(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Virgile, et Bavius, Mœvius, Bathille, &c. &c. » pp. 53-62
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Virgile, et Bavius, Mœvius, Bathille, &c. &c. » pp. 53-62

Virgile, et Bavius, Mœvius, Bathille, &c. &c.

Une différence bien remarquable entre les écrivains d’Athènes & ceux de Rome, c’est qu’on voit les premiers, ainsi que les nôtres, dévorés de jalousie, tourmentés d’un ver rongeur, se faisant une éternelle guerre ; au lieu que les grands auteurs Latins n’ont jamais eu leur gloire obscurcie par cette tache. A peine connoissoient-ils ce levain qui se met dans la littérature, qui corrompt tout, aigrit tout, divise tout. Gallus, Pollion, Horace, Virgile étoient amis. Pline le jeune & Tacite n’avoient qu’un cœur. Tous ces beaux génies vivoient dans la douceur d’un commerce libre & philosophique ; ils s’entr’aidoient à porter le fardeau de la vie, à se consoler des sottises humaines, à conserver sur la terre cette raison saine, ce feu pur & céleste, le partage de quelques ames privilégiées. Si leurs beaux jours étoient troublés, ce n’étoit que par le souffle infect de tout ce que leur siècle avoit de plus odieux & de plus méprisable. Virgile, le plus doux, le plus modeste des hommes, ne put échapper aux traits de l’envie.

Ce poëte étoit du village d’Andès, à une lieue de Mantoue. Il vint au monde l’an 684 de la fondation de Rome, sous le premier consulat de Pompée & de Crassus. Les ides d’octobre, qui étoient le 15 de ce mois, devinrent fameuses par sa naissance*. Virgile est peut-être le seul poëte qui ne se soit point égaré dans une trop bonne opinion de ses talens. Sa modestie dégénéroit en timidité. Sa gloire l’embarrassoit en bien des occasions. Quand la multitude accouroit pour le voir, il se déroboit en rougissant : il négligeoit ses habillemens & sa personne. Mais cette simplicité même, qui va si bien avec le génie, & par laquelle les grands hommes adoucissent l’envie, ne faisoit qu’augmenter la vénération où il étoit à Rome. Il paroît un jour au théâtre, comme on venoit d’y réciter quelques-uns de ses vers : tout le monde alors se lève avec des acclamations redoublées, honneur qu’on ne rendoit qu’à César.

Croiroit-on, après cela, qu’adoré dans la capitale du monde par tous les gens de goût, il dût s’y voir insulté par un tas d’écrivains misérables ? Croiroit-on qu’ils aient voulu arracher les lauriers de la tête de Virgile pour en orner la leur ? que ces pygmées se fussent ligués pour terrasser Hercule ? Ils sembloient tous avoir le mot, afin de tâcher de lui nuire, & de faire le malheur de sa vie. Mais les plus ardens étoient Bavius & Mœvius, deux écrivains moins décriés encore par la platitude & l’ennui de leurs ouvrages, que par les travers de leur esprit & la malignité de leur cœur.

Le premier chagrin qu’ils lui donnèrent, fut en attaquant sa naissance. Ils publièrent qu’il étoit fils d’un homme au service d’un magicien vagabond, ou celui d’une espèce de maquignon. Ils prétendirent qu’il avoit été maquignon lui-même, aussi bien que devin. Les raisons qu’ils apportèrent en confirmation de leurs sentimens, ont répandu, à la vérité, quelques nuages sur sa naissance. Son père s’appelloit Maron : on n’en sçait pas davantage. Il n’est illustre que par son fils.

Les mœurs de Virgile furent encore moins respectées que sa naissance. On lui prêta des goûts infâmes, ainsi qu’à Socrate, à Platon, à Muret, à Desfontaine, &c. &c. On veut que, sous le nom d’Alexis, il ait désigné deux objets de sa passion effrénée. La plus grande grace qu’on fasse à Virgile, est de lui accorder une maîtresse appellée Plotia, avec laquelle, dit-on, il vêcut longtemps. Encore cette grace est-elle bien hasardée. Il est certain que, s’il ne connut jamais les excès de la table, il eut à se reprocher bien des choses par rapport à ses amours.

Ses ouvrages eurent le sort de bien d’autres. Ils furent parodiés. Un de ces vils Zoïles se chargea de travestir les églogues, l’autre les géorgiques, un troisième l’énéide. On dégrada les morceaux les plus vantés de ces trois chefs-d’œuvre. Il reste encore des monumens de cette indigne vengeance*.

On ne fit grace à Virgile d’aucune mauvaise plaisanterie. On voulut jetter du ridicule sur toutes ses beautés ; prouver qu’il n’avoit réussi dans aucun genre : Qu’il avoit manqué le pastoral dans ses bucoliques, ouvrage admirable par les graces simples & naturelles, par l’élégance & la délicatesse, par cette pureté de langage qui le caractérisent ; le didactique dans ses géorgiques, poëme le plus travaillé de tous ceux qu’il nous a laissés, & qu’on peut appeller le triomphe de la poësie Latine ; l’épique dans son énéide, chef-d’œuvre de l’esprit humain, qu’Auguste ne pouvoit se lasser de lire, & la tendre Octavie de récompenser, jusqu’à faire compter à l’auteur dix grands sesterces pour chaque vers, ce qui montoit à la somme de 325 000 livres. Mais les parodistes ne couvrirent qu’eux-mêmes de ridicule. Virgile, d’un seul trait, les peignit* :

Si Bavius te plaît, aime aussi Mœvius.

C’est la plus grande méchanceté qu’il se soit permise. Il étoit d’ailleurs fort réservé. Un certain Filistus, bel esprit de cour, prenoit plaisir à l’agacer continuellement dans la conversation, à lui faire venir la rougeur au visage, à le railler jusqu’en présence d’Auguste. « Vous êtes muet, lui dit-il un jour ; & quand vous auriez une langue, vous ne vous défendriez pas mieux. » Virgile, piqué, se contenta de répondre : « Mes ouvrages parlent pour moi. » Auguste applaudit à la repartie, & dit à Filistus : « Si vous connoissiez l’avantage du silence, vous le garderiez toujours. » Cornificius, autre insecte odieux, déchiroit Virgile. On en avertit le poëte, qui répondit simplement : « Cornificius m’étonne. Je ne l’ai jamais offensé ; je ne le hais point. Mais il faut que l’artiste porte envie à l’artiste, & le poëte au poëte. Je ne me venge de mes ennemis, qu’en m’éclairant par leur critique. »

Un de ceux dont il fut le moins blessé, c’est Bathille. S’il s’appropria des vers de Virgile, sa ruse étoit au fond un hommage qu’il rendoit au poëte. Rien n’est plus fameux que cette supercherie. Virgile avoit attaché de nuit, à la porte du palais d’Auguste, ce distique* où il le fait égal à Jupiter.

Quel éloge flatteur pour un prince ! Auguste voulut en connoître l’auteur ; personne ne se déclara. Bathille, profitant de ce silence, se fait honneur du distique. Les présens & les graces de la cour fondent sur lui. Le dépit de Virgile lui suggère une idée heureuse ; c’est de mettre au bas du distique ce commencement de vers, Sic vos non vobis , répété quatre fois. L’empereur demande qu’on en achève le sens : mais personne, excepté Virgile, ne le peut faire. Il s’en acquitta de cette sorte* :

C’est moi qui fis ces vers ; un autre en a la gloire.
        Mon triste sort est votre histoire :
Oiseaux ! vos chers petits s’élèvent-ils pour vous ?
Brebis ! votre toison, la portez-vous pour vous ?
Abeilles ! votre miel, le faites-vous pour vous ?
Bœufs courbés sous le joug, labourez-vous pour vous ?

Le véritable auteur du distique ayant été par-là découvert, Bathille devint la fable de Rome. A l’égard de Virgile, il fut au comble de la gloire : mais l’envie le poursuivit à proportion des honneurs qu’il s’attiroit. Elle eut bien voulu faire passer à la postérité la prose de cet illustre écrivain, pour prouver à tous les siècles qu’il n’a pas mieux réussi hors de son genre, que Cicéron hors du sien. Mais le poëte a par-dessus l’orateur le mérite d’avoir sçu connoître sa portée. Du moins ne nous reste-t-il pas de mauvaise prose de Virgile, de laquelle ses ennemis aient pu se prévaloir ; au lieu que nous avons de Cicéron des vers qui font honte à sa mémoire. Je ne sçais sur quoi se fondent tous nos Quintiliens modernes, lorsqu’ils répètent que, pour bien écrire en prose, il faut auparavant s’être exercé long-temps à faire des vers. Outre l’exemple de Virgile, celui de Corneille, de Racine, de Despréaux, & généralement de tous nos grands poëtes, ne dément-il point cette maxime ? Ont-ils été les mêmes, lorsqu’ils ont voulu se réduire au mérite de prosateurs ? Il n’est qu’un seul homme dont la prose égale au moins ses vers, l’auteur de la Henriade & du Siècle de Louis XIV.

Virgile ne vécut que cinquante-deux ans. Il avoit toujours été d’une santé foible & chancelante, sujet aux maux d’estomac & de tête, aux crachemens de sang. On remarque qu’il étoit d’une belle figure. Il mourut à Brindes, comme il alloit en Grèce pour mettre dans la retraite la dernière main à son énéide qu’il avoit été onze ans à composer & dont il étoit si peu satisfait, qu’il ordonna, par son testament, que l’on brûlât son poëme. Mais on se garda bien d’exécuter un pareil ordre, d’anéantir un ouvrage qui, malgré ses défauts, est un des plus beaux monumens que nous ayons de l’antiquité. Les vers que fit Auguste sur les dernières volontés de Virgile, caractérisent bien le génie de ce prince* :

Une voix inhumaine, en un fatal moment,
A donc pu commander l’attentat le plus grand !
La muse de Maron ira donc dans les flammes !
………
Mais il faut respecter les ordres d’un mourant.
Que tu m’approuves, Rome, ou bien que tu me blâmes,
J’obéis en aveugle, & remplis mon serment.
Mais non, je ne dois point suivre des loix pareilles.
Quoi ! détruire en un jour le fruit de tant de veilles !

Le testament de Virgile ne fut exécuté qu’en un point. Il avoit desiré qu’on laissât son poëme tel qu’il étoit, au cas qu’on le sauvât des flammes ; & l’on eut cette attention. Delà vient qu’on trouve tant de vers imparfaits dans l’énéide. L’auteur de cet ouvrage unique mourut assez riche pour laisser des sommes considérables à Tucca, à Varius, à Mécène, à l’empereur même. Son corps fut porté près de Naples ; & l’on mit sur son tombeau des vers* qu’il avoit faits en mourant :

Parmi les Mantouans je reçus la naissance ;
         Je mourus chez les Calabrois ;
Parthénope me tient encor sous sa puissance.
J’ai chanté les héros, les bergers & les bois.