(1874) Premiers lundis. Tome II « H. de Balzac. Études de mœurs au xixe  siècle. — La Femme supérieure, La Maison Nucingen, La Torpille. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « H. de Balzac. Études de mœurs au xixe  siècle. — La Femme supérieure, La Maison Nucingen, La Torpille. »

H. de Balzac.
Études de mœurs au xixe  siècle. — La Femme supérieure, La Maison Nucingen, La Torpille.34

Ces deux volumes sont précédés d’une préface qui n’en fait pas la portion la moins saillante. L’auteur, en parlant des trois nouvelles qu’il recueille et qu’il appelle trois fragments, s’excuse de ce qu’on y trouvera d’incomplet, d’irrégulier, et se rejette au long sur les nécessités matérielles qui le commandent. Après un parallèle détaillé entre lui et Walter Scott, à qui il dit qu’il ne se comparera pas ; après avoir opposé les chefs-d’œuvre de l’art italien à nos peintures et sculptures de pacotille, il ajoute : « Le marbre est si cher ! l’artiste aura fait comme font les gens pauvres, comme la ville de Paris et le gouvernement qui mettent des papiers mâchés dans les monuments publics. Eh ! diantre, l’auteur est de son époque et non du siècle de Léon X, de même qu’il est un pauvre Tourangeau, non un riche Écossais. Toutes ces choses se tiennent. Un homme sans liste civile n’est pas tenu de vous donner des livres semblables à ceux d’un roi littéraire. Les critiques disent et le monde répète que l’argent n’a rien à faire à ceci… Rubens, Yan Dyck, Raphaël, Titien, Voltaire, Aristote, Montesquieu, Newton, Cuvier, ont-ils pu monumentaliser leurs œuvres sans les ressources d’une existence princière ? J.-J. Rousseau ne nous a-t-il pas avoué que le Contrat social était une pierre d’un grand monument auquel il avait été obligé de renoncer ? Nous n’avons que les rognures d’un J.-J. Rousseau tué par les chagrins et par la misère… » Après avoir quelque temps continue sur ce ton,  l’auteur s’attache à une phrase échappée à M. de Custine dans son livre sur l’Espagne : « En France, dit le spirituel touriste, Rousseau est le seul qui ait rendu témoignage par ses actes autant que par ses paroles à la grandeur du sacerdoce littéraire ; au lieu de vivre de ses écrits, de vendre ses pensées, il copiait de la musique, et ce trafic fournissait à ses besoins. Ce noble exemple, tant ridiculisé par un monde aveugle, me paraît, à lui seul, capable de racheter les erreurs de sa vie… Il y a loin de la dignité d’action du pauvre Rousseau à la pompeuse fortune littéraire des spéculateurs en philanthropie, Voltaire et son écho lointain Beaumarchais… » M. de Balzac, après avoir, non sans raison, remarqué que cette sévérité contre les auteurs qui vendent leurs livres siérait mieux peut-être sous une plume moins privilégiée à tous égards que celle de M. de Custine, se donne carrière à son tour, se jette sur les contrefaçons, agite tout ce qu’il peut trouver de souvenirs à la fois millionnaires et littéraires : la conclusion est qu’à moins de devenir riche comme un fermier général, on se maintient mal aisément un grand écrivain. Les impressions que causera cette préface seront très diverses, et il y en aura de toutes sortes, à la vue de pareilles assertions. Pour nous, l’impression a été surtout pénible : cette longue discussion de la pauvreté et de la richesse d’un écrivain nous a semblé triste. Eh ! sans doute, l’argent, dans la vie et dans le talent de l’écrivain, pèse pour quelque chose. Mais à la pauvreté hautaine, étalée et presque cynique de Jean-Jacques, à la délicatesse de haut goût et un peu aristocratique de M. de Custine, à cette longue demande d’indispensables millions et de liste civile littéraire par M. de Balzac, je ne veux opposer, comme vérité, tact et dignité, qu’une page d’un écrivain bien compétent : « En vous rappelant sans cesse, écrit quelque part M. de Sénancour, que les vrais biens sont très supérieurs à tout l’amusement offert par l’opulence même, sachez pourtant compter pour quelque chose cet argent qui tant de fois aussi procure ce que ne peut rejeter un homme sage. Pour dédaigner les richesses, attendez que vous ayez connu les années du malheur, que de longues privations aient diminué vos forces, et que vous ayez vu, dans la pauvreté, le génie même devenir stérile, à cause de la perpétuelle résistance des choses, ou de la faible droiture des hommes. Il vous sera permis de dire alors que rien d’incompatible avec le plus scrupuleux sentiment de notre dignité ne trouverait une excuse dans l’or reçu en échange ; mais vous saurez aussi que des richesses loyalement acquises seraient d’un grand prix, et vous laisserez la prétention de mépriser les biens à ceux qui, ne pouvant s’en détacher, s’irritent contre une sorte d’ennemi toujours victorieux. » Voilà le cri à demi étouffé d’une nature haute que la pauvreté comprime : mais, cela dit, il faut se taire. Il le faudrait surtout, lorsque, recherché du public, on peut, en quelques semaines de travail, se procurer ce qui eût suffi à l’année d’un grand écrivain frugal d’autrefois. Oh ! pourquoi de tels discours ? Pourquoi initier le public à ces misères que la fierté dérobe si elles sont vraies ? Cette préface de M. de Balzac a le malheur de ressembler, au style près, à l'une des nombreuses préfaces de Paul et Virginie.

Nous ne parlerons pas des deux premières nouvelles, la Femme supérieure, déjà publiée dans un journal, et la Maison Nueingen, à laquelle, sans doute à cause d’un certain argot dont usent les personnages, il nous a été impossible de rien saisir. Les acteurs, qui reviennent dans ces nouvelles, ont déjà figuré, et trop d’une fois pour la plupart, dans des romans précédents de M. de Balzac. Quand ce seraient des personnages intéressants et vrais, je crois que les reproduite ainsi est une idée fausse et contraire au mystère qui s’attache toujours au roman. Un peu de fuite en perspective fait bien. Une partie du charme consiste dans cet indéfini même. On rencontre un personnage, un caractère dans une situation ; il suffit, s’il n’est pas le personnage essentiel, qu’il soit bien saisi : il aide à l’effet, et on ne se soucie pas de le suivre ensuite à perpétuité dans ses recoins. Presque autant vaudrait, dans un drame, nous donner la biographie détaillée, passée et future, de chacun des comparses. Grâce à cette multitude de biographies secondaires qui se prolongent, reviennent et s’entrecroisent sans cesse, la série des Études de Mœurs de M. de Balzac finit par ressembler à l’inextricable lacis des corridors dans certaines mines ou catacombes. On s’y perd et l’on n’en revient plus, ou, si l’on en revient, on n’en rapporte rien de distinct.

La plus intéressante des trois nouvelles, la seule même qui le soit, s’intitule la Torpille. Ce n’est pas un autre sujet que la courtisane amoureuse :

Et son amour me fait une virginité.

La cheville ouvrière de la conversion est une manière de personnage mystérieux qui, jusqu’à la fin, a tout l’air d’être un honnête jésuite espagnol, et qui se trouve, au démasqué, n’être qu’un de ces sublimes roués dont l’auteur a une escouade en réserve. Le portrait, la description de la personne et de la vie de la Torpille (c’est l’odieux nom de la pauvre fille perdue) accusent ces observations profondes et fines particulières à l’auteur, et respirent une complaisance amollie qui s’insinue bientôt au lecteur, si elle ne le rebute tout d’abord : c’est là un secret et comme un maléfice de ce talent, quelque peu suborneur, qui pénètre furtivement, même au cœur des femmes honnêtes, comme un docteur à privautés par l’alcôve. L’amour, au sein de la courtisane de dix-huit ans, est analysé chatouilleusement. Quand le jésuite, qui la veut rendre digne de son jeune parent et protégé, l’a mise au couvent, le voile d’innocence ignorante et les restes secrets d’impudeur dans cette jeune fille sont poursuivis et démêlés comme les moindres veines sous-cutanées, comme les profonds vaisseaux lymphatiques par le préparateur anatomique habile et amoureux du cadavre. Il y a une page (450, 460) sur la passion du poète, amant de la courtisane, sur son amour qui vole, bondit, rampe ; et cette page me résume et me figure tout ce style même, qui ressemble souvent au mouvement brisé d’une orgie, à la danse continuelle et énervée d’un prêtre de Cybèle. Des mœurs telles qu’elles ressortent de ces prétendues peintures du jour, sont-elles réelles ? Elles sont du moins vraies en ce sens, que plus d’un, aujourd’hui, les rêve. Or, il n’est pas inutile de savoir même les rêves et les cauchemars d’une époque, comme disait Chapelain (en cela plus spirituel que de droit), de même que les médecins s’inquiètent quelquefois des rêves de leurs malades pour les mieux connaître.

A côté des portions bien observées, qu’exprime un style trop complice de son sujet, l’auteur a laissé échapper de singulières inadvertances : en un endroit, Marion Delorme se trouve être une courtisane du xvie  siècle, par opposition à Ninon, qui est du xviie  ; ailleurs, la vie de Mazarin est donnée comme bien autrement dominatrice que celle de Richelieu, lequel meurt à la fleur du pouvoir : cela devient fabuleux. Je ne sais pourquoi M. de Balzac a gâté le mot charmant qu’il cite de Mme de Maintenon. On avait mis dans un beau bassin propre de Versailles des poissons qui bientôt y mouraient : « Ils sont comme moi, disait-elle, ils regrettent leur bourbe » ; ce que M. de Balzac paraphrase ainsi : « Ils regrettent leurs vases obscures. » Eh bien, il a dans son expression, là même où l’on ne peut le contredire par une autorité historique, beaucoup de ces sortes d’impropriétés : ce style, sans cesse remué, s’alanguit et s’étire. Mais prenons garde, en le trop décrivant, de l’imiter.