Madame de La Tour-Franqueville et Jean-Jacques Rousseau.
On a publié en 1803 une correspondance, jusque-là inédite, de Jean-Jacques Rousseau avec une dame du temps, femme d’esprit et de ses grandes admiratrices, Mme de La Tour-Franqueville. Cette correspondance dans laquelle Rousseau n’entra qu’à son corps défendant, et où, du premier au dernier jour, chaque billet lui fut comme arraché, a pourtant cela de remarquable et d’intéressant, qu’elle est suivie, qu’elle forme un tout complet, qu’elle n’était pas destinée au public, qu’elle nous montre Jean-Jacques au naturel depuis le lendemain de La Nouvelle Héloïse jusqu’au moment où sa raison s’altéra irrémédiablement. On y peut étudier en abrégé le progrès croissant de ses bizarreries et de ses humeurs, entremêlées de retours pleins de grâce, et de rares mais charmants rayons. On y peut étudier en même temps le public, et, si je puis dire, les femmes de Rousseau, dans la personne de l’une des plus distinguées et certainement de la plus dévouée d’entre elles.
Tout grand poète, tout grand romancier a son cortège d’admirateurs, et surtout de femmes, qui l’exaltent, qui l’entourent, qui le chérissent, qui se sacrifieraient de grand cœur à lui, et (je leur en demande bien pardon) qui, si on les laissait faire, l’auraient, sans le vouloir, bientôt mis en pièces comme Orphée. Mais c’est là aussi, c’est dans cet entourage où tout se reflète et s’exagère, qu’il est parfois commode et piquant de connaître un auteur et de le retrouver. Dis-moi qui t’admire, et je te dirai qui tu es, du moins qui tu es par la forme du talent, par le goût. Nous avons eu, de nos jours, bien des exemples de ces cortèges divers que nous avons vus passer. M. de Chateaubriand, après Atala et René, a eu ses admiratrices passionnées, nobles, tendres, délicates, dévouées jusqu’à en mourir : on eût vu marcher en tête la pâle et touchante Mme de Beaumont. Ce qui suffirait pour donner la plus haute idée de la qualité du talent de M. de Chateaubriand, c’est en général la nature distinguée des femmes qui s’y sont prises, qui se sont éprises de lui pour son talent. M. de Lamartine est venu ensuite, et nous avons eu des milliers de sœurs d’Elvire, rêveuses et mélancoliques comme elle. Dans les dernières années, et depuis Jocelyn, le cercle s’est élargi ou plutôt transformé, les Elvire sont devenues des Laurence. M. de Balzac, le célèbre romancier, a eu plus que personne son cortège de femmes, celles de trente ans en masse et d’au-delà, dont il a si bien saisi la faible et flattée infirmité secrète, toutes ces organisations nerveuses et fébriles qu’il a eu l’art de magnétiser. Au xviiie siècle, Bernardin de Saint-Pierre, après Paul et Virginie, fut assiégé d’admiratrices aussi, entre lesquelles Mme de Krüdener se montra l’une des plus vives. Mais c’est Rousseau qui commença cette grande révolution en France, et qui, en fait de littérature, mit décidément les femmes de la partie. Il souleva en sa faveur cette moitié du genre humain, jusque-là contenue et assez discrète ; l’enthousiasme du sexe, pour lui, fut sans exemple. Comment décrire cette insurrection universelle qui éclata après La Nouvelle Héloïse, après l’Émile (1759-1762), qui devança la Révolution de 89, et qui déjà, de loin, la préparait ? Mme de Staël, Mme Roland, ne figureront-elles pas bientôt en première ligne dans le cortège de ce que j’appelle les femmes de Jean-Jacques ? Plus modeste ou moins en vue, non moins généreuse et dévouée, Mme de La Tour-Franqueville fut une des premières ; elle ouvre la marche, et elle mérite qu’on lui fasse une place à part dans la renommée de celui à qui elle s’est consacrée.
Qu’était-ce que cette Mme de La Tour ? Elle a occupé les bibliographes de Rousseau, car lui, l’ingrat qu’il est, il n’en a pas dit un mot dans ses Confessions. Ce qu’on sait, on le doit à M. Musset-Pathay, à M. de La Porte, auteur d’une notice sur elle ; M. Ravenel me fournit des notes précises qui corrigent et complètent les renseignements des premiers. Elle se nommait Marie-Anne Merlet de Franqueville ; son père était dans la finance. Née à Paris le 7 novembre 1730 (c’est la date exacte, relevée sur les actes officiels), elle avait épousé en juillet 1751 M. Alissan de La Tour, homme de finance également ; il était receveur général et payeur de l’Hôtel de Ville de Paris. Elle avait près de trente ans à l’époque où parut La Nouvelle Héloïse : c’est l’âge où les plus sages des femmes commencent à oser. Mme de La Tour avait une amie intime dont on ignore le nom ; ces deux femmes, en lisant le roman nouveau, crurent se reconnaître, l’une dans le personnage de Claire, l’autre dans celui de Julie : elles se récrièrent d’étonnement et de plaisir. Claire surtout, plus vive, n’hésita pas à déclarer que son amie était Julie toute pure et dans la perfection, Julie avant la faute. Ce qui décide des grands succès pour les ouvrages d’imagination, c’est lorsque la création de l’auteur est telle, qu’une foule de contemporains, à la lecture, croient aussitôt s’y reconnaître : ils s’y reconnaissent d’abord par quelques traits essentiels qui les touchent, et ils finissent par s’y modeler pour le reste. Le poète, le romancier, ne voulait que réaliser le fantôme de ses rêves, et voilà qu’il a trouvé la forme qu’attendaient, que chérissaient vaguement d’avance les imaginations du moment, et qu’elles ne pouvaient définir et démêler sans lui. Aussi, du premier jour, elles se jettent sur l’œuvre qui est plus ou moins leur miroir, et elles se mettent à en adorer l’auteur avec passion et reconnaissance, comme si, en composant, il n’avait songé qu’à elles. C’est toujours soi qu’on aime, même dans ce qu’on admire.
Il y avait deux années déjà que La Nouvelle Héloïse avait paru,
et qu’elle enflammait de toutes parts, qu’elle ravageait les imaginations
sensibles. Rousseau, âgé de quarante-neuf ans, retiré à Montmorency, jouissait
de ce dernier intervalle de repos (un repos bien troublé) avant la publication
de l’Émile qui allait bouleverser sa vie. Il reçut, à la fin
de septembre 1761, une lettre non signée, dans laquelle on lui disait :
« Vous saurez que Julie n’est point morte et qu’elle vit pour vous
aimer ; cette Julie n’est pas moi ; vous le voyez bien à mon style : je ne
suis tout au plus que sa cousine, ou plutôt son amie, autant que l’était
Claire. »
C’était l’amie de Mme de La Tour, qui
faisait ici le rôle de Claire, et qui dénonçait à Jean-Jacques l’admiratrice
nouvelle, digne elle-même d’être admirée. Après d’assez longs éloges sur cette
Julie inconnue et sur son droit d’entrer en relation avec le grand homme, on
indiquait à Rousseau un moyen de répondre. Il répondit, et cette première fois
poste pour poste, sans se faire prier. On a beau être
misanthrope et ours, on est toujours sensible à ces engageantes avances d’une
admiration nouvelle et mystérieuse encore. Mais, dès cette première lettre, il
prend ses précautions et se peint déjà avec ses variations bizarres :
« J’espère, madame, malgré le début de votre lettre, que vous n’êtes
point auteur, que vous n’eûtes jamais intention de l’être, et que ce n’est
point un combat d’esprit auquel vous me provoquez, genre d’escrime pour
lequel j’ai autant d’aversion que d’incapacité. »
Il entre alors
très au sérieux dans ce jeu prolongé des Claire, des Julie et des Saint-Preux ;
il ne fait pas semblant, comme ce serait de bon goût à un écrivain bien appris,
de traiter légèrement les personnages de son invention ; il continue de leur
porter respect, et d’en parler dans le tête-à-tête comme s’ils étaient de vrais
modèles :
À l’éditeur d’une Julie, vous en annoncez une autre, une réellement existante, dont vous êtes la Claire. J’en suis charmé pour votre sexe, et même pour le mien ; car, quoiqu’en dise votre amie, sitôt qu’il y aura des Julie et des Claire, les Saint-Preux ne manqueront pas ; avertissez-la de cela, je vous supplie, afin qu’elle se tienne sur ses gardes…
Puis tout à coup il s’enflamme à l’idée de retrouver quelque part
une image des deux amies inséparables qu’il a rêvées ; l’apostrophe, cette
figure favorite qui est son tic littéraire, lui échappe : « Charmantes
amies ! s’écrie-t-il, si vous êtes telles que mon cœur le suppose,
puissiez-vous, pour l’honneur de votre sexe et pour le bonheur de votre vie,
ne trouver jamais de Saint-Preux ! Mais si vous êtes comme les autres,
puissiez-vous ne trouver que des Saint-Preux ! »
Tout cela, lu aujourd’hui à froid, par des hommes d’une génération qui n’a point eu les mêmes enthousiasmes, paraît un peu singulier et provoque le sourire. Au sortir de cet élan romanesque, Rousseau rentre dans la réalité plus qu’il ne faudrait, en étalant à ces deux jeunes femmes, qu’il ne connaît pas, le détail de ses maux physiques, de ses infirmités :
Vous parlez de faire connaissance avec moi ; vous ignorez sans doute que l’homme à qui vous écrivez, affligé d’une maladie incurable et cruelle, lutte tous les jours de sa vie entre la douleur et la mort, et que la lettre même qu’il vous écrit est souvent interrompue par des distractions d’un genre bien différent.
Quand on sait de quel genre était la maladie de Rousseau, on est un peu surpris de cette allusion directe qu’il y fait. Montaigne parle bien d’une maladie pareille qu’il avait, mais il en parle à ses lecteurs, c’est-à-dire à tout le monde ; tandis qu’ici Rousseau en parle dans une lettre particulière à de jeunes femmes à qui il écrit pour la première fois : c’est là un renchérissement et un embellissement.
Au reste, il aurait bien tort de se contraindre ; car ces deux femmes, dans les lettres qui suivent, vont entrer à leur tour dans ces détails de santé, non seulement avec intérêt et affection, mais avec importunité et harcèlement, jusqu’à discuter, par moments, les voies et moyens et les vices de conformation, comme feraient des chirurgiens et des anatomistes. Ce ne sont là que des manques de goût et de délicatesse, qui caractérisent l’époque, et surtout le genre dont Rousseau est le type.
Ce qui ne le caractérise pas moins, c’est le ton, le style des lettres, tant
celles des deux amies que les billets de Rousseau lui-même. J’y remarque
l’emploi fréquent des imparfaits du subjonctif. À propos de ce chapitre de la
santé, la soi-disant Claire écrira à Jean-Jacques : « Avez-vous pu croire
que nous en ignorassions le déplorable état ? »
Mme de La Tour met à un endroit un mot terrible, consultassiez, et Rousseau semble▶
l’y autoriser
quand il écrit : « Je ne supporterais pas l’idée que vous attribuassiez à négligence… »
Que dirait Fénelon ? Que
dirait Voltaire ? Il y a là de quoi les faire souffrir et crier. Jamais non plus
vous ne trouveriez de ces fautes régulières et méthodiques sous la plume des
femmes de la fin du xviie
siècle ou de la
première moitié du xviiie
. Ô plume négligente et
légère des Aïssé, des Caylus et des Coulanges, où êtes-vous ? On trouverait
plutôt chez elles une faute d’orthographe ou de grammaire, ce qui est moins
grave selon moi. Mais ici tout est marqué, accentué, accusé. « Si j’avais
reçu vos lettres, écrit Rousseau à Mme de La Tour, je n’en aurais point nié la réception. »
Sentez-vous le défaut ? car, si on ne le sent pas, je n’ai pas à le prouver. Et
encore, parlant des éloges que Glaire donne à son amie, il dira : « Avec
quel plaisir son cœur s’épanche sur ce charmant
texte ! »
Je crois sentir, en un mot, dans ce style si
régulier, si ferme, si admirable aux pages heureuses, un fond de prononciation
âcre et forte, qui prend au gosier, un reste d’accent de province.
Je dis les défauts, mais il ne faut pas trop y insister d’abord, et il convient de ne pas perdre le fil du petit roman qui est noué à peine. Pour montrer, avant tout, ce qu’était Mme de La Tour, cette Julie qui se croyait en droit d’être comparée à Julie d’Étanges, et pour prouver qu’elle n’en était pas trop indigne, je ne puis faire rien de mieux que de citer son propre portrait, envoyé par elle à Rousseau, un jour que celui-ci, dans une de ses rares boutades de galanterie, lui avait demandé comment elle s’habillait, afin de pouvoir se fixer l’imagination, disait-il, et se faire quelque idée d’elle. Car elle ne le vit en tout que trois fois, et, à cette date où elle traçait le portrait, elle ne l’avait pas visité encore.
Avec quelque exactitude que je veuille vous détailler mes traits, lui écrivait-elle, il me sera impossible de vous donner une juste idée de leur ensemble ; je n’y saurais que faire, et j’en suis fâchée. Du moins sur ma taille, je ne veux coûter aucun frais à votre imagination ; j’ai, raisonnablement chaussée, quatre pieds neuf pouces et dix lignes de haut, et de l’embonpoint tout ce qu’il faut en avoir. Mon visage, qui, grâce à la petite vérole dont je suis un peu marquée, est la partie la moins blanche de ma personne, ne l’est pourtant pas encore trop mal pour une brune. Son contour est d’un ovale parfait, et son profil agréable. J’ai les cheveux fort bruns et très avantageusement placés ; le front un peu élevé, et d’une forme régulière ; les sourcils noirs et bien arqués ; les yeux à fleur de tête, grands, d’un bleu foncé, la prunelle petite, et les paupières noires ; mon nez, ni gros, ni fin, ni court, ni long, n’est point aquilin, et cependant contribue à me donner la physionomie d’un aigle. Ma bouche est petite et suffisamment bordée ; mes dents sont saines, blanches et bien rangées ; mon menton est bien fait, et mon cou bien pris, quoique un peu court. J’ai les bras, les mains, les doigts, les ongles même, dessinés comme les voudrait une fantaisie de peintre. Venons à présent à ma physionomie, puisque, grâce au ciel, j’en ai une. Elle annonce plus de contentement que de gaieté, plus de bonté que de douceur, plus de vivacité que de malice, plus d’âme que d’esprit. J’ai le regard accueillant, le maintien naturel, et le sourire sincère. D’après ce portrait, qui est pourtant bien le mien, vous allez me croire belle comme un ange ? Point du tout ! je n’ai qu’une de ces figures qu’on regarde à deux fois. Reste un article qui, à mon sens, tient assez à la personne pour qu’on en fasse mention, et que vous-même n’avez pas dédaigné : la façon de se mettre. Mes cheveux composent ordinairement toute ma coiffure : je les relève le plus négligemment qu’il m’est possible, et je n’y ajoute aucun ornement ; à la vérité, je les aime avec assez d’excès pour que cela dégénère en petitesse. Comme je suis modeste et frileuse, on voit moins de moi que d’aucune femme de mon âge. Rien dans mon habillement ne mérite le nom de parure. Aujourd’hui, par exemple, j’ai une robe de satin gris, parsemée de mouches couleur de rose…
Placez une telle femme à son clavecin, chantant un air du Devin du village, ou bien mettez-la à sa table à écrire, ayant en face d’elle la collection rangée des Œuvres de Jean-Jacques et au-dessus le portrait de celui qui est le saint de son oratoire, et vous aurez vu Mme de La Tour.
Si nos lecteurs n’ont pas tout à fait oublié un charmant Portrait, que nous avons cité autrefois, d’une grande dame du xviie siècle, se dépeignant elle-même, la marquise de Courcelles4, ils peuvent se représenter les deux tons et les deux siècles dans leur parfaite opposition : d’un côté, la grâce fine, délicieuse et légère ; de l’autre, des traits plus fermes, plus dessinés, nullement méprisables, et un tour de grâce auquel il ne manque qu’une certaine négligence aisée et naturelle.
Rousseau lui-même, quoique ce soit là une beauté dans son genre et taillée sur le
patron de son idéal, sent bien le défaut. Il trouve à Mme de La Tour l’esprit net et lumineux ; mais il avait
remarqué dès l’abord dans ses lettres un caractère d’écriture trop lié et trop
formé, une régularité extrême d’orthographe, une ponctuation « plus
exacte que celle d’un prote d’imprimerie »
, quelque chose enfin qui,
à lui soupçonneux, lui avait fait croire un moment que ce pouvait être un homme
qui se déguisait ainsi pour lui jouer un tour. En voyant en elle son ouvrage, il
ne pouvait s’empêcher de le trouver trop parfait.
Mme de La Tour était une personne de mérite et de vertu. Mariée à un homme peu digne, et de qui elle finit par se séparer sur le conseil et du consentement de sa famille, elle n’abusa point de son malheur pour se croire le droit de se consoler. Elle a un tort pourtant comme toutes les femmes de cette école de Rousseau : elle ne parle pas seulement de sa sensibilité et de ses grâces, elle parle de son caractère, de ses principes, de ses mœurs et de sa vertu. Je ne sais si les personnes du xviie siècle avaient, plus ou moins de toutes ces choses ; mais en général elles n’en disaient rien elles-mêmes, et cela est plus agréable, plus convenable en effet, soit qu’il vaille mieux ne pas afficher ce qui manque, soit qu’il y ait bon goût en ceci et bonne grâce à laisser découvrir aux autres ce qu’on a.
Mme de La Tour écrit un jour à Rousseau : « Si mon
cœur n’était pas hors de la classe commune, je n’oserais m’avouer jusqu’à
quel point je m’occupe de vous. »
Ce témoignage qu’elle se rend est
juste, et certes elle avait le cœur hautement placé. Mais quand on aime
vraiment, d’une passion de cœur et non d’une passion de tête, est-ce qu’on songe
à tirer ainsi son cœur de la classe commune et à l’en
distinguer ? Les vraies amantes, la Religieuse portugaise, par exemple,
songeait-elle à cela ?
L’enthousiasme de Mme de La Tour pour Jean-Jacques n’est
point factice, il est sincère, et pourtant il a du faux comme son objet et son
héros en a lui-même. Elle s’exalte et se monte la tête sur la pureté de sa
passion, sur la beauté du motif qui l’anime. Elle voudrait faire du misanthrope
vieilli et infirme un Saint-Preux véritable, un Saint-Preux idéal, tout âme et
tout esprit, toute flamme. L’instinct de son sexe, c’est-à-dire son bon sens,
lui dit bien tout bas par instants qu’elle a peu à attendre de lui, qu’elle peut
à peine en tirer quelque réponse, qu’il n’est guère séant après tout à une femme
de se jeter ainsi à la tête d’un homme bourru (fût-il grand écrivain), qui ne se
soucie nullement d’elle et qui la rebute. Puis tout à coup, passant sur
l’objection, elle s’écrie : Il est homme ! qu’est-ce que cela
fait ? « La frivole distinction des sexes doit-elle être admise dans un
commerce dont l’âme fait tous les frais ? »
Voilà le faux, voilà
l’impossible qui commence. Mais c’est le sexe précisément (ne le comprenez-vous
pas ?) qui, toujours ramené ou sous-entendu, vaguement indiqué et senti, fait le
charme de ces correspondances, même les plus pures, et desquelles on n’attend
rien autre chose que ce charme même.
L’amie de Mme de La Tour, la soi-disant Claire, qui avait engagé la correspondance au nom de son amie, fut la première et la seule à y renoncer. Elle se dégoûta de recevoir les bourrasques de Rousseau, et elles étaient rudes en effet à de certains jours, surtout quand les deux amies exigeaient de lui des lettres, des réponses, ce qu’elles faisaient trop souvent. Un jour qu’il s’était vu trop harcelé et chicané par les deux amies sur la rareté et la brièveté de ses réponses, Rousseau, poussé à bout, écrivit la lettre suivante à Mme de La Tour :
À Montmorency, le 11 janvier 1762.
Saint-Preux avait trente ans, se portait bien, et n’était occupé que de ses plaisirs ; rien ne ressemble moins à Saint-Preux que J.-J. Rousseau. Sur une lettre pareille à la dernière, Julie se fût moins offensée de mon silence qu’alarmée de mon état ; elle ne se fût point, en pareil cas, amusée à compter des lettres et à souligner des mots ; rien ne ressemble moins à Julie que Mme de… (de La Tour). Vous avez beaucoup d’esprit, madame, vous êtes bien aise de le montrer, et tout ce que vous voulez de moi, ce sont des lettres : vous êtes plus de votre quartier que je ne pensais.
J.-J. Rousseau.
Notez que Mme de La Tour logeait rue Richelieu,
dans le quartier du Palais-Royal, et que l’allusion finale de Rousseau n’était
rien moins qu’une grossière injure. L’amie de Mme de La Tour, Claire, se le tint pour dit : « Je
me suis donné trois fiers coups de poing sur la poitrine, écrivait-elle à
son amie, du commerce que je me suis avisée de lier entre vous. Socrate
disait qu’il se mirait quand il voulait voir un fou. Donnons cette recette
à notre animal. »
Dans la dernière lettre qu’elle
avait adressée à Rousseau, cette Claire, qui avait peut-être plus d’esprit, ou
du moins l’esprit plus dégagé et plus malin que Mme de La Tour, avait lâché à l’éloquent bourru le mot le plus cruel qu’il
pût entendre : « Allez, lui avait-elle dit, vous êtes fait tout comme les
autres hommes. »
La Dorine de Molière n’eût pas mieux trouvé.
En effet, la grande prétention de Rousseau, le germe de sa maladie et de la
maladie de ses successeurs, ç’a été justement de ne vouloir point être jeté dans
le moule des autres hommes : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que
j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui
existent. »
Ce que Rousseau a dit là au début de ses Confessions, tous ceux qui ont en eux le mal de Rousseau le disent ou
le pensent tout bas. René, qui se flatte si fort de s’être séparé de son célèbre
devancier, s’est écrié tout comme lui dans Les Natchez :
« C’est toi, Être suprême, source d’amour et de beauté, c’est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux
comprendre ! »
Le plus piquant hommage qu’on puisse
adresser aux hommes de cette nature et de cette manie, c’est de leur dire : « On
vous comprend, on vous connaît, on vous admire ; mais vous avez des pareils, ou
du moins des semblables, plus que vous ne le croyez. »
Mme de La Tour ne lit pas comme son amie Claire ; elle ne se
découragea point. Ce n’était pas sa tête seulement qui s’était montée pour
Rousseau ; elle l’aimait sincèrement, avec chaleur, avec déraison, avec ce
dévouement d’une femme qui n’avait point eu jusque-là d’objet sur qui placer ses
affections romanesques. Quelques phrases de lui, à elles adressées, dans les
premiers billets, phrases toutes littéraires dont elle s’exagérait le sens, et
qu’elle relisait sans cesse, lui avaient fait croire qu’elle avait pu, un
instant, occuper dans son cœur je
ne sais quelle place qui n’était
plus vacante pour personne, depuis que Mme d’Houdetot y
avait passé. Elle reprit la correspondance seule, et cette fois à l’insu de
Claire ; elle fut ce qu’on est si aisément quand on aime, elle fut importune,
obstinée, maladroite souvent ; elle obséda. Mortifiée sans cesse, elle revint à
la charge, ne se rebutant jamais. Fière et sensible, elle reçut bien des
blessures, ce qui ne l’empêcha jamais de pardonner. Le nom de Julie, que Rousseau lui avait décerné d’abord, lui fut retiré ; il ne
l’appela plus que Marianne. Elle se soumit à ces diminutions
pénibles de témoignages déjà si marchandés et si rares, et se montra encore
reconnaissante de ce qu’elle obtenait. Il oubliait quelquefois ce nom même de
Marianne, et ne savait plus comment la nommer en lui
écrivant ; elle avait besoin de le lui rappeler. N’importe, elle trouvait encore
à se prendre aux moindres marques d’attention, et à s’émouvoir de ce qui certes
n’en valait pas la peine. L’intervalle de deux ou trois ans pendant lequel
Rousseau, réfugié en Suisse, habita à Môtiers (1762-1765), fut le temps où la
correspondance eut le plus de suite et apporta le plus de consolation à la
pauvre Marianne. Un jour, après avoir reçu d’elle la jolie page de portrait que
j’ai précédemment citée, Rousseau lui écrivait : « Combien il va m’être
agréable de me faire dire par une aussi jolie bouche tout ce que vous
m’écrirez d’obligeant, et de lire dans des yeux d’un bleu foncé, armés d’une
paupière noire, l’amitié que vous me témoignez ! »
Ce fut là le plus
bel instant :
Savez-vous bien qu’elle est charmante votre lettre, répond Mme de La Tour, et que, pour ne pas vous trouver trop charmant vous-même, j’ai été obligée de me rappeler de combien de nuages vous avez obscurci les beaux jours que vous m’avez quelquefois procurés ?… Plus égal, votre commerce serait trop attachant ; tel qu’il est, il m’attache assez pour me faire plaisir et peine ; plus serait trop.
Soyons juste : il y a des moments aussi où l’on conçoit
l’impatience de Rousseau, où on la partage presque ; car Mme de La Tour est bien exigeante sans paraître s’en douter. Elle lui
envoie un jour un autre portrait d’elle, mais un portrait peint en miniature.
Elle attache à cet envoi une importance bien naturelle chez une femme, chez une
femme qui aime, qui voudrait être aimée sans qu’on l’ait encore vue ; mais cette
importance se trahit aussi par trop de soins. Elle exige de Rousseau qu’au moment même où il recevra le portrait ou la lettre qui
l’accompagne (et dût sa réponse ne partir que huit jours après), il se mette à
écrire… quoi ?… à écrire sa première impression. Elle veut saisir cette première
impression au vif, et telle qu’elle ne fasse qu’un saut de l’esprit et du cœur
sur le papier. Rousseau obéit, mais en deux mots, et trop froidement au compte
de la sensible Marianne : « Le voilà donc enfin, ce précieux portrait si
justement désiré ! il m’arrive au moment où je suis entouré d’importuns et
d’étrangers… J’ai cru devoir vous donner avis de sa réception, afin de vous
tranquilliser là-dessus. »
La pauvre Marianne est désespérée et
furieuse de recevoir si peu : « Votre laconisme me désole, mon
ami. »
Elle voudrait savoir comment on l’a trouvée dans ce
portrait ; elle a grand soin d’avertir qu’il n’est pas flatté ; que tout le
monde la trouve mieux. Enfin elle est femme. Hélas ! tout cela repose sur une
illusion, sur cette idée qu’en aimant elle peut être aimée aussi. Mme de La Tour ne savait pas que depuis Mme d’Houdetot, le cœur de Rousseau n’avait plus à rendre de flamme.
Aussi, malgré tous ses efforts, elle ne peut trouver à se loger dans ce cœur
resserré et aigri ; elle voudrait introduire une douceur, une consolation
secrète dans cette gloire ; cela eût sans doute été
bien difficile
en aucun temps, mais décidément, à cette heure où elle le tente, il est trop
tard.
Rousseau le lui dit sur tous les tons, il lui énumère ses maux physiques, les obsessions dont il est ou dont il se croit l’objet, les importuns, les espions, que sais-je ?
Au milieu de tout cela, ajoute-t-il assez sensément, un homme qui n’a pas un sol de rente ne vit pas de l’air, et il faut quelques soins aussi pour pourvoir au pain. Mais je ris de ma simplicité, de prétendre faire entendre raison sur une situation si différente à une femme de Paris, oisive par état, et qui, n’ayant pour toute occupation que d’écrire et recevoir des lettres, entend que tous ses amis ne soient occupés non plus que du même objet… Je sais, lui dit-il encore avec autant de vérité que d’amertume, je sais qu’il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des autres dans les choses qu’on exige d’eux.
Elle se relève, et non sans avantage, toutes les fois qu’elle a été
atteinte ; car elle a de l’esprit, de la dignité, surtout un cœur généreux. Je
ne l’aime pas quand elle est en adoration devant son idole, quand elle lui parle
solennellement de l’univers, quand à propos d’un imprimé de
lui, qu’il lui fait parvenir par la petite poste, elle s’écrie : « J’ai
soupiré de ne pouvoir pas prendre l’univers à témoin d’une distinction si
flatteuse. »
Elle me paraît peu aimable quand elle lui dit encore :
« Vous avez le plus beau génie du siècle ; moi j’ai le meilleur cœur
du monde… Vous êtes digne qu’on vous élève des statues ; moi je suis digne
de vous en élever. »
Tout cela est déclamatoire, comme une page même
de Jean-Jacques. Mais elle reprend sa supériorité de femme si elle ajoute :
Vous êtes le plus sensible des hommes ; moi, sans être peut-être la plus sensible des femmes, je suis plus sensible que vous ; vous avez reçu mes hommages sans dédain, je vous les ai offerts sans orgueil ; c’est vous que vous aimez en moi ; moi, je n’aime en vous que vous-même, et nous avons raison tous deux.
À cette époque, la raison de Rousseau avait déjà reçu des
altérations profondes ; il commençait, non pas seulement à paraître fou dans le
sens vague et général du mot, mais à l’être trop réellement dans le sens précis
et médical. Sa correspondance avec Mme de La Tour, pendant
son séjour en Suisse, porte des traces de cette irritation, de cette
surexcitation de vanité, c’est-à-dire de ce qui, en ce genre
de folie, est à la fois la cause et le symptôme : « Vous dites que je ne
suis indifférent à personne, écrivait-il un jour à Mme de La Tour ; tant mieux ! je ne puis souffrir les tièdes, et j’aime
mieux être haï de mille à outrance, et aimé de même d’un seul. Quiconque ne se passionne pas pour moi, n’est pas digne de
moi. »
Voilà la fibre malade qui se met à vibrer. Il ne peut
plus se contenir ; la détente est lâchée ; il ajoute : « On peut ne pas
aimer mes livres, et je ne trouve point cela mauvais ; mais
quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres, est un fripon :
jamais on ne m’ôtera cela de l’esprit. »
L’esprit était donc déjà
atteint. On se sent humilié pour ce qu’on appelle talent humain ou génie, de
penser que c’est à partir de ce temps que Rousseau a écrit quelques-unes de ses
plus divines pages, les premiers livres des Confessions, la
cinquième promenade des Rêveries. Cette organisation blessée
ne ◀semblait que mieux disposée à produire quelques-uns de ses fruits les plus
délicieux. Décidé, par les persécutions qu’il avait trouvées en Suisse, à passer
en Angleterre et à se confier à l’hospitalité de David Hume, Rousseau revint un
moment à Paris (décembre 1765). On a publié dernièrement à Édimbourg une Vie de Hume qui met en parfaite lumière cet épisode de la vie
de Rousseau. Les
lettres de Hume sont ici un témoignage précieux,
impartial. L’esprit froid du sage anglais était alors tout prononcé en faveur de
celui qui voulait devenir son hôte. Les philosophes avaient eu beau lui dire
qu’il ne serait pas encore arrivé à Calais sans s’être brouillé avec lui, Hume
n’en croyait rien ; il le voyait si doux, si poli, si modeste, si naturellement
gai et de si agréable humeur dans la conversation :
Il a, disait-il, les manières d’un homme du monde plus qu’aucun des lettrés d’ici, excepté M. de Buffon, dont l’air, le port, l’attitude répondent plutôt à l’idée d’un maréchal de France qu’à celle qu’on se fait d’un philosophe. M. Rousseau est de petite taille, et serait plutôt laid s’il n’avait pas la plus belle physionomie du monde, ou du moins la plus expressive.
Hume l’appelait le « joli petit homme » ; il ne voyait pas même trop d’affectation dans ce costume arménien que portait alors Rousseau sous prétexte de son infirmité. Mais ce même David Hume le juge admirablement lorsqu’un mois ou deux après, et avant leur brouille, voyant Rousseau décidé à s’aller confiner seul dans une campagne, il prédit qu’il va y être aussi malheureux que partout ailleurs :
Il sera absolument sans occupation, écrit-il à Blair, sans compagnie et presque sans amusement d’aucun genre. Il a très peu lu durant le cours de sa vie, et il a maintenant renoncé tout à fait à la lecture. Il a très peu vu, et n’a aucune sorte de curiosité pour voir et observer. Il a, à proprement parler, réfléchi et étudié fort peu, et n’a, en vérité, qu’un fonds peu étendu de connaissances. Il a seulement senti durant toute sa vie ; et, à cet égard, sa sensibilité est montée à un degré qui passe tout ce que j’ai vu jusqu’ici ; mais elle lui donne un sentiment plus aigu de peine que de plaisir. Il est comme un homme qui serait nu, non seulement nu de ses vêtements, mais nu et dépouillé de sa peau, et qui, ainsi au vif, aurait à lutter avec l’intempérie des éléments qui troublent perpétuellement ce bas monde.
Certes, il est impossible de mieux représenter l’état moral et
physiologique de Rousseau ; et, avec un hôte d’une sensibilité si maladive,
ainsi livré à la solitude « sans occupation, sans livres, sans société
(hors celle de cette misérable Thérèse), et sans
sommeil »
, Hume aurait moins dû s’étonner du résultat.
J’ai oublié pendant ce temps Mme de La Tour, et peu s’en faut
qu’à son passage à Paris, Rousseau ne l’ait oubliée lui-même. Elle attendait
avec anxiété qu’il la prévînt de son arrivée par un mot, peut-être même qu’il la
visitât : « J’ai entendu dire que vous étiez à Paris, mon cher
Jean-Jacques ; je n’ai pu le croire, puisque je ne le savais pas par
vous-même. »
Mais le cher Jean-Jacques, ce
jour-là, n’était pas dans une veine aimable :
J’ai reçu vos deux lettres, madame ; toujours des reproches ! Comme, dans quelque situation que je puisse être, je n’ai jamais autre chose de vous, je me le tiens pour dit, et m’arrange un peu là-dessus. Mon arrivée et mon séjour ici ne sont point un secret. Je ne vous ai point été voir, parce que je ne vais voir personne…
Et il lui fait sentir, à elle qui se croyait déjà une vieille amie, qu’elle n’est pour lui qu’une amie nouvelle, qui fait nombre avec tant d’autres, et qui n’a pas encore réussi à se loger à fond dans un coin de son cœur. Elle s’enhardit malgré tout ; elle se présente à sa porte, au Temple, où le prince de Conti lui donnait asile. Elle arrive à une heure où elle espérait le trouver seul, il ne l’était pas ; elle entre pourtant, et il paraît, à la reconnaissance qu’elle témoigne, qu’elle n’est pas trop mal reçue : il l’embrassa au départ. Ce fut la seule fois où elle vit avec un peu de satisfaction l’objet de son culte. Six ans après (avril 1772), comme Jean-Jacques était revenu à Paris, elle se présenta un matin chez lui, rue Plâtrière, sous prétexte de lui faire copier de la musique. Elle ne se nomma point, il ne la reconnut pas. Elle retourna chez lui deux mois après, en se faisant connaître : elle eut peu de succès ; il lui donna son congé par lettre, et lui signifia que c’était assez de cette troisième visite. En proie à ses idées fixes, Rousseau, à cette date, ne s’appartenait plus.
Mme de La Tour avait pourtant bien mérité de lui dans une
circonstance mémorable, et lui-même avait paru apprécier son dévouement.
Lorsque, six mois après le départ de Rousseau pour l’Angleterre, éclata la
brouille avec Hume, et que tout Paris prit fait et cause pour ou contre, Mme de La Tour n’hésita point : elle était pour Jean-Jacques
quand même ; c’est l’honneur et le droit des femmes d’agir
à l’aveugle en pareil cas. Elle publia, sans se nommer, une Lettre toute favorable au caractère de son ami, elle qui savait
cependant si bien à quel point il pouvait se montrer injuste et injurieux sans
cause. Cette Lettre, qui a perdu aujourd’hui tout intérêt,
atteste une plume ferme, capable d’une polémique virile, une lance d’amazone.
« En la lisant, écrivait Rousseau, le cœur m’a battu, et j’ai reconnu
ma chère Marianne. »
Mais cette reconnaissance lui passa vite, et
déjà son cœur était trop envahi par le soupçon pour accueillir longtemps rien de
doux.
Homme étrange, écrivain puissant et prestigieux, il faut faire sans cesse double
part en le jugeant. S’il a été son propre bourreau et s’il s’est beaucoup
troublé lui-même, il a encore plus troublé le monde. Il n’a pas seulement jeté
l’enchantement sur la passion, il a su, comme l’a dit Byron, donner à la folie
l’apparence de la beauté, et recouvrir des actions ou des pensées d’erreur avec
le céleste coloris des paroles. Il a le premier conféré
à notre
langue une force continue, une fermeté de ton, une solidité de trame, qu’elle
n’avait point auparavant, et c’est là peut-être sa plus sûre gloire. Quant au
fond des idées, tout est douteux chez lui, tout peut paraître à bon droit
équivoque et suspect ; les idées saines se combinent à tout instant avec les
fausses et s’y altèrent. En entourant les demi-vérités d’un faux jour
d’évidence, il a plus qu’aucun autre écrivain contribué à mettre les orgueilleux
et les faibles sur la route de l’erreur. Un jour, en une heure d’abandon,
causant de ses ouvrages avec Hume, et convenant qu’il en était assez content
pour le style et l’éloquence, il lui arriva d’ajouter : « Mais je crains
toujours de pécher par le fond, et que toutes mes théories ne soient pleines
d’extravagances. »
Celui de ses écrits dont il faisait le plus de
cas était le Contrat social, le plus sophistique de tous en
effet, et qui devait le plus bouleverser l’avenir. Pour nous, quoi que la raison
nous dise, pour tous ceux qui, à quelque degré, sont de sa postérité
poétiquement, il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de
ne pas lui pardonner beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment
passionné de la nature, pour la rêverie dont il a apporté le génie parmi nous,
et dont le premier il a créé l’expression dans notre langue. Chateaubriand, dans
un jugement final, insistant sur le défaut essentiel du caractère, a dit de
lui :
Qu’un auteur devienne insensé par les vertiges de l’amour-propre ; que toujours en présence de lui-même, ne se perdant jamais de vue, sa vanité finisse par faire une plaie incurable à son cerveau, c’est de toutes les causes de folie celle que je comprends le moins, et à laquelle je puis le moins compatir.
Byron, qui n’était pas exempt de ce même mal dont furent diversement atteints Chateaubriand et Rousseau, a mieux daigné y entrer et le comprendre ; les stances qu’il a consacrées, dans Childe-Harold, au peintre de Clarens et à l’amant de Julie, resteront le portrait le plus sympathique et le plus fidèle.
Qu’avons-nous encore à dire de Mme de La Tour, l’une des
dévotes et des victimes que ces génies de séduction entraînent au passage ? Les
belles années pour elle avaient fui ; vinrent celles du retour et du malheur.
Elle eut à se séparer de son mari et crut devoir répudier même son nom ; elle se
fit appeler Mme de Franqueville. Elle n’avait point
d’enfants ; elle vieillit dans la tristesse, et mourut le 6 septembre 1789,
retirée au couvent des Religieuses hospitalières à Saint-Mandé. On la retrouve,
après la mort de Rousseau, essayant encore de défendre sa mémoire, et brisant
pour lui des lances dans les journaux du temps. À la façon dont elle prend à
partie tous ceux qui l’attaquent, on voit qu’elle a à cœur de prouver jusqu’à la
fin « qu’on est toujours de la religion de ce qu’on aime »
. Mais
le trait principal qui la distingue, et qui marque sa destinée, c’est d’avoir
voulu être une Julie réelle, et, malgré ses titres, de n’avoir pu être agréée.
Elle justifie ce qu’a remarqué si bien Byron : l’amour de Rousseau n’était pour
aucune femme vivante, ni pour une de ces beautés d’autrefois, que ressuscitent
les rêves du poète. Son amour était celui de l’idéale beauté, du fantôme auquel
lui-même prêtait, vie et flamme : c’était ce fantôme seul, tiré de son sein, et
formé d’un ardent nuage, qu’il aimait, qu’il embrassait sans cesse, à qui il
donnait chaque matin ses baisers de feu, sur qui il plaçait, en les rassemblant,
ses rares souvenirs de bonheur ; et quand il se présenta une femme réelle qui
eut l’orgueil de lui montrer l’objet terrestre de son idéal et de lui dire : Je suis Julie, il ne daigna point la reconnaître ; il lui en
voulut presque d’avoir espéré se substituer à l’objet du divin songe.
Soyons plus justes que lui. Elle aspira à se faire une place et à laisser une empreinte dans son cœur, sans y parvenir ; mais que du moins son nom reste attaché à la renommée de celui qui si souvent la repoussa, et à qui elle se dévoua sans murmure ; qu’il lui soit donné (seule consolation qu’elle eût choisie) de vivre à jamais, comme une suivante, dans sa gloire !