Jean-Baptiste Rousseau et M. de Voltaire.
Enfans d’Apollon tous les deux, ils n’ont pas eu également à se louer de la nature dans le partage de ses dons. L’un n’a qu’un talent bien décidé, & l’autre les réunit tous, la lyre & le compas, le cothurne & le brodequin, la trompette héroïque & la plume de Clio. M. de Voltaire est presque inimitable dans cette dernière partie : il a pris une manière toute nouvelle. La diversité de ses talens n’en a point empêché la supériorité. Ses écrits sont marqués au coin du génie. Ils portent tous le sceau de l’immortalité. Il n’est rien sorti de ses mains qui ne respire l’amour du vrai & de l’humanité, une philosophie lumineuse, les graces du stile, le bon goût, une grande connoissance du cœur humain. Tout s’anime, tout s’embelli sous sa plume. Il est peu d’écrivains, parmi les anciens & les modernes, qu’on puisse lui comparer. L’envie & la calomnie qui l’ont persécuté pendant si longtemps, sont presque réduites au silence. Il n’a point de rivaux. Sa patrie lui rend la justice qu’on ne lui a jamais refusée dans tout le reste de l’Europe. Il n’a plus qu’à jouir de sa gloire. Il est de son vivant, ce qu’il sera aux yeux de la postérité, le premier écrivain de son siècle. D’après toutes ces considérations, on doit être blessé de voir mettre ses œuvres, au genre lyrique près, en comparaison avec celles de Rousseau. L’un a moins fait d’excellentes odes, que l’autre n’a donné de chefs-d’œuvre dans les genres les plus élevés, & les plus difficiles.
Ces deux illustres écrivains firent connoissance ensemble l’an 1710, dans une distribution des prix du collège de Louis le grand. On y proclame plusieurs fois le nom d’Arrouet. Rousseau prend intérêt au jeune homme, ainsi que trois ou quatre dames qui se trouvoient avec lui dans une chambre dont le P. Tarteron faisoit les honneurs. Il entre en conversation avec le jésuite sur l’athlète si souvent vainqueur. Il apprend que c’est un jeune pensionnaire très-heureusement né pour la poësie, & dont on a des choses surprenantes pour son âge.
En effet, le jeune Arrouet avoit déjà, dans le collège, la réputation de poëte. On connoissoit sa Fable du loup moraliste, ses vers sur une tabatière, & d’autres qui valurent une pension à un officier des Invalides : il en fit dès l’âge de sept ans. C’est sur ses talens précoces, & son amour extrême pour la lecture, que la fameuse Ninon Lenclos, en mourant, lui laissa un legs pour lui procurer un choix des meilleurs livres.
Le P. Tarteron dit tant de bien de lui à Rousseau & à sa compagnie, que les dames voulurent voir un sujet qui donnoit de si grandes espérances. Le pensionnaire se présente de la meilleur grace du monde, embrasse Rousseau, & répond, d’une manière vive & spirituelle, à toutes les questions qu’on lui fait.
Il avoit alors quinze à seize ans. La passion de la gloire lui fit regarder cette occasion comme un très-grand avantage. Il se promit bien de cultiver toute sa vie l’amitié de Rousseau, de le consulter sur tous ses ouvrages, & de les soumettre à son jugement. On ne sçauroit refuser à M. de Voltaire la justice d’avoir toujours écouté la critique, lorsqu’elle étoit impartiale & juste. C’est cette envie de s’instruire & de se former le goût, qui le fit lier, dès son entrée dans le monde, avec les Sulli, les Châteauneuf, les Chaulieu, & tout ce qu’il y avoit en France de gens aimables & de mérite. Il fut admis à ces assemblées choisies, qui se tenoient au Temple. C’est là que ses idées se développèrent, qu’il puisa cette force de raison, cette fleur de politesse, ce goût exquis & sûr qu’on admire dans ses écrits. Je ne parle point de l’avantage qu’il eût au collège d’être l’élève, & quelquefois même le rival & le vainqueur du P. Sanadon ; & sur-tout d’étudier sous le P. Porée*, pour lequel il conserva toujours de l’attachement & de l’estime.
A peine sa liaison avec Rousseau fut-elle formée, que celui-ci fut banni de France. Tout le fruit que le jeune Arrouet avoit espéré d’en tirer s’évanouit. Mais ne pouvant profiter de la conversation d’un grand maître dans l’art des vers, il eut soin d’entretenir avec lui une correspondance. Il le consulta sur ses premiers essais, & lui envoya, dans les pays étrangers, deux odes composées pour le prix de poësie de l’académie Françoise : elles ne furent point couronnées. L’abbé du Jarri, malgré ses pôles brûlans, & ses pôles glacés, l’emporta sur un concurrent de ce mérite. Le sujet d’Œdipe ayant paru au jeune poëte digne d’être traité de nouveau, il se hâta d’y mettre la main. Aussitôt qu’il eut achevé l’ouvrage, il se fit un devoir de l’envoyer à celui dont il ambitionnoit le suffrage, & dont il croyoit la critique & les lumières sûres. Rousseau trouva la pièce très-bonne en général, en releva quelques endroits, & finit par exhorter l’auteur à travailler dans ce goût, à s’élever toujours ainsi sur les pas de Corneille & de Racine. Sa réponse à ce sujet ne déceloit encore aucun mouvement de jalousie ; mais elle éclata bientôt.
Les brillans succès de celui qui le consultoit parurent lui donner de l’ombrage. On eut dit que Rousseau craignoit de lui voir prendre un vol si haut. Œdipe avoit reçu les plus grands applaudissemens. Mariamne eut quarante représentations de suite. De toutes les gloires celle du théâtre est une des plus flatteuses. Le poëte lyrique voulut montrer qu’il étoit également en état de se distinguer dans cette carrière. Il se mit à composer une Mariamne d’après l’ancienne pièce de Tristan. Il envoya sa tragédie aux comédiens, qui n’ont jamais pû la jouer, & au libraire Didot, qui n’a jamais pû la vendre. La destinée différente des deux Mariamnes, si glorieuse pour un auteur, & si humiliante pour l’autre, mit entr’eux la plus grande division. Rousseau ne pardonna jamais au jeune poëte de l’avoir éclipsé, & de lui avoir fait sentir à son âge le danger qu’il y a de sortir de sa sphère.
Un voyage que M. de Voltaire fit à Bruxelles avec madame de Rupelmonde acheva de les brouiller. Les deux poëtes se virent, se parlèrent, mangèrent plusieurs fois ensemble chez des amis communs. L’auteur d’Œdipe, de Mariamne, & de plusieurs autres ouvrages, reçut mille distinctions flatteuses de tout ce qu’il y avoit de grand dans la ville. Toutes les attentions semblèrent se fixer sur lui. Rousseau, le plus jaloux des hommes, en est désespéré ; il cherche les moyens de le détruire. Il publie & brode, je ne sçais quelles scènes qu’il disoit s’être passées, tantôt à l’église des Sablons, tantôt chez madame de Prie, tantôt chez la princesse de la Tour, & généralement dans tous les endroits où le célèbre poëte avoit paru. Ce qui scandalisa le plus le pieux Rousseau, fut, à ce qu’il dit dans une de ses lettres, la lecture qu’il lui entendit faire de l’épître à Julie, aujourd’hui à Uranie. Si leurs démêlés n’avoient pas déjà éclaté, on auroit pû lui supposer plus de bonne foi dans son zèle pour les bienséances.
Ceux qui n’étoient pas prévenus en sa faveur, le soupçonnèrent de n’employer des personnalités, que parce qu’il se croyoit offusqué par la gloire de son rival. On a prétendu que le moindre éloge qu’il entendoit faire de ce successeur des plus grands maîtres dans le tragique le desespéroit ; & que ces larmes délicieuses qu’il apprenoit avoir été versées à plusieurs chefs d’œuvre de son jeune antagoniste, lui causoient des larmes de rage. Mais rien ne mortifia tant Rousseau que la Henriade : ce poëme admirable, le premier qu’ait eu la nation, parce qu’il est effectivement le seul dont elle se vante. On ne croyoit pas même que notre langue put s’élever jusqu’à l’épopée.
Ces beautés sans nombre dont la Henriade est remplie ; caractères vrais & soutenus ; tableaux frappans des discordes civiles présentés sans partialité ; amour du bien public recommandé sans cesse ; ressors des passions humaines développés habilement ; intérêt croissant de chant en chant ; magie des vers poussée aussi loin que l’imagination peut aller : tout cela parut un crime aux yeux de Rousseau. Que fit-il alors ? un trait qu’on peut interprêter différemment. En remettant à M. de Voltaire, pendant son séjour à Bruxelles, un manuscrit du poëme de la Ligue qu’il avoit desiré de voir, il lui conseilla d’y faire jouer un rôle considérable au fameux Alexandre Farnèse, duc de Parme, le plus grand capitaine de son siècle ; celui-là même qui, dans la défection des Pays-Bas, en conserva une partie à Philippe II ; qui vint faire le siège de Paris en 1590, & celui de Rouen en 1592 ; qui se surpassa par sa retraite, une des plus admirables dont il soit parlé dans l’histoire. Un héros de ce caractère étoit capable, sinon d’éclipser, de balancer au moins Henri IV. Peut-être aussi que Rousseau ne cherchoit point à tendre de piège, & qu’il croyoit que l’intérêt partagé ne nuisoit point à un poëme. Dans l’Iliade, on s’intéresse pour Achille & pour Hector. Quoiqu’il en soit, le conseil ne fut pas suivi par l’auteur de la Henriade. A son retour à Paris, la haine & l’envie le poursuivirent encore : il fut en butte à tous les traits que peut forger un poëte irrité. On a cru que Rousseau s’étoit fait l’entrepôt des plus affreux libèles anonymes, envoyés continuellement de Paris à son adresse, contre un homme qui ne s’occupoit qu’à procurer du plaisir & de la gloire à sa nation. C’est de Bruxelles, assure-t-on, que se répandoit, dans toute l’Europe, cette quantité prodigieuse de libèles calomnieux dont le public a été inondé. Dans cette opinion, M. de Voltaire crut devoir peindre Rousseau sous les traits d’un envieux forcené, comme on peut le voir dans le Discours sur l’envie, dans l’Epître sur la calomnie, dans le Temple du goût. Le violent Rufus redoubla de fureur. On peut juger de celle où dût se livrer contre son ennemi, cette vipère qu’on disoit acharnée contre ses bienfaiteurs. Il exhala sa rage dans des pièces fugitives. Les divisions de ces deux illustres écrivains produisirent souvent des traits lumineux : leurs personnalités furent mélées d’une critique saine. Le reproche de germanisme, si souvent fait à Rousseau, est fondé. Quoi de plus dangereux que cette affectation du stile marotique, que cette recherche d’expressions & de termes moins énergiques qu’extraordinaires ? Combien de copies détestables a fait un tel original ? L’exemple de Rousseau pouvoit accréditer le mêlange de stile. Il gâta sur-tout le sien dans le pays étranger. Sa diction devint moins élégante & moins correcte, à mesure qu’il vieillissoit à Bruxelles. Il est bien difficile, en effet, qu’un long séjour hors de sa patrie, que les infirmités & les années ne changent la manière d’un écrivain. Il n’est donné qu’à M. de Voltaire d’être une exception à la règle : sa plume est toujours la même.
Un trait à sa gloire, & dont la postérité parlera, ce sont les regrets
qu’il ne put s’empêcher de témoigner avec toute la France, lorsqu’elle
apprit la mort de Rousseau. Il ne vit plus dans son ennemi qu’un grand
homme, & jetta ces fleurs sur sa tombe, en écrivant à un éditeur des
œuvres du Pindare François. « Ses talens, ses
malheurs, & ce que j’ai oui dire ici de son caractère, ont banni de
mon cœur tout ressentiment, & n’ont laissé
mes yeux ouverts qu’à son mérite. »