte attachées, et le jour, des présents choisis que les filles enfin à sa cause entraînées venaient lui présenter avec des yeux tout amis. » Annette surtout était en tête de cette bonne jeunesse. Bref, on traitait déjà Marthe comme une fiancée, comme une épousée, quand un jour, un dimanche matin, le bon curé lui apparaît après la messe, un papier à la main. C’est une lettre de Jacques ; il est retrouvé, il est libre, il arrive le dimanche suivant. Ajoutez que Jacques n’a pas deviné d’où lui est venu ce bienfait inespéré. Pauvre enfant orphelin, ou, qui pis est, enfant trouvé, il s’est imaginé que sa mère enfin s’était fait connaître. Ainsi il va arriver et tout apprendre d’un seul coup : il aura toutes les heureuses surprises à la fois. Huit jours se passent : l’autre dimanche est venu. Après la messe, il faut voir tout le village assemblé comme s’ils attendaient un grand seigneur, et Marthe, la fille au front pur, à côté du vieux prêtre, tous riants et plantés là, debout, à l’entrée du chemin : vous avez le tableau, et le grand chemin devant vous dans sa longueur :

Rien au milieu, rien au bout de cette longue raie plate, rien que l’ombre déchirée à morceaux par le soleil (encore un de ces vers heureux qui peignent sans rien interrompre). Tout à coup un point noir a grossi ; il se remue… Deux hommes… deux soldats… Le plus grand, c’est lui !… Qu’il va bien ! À l’armée, il a grandi encore !… Et ils s’avancent tous deux… L’autre, quel est celui-là ? Il a l’air d’une femme… Eh ! c’en est une, étrangère. Qu’elle est belle, gracieuse ! elle est mise en cantinière. Une femme, mon Dieu ! avec Jacques ! Où va-t-elle ? Marthe a les yeux sur eux, triste comme une morte ; et même le prêtre, et même l’escorte, tout frémit, tout est muet ; eux deux s’avancent davantage… Les voici à vingt pas, souriants, hors d’haleine. Mais qu’est-ce maintenant ? Jacques a l’air en peine, il a vu Marthe… Tremblant, honteux, il s’est arrêté… Le prêtre n’y tient plus : de sa voix forte, pleine, qui épouvante le péché : « Jacques, quelle est cette femme ? » Et, comme un criminel, Jacques baissant la tête : « La mienne, monsieur le curé, la mienne… Je suis marié. » Un cri de femme part, le prêtre se retourne…

Ce cri, on le sent, c’est celui de Marthe : mais ne croyez pas qu’elle pleure ni qu’elle soupire. La pauvre fille, en fixant Jacques gracieusement, n’a qu’un éclat de rire, un rire convulsif. Elle est folle et ne guérira jamais. — Telle est en abrégé l’histoire dont le poète a su faire une suite de scènes vives, sensibles et touchantes.

La langue dans laquelle Jasmin écrit est le patois du Midi ; mais ce mot est bien vague et ne donnerait pas une juste idée de son doux idiome et du travail d’artiste avec lequel il l’a réparé. La langue du midi de la France, la plus précoce de celles qui naquirent du latin après la confusion de la barbarie, cette langue dite provençale-romane était arrivée à une sorte de perfection classique durant le xiie  siècle, de 1150 à 1200 ; elle avait produit en poésie des œuvres diverses et des plus distinguées, et elle était en plein épanouissement lorsqu’elle fut violemment dévastée et ravagée au commencement du xiiie  siècle, dans la guerre dite des Albigeois (1208-1229). Elle fut écrasée brutalement dans sa fleur, et comme noyée dans le sang de ceux qui la cultivaient. Durant quelque temps elle lutta encore et essaya de se maintenir à l’état littéraire ; mais, tout centre politique étant détruit dans le Midi, cette langue, la première née ou du moins la première formée des modernes, tomba décidément en déchéance et passa à l’état de patois. Je définis un patois une ancienne langue qui a eu des malheurs, ou encore une langue toute jeune et qui n’a pas fait fortune. La provençale était dans le premier cas. Depuis lors, cette langue éparse et morcelée avait encore eu ses poètes particuliers en Béarn, à Toulouse, dans le Rouergue, en différents lieux ; mais ces poètes d’un naturel aisé ne faisaient aucun effort pour sortir de l’esprit du cru, et pour élargir l’horizon tout local où les avait confinés la Fortune. Jasmin, dans la seconde partie de sa carrière, a eu l’honneur et le mérite de sentir qu’il y avait à revenir, pour tout le Midi, à une sorte d’unité d’idiome, au moins pour la langue de la poésie. En débutant dans son patois d’Agen, il trouva une langue harmonieuse encore, mais très atteinte par les invasions françaises, qui y avaient importé des tours et des mots contraires au génie primitif. Il eut à se défaire lui-même de ses premières habitudes, à débarrasser la superficie de la pierre, comme il dit, de ces couches étrangères qu’y avaient appliquées deux siècles civilisateurs. Il y réussit avec délicatesse et sans marquer l’effort. La langue qu’il parle aujourd’hui, la langue qu’il chante n’est celle d’aucun lieu en particulier, d’aucun coin de Gascogne, de Languedoc ni de Provence ; c’est une langue un peu artificielle et parfaitement naturelle, qui s’entend également par tous ces pays et que les Catalans eux-mêmes comprennent. Il y introduit discrètement des mots pittoresques de son invention, des diminutifs, de vieux mots rafraîchis, mille alliances et mille grâces dont autrefois nous-mêmes nous n’étions pas absolument dépourvus dans le français d’Amyot et de Montaigne, mais que la régularité classique nous a retranchées. Jasmin en jouit et en use dans son joli dialecte si bien restauré, mais il n’en abuse jamais.

C’est aux critiques nés de l’autre côté de la Loire de suivre plus en détail cette étude de la langue de Jasmin et des questions piquantes qui s’y rattachent. Pour le style, Jasmin me paraît être une sorte de Manzoni languedocien. Je livre aux hommes compétents la définition pour ce qu’elle vaut, et je leur laisse le soin de la dégager ou de la modifier. Ce que je voudrais ici surtout, ce serait de montrer l’homme à l’œuvre et en action. Il y a dans Jasmin, à côté du poète, un déclamateur et un acteur, et tous ces hommes en lui concourent, à l’aide de son harmonieux dialecte, à lui obtenir cette prodigieuse action qu’il exerce sur les organisations du Midi. Il serait difficile et injuste de faire dans ce succès la part à l’un des éléments plutôt qu’à l’autre : ils sont également nécessaires et se tiennent. Ce qui fait que la poésie de Jasmin produit tant d’effet, c’est que tout en lui est d’accord, tout coule de source : on sent que l’homme et le poète ne sont qu’un ; et, comme l’homme est à la hauteur du poète, on s’abandonne bien vite, en l’écoutant, à la sincérité de l’impression qu’il partage.

Laissons de côté les improvisations obligées et les compliments en madrigaux qu’il est obligé de répandre sur son chemin, en retour de chaque hommage et de chaque hospitalité triomphale qu’il reçoit : lui-même il se juge sur ce point aussi sévèrement qu’on pourrait le faire, et quand la reconnaissance chez lui est sérieuse, il demande du temps et du recueillement pour l’exprimer : « On n’acquitte pas, dit-il, une dette poétique avec des impromptus ; les impromptus peuvent être la bonne monnaie du cœur, mais ils sont presque toujours la mauvaise monnaie de la poésie. » Prenons donc Jasmin par ses côtés charmants et sérieux, tout à fait durables. Un des épisodes les plus touchants, les plus honorables et les plus caractéristiques de son existence de poète-troubadour, est son pèlerinage pour l’église de Vergt. Le digne curé d’une petite ville du Périgord, M. Masson, voyant son église en ruines et la ferveur de son troupeau s’en ressentir, s’adressa, en 1843, à Jasmin pour lui demander de l’aider, dans une tournée, à recueillir des souscriptions. Jasmin ne se fit pas prier : « L’Église m’attendait, dit-il, son curé m’a choisi ; j’ai pris la galopée. » Et le voilà, pèlerin à côté du prêtre, qui court de ville en ville. Oh ! qu’il voudrait que ses vers, comme autrefois ceux du chanteur célèbre (car Jasmin a bien un peu entendu parler d’Amphion), pussent faire monter vilement toitures et murailles ! Et ne croyez pas pourtant que, le clocher dressé, il allât se comparer avec orgueil à ce chanteur fameux :

Non ! lorsque monteront tuiles et chevrons, mon âme sentira quelque chose de plus doux. Je me dirai : J’étais nu ; l’Église, je m’en souviens, m’a vêtu bien souvent pendant que j’étais petit. Homme, je la trouve nue ; à mon tour je la couvre… Oh ! donnez, donnez, tous ! que je goûte la douceur de faire pour elle une fois ce qu’elle a tant fait pour moi.

Et en entendant ces vers si sentis, chacun donnait avec larmes, et le poète nageait dans la joie de son cœur de voir le chapeau du curé se remplir à la ronde.

Cinq mois après cette première quête, le 24 juillet 1843, l’église de Vergt, pour laquelle il avait tant couru, était bénite et consacrée par six évêques devant trois cents prêtres et plus de quinze mille personnes de tous rangs accourues pour la cérémonie. Jasmin y était, un peu perdu d’abord dans la foule. Il avait composé pour cette solennité une pièce nouvelle, intitulée Le Prêtre sans église, et inspirée des mêmes sentiments élevés et droits. Il y montrait l’influence d’une belle église sur la population du Midi, qui aime à se figurer dès ici-bas le ciel ouvert, et dont la piété dépend quelque peu des représentations extérieures. Toute la journée cependant était prise par les cérémonies religieuses ; on devait dîner à la hâte. Au moment de se mettre à table, l’archevêque de Reims (M. le cardinal Gousset), le consécrateur de l’église rebâtie, dit à Jasmin :

Poète, on nous a parlé de votre pièce sur la circonstance ; nous serons heureux si vous voulez nous la confier ce soir, avant de partir, à quelques-uns. — À quelques-uns, monseigneur ! répliqua Jasmin. Est-ce que vous pourriez croire qu’une muse a travaillé quinze jours et quinze nuits pour ne faire qu’une confidence le jour de la fête ? Aujourd’hui, c’est fête à Vergt pour la religion, mais aussi pour la poésie qui la comprend et qui l’aime. L’église a six pontifes, la poésie n’a qu’un sous-diacre, mais il faut qu’il chante officiellement son hymne, ou il la remportera vierge, et sans que personne l’ait entendue.

M. l’archevêque, homme d’esprit, et qui comprend la race des poètes, promit d’essayer au dessert d’introduire la pièce de vers entre le fromage et le café : « Mais vous aurez un fort rival dans le café ! » — « Il sera vaincu, monseigneur », répondit Jasmin. On était au dessert, il n’y avait pas un instant à perdre, et les deux cent cinquante convives allaient échapper. Déjà l’évêque de Tulle, M. Berteaud, qui devait prêcher pour la consécration, s’était esquivé pour se préparer à son sermon ; on le rappelle. Jasmin commence et récite la pièce qu’on peut lire dans son troisième volume : Le Prêtre sans église. Un seul fait dira le succès mieux que tout. M. Berteaud qui devait prêcher une heure après sur l’infinité de Dieu, ayant entendu le poète, changea subitement son texte ; il annonça au début de son sermon qu’il allait prêcher sur le prêtre sans église, et développer le sujet si heureusement indiqué par un autre. De tels exemples, où tant de sentiments délicats et généreux se confondent des deux parts dans un sentiment religieux supérieur, semblent ramener la poésie à ses plus nobles origines et ne se peuvent raconter sans émotion.

La vie de Jasmin, de ce gai et riant poète, est remplie de ces traits graves et touchants. En 1840, dans son voyage de Toulouse, où il avait gagné pour la première fois son titre envié de poète universel de tout le pays languedocien, il avait vu une jeune personne, alors dans la prospérité, Mlle Thérèse Roaldès, « marier sa riche musique à ses pauvres chansons ». Trois années après, le malheur avait passé sur cette maison, et Mlle Roaldès, par piété filiale, était réduite à chercher dans son talent une ressource. Jasmin fit avec elle comme avec le prêtre de Vergt ; il fit des tournées heureuses et fructueuses, et l’ivresse même du poète, qui semblait, avant tout, heureux de réciter ses vers, n’était ici qu’une délicatesse de plus.

Les tournées de Jasmin sont assez marquées, on peut le croire, d’incidents gais, fous, enthousiastes, d’incidents tout gascons : ceux-là sautent aux yeux d’eux-mêmes ; j’ai mieux aimé m’arrêter sur les autres.

Ces qualités sérieuses et dignes, recouvertes d’une poésie fraîche, riante et sensible, ont profité à Jasmin. Homme, elles lui ont procuré la considération qui ne suit pas toujours la renommée ; poète, elles l’ont amené à la perfection de son talent et au goût, à ce goût naturel, qui tient à l’usage complet et sûr de toutes les louables facultés. Dans ces pièces familières du genre de l’épître et de l’idylle, je n’en sais pas qui le peigne mieux que celle qui a pour titre : Ma vigne, adressée à une dame de ses compatriotes qui habite Paris. Jasmin, un certain jour, vers 1845, est devenu propriétaire en effet, non plus seulement de sa maison au Gravier, mais d’une petite vigne tout proche de la ville, et qu’il a baptisée aussitôt par cette inscription : À Papillote, comme qui dirait : à Babiole, à Bagatelle. Cette vigne réunit toutes les conditions que Pline le Jeune exigeait pour la petite propriété du poète et de l’homme d’étude : « Tantum soli ut… reptare per limitem omnes viticulas suas nosse et numerare arbusculas possint. » On en peut compter les ceps aisément :

Neuf cerisiers, voilà mon bois, s’écrie Jasmin, qui n’a lu ni Pline le Jeune, ni le Hoc erat in votis d’Horace, ni Le Vieillard de Vérone de Claudien ; dix rangs de vigne font ma promenade ; des pêchers, ils sont miens ; des noisettes, elles sont miennes ; des ormeaux, j’en ai deux ; des fontaines, j’en ai deux. Que je suis riche ! Ma muse est une métayère ; oh ! je veux vous peindre, pendant que je tiens le pinceau, notre pays aimé du ciel.

Ici, nous faisons tout naître rien qu’en égratignant la terre ; qui en possède un morceau se prélasse chez lui ; il n’y a pas de petit bien sous notre soleil !

Suivent les plus jolies descriptions, les plus chantantes, les plus embaumées : mais le moral s’y joint toujours. C’est sur cette vigne que compte le poète pour empêcher ses amis de lui échapper, pour les lui rattacher avec son fruit savoureux. Les souvenirs en ce lieu lui reviennent en foule :

Je vois la prairie où je sautillais ; je vois la petite île ou je broussaillais, où j’ai pleuré…, où j’ai ri…

Je vois plus loin le bois feuillu, où, près de la fontaine, je me faisais songeur, depuis que l’on m’avait dit qu’un fameux écrivain avait doré le front d’Agen, en faisant retentir ses vers au bruit de cette onde d’argent.

Cet écrivain fameux, qui troublait l’enfance de Jasmin, le croirait-on ? c’est Scaliger, Jules-César Scaliger, qui avait été l’honneur d’Agen au xvie  siècle, et dont la tradition et la légende ont fait un poète presque populaire. Illustre Scaliger, il ne s’est jamais trouvé si gentiment chanté et célébré. Mais, de souvenir en souvenir, Jasmin s’aperçoit, dans son propre clos, de plus d’une haie épaisse qu’enfant il a trouée, de plus d’un pommier qu’il a ébranché, de plus d’une vieille treille où on lui a fait la courte-échelle pour atteindre le fin muscat, et il se promet, à son tour, de ne pas être plus dur aux autres qu’on ne l’a été pour lui :

Que voulez-vous ? ce que j’ai dérobé, je le rends, et je le rende avec usure ; à ma vigne, je n’ai pas de porte ; deux ronces en barrent le seuil ; lorsque des picoreurs, par les trouées, je vois le nez, au lieu de m’armer d’une gaule, je m’en retourne, je m’en vais pour qu’ils y puissent revenir.

Remarquez-ici comme la bonté et la charité se déguisent dans le rire. La Vigne de Jasmin est un de ces petits chefs-d’œuvre qu’on ne peut attendre que de ces poètes accomplis en qui le sentiment et le style s’unissent pour satisfaire à la fois l’âme et le goût.

Qu’ai-je à dire encore sur le côté sérieux du poète ? Faut-il lui faire un mérite d’avoir su résister à toutes les tentations mauvaises qui n’ont pas été sans l’assiéger ? Nul poète n’a reçu autant d’éloges que lui, et nul ne se gêne moins à paraître les aimer, mais il a cela de particulier que ces éloges ne lui ont fait faire aucune folie : il a porté son ivresse de poète avec un rare bon sens : « Je ne sais aucun faux pas de lui », me disait quelqu’un qui le connaît bien. Avant la révolution de Février, en avril 1847, dans la pièce intitulée Riche et pauvre, ou les Prophètes menteurs, il montrait la bienfaisance des uns désarmant la colère et l’envie des autres, et faisant mentir les sinistres prédictions ; il montrait aux plus pauvres la charité mieux comprise que jamais, se déployant partout, donnant d’une main et quêtant de l’autre ; et aux riches il disait : « N’oubliez pas un seul moment que des pauvres la grande couvée se réveille toujours avec le rire à la bouche, quand elle s’endort sans avoir faim. » Dans son poème Ville et campagne, composé pour la fête du comice agricole de Villeneuve-sur-Lot (septembre 1849), il montrait les avantages qu’il y a à ne pas déserter son sol natal pour les glorioles et les ambitions des villes ; il faisait porter une santé par le plus sage et le plus vieux, « non à l’esprit nouveau, plein de venin, mais à l’aîné de l’esprit, au bon sens ». Il n’était content que quand il avait ramené aux champs son jeune Monsieur égaré, et quand il lui avait fait dire : « La campagne fut mon berceau, maintenant elle sera ma tombe : car j’ai compris la terre, j’ai sondé ce qu’elle vaut. » Ce jeune homme, égaré par les idées modernes, pourrait être caractérisé dans sa maladie morale avec plus de particularité sans doute et plus de ressemblance ; l’intention suffit pourtant ; l’auditeur achève la pensée. Heureux de la conversion, le poète s’écrie en finissant, dans un sentiment qui déborde le cadre de son poème : « C’est beau de sauver la sainte poésie, mais c’est cent fois plus beau de sauver son pays ! » — C’est après avoir entendu ce poème et tant de pièces inspirées par un même sentiment moral élevé, qu’on a pu dire avec raison : « Si la France possédait dix poètes comme Jasmin, dix poètes de cette influence, elle n’aurait pas à craindre de révolutions. »

J’allais oublier de dire que ce troisième volume de Jasmin est dédié à M. Dumon d’Agen, l’ancien ministre, et qui avait eu autrefois mille attentions et mille bonnes grâces pour lui. Ce n’est certes pas se compromettre que de dédier un volume de poésies à M. Dumon, qui reste un homme de tant d’esprit et de littérature : mais c’est s’honorer et bien prendre son temps que de lui dire devant tous aujourd’hui : Je vous suis autant que jamais reconnaissant.