(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — II — Vauvenargues et le marquis de Mirabeau » pp. 17-37
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — II — Vauvenargues et le marquis de Mirabeau » pp. 17-37

II — Vauvenargues et le marquis de Mirabeau

Vauvenargues et le marquis de Mirabeau avaient le même âge ; ils étaient Provençaux ; ils étaient parents, capitaines tous deux, Mirabeau dans le régiment de Duras, et Vauvenargues dans le régiment du roi. Ils se lièrent, et leur correspondance témoigne assez de l’estime qu’ils faisaient l’un de l’autre. Cette correspondance, telle que nous l’avons, comprend trois années ; ils ont vingt-deux ans quand elle commence, et vingt-cinq quand elle finit (juillet 1737 — août 1740). Elle dura plus longtemps, mais la suite des lettres manque. On en a cinquante-neuf. Elles ont été données à M. Gilbert par M. Gabriel Lucas-Montigny, fils de l’homme honorable qui a si bien mérité de l’illustre souche des Mirabeau. Lui-même il se propose, dit-on, de continuer le payement de cette dette de famille par la publication de quelques-uns des précieux manuscrits qu’il a entre les mains ; on ne saurait trop l’y exhorter, et dès à présent, pour avoir mis M. Gilbert à même de publier cet épisode de la correspondance du marquis de Mirabeau, il a droit aux remerciements de tous.

Dès la première lettre écrite du château de Mirabeau (juillet 1737), le caractère du marquis se dessine. Mais ce qui frappe d’abord, c’est la haute idée qu’il a prise de Vauvenargues, et l’espèce de déclaration qu’il lui en fait :

Des qualités ordinairement séparées, et toujours recherchées, se joignent en vous, lui dit-il ; jugez des sentiments qu’elles y attirent. À la beauté près, je ne saurais rien dire de plus d’une maîtresse qui m’aurait fait perdre le bon sens. J’y trouve une autre différence : c’est que là je mentirais, et qu’ici je dis vrai. Mais vous me flattez, cela suffit pour m’arrêter sur vos louanges ; et puis, je ne fais point une épître dédicatoire.

Ces louanges données à son correspondant et son égal reviendront trop souvent, et sous trop de formes, pour qu’on y voie un propos d’emphase ou de cérémonie. À la seconde lettre, il l’appelle mon maître. Il est évident que Vauvenargues inspirait à tous ceux qui le voyaient d’un peu près un grand respect de sa personne, une admiration de ses talents (préalablement à toute application), et encore plus de son caractère. Quoique à l’âge où l’on se livre aisément, Vauvenargues ne disait pas tout sur lui-même ; il se réservait. « Je n’ai jamais osé ouvrir mon cœur à personne tant que j’ai vécu ; vous êtes le premier à qui j’aie avoué mon ambition, et qui m’ayez pardonné ma mauvaise fortune. » C’est dans un dialogue des morts qu’il fait dire cela à Brutus par un jeune homme qui lui-même s’est tué, et ce jeune homme, à bien des égards, c’est lui. Il n’en dit pas tant à Mirabeau, surtout dans les commencements : il renferme plus de choses qu’il n’en laisse voir. Il paraissait au dehors bien plus calme qu’il ne l’était. Mirabeau est dès l’abord plus ouvert, disant tout, contant ses idées comme ses amours, cœur chaud et brusque, tête ardente, féconde, incohérente, — un brûlot, comme il dit, un vrai volcan : il jette feu et flammes, parfois de beaux jets, souvent de la fumée, des scories, de la cendre et des cailloux.

Pour ne pas faire tort à ce caractère original et ne pas se prendre exclusivement à quelques contradictions et quelques ridicules, il importe de bien se rappeler ce que fut le marquis de Mirabeau dans l’ensemble de sa carrière. Il appartient, dès le principe, à la réaction aristocratique et à la fois patriotique contre le règne et le régime de Louis XIV. Il était bien le fils de l’homme qui, revenant à la tête de sa compagnie le jour de l’inauguration de la statue érigée à Louis XIV par le duc de La Feuillade sur la place des Victoires, s’arrêta au Pont-Neuf devant la statue de Henri IV, et dit en se retournant vers sa troupe : « Mes amis, saluons celui-ci ; il en vaut bien un autre ! » — Dès la fin du régime devenu trop asiatique de Louis XIV, un certain nombre de bons citoyens pensaient très sérieusement aux moyens de rétablir dans l’État une règle, une constitution reconnue trop absente, et dont les abus d’un long règne et les calamités survenantes faisaient sentir l’utilité. Fénelon et Beauvilliers auprès du duc de Bourgogne, Boulainvilliers, Vauban, Boisguilbert, Saint-Simon lui-même, étaient au premier rang de ceux qui agitaient ces pensées de bien public et qui méditaient des plans de réforme. Sous la régence et depuis, l’abbé de Saint-Pierre, le marquis d’Argenson continuèrent à leur manière cette lignée de réformateurs : le marquis de Mirabeau s’y rattache dès sa jeunesse. Il se voue aux questions d’intérêt public : c’est un honneur pour lui, même quand il y aurait mêlé bien des rudesses, des obscurités et quelques chimères. Il y a un côté par où M. de Mirabeau tomba dans la secte et fut un dévot au docteur Quesnay ; mais, en laissant ce côté particulier et ce coin de paradoxe économique, que d’idées fines et justes dans ses écrits, que de vues justifiées par l’expérience et que ne désavouerait pas le bon sens politique, soit qu’on le prenne dans son mémoire de début sur L’Utilité des États provinciaux (1750), soit dans maint chapitre de L’Ami des hommes (1756), soit dans la Théorie de l’impôt (1760) qui le fit mettre cinq jours au donjon de Vincennes, par un simulacre de châtiment et une concession faite aux puissances financières du temps ! Le fond de ces écrits est le plus souvent raisonnable ; c’est la forme seule qui est étrange, sauvage, rocailleuse, et (sauf de rares et heureux endroits) des plus rebutantes. Le marquis de Mirabeau a une théorie du mal écrire et de l’incorrect qu’il pratique assidûment. Ne lui demandez pas de se soigner, de se relire : « Mes affaires et mes amis, dit-il, ont besoin de moi, et le peu de temps qu’on me laisse est mieux employé à composer qu’à m’appesantir sur des révisions de style… Si je me contraignais pour me rendre méthodique, je suis certain que je serais moins lu encore que je ne le serai dans toute la pompe de la négligence et des écarts2. » Dans la Théorie de l’impôt, qui est censée une suite à l’entretiens ou discours tenus et prêchés à Louis XIV par Fénelon, cet éloquent prélat parle le plus rébarbatif des langages ; il dira que « l’honneur, ce gage précieux dont le monarque est le principal et presque le seul promoteur, a comme toute autre chose, son acabit ou son aloi nécessaire ». Il en dira bien d’autres. Mais, si l’on regarde au fond, ce Fénelon-Mirabeau tranche en plein abus et fait de grands abattis de broussailles ; il assainit le pays et ouvre de larges et salubres perspectives. En général, et à ne les considérer que d’après les points qui leur sont communs, ces doctrines de Mirabeau et des autres réformateurs aristocratiques ou monarchiques d’alors tendaient à opérer la réforme par en haut, pour éviter une révolution par en bas, à refaire, à relever après Louis XIV ce qu’il avait en grande partie détruit et nivelé sans parvenir à le simplifier définitivement : elles tendaient à remettre quelque peu les choses sur le pied et comme à partir de Louis XIII et de Henri IV, et à introduire dans l’État une constitution moyenne en accord à la fois avec les besoins nouveaux et avec les mœurs et les restes d’institutions de l’ancienne France. Car notez que Louis XIV avait opéré une centralisation qui n’était complète que de son vivant et grâce à son prestige personnel ; mais, sous des souverains apathiques ou faibles, on retombait après lui dans la confusion d’un régime mal défini, à demi centralisé, trop ou trop peu : il fallait aller plus loin et poursuivre, ou revenir en deçà. Revenir en deçà sur quelques points, c’était le rêve de l’agronome et aristocratique Mirabeau. Faire après Louis XIV quelque chose de ce que Henri IV aurait aimé à voir s’accomplir s’il avait vécu, affranchir la noblesse des servitudes de cour et des usurpations de la roture, la rendre plus sédentaire et attachée à son ménage des champs, rendre le peuple content de son sort et assuré de son bien-être, supprimer les sangsues publiques et l’appareil intermédiaire de finances entre le roi et son peuple, asseoir l’impôt moyennant des assemblées provinciales, de grands Conseils généraux répartiteurs des charges, c’est ce que Mirabeau aurait voulu et ce qui aurait renouvelé en effet l’ancienne monarchie ainsi reprise en sous-œuvre. Si Louis XV ou Louis XVI avait pu réaliser une partie de ces réformes indiquées par des citoyens amis du trône, ce trône aurait eu chance de durer. Tous les écrits de Mirabeau père, à les considérer par cet aspect, n’allaient à rien moins qu’à rendre son fils inutile. C’est parce que Mirabeau père (en ce qu’il avait de commun dans ses vœux patriotiques avec les Vauban, les d’Argenson, les Turgot) n’a pas réussi, que Mirabeau fils parut un jour, avec sa crinière de lion et sa voix de tonnerre, et monta le premier à l’assaut.

Quoi qu’il en soit de ces aperçus toujours sujets à conjectures et qui demanderaient bien des développements, tel était, dans le plus beau de son rôle et dans l’ensemble de sa physionomie, l’homme qui, à vingt-deux ans, se mit à causer de toutes choses par lettres avec Vauvenargues ; et ici nous n’avons plus qu’à les laisser parler l’un et l’autre. Ce sont deux jeunes militaires, ne l’oublions pas ; ils parlent de tout, même de femmes. Mirabeau en est très préoccupé, il en fait bravade, et c’est encore là un des traits de sa nature. Dès sa première lettre à Vauvenargues, il en insère une qu’il vient de recevoir d’une ancienne maîtresse avec laquelle il a rompu et qui, en apprenant la mort de son père, le marquis Jean-Antoine, lui a écrit cette charmante et spirituelle épître de condoléance :

Je n’ose vous appeler, monsieur, de ces noms tendres qui nous servaient autrefois ; ils ne sont plus faits pour moi ; j’ai fait pour les perdre tout ce que je voudrais faire à présent pour les ravoir. J’aurais tort de ne pas connaître votre caractère et qu’il n’y a plus de retour avec vous. Vous me l’avez dit assez souvent ; je n’y ai pas pensé quand il le fallait ; j’ai laissé prendre à mes étourderies la couleur des crimes, n’en parlons plus. Vous n’étiez plus pour moi qu’un songe agréable, lorsque le bruit du malheur qui vous est arrivé m’a attendrie ; les larmes auxquelles je n’ai voulu faire nulle attention, quand vous m’avez voulu persuader que je les causais, m’ont frappée, sans savoir même si vous en avez versé, dans une occasion dont on se console quelquefois plus aisément que de la perte d’une maîtresse. Que vous dirai-je ? j’ai cru qu’un compliment de ma part, sur un sujet pour lequel tout le monde vous en fait, ne pourrait vous choquer. Je l’ai fait, et le voilà. Adieu, Monsieur. Oserai-je vous demander un peu d’amitié ?

Mirabeau croit faire merveilles que d’écrire au bas de cette lettre, pour que Vauvenargues la montre aux amis, la réponse qu’il y a faite et qui consiste en ces seuls mots :

    Mademoiselle,

J’ai l’honneur d’être avec un très profond respect,

    mademoiselle,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Si la réponse était non pas de Mirabeau, mais de tout autre, on dirait qu’elle était bien du genre alors à la mode, genre Maurepas, genre Cléon, genre méchant, auquel Gresset bientôt attachera l’étiquette ; mais avec le marquis de Mirabeau, l’humeur du personnage suffit pour expliquer le trait, sans invoquer le bon air.

Cette réponse montrée par Vauvenargues au duc de Durfort et à d’autres officiers, à un dîner d’auberge à Besançon, paraît bonne et dans le caractère de celui qui l’écrit : « Mais nous plaignîmes, ajoute Vauvenargues, une pauvre fille, qui a de l’esprit et qui vous aime. »

Sur ce chapitre essentiel et délicat, la différence des deux natures se prononce. Du sein même de ses études, de ses méditations économiques, dans un séjour au château de ses pères, où il s’est retiré pour une saison, Mirabeau confesse le vice qui est celui de tout son temps et qui lui gâtera sa vie, d’ailleurs intègre : « La volupté, mon cher ami, est devenue le bourreau de mon imagination, et je payerai bien cher mes folies et le dérangement de mœurs qui m’est devenu une seconde nature ; hors de là, je suis maintenant comme un poisson dans l’eau. » À côté de cet aveu que justifieront trop les futurs scandales et les éclats de sa vie domestique, mettez la sagesse et la sobriété de Vauvenargues, à qui son peu de santé interdirait sans doute les plaisirs, mais qui en est éloigné encore plus par la haute et pure idée qu’il se fait de l’amour, par le peu de goût qu’il a pour les femmes, « celles du moins qu’il connaît ». — « Je hais le jeu comme la fièvre, et le commerce des femmes comme je n’ose pas dire ; celles qui pourraient me toucher, ne voudraient seulement pas jeter un regard sur moi. » Vauvenargues avait toujours pris l’amour au sérieux : « Pour moi, je n’ai jamais été amoureux, que je ne crusse l’être pour toute ma vie ; et, si je le redevenais, j’aurais encore la même persuasion. » C’est pour cela qu’il recommençait rarement.

Mirabeau, à l’origine, admire plus Vauvenargues qu’il ne le connaît, et il se le figure plus philosophe ou moins ambitieux qu’il ne l’est en réalité : il lui fait part de ses sentiments tumultueux en ces années où il hésite encore entre plusieurs carrières, et il paraît envier de loin sa tranquillité d’âme, les jours où il ne la stimule pas :

L’ambition, lui dit-il, me dévore, mais d’une façon singulière : ce n’est pas les honneurs que j’ambitionne, ni l’argent, ou les bienfaits, mais un nom, et enfin d’être quelqu’un ; pour cela, il faut être dans un poste. Cette espèce d’ambition m’a fait retourner de bien des côtés, et au point que, si dans la conjoncture présente, j’avais voulu un régiment dans un service étranger, je savais où le trouver. Mes amis et ma famille s’y sont opposés : on m’a représenté que j’avais trop de bien dans ce pays-ci pour prendre un pareil parti ; j’ai cédé : il a donc fallu tâcher de se mettre ici à même d’aller son chemin ; je l’ai fait, et dans peu vous verrez si je vous trompe ; je ne saurais vous en dire davantage à présent. Quant à la flexibilité, elle n’est nulle part moins que chez moi…

Adieu, mon cher Vauvenargues. Que l’on est heureux lorsqu’on est aussi philosophe que vous l’êtes !

Ce projet mystérieux qu’il annonce et qui se déclare bientôt, c’est son mariage avec une des demoiselles de Nesle, l’une (je ne sais laquelle) de ce groupe riant de sœurs qui furent toutes à la dévotion de Louis XV. Ce mariage manqua. On ne se figure guère le vif et cassant Mirabeau encadré dans ce coin voluptueux de Versailles, si près du boudoir et de l’alcôve royale. Vauvenargues l’avait félicité de son mariage tant qu’il le crut fait ; il le félicita plus franchement lorsqu’il le vit rompu :

J’aime, lui disait-il, votre amour pour la liberté : elle est mon idole, et j’ai peine à concevoir que l’on soit heureux sans elle. Nous sommes jeunes, mon cher Mirabeau ; et, quoique la vie soit courte, elle peut sembler bien longue, dans de certains engagements ; aussi, je crois qu’on n’en doit prendre que par raison, et le plus tard qu’on peut. Vous serez peut-être à la portée, dans dix ans d’ici, de faire un meilleur mariage. Celui dont il est question avait des faces riantes ; j’entrais dans vos espérances, je m’en faisais un sujet de joie ; mais je les perds sans regret, et j’en conçois de plus grandes.

Vauvenargues et Mirabeau se donnent des conseils. Mirabeau toujours préoccupé de l’idée que Vauvenargues n’est pas ambitieux, qu’il est philosophe par tempérament et par choix (il le juge trop sur la mine, et par le dehors), qu’il est porté à l’inaction et au rêve, le presse souvent et dans les termes d’une cordiale amitié de se proposer un plan de vie, un but, de ne plus vivre au jour la journée : « Nous avons besoin de nous joindre, mon cher ami ; vous appuieriez sur la raison, et je vous fournirais des idées. » Vauvenargues décline ce titre de philosophe auquel, dit-il, il n’a pas droit :

Vous me faites trop d’honneur en cherchant à me soutenir par le nom de philosophe dont vous couvrez mes singularités ; c’est un nom que je n’ai pas pris ; on me l’a jeté à la tête, je ne le mérite point ; je l’ai reçu sans en prendre les charges ; le poids en est trop fort pour moi. Ce sont mes inclinations qui m’ont rendu philosophe ou qui m’en ont acquis le titre : si ce titre les gênait, il leur deviendrait odieux ; je ne m’en suis jamais caché, toute ma philosophie a sa source dans mon cœur…

Mirabeau insiste et le secoue : il prétend lui montrer qu’avec ses talents, il serait impardonnable de se laisser aller à l’accablement, à la nonchalance. Vauvenargues fait bonne défense et, sans d’abord se découvrir, il accepte en partie le rôle qu’on lui fait, il l’explique et s’en excuse :

Je ne veux pas vous faire entendre que je me suffise à moi-même, et que toujours le présent remplisse le vide de mon cœur ; j’éprouve aussi, souvent et vivement, cette inquiétude qui est la source des passions. J’aimerais la santé, la force, un enjouement naturel, les richesses, l’indépendance, et une société douce ; mais comme tous ces biens sont loin de moi, et que les autres me touchent fort peu, tous mes désirs se concentrent, et forment une humeur sombre que j’essaye d’adoucir par toute sorte de moyens. Voilà où se bornent mes soucis…

Mirabeau toujours expansif, abondant dans son propre sens, et d’ailleurs aussi cordial en ceci que clairvoyant, pousse sa thèse et, imbu des idées du jour, il prononce le grand mot, celui des lettres dont l’avènement et le règne étaient prochains dans la société et qui allaient faire l’opinion publique, cette autre reine :

Je sais, dit-il à Vauvenargues, que votre peu de disposition3 et de santé ne vous permet pas de courir ce que quelqu’un comme vous doit appeler fortune ; mais quelle carrière d’agréments ne vous ouvrent pas vos talents dans ce qu’on appelle la République des lettres ! Si vous pouviez connaître combien de plaisirs différents nous procure une réputation établie dans ce genre ! Ce n’est plus le temps où un homme de qualité rougit des talents que lui peut disputer un homme de rien… Peut-être ne fais-je qu’affermir ici chez vous une résolution prise ; il m’en est même transpiré quelque chose ; mais j’en demande l’aveu à votre amitié. N’allez point me dire qu’il est des choses que l’on ne peut confier au papier : il n’en est point que l’on ne puisse commettre au papier qui va à son ami.

Mirabeau faisait alors des vers, des tragédies ou des comédies ; il cultivait, comme il dit, Melpomène ; il commençait à s’occuper d’économie politique et rurale ; il avait des maîtresses, des passions de rechange, toutes les sortes d’ambition ; enfin il était (ce qu’il sera souvent) dans un état volcanique. Mais ce qui est bien de sa part et ce qui dénote le galant homme, c’est de convier si vivement son ami à ce qu’il croit un des éléments du bonheur, et de vouloir absolument lui faire partager les jouissances qu’il anticipe pour lui-même.

Serré de près dans ses retranchements, Vauvenargues répond et ne peut dissimuler quelques-unes des idées que nous lui savons sur et contre la littérature :

Je n’ignore pas les avantages que donnent les bons commerces ; je les ai toujours fort souhaités, et je ne m’en cache point ; mais j’accorde moins que vous aux gens de lettres : je ne juge que sur leurs ouvrages, car j’avoue que je n’en connais point ; mais je vous dirai franchement, qu’ôtez quelques grands génies et quelques hommes originaux dont je respecte les noms, le reste ne m’impose pas. Je commence à m’apercevoir que la plupart ne savent que ce que les autres ont pensé ; qu’ils ne sentent point, qu’ils n’ont point d’âme ; qu’ils ne jugent qu’en reflétant le goût du siècle, ou les autorités, car ils ne percent point la profondeur des choses ; ils n’ont point de principes à eux, ou s’ils en ont, c’est encore pis ; ils opposent à des préjugés commodes des connaissances fausses, des connaissances ennuyeuses ou des connaissances inutiles, et un esprit éteint par le travail ; et, sur cela, je me figure que ce n’est pas leur génie qui les a tournés vers les sciences, mais leur incapacité pour les affaires, les dégoûts qu’ils ont eus dans le monde, la jalousie, l’ambition, l’éducation, le hasard. Il faut cependant, pour vivre avec tous ces gens-là, un grand fonds de connaissances qui ne satisfont ni le cœur ni l’esprit, et qui prennent tout le temps de la jeunesse. Il est vrai qu’on se fait une réputation et qu’elle impose au grand nombre, mais c’est l’acheter chèrement, et il est encore plus pénible de la soutenir ; et, quand il n’y aurait d’autre désagrément que de lire tous les mauvais livres qui s’impriment, afin d’en pouvoir raisonner, et d’entendre tous les jours de sottes discussions, ce serait encore trop pour moi… Il me serait fort agréable d’avoir de la réputation, si elle venait me chercher ; mais il est trop fatigant de courir après elle, et trop peu flatteur de l’atteindre, lorsqu’elle coûte tant de soins. Si j’avais plus de santé, et si j’aimais assez la gloire pour lui donner ma paresse, je la voudrais plus générale et plus avantageuse que celle qu’on attache aux sciences.

Un Mirabeau n’y va pas de main morte ; les demi-aveux, les faux-fuyants de Vauvenargues, ses airs de paresse, ne satisfont pas le marquis ; il continue son obsession obligeante ; il y emploie le reproche, il y emploie la louange ; il se sert de toutes les clefs pour ouvrir ce cœur qu’un respect humain enchaîne, et il le tire tant qu’il peut du côté de ses propres penchants :

Quand vous auriez plus de santé et de goût pour la gloire, vous ne sauriez faire naître la guerre, et ne seriez pas capable des bassesses qu’il faut pour s’avancer à la Cour. Je sens par moi-même, qui, ayant plus d’imagination que de jugement, embrasse toute sorte d’objets, que les plus dignes de moi sont dans un avenir presque impossible. Dois-je, pour cela, négliger des talents qui peuvent me donner de l’agrément ? non ; je travaille pour m’occuper ; cela m’amuse, et je me forme une grande facilité dans toute sorte de genres d’écrire. Mais, encore un mot de vous : vous enfouissez, si vous ne travaillez, les plus grands talents du monde ! Je ne sème point ici de louanges, c’est la vérité qui parle ; des gens du meilleur goût, ayant vu vos premières lettres, m’obligent à leur envoyer toutes celles que je reçois de vous, et je les ai entendus s’écrier, quand je leur ai dit que vous n’aviez pas vingt-cinq ans : Ah ! Dieu ! quels hommes produit cette Provence ! Adieu, mon cher Vauvenargues.

Il lui laisse le trait dans le cœur. — Et encore dans une lettre de ce même temps (14 juin 1739) :

S’il est permis de se citer, j’ai, je crois, plus de feu, d’imagination, de santé que vous ; mais vous avez plus d’esprit et de suite ; cependant, si vous ne m’en imposez, il s’en faut de beaucoup que vous tiriez le même parti du temps. Si vous employiez tout le loisir que votre humeur vous laisse, jugez de ce que vous pourriez faire ! J’en sais plus que vous sur votre propre compte, si vous ne vous connaissez pas une grande étendue de génie.

Le coup a porté : Vauvenargues a beau dire, il est homme de lettres plus qu’il ne croit ; il est sensible plus qu’il ne le voudrait à cette idée de génie, à cette image d’une gloire sous sa main, et qu’il ne tient qu’à lui de cueillir : « Vous ne sentez pas vos louanges, écrit-il à Mirabeau, vous ne savez pas la force qu’elles ont, vous me perdez ! Épargnez-moi, je vous le demande à genoux. »

Le commentaire n’est pas de moi ; M. Gilbert fait très bien remarquer que l’arrière-pensée de Vauvenargues se trahit visiblement dans ce cri de sa modestie aux abois ; il est tenté, et il a peur de céder à la tentation. Si j’osais, je dirais qu’il sent tout bas que la froide sagesse en lui se dégèle. Peu s’en faut qu’il ne capitule. Il se remet cependant presque aussitôt, et il proteste à Mirabeau qu’il n’est pas si homme de livres que son ami se le figure :

Je ne passe point ma vie sur les livres, comme vous avez la bonté de le croire pour justifier ma retraite. Je suis bien loin d’être raisonnable ; depuis deux ans je n’ai pas lu un quart d’heure tous les jours, j’entends un jour portant l’autre. Cet aveu-là est bien naturel, mais ne vous met-il pas en colère ? car vous avez horreur de mon oisiveté. Elle n’a pas toujours été aussi grande, mon cher Mirabeau ; il y a eu des temps où j’ai lu ; mais ces temps-là sont un point dans ma vie. J’ai toujours été obsédé de mes pensées et de mes passions ; ce n’est pas là une dissipation, comme vous croyez, mais une distraction continuelle et une occupation très vive, quoique presque toujours inquiète et inutile. Je serai d’un meilleur commerce quand je serai vieux ; je veux, du moins, avoir cette espérance. La raison et vos conseils pourront alors beaucoup sur moi ; il est vrai qu’il sera bien tard ! Mais que puis-je y faire, mon cher Mirabeau ? Mes goûts, mon caractère, ma conduite, mes volontés, mes passions, tout était décidé avant moi ; mon cœur, mon esprit et mon tempérament ont été faits ensemble, sans que j’y aie rien pu, et, dans leur assortiment, on aurait pu voir ma pauvre santé, mes faiblesses, mes erreurs, avant qu’elles fussent formées, si l’on avait eu de bons yeux.

Ces lettres de Vauvenargues sont datées d’Arras, de Besançon, de Reims, de Verdun, de tous les lieux de garnison où le promène son métier. À travers ces perpétuels et insipides changements de résidence, il vivait d’ailleurs très retiré et sans prendre part à la vie commune de ses camarades ; en dehors des heures de service, il se renfermait chez lui, et ne voyait familièrement que quelques jeunes officiers, comme de Seytres, qui étaient plus sages que les autres et qu’il aimait assez à morigéner agréablement. Comme Socrate, il aimait les jeunes et les beaux pour les diriger à la vertu.

Si Vauvenargues dit qu’il lit peu, c’est bien souvent aussi que ses yeux malades lui refusent le service, et qu’il ne trouvait point en tout lieu de lecteur à sa disposition pour le soulager. Cette infirmité de vue le gênait même souvent pour écrire.

Toutefois, sur cette protestation de son peu d’étude et de lecture, Mirabeau n’est pas dupe et n’est crédule qu’à demi : « Vous ne lisez point, me dites-vous, et vous me citez tous les mots remarquables de nos maîtres ; cela me rappelle Montaigne qui soutient partout qu’il craint d’oublier son nom tant il a peu de mémoire, et nous cite dans son livre toutes les sentences des anciens. » — S’il convie son ami à s’ouvrir à lui, il lui donne largement l’exemple et ne se fait pas faute de se déclarer. Il a un frère, le dernier de tous, le chevalier de Mirabeau, qui sert dans le régiment de Vauvenargues, et à qui l’on a fait un passe-droit ; il serait d’avis que ce jeune frère, qui par humeur n’est déjà que trop de la même race, cassât net là-dessus et se retirât « avec la hauteur convenable à son nom et à sa naissance ». Il faut entendre de quel ton, et voir avec quelle noblesse de geste il le dit :

J’en ai écrit à ma mère comme je le pensais ; elle m’a répondu que j’étais trop ardent, et je lui ai dit qu’elle était trop sage. La façon de penser des autres ne m’a jamais conduit : si je m’en suis mal trouvé du côté de la fortune, j’ai toujours pensé qu’un homme de qualité était au-dessus d’elle ; et, du moins, cela m’a-t-il toujours attiré de ces attentions de société qui ne dépendent que de nous. Ducs manants d’un côté, robins décrassés de l’autre, tout empiète sur l’homme de qualité : faites comme tout le monde avec ces gens-là, vous les avez toujours sur les épaules ; sachez vous annoncer et vous redresser, vous les voyez arriver plus bas que terre. En un mot, la façon de penser générale m’a toujours paru l’écueil de la vertu : dès que l’on a eu assez de désagréments pour se plaindre, l’on doit en avoir assez pour éclater de la façon la plus vive, voilà mon sentiment ; l’on dit que j’ai tort ; cela peut être, mais je l’aurai longtemps…

Adieu, mon cher Vauvenargues. Vous voyez l’âme de votre ami toute nue ; je ne doute pas qu’au travers de ses défauts, vous n’y trouviez quelque chose de digne d’intéresser une aussi belle âme que la vôtre. Adieu, aimez-moi ; vous êtes quelques-uns dont l’amitié fera toute la douceur de ma vie, car les femmes, qui font maintenant toute l’occupation de ma folle jeunesse, n’y tiendront pas, j’espère, du moins en tant que sexe, le moindre petit coin à un certain âge. Adieu, je vous aime comme vous le méritez, est-ce assez dire ?

Dans la jeunesse, quand le brillant y était encore, et avant que ces humeurs impétueuses et ces fougues eussent acquis au caractère toutes ses aspérités, il pouvait y avoir sinon du charme, du moins bien de l’intérêt dans le commerce d’un tel homme : un air de grandeur revêtait les défauts. En vieillissant, il se crut devenu un bonhomme et rien que cela, il le disait, et se trompait. Ses duretés se fixèrent et, se produisant en déshabillé, ne parurent plus que choquantes. Il vint un temps où Mirabeau n’eût plus été admis à dire à Vauvenargues : « Aimez vos amis avec leurs défauts ; je vous passe trop de sagesse, passez-moi le contraire. »

Ce n’est pas toujours le rôle de Vauvenargues de recevoir des conseils ; il aime et excelle à en donner. Il voit son ami s’oublier à Bordeaux depuis un an, attaché par quelques liaisons qu’il appelle chaque fois des passions éternelles. Il lui en fait honte. À lui qui vise à conquérir un nom dans les lettres et à entrer peut-être à l’Académie, il essaye de lui faire peur des gasconismes que peut contracter son style (hélas ! Mirabeau n’y regarde pas de si près) :

Que faites-vous à Bordeaux ? Il y a un an que vous y êtes : n’en avez-vous pas encore épuisé tous les agréments ? avez-vous oublié qu’il est un pays où vous trouveriez les mêmes plaisirs avec plus de variété, sans quitter le soin de votre fortune, ni celui de cultiver votre esprit, et sans séparer, comme vous faites, les objets de vos passions ? Quand vous ne prendriez que les mauvais tours de phrase et l’accent du Bordelais, et ne perdriez pas de cent autres côtés, vous seriez toujours blâmable du long séjour que vous y faites. Vous dites qu’il y a beaucoup de gens d’esprit, des gens de lettres, etc. : je le crois, mais pensez-vous qu’à Paris il n’y en ait pas davantage, et que cette grande ville ne rassemble pas des hommes excellents dans tous les genres, ce qu’on ne trouve dans aucune province ?…

— Mais il y a des femmes trop aimables à Bordeaux ! il est difficile de s’en détacher ! — Est-ce qu’il n’y en a pas ailleurs, qui, avec autant de beauté, ont plus de délicatesse, plus de monde, plus de tour, plus de raffinement dans l’esprit, et dont le commerce vous serait aussi avantageux qu’agréable ? Qu’est devenue votre ambition ? elle est donc tout à fait éteinte ? Ne songez-vous jamais que vous pourriez aimer ailleurs, être heureux, jouir de même, et faire servir vos plaisirs à votre fortune.

Ce n’est pas là, dira-t-on, le discours d’un moraliste trop rigide : c’est que le véritable Vauvenargues n’est pas du tout rigide en effet ; il aspire à concilier, à humaniser, à tempérer, à se servir des passions elles-mêmes avec ensemble et à-propos ; il est le contraire du philosophe scythe qui coupe de l’arbre les branches les plus belles ; il est un ennemi presque personnel de Caton le censeur ; s’il a été stoïcien dans un temps, il en est bien revenu. Il nous le dira tout à l’heure ; ne devançons rien.

Il faut rendre justice à Mirabeau ; sa réponse au petit sermon amical de Vauvenargues est charmante. Il lui rend, comme on dit, la monnaie de sa pièce, et le réfute gaiement par une série et comme un feu roulant de questions ad hominem :

Je reçois, mon cher Vauvenargues, votre lettre du 22 du mois passé (septembre 1739) ; permettez à mon amitié de vous dire ce que je vous crois nécessaire : Que faites-vous à Verdun ? est-ce à votre âge que l’on doit se borner à commander un bataillon d’infanterie ? un homme de condition est-il bien placé de passer les plus belles années de sa vie à Verdun ? à aller de son auberge à sa chambre ? Si l’ambition vous occupe, car enfin il faut avoir un objet, Paris et la Cour ne doivent-ils pas être votre séjour ? Si les plaisirs vous dominent, suivez-les ; mais songez que le temps se passe. Si c’est enfin la douceur d’une vie retirée qui vous flatte, mettez-vous donc à même d’en jouir, sans être perpétuellement aux ordres d’autrui ! décidez-vous ; vous avez trop d’esprit pour tuer le temps. Pour moi, plus fondé dans mes principes, quoique aussi détraqué dans mes actions, je suis mes plaisirs, je les cours, je me livre à leur léthargie et en sors par le mouvement. Je suis maintenant à la suite de ma dame, que je vais accompagner, avec le duc de Durfort, jusqu’à la frontière ; de là nous irons faire une tournée, quaerens quem devoret, et nous nous rendrons à Paris…. Je sens que bientôt une passion me fixera. Tout est Louvre avec ce que l’on aime.

La correspondance est des plus actives et des plus engagées à ce moment ; Vauvenargues ne reste pas court, comme bien l’on pense. Sous l’impression de cette attaque, il jette sur le papier quantité de bonnes raisons qui lui sont familières, de ces réflexions dont il est rempli sur l’ambition et sur les plaisirs ; il les approprie à leur situation à tous deux. Mais pendant ce temps-là, Mirabeau court le monde, rompt avec sa dame, arrive à Paris et s’y établit. C’est de là qu’il refait appel à Vauvenargues (23 décembre 1739). Deux mois se sont écoulés. Dans la lettre qui suit, Vauvenargues annonce donc qu’il en supprime une, devenue inutile et inopportune :

Aujourd’hui que vous avez brisé vos liens, je vous épargnerai cette lecture, quoique j’aie bien sur le cœur le reproche que vous me faites de m’ensevelir à Verdun, comme si cela justifiait Bordeaux et comme si nos fortunes étaient égales en tout, ou que je fusse responsable de la mienne, parce que j’ai assez d’orgueil pour ne m’en plaindre jamais. Passons là-dessus, je veux bien ne pas rappeler nos querelles ; mais soyez bien persuadé qu’il me serait plus facile de justifier ma conduite, qu’à vous de colorer la vôtre.

Malgré la réticence qui termine, Vauvenargues en dit là plus qu’il n’en avait jamais dit. Nous qui savons, à ce moment, ses gênes, ses misères, tout ce qu’il réserve d’aveux pour son cher Saint-Vincens, nous achevons sa pensée. Est-il besoin de remarquer qu’il suffirait d’un mot lâché par lui sur sa plaie secrète, sur ce qui l’empêche d’aller à Paris, pour que Mirabeau, qui sans doute ne demanderait pas mieux et qui semble provoquer la confidence, lui offrît sa bourse ? mais, le délicat et l’orgueilleux qu’il est, il s’en garde bien. Nous sommes au cœur de la situation. Mirabeau qui va et vient à sa guise, qui est maître d’une fortune considérable dont il use et abuse déjà, qui n’est à son régiment que quand il le veut bien ; qui, dès que l’envie lui en prend, s’installe à Paris où il va acheter un hôtel ; qui, cette année même (1740), achètera la terre de Bignon dans le Gâtinais pour être toujours à portée de la capitale, Mirabeau en parle donc bien à son aise. Sachons-lui gré pourtant ; en le harcelant à tort et à travers, il va forcer Vauvenargues à se révéler par la portion la plus fière et la plus élevée de son être, et à développer son âme tout entière. C’est une lettre datée de Versailles qui opère cette espèce de changement à vue. Mirabeau lui adresse de là, de ce lieu qu’il déteste, dit-il, par excellence, et où il est pour une affaire qui doit lui procurer de l’avancement ou amener sa démission du service, une lettre toute de conseils et d’excitations, et sur le même thème toujours ; « Vous êtes le premier raisonneur de France, mais le plus mauvais acteur » (acteur pour homme d’action) ; et en même temps il se représente, lui, comme un sage, un homme à principes fixes, et aussi un désabusé de l’ambition :

Pour moi, dans les idées qui s’offrent à mon imagination, plusieurs se présentent avec empire, mais nulle avec agrément, que celle d’une solitude aimable et commode, quatre ou cinq personnes assorties de goût et de sentiment, de l’étude, de la musique, de la lecture, beau climat, agriculture, quelque commerce de lettres, voilà mon gîte ! Mais peut-être qu’avant d’y arriver, le diable emportera la voiture !…

— Oh ! pour le coup, Vauvenargues n’y tient pas ! lui qui croit sentir mieux que Mirabeau ce que c’est que l’ambition et la grande, ce que c’est qu’être acteur tout de bon dans ce monde ; qui ne ferait pas fi de cette scène de la Cour s’il y était ; qui ne verrait dans ce Versailles même qu’un vaste champ ouvert à ses talents de toute sorte, y compris l’insinuation et le manège (l’honnête manège, comme il l’entend et dont il se pique avec un reste d’ingénuité), il éclate et tire le rideau de devant son cœur, par une admirable lettre, qui sera suivie de plusieurs autres pareilles ; de sorte que Mirabeau, arrivé en cela à ses fins, a raison de s’écrier : « Ne vous lassez pas de m’en écrire… Je vous aurai par morceaux, mon cher Vauvenargues, et quelque jour je vous montrerai tout entier à vous-même. »

Ces lettres, en effet, qui sont mieux que des pages d’écrivain, manifestent l’âme même de l’homme, l’âme virile dans sa richesse première et à l’heure de son entrée en maturité. Il nous reste à les voir avec le détail qu’elles méritent, paraissant aujourd’hui pour la première fois. — Heureux âge de vingt-cinq ans qui permet et sollicite de tels épanchements entre égaux, qui ouvre un infini de perspective dans toutes les carrières, les montre plus simples et plus droites qu’elles ne sauraient jamais l’être à les parcourir en réalité ; qui, des oppositions même et des contrariétés du sort, sait tirer des combinaisons nouvelles, et se fraye en idée, par-delà l’obstacle, de plus belles routes inconnues ! Vauvenargues, causant avec Saint-Vincens, était sans doute plus à l’aise pour certaines délicatesses du cœur ; mais, une fois la glace brisée avec Mirabeau, c’est encore avec celui-ci qu’il osera en dire davantage sur toutes les choses de l’esprit et des passions, sur les idées et sur la vie.