???
Le Blessé de Novare.
Lorsque tout éclate et crève de publicité autour de nous, c’est comme une fatuité profonde de garder l’anonyme ; et se le permettre, si on n’a pas le génie de Scott ou de Cooper, c’est courir le risque d’être puni par où l’on a péché. On a tiré sa couverture sur sa tête, et le public vous laisse mourir dessous. Tel sera-t-il le sort de l’auteur du Blessé de Novare 21 ? On dit que cet auteur n’est pas un débutant timide. Il passe pour expérimenté, connu déjà par des ouvrages dont la publicité n’a pas été, jusqu’à ce moment, très sonore, ce qui est presque une distinction dans un temps où les réputations les moins méritées font le bruit de ces innocents coups de pistolet de papier que les enfants s’amusent à tirer et qui ne cassent la tête ni les doigts de personne. Si son livre ne révèle aucune de ces manières éclatantes et familières au public qui disent, dès les premiers mots, les plumes dont elles sont sorties, il n’accuse pas non plus quelque grande manière nouvelle, — une initiative dans le fond ou la forme des choses ; il confirme assez modestement les bruits qui ont couru. Il y a là une habitude d’écrire et une imagination cultivée qui pouvait dire son nom sans se compromettre, mais qui, en ne le disant pas, ne nous fera pas mourir de curiosité.
Le Blessé de Novare est un roman d’invention sur un fond historique ; mais ce fond d’histoire n’a pas deux pouces de profondeur. Il ressemble à cette mince couche d’or sur laquelle peignent certains peintres et qui enlève toute perspective. La question reste de savoir si les têtes principales du roman peintes là-dessus se détacheront mieux… L’idée du Blessé de Novare n’est pas une découverte. C’est cette vieille idée à laquelle tant d’esprits sont venus donner leur coup… de front depuis le commencement du xviiie siècle ; car Dindenaut n’avait pas que des moutons dans son troupeau : il avait des chèvres. L’idée du Blessé est l’étude plus ou moins dramatique de cette maladie sociale que Chateaubriand a peinte dans René, avec une largeur de touche et une idéalité d’expression qui font des quelques pages de ce petit livre un chef-d’œuvre qu’on lira toujours. Seulement, l’auteur du Blessé de Novare, qui ne voulait pas recommencer un livre achevé, mais qui voulait l’allonger en le variant, a cru qu’il était bon de tirer son héros du vague magnifique dans lequel Chateaubriand noie cette sombre et rêveuse figure, et d’en faire, par ce temps florissant de réalisme et de réalité, un être d’une réalité très précise et très coudoyée. Le René de Chateaubriand est un homme. C’est même plus qu’un homme : c’est un siècle. Il a la généralité de certaines statues et de certains portraits faits par les Maîtres. Le Zélislas du Blessé de Novare est, malgré son rang et ses habitudes, un personnage assez vulgaire, et dont un artiste qui pense ne pouvait tirer parti qu’en forçant son genre d’individualité. Pour que ce René de seconde main et d’application fût quelque chose après le grand Impuissant de Chateaubriand, il fallait qu’il fût profondément exceptionnel. Or, ce n’est pas une exception que d’être un proscrit regrettant sa patrie, un officier mécontent du gouvernement qui l’emploie, un philanthrope, un humanitaire, un Don Quichotte ; — non du passé, comme le chevalier de la Triste-Figure, mais d’un avenir qui ne viendra peut-être pas, ce qui ne donne pas l’air plus gai. Tout cela s’est vu. Tel est pourtant le personnage principal autour duquel le roman va tourner, emportant deux mondes, l’Europe et l’Asie ; car une partie de l’action se passe aux Indes. Si nous n’avons pas d’idées à nous en propre, il est prudent d’en sauver l’absence par la nouveauté des tableaux !
Le comte Zélislas est un polonais, — un de ces soldats d’aventure du xixe siècle. Arrachée du solde sa patrie, sa famille s’est replantée dans des terres propices, et les boutures disjointes de l’arbre déraciné ont repoussé dans plusieurs pays. Le père du comte est général au service de l’Autriche ; sa sœur mariée en Angleterre à un grand seigneur ; et lui-même jouit du bien-être et de la dignité d’un grade élevé dans les armées anglaises. Il a donc tout ce qui peut consoler un exilé et satisfaire un homme. Il peut agir, remplir de nobles et grands devoirs, arriver à d’éclatantes récompenses. Il a tout ce qui fait de l’existence un honneur, la seule félicité sur laquelle les âmes fières puissent compter ici-bas, quand Dieu leur est bon… Riche d’ailleurs, instruit, éloquent, beau, chevaleresque, artiste même (artiste ! la folie du siècle !), le comte Zélislas n’en est pas moins attaqué de plusieurs nostalgies. Il regrette sa patrie, et c’est bien, mais il est malade du mal d’un pays bien autrement difficile à reconstituer que la Pologne. Il souffre de cette plique allemande qu’on appelle l’amour de l’idéal ! L’amour de l’idéal ! le grand mot dont la lâcheté optimiste de ce temps a recouvert le dégoût des âmes qui ne voient pas s’allonger devant elles les allées du devoir comme les allées d’un jardin, et qui veulent à toute force aller faire des arabesques sur les plates-bandes ! La draperie de ce mot cache les plus grandes badauderies de la tête humaine. La perfection rêvée de l’humanité, la religion universelle dans un christianisme qui n’aurait pas de culte, pas même de Vicaires savoyards ! les idées pures gouvernant le monde par elles-mêmes, sans ministres à leur département, et l’humeur de n’avoir pas toutes ces belles choses, voilà le secret des tristesses et des lamentations du comte Zélislas pendant deux gros volumes, voilà ce qui le pousse, après avoir traîné ici et là la chaîne de ses déceptions, à aller se faire tuer à la polonaise sur le champ de bataille de Novare, où il est blessé, pour nommer le livre, et assez pour en mourir.
Eh bien, en prenant ce sujet, qui n’est pas neuf, comme on le voit, mais en le prenant aux cheveux d’une main puissante, on aurait pu en tirer un livre ! Mais pour cela il aurait fallu battre la terre avec la figure de son héros. Il aurait fallu le courage de mépriser toutes ses défaillances, l’esprit de flétrir énergiquement toutes ses chimères. Il ne fallait pas l’adorer et l’épouser dans sa pensée ; car bien évidemment le comte Zélislas est une espèce de sarbacane à travers laquelle l’auteur souffle au public ses propres idées, ses théories, ses espérances, ses désespoirs, et la condamnation (éloquente, croit-il, comme une victime !) d’un monde où des caractères si élevés, si purs, si grandioses, ont chance de se heurter et finalement de se briser. Supposez dans l’auteur du Blessé une intelligence plus mâle, un observateur plus profond, et le livre manqué, autant en esthétique qu’en morale, pouvait devenir une œuvre hardie d’effet, imposante d’enseignement et de conclusion. C’est qu’au lieu de lécher d’une langue efféminée cette blessure, qui saigne au flanc du siècle, on l’aurait débridée, élargie ; on n’eût pas craint de porter dans sa profondeur un fer courageux ou la flamme. À cela on aurait gagné, non seulement le fond de son livre, mais la forme, — la forme, qui devient chaque jour dans le roman plus difficile, la forme, plus rare que ce qui est déjà si rare : les idées et les observations !
On l’a dit avec vérité : le roman est l’épopée moderne. Que cela plaise ou non aux esprits incapables d’en produire un seul, le roman est le livre des sociétés qui périssent en proie aux extrêmes civilisations. Mais, justement à cause de cette destinée, justement à cause du grand nombre de romans que nous avons déjà, et qui chaque jour vont se multipliant davantage, la forme du roman, sur laquelle on se blase, devient d’une prodigieuse difficulté. Scott et Balzac (Balzac surtout, plus grand que Scott par ce côté) ont inventé des manières si supérieures de couper le jeu et de donner les cartes dans cette fameuse partie d’imagination, qu’après eux la difficulté a pris des proportions qui semblent la rendre invincible. L’auteur du Blessé de Novare, qui croit à son héros, qui le choie, qui le berce sur son cœur et a pour lui toutes les tendresses de la maternité littéraire (la seule maternité qui ne soit pas touchante), n’a pas beaucoup remué les ornières du grand chemin de tout le monde dans lequel il a continué de marcher. Le comte Zélislas, ou le Blessé de Novare, meurt en Suisse, au milieu de toute sa famille convoquée d’Autriche et d’Angleterre. Description de la Suisse. Description de la famille, groupée autour du mourant, avec la petite fille, les chiens, le domestique indien en costume. (Étude anglaise, tableau d’intérieur.) Avant de mourir, il donne son manuscrit à lire à sa sœur, et ce manuscrit, c’est sa vie, ses amours, son séjour aux Indes, c’est le roman enfin. Certes ! quand on fait du connu de cette force, on doit au moins le racheter par la beauté et la distinction des détails.
Il est indubitable que de tous les détails de son livre celui sur lequel l’auteur a le plus compté, c’est le grand épisode de l’Inde, — l’amour de Zélislas pour cette jeune indienne orpheline, l’Antigone chrétienne du missionnaire qui l’a convertie. Malheureusement, malgré les différences de climat, de situation, d’éducation et même de nature, cette petite indienne a un faux air d’Atala, comme Zélislas lui-même a un faux-air de René, et le père Thadée, du père Aubry. Chateaubriand a tatoué tellement le talent de l’auteur du Blessé de Novare, qu’il ne lui est plus permis d’effacer ce tatouage qui défigure ses traits primitifs… Quant à la manière dont l’Inde est peinte dans ce roman où elle a remplacé l’Amérique, prendre la flore d’un pays et la renverser, plante par plante, à travers une nature qu’on ne comprend pas, tant les mots indiens y abondent ! entasser stérilement les naucléas, les sirichas, les lianes des bahinias, le teckt, le nyctanthes, le negtali, le bignonia, le mouzzenda (nous pourrions aller comme cela longtemps), c’est écrire une nomenclature de Trissotin botaniste, mais ce n’est pas rendre vivantes pour l’imagination des beautés pittoresques absentes. Nous préférerions la moindre description de fleurs ou d’arbres que nous aurions vus, à ce dénombrement de fleurs lointaines qui ne nous fait rien voir de ce qu’on devrait nous montrer.
La conclusion de notre examen du Blessé de Novare ne peut manquer d’être sévère. L’auteur a voulu garder l’anonyme. Son talent le gardera mieux que lui. Il en a cependant. En plus d’un endroit nous avons remarqué des touches très fraîches, et qu’il n’a prises sur la palette de personne. En voyant cette nuance si supérieure à tout le reste du livre, nous avons cru qu’il y avait eu deux mains pour l’écrire. On nous a assuré qu’il n’y en avait qu’une… Alors, tant mieux pour cette main-là ! Seulement, quand on est un charmant éventailliste, pourquoi veut-on faire autre chose que des éventails ?…