Dominique par M. Eugène Fromentin (suite et fin.)
Si Africain qu’ait pu paraître jusqu’ici M. Fromentin dans ses tableaux et dans ses deux premiers ouvrages, il ne l’est point en vertu d’un choix et d’une prédilection particulière : il a vu l’Afrique tout d’abord et par occasion ; il en a été saisi et en a rapporté de vives images ; il nous l’a rendue sous toutes les formes. Le public, qui aime à mettre vite une étiquette à chaque talent, l’a pris et adopté par ce côté, l’a classé comme un des peintres du Midi et de l’Orient, si bien que plus d’un lecteur a pu s’étonner de voir le paysagiste aux teintes éclatantes changer brusquement de pays, de sujet, de cadre, et nous donner des descriptions d’un aspect tout différent, d’une lumière modérée, et qui sont tout à fait françaises de ton et de caractère. Mais il en faut prendre dorénavant son parti : M. Fromentin est évidemment un talent aussi souple que complexe ; il peut s’appliquer à tout, nous rendre les aspects de nature les plus opposés, et pénétrer aussi dans les replis du cœur humain avec la dernière finesse, ainsi que l’a prouvé son roman de Dominique.
Enfin, j’ai rencontré un roman qui m’émeut doucement et qui me touche. Autrefois, quand on ouvrait un livre de ce genre, un roman nouveau, on voulait être touché, ému, intéressé : maintenant, et depuis longtemps, on veut être empoigné, c’est le mot, — violent et dur comme la chose. On a haussé et forcé la clef de tout. Mais enfin je retrouve quelqu’un qui laisse la note dans son naturel et qui me prend par mes fibres délicates, sans me heurter, sans m’offenser et me faire souffrir. Je retrouve, comme dirait Fénelon, un auteur aimable et qui s’insinue. Oh ! que de fois je me suis écrié, en voyant tant de talents énergiques dont quelques-uns me sont chers et que j’apprécie pour leur qualité de relief et de couleur, — que de fois j’ai dit tout bas : Qui donc unira la force à la délicatesse ? ou même, ne fût-ce que pour changer, qui me donnera la délicatesse toute seule ? qui me rendra celle du cœur ou, à son défaut, celle même de l’esprit ? qui me fera penser et parler d’honnêtes gens, des natures non gâtées, comme elles ont l’habitude de sentir et comme elles s’expriment ? Dominique, par sa douce lecture, m’a procuré quelques heures de ce plaisir depuis si longtemps perdu.
I.
Dominique, c’est l’histoire de l’enfance, des premiers sentiments et de
la jeunesse du personnage qui porte ce nom ; lui-même raconte à un ami cette histoire
toute simple, tout intérieure, en partie délicieuse, en partie douloureuse, et lui fait
de vive voix sa confession. Les deux premiers chapitres servent d’introduction et de
préambule au récit, et y préparent. L’auteur est censé rencontrer un jour à la chasse,
dans une campagne qui doit être voisine de Niort ou de la Rochelle, ce M. Dominique,
homme de plus de quarante ans alors et tout adonné aux occupations rurales. Il nous est
montré comme fort grave, à la physionomie paisible, et « ne manquant pas d’une
certaine élégance sérieuse ».
Riche propriétaire du pays, il y a été élevé et
y a passé son enfance, sa première jeunesse ; il y est revenu après une assez longue
absence, pour ne plus le quitter ; il est marié, il a une femme jeune encore et
sérieuse, et deux enfants ; il a tout l’extérieur du bonheur. Les paysans qui l’ont vu
naître et grandir, et qui le retrouvent aux lieux où vivait son père, le respectent et
l’aiment ; il s’arrange lui-même pour les aimer assez, surtout pour les servir et ne pas
trop voir leurs laideurs et leurs défauts. M. Dominique de Bray (c’est son nom complet)
est un noble qui, par sa simplicité, oublie et fait oublier qu’il l’est. Il y a des
jours où le maître du château et le maire de la commune (car il est l’un et l’autre) ne
craint pas, à l’exemple de ses administrés, d’endosser la blouse. La première fois que
l’auteur est censé le visiter et pénétrer dans son intérieur, c’est à une soirée de
vendange et à l’occasion de la danse champêtre qui se fait le soir, devant la grille de
la ferme, au son du biniou. La description de ce bal improvisé, et du pressoir voisin où
le travail s’achève, m’ont rappelé la belle idylle de Théocrite qui a pour titre
Les Thalysies, la fête de la récolte. Veut-on voir ce tableau d’une
teinte adoucie et riche encore, agreste et fumeux, plein de vie, curieux à observer
après les splendeurs et les stupeurs torrides du Sahara :
« On dansait devant la grille de la ferme sur une esplanade en forme d’aire, entourée de grands arbres, et parmi des herbes mouillées par l’humidité du soir comme s’il avait plu. La lune illuminait si bien ce bal improvisé, qu’on pouvait se passer d’autres lumières. Il n’y avait guère, en fait de danseurs, que les vendangeurs de la maison, et peut-être un ou deux jeunes gens des environs que le signal de la cornemuse avait attirés. Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du biniou s’en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si perçants et qui déchiraient avec tant d’aigreur l’air sonore et calme de la nuit, que je ne m’étonnais plus, en l’écoutant, que le bruit d’un pareil instrument nous fût parvenu de si loin ; à une demi-lieue à la ronde, on pouvait l’entendre… Les garçons avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes et relevé leurs tabliers de ratine : mais tous avaient gardé leurs sabots, — disons comme eux leurs bots, — sans doute pour se donner plus d’aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de cette lourde et sautante pantomime appelée la bourrée. Pendant ce temps, dans la cour de la ferme, des servantes passaient, une chandelle à la main, allant et venant de la cuisine au réfectoire, et quand l’instrument s’arrêtait pour reprendre haleine, on distinguait les craquements du treuil où les hommes de corvée pressaient la vendange.
C’est là que nous trouvâmes M. Dominique, au milieu de ce laboratoire singulier, plein de charpentes, de madriers, de cabestans, de roues en mouvement, qu’on appelle un pressoir. Deux ou trois lampes dispersées dans ce grand espace, encombré de volumineuses machines et d’échafaudages, l’éclairaient aussi peu que possible. On était en train de couper la treuillée, c’est-à-dire qu’on équarrissait de nouveau la vendange écrasée par la pression des machines, et qu’on la reconstruisait en plateau régulier pour en exprimer tout le jus restant. Le moût, qui ne s’égouttait plus que faiblement, descendait avec un bruit de fontaine épuisée dans les auges de pierre ; et un long tuyau de cuir, pareil aux tuyaux d’incendie, le prenait aux réservoirs et le conduisait dans les profondeurs d’un cellier où la saveur sucrée des raisins foulés se changeait en odeur de vin, et aux approches duquel la chaleur était très forte. Tout ruisselait de vin nouveau. Les murs transpiraient humectés de vendanges. Des vapeurs capiteuses formaient un brouillard autour des lampes. M. Dominique était parmi ses vignerons, monté sur les étais du treuil, et les éclairant lui-même avec une lampe de main qui nous le fit découvrir dans ces demi-ténèbres. Il avait gardé sa tenue de chasse, et rien ne l’eût distingué des hommes de peine, si chacun d’eux ne l’eût appelé Monsieur notre maître. »
Le paysage de cette contrée mitoyenne, un peu en-deçà du Midi et y confinant sans en être encore, qui tient de la Vendée et de l’Anjou, qui mêle l’air salin de la mer et la fraîcheur du bocage, et que Henri IV avait déjà décrite dans une charmante lettre à Gabrielle, datée de Marans, trouve en M. Fromentin un peintre heureux, naturel et comme natal ; à en juger par cette application toute nouvelle qui semble▶ une métamorphose, cela ne m’étonnerait pas si bientôt, à l’un des prochains salons, on voyait de lui, sortant de son pinceau comme ici de sa plume, des paysages français de Normandie ou de Touraine, ou de cette même Sèvre niortaise, pour faire pendant et contraste aux précédents tableaux de l’Algérie.
Les relations de l’auteur avec M. Dominique une fois nouées et commencées, l’amitié
entre eux s’ensuit, mais elle ne vient point tout d’un coup ; il y faut du temps,
quelque intervalle : une absence y aide. Il en est de l’absence comme de la mémoire : on
sait que lorsqu’on veut apprendre une leçon, il n’est rien de tel que de la lire et de
la relire une ou deux fois le soir, au lit, avant de s’endormir ; le lendemain, au
réveil, il se trouve qu’on la sait presque par cœur. Que s’est-il passé ? Quelles fibres
imperceptibles et muettes ont donc travaillé et joué en nous pendant le sommeil ? Quelle
digestion intellectuelle s’est donc opérée au plus profond de notre cerveau ? Le fait,
quoi qu’il en soit, est constant. Eh bien ! l’absence, dans certains cas, agit à peu
près de même, selon M. Fromentin. La Rochefoucauld a dit depuis longtemps, parlant des
passions, que « l’absence diminue les médiocres et augmente les grandes, comme le
vent qui éteint les bougies et qui allume le feu ».
Mais il n’est pas question
ici de passion, il s’agit seulement d’une amitié commencée, croissante, bientôt solide,
toute composée d’estime et de confiance. M. Fromentin en analyse finement les
progrès :
« L’absence, dit-il, a des effets singuliers… L’absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu’elle divise, elle fait se souvenir, elle fait oublier ; elle relâche certains liens très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser ; il y a des liaisons soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d’irrémédiables avaries ; elle accumule des mondes d’indifférence sur des promesses de souvenirs éternels. Et puis d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée… Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. »
On arrive un matin, on ne s’était pas fait annoncer, et voilà qu’on était attendu. Que
s’est-il donc passé dans l’intervalle ? On ne s’était pas écrit, on n’avait pas
communiqué. Tout au plus, de temps en temps, un souvenir, un regret vague, le besoin
qu’on pouvait avoir l’un de l’autre, s’était fait sentir confusément et sans qu’on s’en
rendît bien compte ; le résultat seul nous en avertit. « L’ingénieuse absence
avait agi sans nous et pour nous. »
Un jour donc, Dominique se laisse aller à ouvrir son cœur et à livrer le secret de sa jeunesse à son nouvel ami, devenu son hôte au château des Trembles, — c’est ainsi qu’on nomme sa maison de famille ; — et cet ami, à son tour, nous fait part de la confidence. Tout ce préambule a du charme, de l’intérêt ; il y a peut-être un peu de lenteur.
Il faut s’y accoutumer avec Dominique ; sa vie ne se compose d’aucun grand événement extérieur ; elle est toute de sensations, de sentiments et d’analyse. Son roman est une autobiographie. Il est orphelin de naissance et d’enfance ; il a perdu sa mère presque en naissant, et, peu d’années après, son père ; il a grandi au milieu des vieux domestiques de la maison, et a eu pour compagnons de jeux les enfants des paysans du voisinage. Plus tard, il a été élevé par une tante paternelle, qui est venue s’installer exprès au château des Trembles, bonne dame, mais qui n’a pas eu d’action ni d’influence sur son neveu. L’éducation de Dominique a été toute personnelle, toute rêveuse ; ç’a été une enfance à la Rousseau. Il aimait à courir la campagne, moins encore pour tendre les pièges aux oiseaux, que pour prêter l’oreille à la nature, qui déjà lui murmurait je ne sais quoi de secret, et pour converser avec l’esprit voilé de ces verts et doux paysages. Ce qui lui est resté de distinct entre ses plus anciens et ses premiers souvenirs, ce n’est aucun fait particulier, mais « la vision très nette de certains lieux, la note exacte de l’heure et de la saison, et jusqu’à la perception de certains bruits qui n’ont cessé depuis de se faire entendre :
« Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de me rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps, tel vent ; que l’air était calme, le ciel gris ; que des tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement d’ailes très sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l’année et, peut-être bien, du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation d’un homme plus que mûr, je l’ignore ; mais si je vous cite ce fait entre mille autres, c’est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu’il se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions. »
Un précepteur qu’on lui donne, pour le mettre en état d’entrer bientôt au collège, ne réussit qu’à partager l’esprit du jeune enfant et à y introduire un élément d’étude régulière, sans rien supprimer d’une sensibilité vague et discrète qui ne se laissait pas soupçonner. Le devoir fait, la tâche remplie, l’enfant continuait de vaquer à ses rêves ; il est évident, à lire ces pages de description détaillée et comme attendrie, que l’enfance de Dominique n’est pas une fiction de l’auteur, et qu’il y a là-dessous une réalité vive et sensible, prise sur le fait et étudiée d’après nature ; on y sent l’observation de quelqu’un qui a vécu au sein de la campagne, qui a vu passer bien des fois et repasser sur sa tête le tour des saisons, qui en sait les harmonies et les moindres mystères :
« Chaque saison nous ramenait ses hôtes, et chacun d’eux choisissait aussitôt ses logements, les oiseaux de printemps dans les arbres à fleurs, ceux d’automne un peu plus haut, ceux d’hiver dans les broussailles, les buissons persistants et les lauriers. Quelquefois en plein hiver ou bien aux premières brumes, un matin, un oiseau plus rare s’envolait, à l’endroit du bois le plus abandonné avec un battement d’ailes inconnu, très bruyant et un peu gauche, quoique rapide. C’était une bécasse arrivée la nuit ; elle montait en battant les branches et se glissait entre les rameaux des grands arbres nus ; à peine apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit. Puis on n’en rencontrait plus que l’année suivante, à la même époque, au même lieu, à ce point qu’il ◀semblait que c’était le même émigrant qui revenait. »
Tout ceci est du chasseur autant que du naturaliste ; ce qui suit est particulièrement du peintre :
« Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par des soirées tièdes, et quand il y avait dans l’air je ne sais quel épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troènes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d’arômes, toute la nuit, — pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie, — pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Dès que le temps était triste, ils se taisaient ; ils reprenaient avec le soleil, avec les vents plus doux, avec l’espoir de l’été prochain. Puis, les couvées faites, on ne les entendait plus. Et quelquefois, à la fin de juin, par un jour brûlant, dans la robuste épaisseur d’un arbre en pleines feuilles, je voyais un petit oiseau muet et de couleur douteuse, peureux, dépaysé, qui errait tout seul et prenait son vol : c’était l’oiseau du printemps qui nous quittait. »
Augustin, le précepteur de Dominique, est un très jeune homme, d’une nature tout opposée à celle de son élève : c’est un homme de livres, de logique, de science, un cerveau ; après bien des labeurs, après des âpretés et des difficultés sans nombre de carrière et de destinée, il arrivera un jour à se faire un nom parmi les écrivains sérieux de son pays, à se faire une haute situation même ; ce sera un politique, un économiste, un conseiller d’État, un ministre, que sais-je ? En attendant il acquiert à la fin, comme précepteur, du pouvoir et de l’ascendant sur l’esprit de son élève ; il en vient à le bien comprendre. Le dernier devoir qu’il lui donne à faire avant le départ pour le collège et comme essai de sa force, a précisément pour sujet le départ d’Annibal à la veille de son retour en Afrique et ses adieux à l’Italie, à cette proie si chère dont il lui faut s’arracher. Dominique, à la veille de quitter les Trembles et se sentant arraché lui-même du lieu où il a pris racine et où il a mis tout son cœur, avait mêlé de ses sentiments à ceux du héros carthaginois, et il avait écrit cette composition scolaire les yeux tout baignés de larmes ; la nature lui parlait plus haut qu’Annibal en ce moment et par cette belle après-midi d’automne, où il essayait de le mettre en scène et de le traduire :
« La pierre qui me servait de pupitre était tiède ; des lézards s’y promenaient à côté de ma main sous un soleil doux. Les arbres, qui déjà n’étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu’au fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d’amertume et de ravissement. Quand Augustin descendit sur la terrasse, il me trouva tout en larmes. « — Qu’avez-vous ? me dit-il. Est-ce Annibal qui vous fait pleurer ? » — « Mais je lui tendis, sans répondre, la page que je venais d’écrire. »
II.
Et quand donc commencera le roman, dira-t-on ? Peu nous importe ! nous avons l’histoire d’une âme. Dominique a atteint sa seizième année ; il est envoyé au collège de la ville voisine (un Ormesson quelconque) à douze lieues de là, où sa tante habite quand elle n’est pas aux Trembles. Il entre en seconde. Le passage de la vie libre des champs au régime claustral et rigide d’une école est rendu avec un sentiment de froid qui resserre. Du premier jour, pourtant, Dominique s’y fait un ami d’un jeune gentilhomme du nom d’Olivier d’Orsel, venu récemment de Paris, qui en a déjà respiré le souffle, qui n’a rien de provincial ni de scolaire, et qui n’est et ne sera jamais qu’un charmant mauvais écolier, puis un charmant mauvais sujet fort aimable et naturel. Le contraste avec Dominique, et en même temps certain rapport insaisissable qui les rapproche, donnent à penser pour la suite et commencent à diversifier le récit. Olivier, qui est du pays et qui a dans la ville son oncle et deux jeunes cousines, invite Dominique à venir passer dans sa famille, à l’hôtel d’Orsel, les journées de congé, et nous entrevoyons une complication naissante.
Des deux cousines d’Olivier, l’une, Madeleine, est plus âgée d’un an à peu près que les deux écoliers ; elle a dix-sept ans, quand ils en ont seize. Au premier abord, cette disproportion ne se fait pas encore sentir :
« Elle sortait du couvent ; elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste, l’embarras d’elle-même ; elle en portait la livrée modeste ; elle usait encore, au moment dont je vous parle (c’est Dominique qui raconte), une série de robes tristes, étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres, et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle. Blanche, elle avait des froideurs de teint qui sentaient la vie à l’ombre et l’absence totale d’émotions, des yeux qui s’ouvraient mal comme au sortir du sommeil ; ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse, avec une taille indécise qui avait besoin de se définir et de se former : on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers, sans y prendre garde et sans y croire. »
Patience ! il suffira d’une année et que Dominique ait atteint ses dix-sept ans, que Madeleine en ait dix-huit, pour que le rayon arrive, à elle d’abord et à sa beauté dans sa fleur première, à lui ensuite et à son cœur qu’un soudain regard vient éclairer. Ce charme d’un amour adolescent se mêle et se confond pour lui avec l’amour de la nature au printemps, et avec une vague inspiration poétique qui depuis longtemps couvait et qui éclate enfin. Il y a là une certaine journée d’avril, un jeudi (car n’oublions pas qu’il est encore au collège), qui est toute une révélation de tendresse et une explosion continuelle d’émotions délicieuses. Un voyage que fait Madeleine, l’été de cette année, avec ses parents à une ville d’eaux, cette courte absence d’où elle reviendra tout à fait grande personne et jeune fille accomplie, contribue fort à mûrir l’amour au cœur de Dominique et à lui apprendre ce qu’il ne se disait qu’assez vaguement. Une conversation avec Olivier, jeune homme des plus avancés et qui l’initie à ses propres intrigues, n’y aide pas moins ; cette confidence est comme un breuvage capiteux qui l’enhardit et l’excite ; une émulation instinctive, bien que fort différente dans son procédé, se déclare. L’adolescent, tout en restant écolier encore, a passé d’un âge à l’autre ; il a franchi la ligne qui sépare l’enfant du jeune homme.
Le portrait de Madeleine, au retour de son voyage, est admirablement conçu et présenté. Nous retrouverions ici l’occasion de faire quelques-unes des remarques que nous ont inspirées les paysages africains de l’auteur : M. Fromentin applique, en effet, aux figures le même mode d’expression qu’il a porté dans ses tableaux naturels ; au lieu de s’en tenir à la description pure des traits, du teint, des cheveux et de chaque partie de la personne, à ces signalements minutieux et saillants, qui, à force de tout montrer, nous empêchent parfois de voir et de nous faire une juste idée de l’ensemble, M. Fromentin ne s’attache qu’aux traits principaux, à ce qui frappe et à ce qu’on retient, au mouvement, au geste, à l’étincelle. Assistons un peu avec lui, ou plutôt avec Dominique, dont c’est le récit, à la rentrée de Madeleine au retour de son voyage :
« Elle arriva vers la fin de juillet. De loin, j’entendis les grelots des chevaux, et je vis approcher, encadrée dans le rideau vert des charmilles, la chaise de poste, toute blanche de poussière, qui les amena par le jardin jusque devant le perron. Ce que j’aperçus d’abord, ce fut le voile bleu de Madeleine, qui flottait à la portière de la voiture. Elle en descendit légèrement et se jeta au cou d’Olivier. Je sentis, à la vive et fraternelle étreinte de ses deux petites mains cordialement posées dans les miennes, que la réalité de mon rêve était revenue ; puis, s’emparant avec une familiarité de sœur aînée du bras d’Olivier et du mien, s’appuyant également sur l’un et sur l’autre, et versant sur tous les deux, comme, un rayon de vrai soleil, la limpide lumière de son regard direct et franc, comme une personne un peu lasse, elle monta les escaliers du salon. »
Est-il besoin de remarquer que Dominique, le narrateur qui est ici le peintre, n’a fait entrer dans son tableau que ce qu’il a eu réellement motif de voir, d’entendre, de retenir, ce qui est en rapport avec son sentiment, — le son des grelots qui lui annonçait l’approche désirée, — le voile bleu qui tout d’abord a frappé son regard ? Il s’est bien gardé de nous peindre le postillon au trot, ou le sabot du cheval en l’air, ou de nous montrer, au front de Madeleine, des bandeaux ou des boucles de cheveux qu’il n’a pas eu le temps de regarder. Tout ce qui est nécessaire à son effet s’y trouve, et rien de plus. Continuons avec lui d’assister en idée à ce frais retour, à ce portrait parlant où tout respire le mouvement naïf et la grâce virginale :
« Cette soirée-là fut pleine d’effusion. Madeleine avait tant à nous dire ! Elle avait vu de beaux pays, découvert toutes sortes de nouveautés, de mœurs, d’idées, de costumes. Elle en parlait, dans le premier désordre d’une mémoire encombrée de souvenirs tumultueux, avec la volubilité d’un esprit impatient de répandre en quelques minutes cette multitude d’acquisitions faites en deux mois. De temps en temps elle s’interrompait, essoufflée de parler, comme si elle l’eût été de monter et de descendre encore les échelons de montagne où son récit nous conduisait. Elle passait la main sur son front, sur ses yeux, relevait en arrière de ses tempes ses épais cheveux, un peu hérissés par la poussière et le vent du voyage. On eût dit que ce geste d’une personne qui marche et qui a chaud rafraîchissait aussi sa mémoire… Quoique brisée par un long voyage en voiture, il lui restait encore de ce perpétuel déplacement une habitude de se mouvoir vite qui la faisait dix fois de suite se lever, agir, changer de place, jeter les yeux dans le jardin, donner un coup d’œil de bienvenue aux meubles, aux objets retrouvés. Quelquefois elle nous regardait, Olivier et moi, attentivement, comme pour être bien assurée de se reconnaître et mieux constater son retour et sa présence au milieu de nous… »
M. Fromentin, si j’ose dire, a fait là, à sa manière, la critique des procédés différents du sien ; il a fait de la critique indirecte, comme il n’est donné qu’à l’artiste d’en savoir le secret ; il l’a mise en image et en action.
Le portrait physique, pourtant, ne manque pas ; de ce qu’il y introduit la teinte morale, il ne s’ensuit pas du tout qu’il supprime, pour cela, la réalité visible ; c’est l’accord des deux tons, et non le sacrifice de l’un à l’autre, que je tiens à signaler :
« Elle avait bruni. Son teint, ranimé par un hâle léger, rapportait de ses courses en plein air comme un reflet de lumière et de chaleur qui le dorait. Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus maigre, les yeux comme élargis par l’effort d’une vie très remplie et par l’habitude d’embrasser de grands horizons. Sa voix, toujours caressante et timbrée pour l’expression des mots tendres, avait acquis je ne sais quelle plénitude nouvelle… Elle marchait mieux, d’une façon plus libre… »
Par cette manière d’entendre le portrait, comme par la façon dont il traite le paysage, M. Fromentin se rattache à l’école des maîtres et des modernes classiques en ce genre : J.-J. Rousseau dans ce charmant passage des Confessions, voulant peindre Mme Basile, n’a pas fait autrement.
Madeleine est donc transformée et métamorphosée. Dominique s’enivre de sa vue ; il ne se nourrit plus que d’une pensée unique, et, dans son reste d’enfance, il ne conçoit pas la moindre crainte pour l’avenir ; il ne s’est pas aperçu que parmi les objets de voyage qu’on déballait, près d’un bouquet de rhododendrons rapporté de quelque ascension lointaine et enveloppé avec soin, une carte d’homme s’est détachée, dont Olivier s’est emparé aussitôt, et qu’un nom inconnu a été prononcé pour la première fois : Comte Alfred de Nièvres. On devine : c’est le prochain mari de Madeleine, celui dont la rencontre avec elle était d’avance arrangée dans cette ville d’eaux. L’ignorance de Dominique et son imprévoyant bonheur durent quelque temps encore : il ne cesse de mêler à ses impressions la nature ; cette fin d’été lui suggère des descriptions pittoresques non moins touchantes que ne l’avait fait le printemps ; mais je remarque que chacune de ses journées heureuses, de ses promenades champêtres, se termine par des vers, par quelque chose d’écrit. Il y a donc chez lui, même dans la passion, un partage entre l’amour et la muse ; la nature aussi y intervient un peu plus que comme cadre ou accompagnement : c’est un amant des choses agrestes et des harmonies naturelles à qui l’on a véritablement affaire. Olivier d’Orsel son ami est, au contraire, un amoureux pur, un homme qui, quand il suit une piste féminine, s’y attache uniquement, et qui ne se consolerait pas de la manquer. D’un autre côté, Augustin, l’ancien précepteur, jeune lui-même, établi à Paris où il lutte contre les difficultés d’un début, est un auteur pur, un publiciste acharné, un ambitieux d’idées et de principes. Dominique a du mélange en lui : ni tout à fait amant, ni tout à fait poète ou écrivain, il aura des ressources dans ces demi-partis mêmes. C’est une âme et un esprit que se disputent le sentiment et le bon sens, la poésie et la morale : la passion ne l’a pas marqué au front ; il n’y est pas voué. Aussi finira-t-il, tous rêves évanouis, toutes douleurs épuisées, par se faire propriétaire rural, non pas médiocre, comme il le dit lui-même (il ne faut jamais prendre au mot ces faiseurs de confessions), mais modéré, distingué et assez tristement heureux.
III.
Je n’analyserai pas davantage et avec plus de détail ce roman du genre intime, et dont le charme est tout entier dans le développement et les nuances. Je veux cependant noter encore quelques-uns des points principaux, pour y rattacher quelques remarques.
Consterné d’abord du mariage de Madeleine qui se fait peu après, Dominique, ayant terminé vers le même temps ses classes, vient à Paris, et là une nouvelle vie commence. Entre lui et Madeleine, mariée, femme du monde, il s’engage un jeu délicat, périlleux, dans lequel calme, supérieure, affectueuse et sans émotion d’abord, elle s’efforce de le ramener, de le guérir. Un voyage qu’elle fait aux Trembles avec lui, et où il repasse près d’elle tous ses anciens souvenirs ravivés et aiguisés par des impressions toutes nouvelles, ce séjour de deux mois, que la présence de M. de Nièvres n’amortit qu’à peine, n’est guère propre à remettre en paix le cœur du pauvre Dominique. Plus en proie et plus déchiré que jamais, il se résout alors à un grand parti ; il entreprend un lointain voyage, mais d’où il revient vite et sans tenir tout ce qu’il s’était juré en partant. Madeleine, dans sa générosité innocente, se remet à le vouloir consoler ; elle y apporte, cette fois, une hardiesse de candeur qui fait trembler ; mais un jour, comme il arrive d’ordinaire en ces sortes de cas, en tournant trop autour de la flamme, elle-même se prend et s’allume ; la passion l’a touchée, sa physionomie change et s’éclaire d’une pâle lueur. Dominique qui, de son côté, essaye de tout pour se guérir, qui s’est jeté dans une vie intellectuelle forcée et qui a complètement cessé de la voir, visitant un jour un Salon d’exposition, s’arrête tout étonné devant une figure de femme, signée d’un illustre pinceau, et tout effrayante de réalité et de tristesse : il y peut lire dans un reflet étrange, dans un regard foudroyant d’éclat, l’aveu d’une âme qui souffre et qui aime. Ce portrait est celui de Madeleine.
Ici, et dans toutes les scènes déchirantes, et incomplètes de solution, qui remplissent la dernière partie du récit jusqu’à l’entière rupture, j’oserai me permettre une critique. Le lecteur n’est point satisfait ; la situation si bien amenée, si bien poussée jusqu’au bord extrême du précipice, n’est point vidée avec une entière franchise et n’aboutit pas. Le roman n’est pas entièrement d’accord avec la vérité humaine, avec l’entière vérité telle que les grands peintres de la passion l’ont de tout temps conçue. Il y a un fait constant, et d’observation morale : le propre de la passion arrivée à son paroxysme est de n’avoir aucun scrupule. Quand la passion est montée à ce degré chez deux êtres, elle ne marchande plus ; elle n’a aucun remords actuel. Entendons-nous bien : je ne veux pas dire que plus tard, après, au réveil, le remords ne se réveillera pas aussi en de certaines âmes ; mais, au moment où l’incendie intérieur est si ardent et attisé, ce remords est aisément étouffé, et il est compté pour peu, pour rien. Or, il n’y avait que deux solutions tout à fait vraies à la situation de Dominique et de Madeleine : ou bien la chute de Madeleine, résultat de leur commune imprudence ; ou bien le départ, en effet, de Dominique, trop timide, et qui a usé le plus fort de sa passion, déjà ancienne, dans des luttes stériles ; mais alors la vérité qu’il faudrait dire, c’est que Madeleine chez qui, au contraire, la passion est dans son plein et à son comble, doit lui en vouloir et le mépriser un peu de l’avoir amenée là pour reculer ensuite. Qu’avait-il à faire de souffler pendant des années le feu, pour se dérober et s’enfuir au moment où il voit la flamme ? Ce Dominique, non plus, ne doit pas être content de lui, et il ne saurait nous être présenté, en définitive, comme une manière de sage qui a triomphé de sa passion. Ce n’est qu’un amoureux faible qui a pris sa crainte pour de la vertu, sa timidité naturelle pour un stoïque effort. Je sais bien que l’auteur lui fait faire un léger mea culpa dans sa confession ; qu’il se blâme volontiers en parlant de lui-même, et qu’il est porté à se déprécier, tout en caressant ses souvenirs. C’est égal, de quelque côté qu’on la prenne, cette fin laisse, selon moi. à désirer ; et, comme dans un certain nombre de romans vrais, mais auxquels il fallait un dénouement, je suis bien sûr qu’ici, s’il y a quelque réalité dessous, la vérité n’a été suivie que jusqu’à un certain point et jusqu’à un certain endroit.
Mais je prends peut-être bien à cœur cette conclusion. Je ne suis plus tout à fait juge ; il faut être jeune pour se bien mettre au point de vue de tels livres, quand ils sont, comme celui-ci, tout de sentiment : chaque lecteur alors ajoute, retranche, rêve à son gré, et devient proprement collaborateur dans sa lecture. Autrement il y a une certaine ironie à s’occuper de ces questions de jeunesse hors de saison. Le temps, rien qu’en marchant, égalise tout. Qu’on ait possédé Madeleine ou qu’on y ait renoncé, après vingt ans écoulés, hélas ! tout ce passé perdu revient à peu près au même. Dominique ne se le dit peut-être pas assez.
IV.
Ces légères réserves et ces réflexions faites, on n’a que des remerciements à adresser
à l’auteur pour le plaisir qu’on lui a dû ; on n’a que des éloges à lui donner pour la
délicatesse des sentiments et le juste emploi des couleurs. Les cent pages où il nous a
rendu l’enfance et l’adolescence de Dominique sont et resteront véritablement
charmantes. Nous sommes revenus à l’analyse morale la plus déliée, sans retomber dans le
vague et le gris qui ôtait le relief et la forme aux objets environnants. Une chose,
entre autres, m’y plaît encore : c’est que la description si riche et si vive y est
pourtant toujours à sa place et n’empiète pas au-delà, comme on eût pu l’attendre et le
craindre de la part d’un peintre. Qu’on me permette d’insister sur ce point en terminant
et de mettre ma pensée en pleine lumière. Je prends pour exemple l’hôtel d’Orsel où vont
ces deux jeunes gens, Olivier et Dominique, pendant leurs années d’études. Il était bien
facile de décrire en détail cet hôtel d’Orsel de la rue des Carmélites, cette vieille et
très belle maison de province ; il y avait de quoi tenter une autre plume que celle de
M. Fromentin. Mais à quoi bon une telle description ? A la bonne heure pour le château
des Trembles où Dominique a mis, à chaque place, à chaque coin et recoin, une part de
son âme ; où il a semé le plus cher de sa vie première ! Mais dans l’hôtel d’Orsel,
c’est surtout aux hôtes, c’est aux jeunes et charmants visages qu’il fait attention, et
il néglige volontiers le reste. Trop souvent, le dirai-je ? Les romanciers modernes,
quand ils entrent dans un lieu et qu’ils nous y introduisent à leur suite, se comportent
comme des antiquaires, ou comme des enrichis : ils commencent par tout regarder, comme
s’ils n’étaient pas chez eux, non plus que les personnages qu’ils y conduisent. L’homme
bien né, ainsi qu’on l’entendait autrefois, était au milieu des belles choses comme dans
son élément ; il y était chez lui, non pas insensible sans doute à la finesse et à la
noble élégance des objets qui l’entouraient, mais il ne s’y montrait pas non plus
perpétuellement attentif et tout occupé de les faire remarquer aux autres ; il vivait au
milieu, il en usait, et il vaquait à ses affaires, à ses plaisirs, à ses sentiments.
Dominique est de cette race ; il nous raconte bien des choses, il en décrit beaucoup,
mais seulement celles qui l’ont touché, ému. Il ne s’arrête sans motif ni aux meubles,
ni aux toilettes, ni aux vaisselles, à rien de ce dont un parvenu serait émerveillé et
ébloui ; contrairement au goût et à la manie du jour, il ne nous fait pas, à propos de
tout, un inventaire comme pour une vente ; il n’y a pas trace de collectionneur ou de
commissaire-priseur dans son récit. Une fois, pendant le premier voyage de Madeleine,
quand elle est aux eaux, il pénètre jusque dans la chambre de la jeune fille ; mais avec
quelle discrétion, remarquez-le ! C’est à la tombée de la nuit : « le bois sombre
de quelques meubles anciens se distingue à peine, l’or des marqueteries ne luit que
faiblement ; des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un
ensemble de choses pâles et douces y répand une sorte de léger crépuscule et de
blancheur, de l’effet le plus tranquille et le plus recueilli ; l’air tiède y vient du
dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus
émouvante à respirer que toutes les autres, l’habite comme un souvenir opiniâtre de
Madeleine ».
Voilà des descriptions comme les amoureux les savent faire ; ils
ne disent que ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti, — l’impression pénétrante.