(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. »
/ 3404
(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. »

Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin29.

On ne saurait dire sans une grande impropriété de termes que le prince comte de Clermont ait été l’un des lieutenants du maréchal de Saxe dans ses guerres de Flandre : ce serait lui faire trop d’honneur. Ce titre de lieutenant appartient à Lœwendal et à d’autres généraux plus solides que ne l’était ce rejeton des Condé. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il servit très honorablement dans toutes les campagnes de ces années (1744-1747) et qu’il paya vaillamment de sa personne. On n’aurait pas l’idée, d’ailleurs, de s’occuper particulièrement de lui : il n’offre qu’un intérêt assez médiocre comme individu ; il était assez spirituel, mais sans pouvoir passer pour véritablement distingué : c’est comme existence, comme variété et bizarrerie de condition sociale, que le personnage est curieux à connaître : prince du sang, abbé, militaire, libertin, amateur des lettres ou du moins académicien, de l’opposition au Parlement, dévot dans ses dernières années, il est un des spécimens les plus frappants, les plus amusants à certains jours, les plus choquants aussi (bien que sans rien d’odieux), des abus et des disparates poussés au scandale sous un régime de bon plaisir et de privilège. M. Jules Cousin, de la Bibliothèque de l’Arsenal, a fait plus que de rendre cette Étude facile ; il nous la présente toute préparée et sous la forme la plus modeste. Ayant rencontré, dit-il, dans les hasards de ses recherches, des lettres inédites, les plus intimes, les plus familières, qui trahissaient les mœurs et les habitudes du prince, il les a données, et il y a joint tout ce qu’il a pu recueillir d’imprimé ou d’inédit concernant sa personne, sa fortune, ses résidences, ses divertissements, les propos tenus sur son compte, les éloges et les médisances dont il a été l’objet : tout s’y trouve ; les photogravures, comme on les aime aujourd’hui, n’y manquent pas. On a (excepté peut-être pour la partie militaire) les éléments et tous les traits originaux d’un portrait ; ou plutôt, rien qu’à feuilleter du doigt ces deux jolis volumes et à les parcourir en tous sens, le portrait se crayonne et s’achève de lui-même en nous, non sans avoir amené, chemin faisant, toutes sortes de réflexions et de remarques plus ou moins morales et philosophiques. M. Jules Cousin, en ne se donnant que pour un compilateur, est le peintre qui se cache derrière ce tableau tout composé de pièces industrieusement rapportées et qui s’ajustent.

Le comte de Clermont était le frère cadet de M. le Duc, qui fut quelque temps premier ministre ; du comte de Charolais, si connu par ses férocités et ses frénésies ; il était le frère aîné de ces trois sœurs mondaines, à l’allure libre et au parler franc, Mademoiselle de Charolais, Mademoiselle de Clermont, Mademoiselle de Sens, desquelles il aurait fallu ne rien savoir pour en faire des héroïnes de roman sentimental, comme l’essaya un jour Mme de Genlis pour Mademoiselle de Clermont30. Né le 15 juin 1709, on le destina de bonne heure à l’état ecclésiastique ou du moins à des bénéfices d’Église. Dès l’âge de neuf ans, il vit successivement pleuvoir sur sa tête les revenus de l’abbaye du Bec-Hellouin, ceux de Saint-Claude, ceux de Chaalis et de Marmoutiers, auxquels s’ajoutèrent bientôt l’abbaye de Cercamp et celle de Buzay : tout cela n’était qu’en attendant mieux. On ne dit pas quels furent ses précepteurs, A son début dans le monde, il avait pour mentor le comte de Billy, un mentor commode, et plus tard il le rendra au fils de M. de Billy en leçons de même nature et en exemples. L’inconvénient pour les personnages en vue, c’est que leurs puérilités, comme leurs moindres fredaines, s’affichent et que tout leur est compté : on ne sait trop qui est le plus aux aguets, de la flatterie ou de la satire. Le comte de Clermont avait quatorze ans, lorsqu’il perdit un singe favori, pour lequel il commanda des lettres de faire part platement rimées, et il lui fit élever un mausolée où l’on mit aussi des épitaphes en vers. Il n’était pas sans un certain goût pour les vers, les couplets, ce qu’on appelle les choses de l’esprit. Il avait la curiosité assez éveillée en plus d’un sens. D’Alembert, dans l’article qu’il lui a consacré comme à un membre de l’Académie (article qu’il s’est bien gardé d’intituler Eloge), a raconté une singulière idée que le prince mita exécution quand il eut vingt ans :

« Il avait formé une Société littéraire, aux assemblées de laquelle il assistait quelquefois, et qui avait pris le titre de Société des Arts. Cette espèce d’académie devait réunir à la fois les sciences, les lettres et les arts mécaniques… Cinq ou six académies seraient à peine suffisantes pour remplir l’objet que celle Société prétendait embrasser toute seule. D’ailleurs les rédacteurs de ses statuts avaient conçu à ce sujet, pour ne rien dire de plus, une étrange idée : non seulement ils voulaient (ce qui était raisonnable) marier, pour ainsi dire, chaque art mécanique à la science dont cet art peut tirer des lumières, comme l’horlogerie à l’astronomie, la fabrique des lunettes à l’optique ; mais ils prétendaient encore, qu’on nous passe cette expression, accoler chacun de ces arts à la partie des belles-lettres qu’ils s’imaginaient y avoir plus de rapport : par exemple, disaient-ils, le brodeur à l’historien, le teinturier au poëte, et ainsi des autres. Ce trait seul suffirait pour juger à quel point la confiance du prince fut mal servie dans cette occasion par ceux qu’il en avait honorés. »

Il était donc curieux ou plutôt actif ; il voulait moins s’instruire que se distraire et s’amuser. On le voit, en décembre 1731, aller au cimetière de Saint-Médard pour y être témoin des convulsions qui attiraient la foule : « M. le comte de Clermont, prince du sang, y alla l’autre jour avec des grisons (laquais en habit gris), sans fracas », nous dit le Journal de Barbier. Mais ne lui demandez pas l’esprit d’observation ni aucun esprit philosophique.

Ses galanteries ; mises en relief par sa qualité de prince du sang et par le contraste avec son état d’abbé, ne l’avaient que trop signalé de bonne heure. Il fut dès quinze ans un chérubin que les femmes se disputèrent. Il tomba tout d’abord assez mal et ne rencontra jamais d’honorables ni de délicates liaisons : il ne parut pas les chercher. Après des personnes du grand monde, telles que la duchesse de Bouillon, — une passion orageuse et triste, traversée d’affreux soupçons, — il se jeta dans les plaisirs dits faciles et n’en sortit plus : ces plaisirs l’enchaînèrent. Écoutons encore Barbier, qui n’est qu’un des mille échos :

« M. le comte de Clermont, qui est abbé et jouit de deux cent mille livres de rentes de bénéfices, ne mène pas une conduite bien régulière. Il est sans épée, mais les cheveux en bourse, et en habit brodé et galonné ; il doit deux millions dans Paris, et change tous les jours de maîtresse. »

D’inconstances en inconstances et qui, toutes, faisaient bruit, il passa sous la bannière ou plutôt sous le joug d’une danseuse de l’Opéra, Mlle Leduc, qui exerça sur lui un durable empire, devint sa marquise de Pompadour au petit pied, tint bon jusqu’au bout, parodia même la Maintenon et finit par être épousée. Les satires du temps ont conservé mémoire d’une journée qui fit éclat au début de cette liaison, — d’un certain jeudi de Semaine sainte :

« Le jeudi 22 mars 1742, la demoiselle Leduc, ci-devant maîtresse du président de Rieux, alla se promener aux ténèbres de Longchamps dans une calèche de canne peinte en bleu, et tous les fers en argent, attelée de six chevaux nains, pas plus gros que des dogues. Un petit postillon et un petit hussard richement habillés, l’un en veste rouge toute couverte de galons d’argent, avec une plume bleue au chapeau, l’autre en robe bleue, le sabre et le bonnet tout garnis de plaques d’argent. La Leduc tenait les guides des chevaux, et était escortée de deux valets de pied déguisés. Le faste de cet équipage était une galanterie du comte de Clermont, abbé de Saint-Germain, dont il régalait la vanité de la Leduc…31 »

On imaginerait difficilement plus de bienséances violées à la fois. Cette insolente promenade fut marquée par des scènes d’insulte et de voies de fait ; elle ne put se renouveler le lendemain. La Cour, la ville, tout Paris en parla, et Louis XV en fit un couplet satirique contre son cousin. Le comte de Clermont, à cette date, était, on vient de le voir, abbé de Saint-Germain-des-Prés. Il y avait succédé, au mois d’août 1737, au cardinal de Bissy, à la grande joie du couvent et de la congrégation, nous assure le Gallia Christiana (ingenti Conventus et Congregationis gaudio). L’abbaye donnait un beau logement à Paris et un aux champs, qui était le château de Berny : c’est ainsi que la respectable villa abbatiale devint, trente années durant, la maison de plaisance du comte de Clermont, son lieu de délices, le Choisy et le Bellevue de Mlle Leduc, qui en faisait les honneurs sous le nom de la dame de Tourvoie (Tourvoie était un petit castel tout voisin de Berny). Elle tenait même la feuille des bénéfices à la nomination du prince et lui désignait les sujets : passe encore quand elle n’eut à nommer que des aides de camp. Le comte-abbé, pour ce gros morceau, dut lâcher et rendre au roi les quatre abbayes de Marmoutiers, Saint-Claude, Cercamp et Buzay, qui valaient au moins 80,000 livres de rente. Il ne perdait pas au change : il afferma l’abbaye de Saint-Germain pour 180,000 livres, « sans compter les prés réservés, et tout ce que les fermiers lui fournissaient de paille et avoine pour ses chevaux. » Avec cela, le Journal de Lhuynes nous apprend que certain jour il prétendit, ainsi que les princes du sang, ne pas devoir payer ses ports de lettres ; mais Louis XV, qui était assez ferme avec les personnes de sa famille, lui dit qu’il avait tort et qu’il devait les payer comme les autres. Il prétendait aussi ne point payer de droits d’entrée pour ses viandes à la barrière, et il y eut un jour, à ce propos, une histoire qui a été racontée diversement, mais où, dans tous les cas et même en en rabattant, il est certain que les gens du prince jouèrent un peu trop du fouet à l’égard d’un commis. Une autre fois, il voulut le prendre sur un haut ton avec le procureur général Joly de Fleury pour une odieuse affaire où s’étaient brutalement compromis un gentilhomme de sa maison et un officier de son régiment : il trouva une ferme résistance dans le magistrat. Plus à ses plaisirs qu’à ses devoirs, on le voit d’abord inexact au Parlement et léger de procédé ; attendu à une cérémonie de réception et n’y venant pas, il oublie de s’excuser. Je rassemble en ce moment bien des torts et des griefs épars durant sa vie. Élu grand maître de l’Ordre maçonnique à la mort du duc d’Antin, il y laissa introduire le désordre par son absence et sa complète incurie ; il fallut, après lui, en venir à une réforme. Chose plus grave ! raillé pour sa nomination à l’Académie française dans une épigramme du poëte Roy, il eut le malheur encore de trouver parmi ses gens un serviteur trop prompt, qui se chargea de le venger moyennant bastonnade sur le dos du satirique : et qu’on n’aille point ici alléguer pour excuse l’indignité de l’homme châtié ; car ce qu’on inflige à Roy aujourd’hui, on le faisait hier à Voltaire, on en a menacé Racine et Boileau. Ce sont des aménités de cet ancien régime où les meilleurs d’entre les grands seigneurs et les gentilshommes avaient peine à se défendre (même quand ils n’y aidaient pas) du zèle de ceux qu’ils appelaient mes gens. Et toutefois, malgré ces excès, ces abus et ces prétentions dont je ne lui ai pas fait grâce, le comte de Clermont ne saurait passer pour un des violents de sa maison, et en général tout le monde rendait témoignage de sa douceur et de son affabilité.

Et nous tous, qui que nous soyons, nés heureusement à une époque d’égalité, — de presque égalité, — quand nous avons à juger ces régimes antérieurs et les hommes qui en font partie, qui nous les représentent par des aspects criants, justice est que nous nous disions : Qu’aurions-nous été nous-mêmes, qu’aurions-nous fait, si nous étions venus dans des conditions pareilles où l’on se croit tout permis ? car il y a péril alors et chance, — neuf fois sur dix, — qu’on se permette à l’occasion tout ce qu’on peut impunément. On a beau être modéré par nature, un jour ou l’autre la tentation est la plus forte, et l’on y succombe. Il n’est d’aussi sûr garant contre soi-même et contre autrui que les lois.

Le comte de Clermont ne se doutait certainement pas que son nom soulèverait dans l’avenir des questions semblables ; sa frivolité débonnaire ne s’agitait que dans le présent. Il eut d’abord pour secrétaire de ses commandements et pour conseiller Moncrif, et, par lui, le prince se trouva mis en relation avec Voltaire. Le poète eut occasion de le solliciter pour faire jouer une de ses pièces, et il s’en loua vivement ; il fut enchanté de son accueil : « Mais comment, Madame ? écrivait-il au sortir de là à la princesse de Guise ; il est aimable comme s’il n’était qu’un particulier… Je crus n’y voir qu’un prince et j’y rencontre un homme. »

Le comte de Clermont dut à cette circonstance de se voir nommé dans les premières éditions du Temple du Goût ; mais cette mention de faveur disparut et tomba, comme tant d’autres noms éphémères, à l’édition définitive.

Cependant le prince était du sang de Condé ; il se sentait brave, et, en dépit de la crosse, il avait hâte de reprendre l’épée. Il eut dispense et entra pour la première fois en campagne à la fin de 1733. Là encore il s’annonça par un travers : il prétendit tout aussitôt, pour commencer, au commandement de l’armée d’Allemagne (1736). Il devait en être nommé généralissime, nous dit d’Argenson : M. de Belle-Isle eût été son premier lieutenant général, et en réalité il eût tout fait. Mais Moncrif comprit que son maître allait se fourvoyer ; qu’il se ruinerait en frais de représentation et débuterait dans la carrière des armes par un ridicule, abbé tout ensemble et généralissime pour son coup d’essai. Il recourut à la mère du prince, Madame la Duchesse, pour l’empêcher de faire ce pas de clerc qu’il lui épargna en effet ; mais il y perdit la faveur, et un soir qu’il rentrait chez son prince, le suisse lui apprit que l’hôtel lui était dorénavant fermé. Cette disgrâce de Moncrif fit sa fortune, puisqu’il lui dut de devenir lecteur chez la reine et d’être la coqueluche des petits appartements. Mais on voit que la honte même du comte de Clermont, sa bonhomie si vantée, avait ses lunes et ses caprices.

Les premières campagnes du comte de Clermont n’eurent pour résultat que de l’endetter. Il se vit, au retour, dans l’obligation de vendre au roi sa terre de Châteauroux en Berry (1736). Elle devint bientôt le galant apanage que l’on a vu.

Mais ses vrais débuts, les premières campagnes de lui qui comptent sont celles de Flandre, qu’il fit sous les ordres du maréchal de Saxe. Il se distingua fort au siège de Menin, à celui d’Ypres, à celui de Furnes, où il commandait (juin 1744). « On n’avait point vu en France, dit Voltaire, depuis les cardinaux de La Valette et de Sourdis, d’homme qui réunît la profession des armes et celle de l’Église. Le prince de Clermont avait eu cette permission du pape Clément XII, qui avait jugé que l’état ecclésiastique devait être subordonné à celui de la guerre dans l’arrière-petit-fils du grand Condé. » Ce petit-fils eut là, en ces années, quelques éclairs, dignes de la gloire de son aïeul : par son intrépidité personnelle, il fit en toute rencontre honneur à son nom. Quant à la science même et à l’étude du métier, il ne faut pas la chercher en lui. Il avait à ses côtés, dans les deux premiers sièges, M. de Beauvau, maréchal de camp, excellent conseiller, qui fut tué à l’attaque d’Ypres, et imprudemment, par des coups de fusil français. Le comte de Clermont eut toujours ainsi auprès de lui, à la guerre, un mentor ou conseiller ; bientôt Lœwendal à Namur, plus tard M. de Mortaigne à Crefeld. Quand le conseiller était bon, les choses allaient bien. Lui, il n’était que brave au feu et brillant de son épée : il n’avait pas une tête à commandement.

C’est ici que se place l’influence du marquis de Valfons, quelque temps major général du prince : dans ses Souvenirs publiés et qu’on a lus avec plaisir, il n’a eu garde d’omettre les conseils qu’il avait donnés en toute occasion, et il ne s’est pas oublié ; on y prend une idée fidèle de l’état-major du prince, de son caractère indécis, de sa bienveillance un peu molle, en même temps qu’il y est rendu toute justice à son courage à la tranchée et dans l’action.

Cependant les succès réitérés auxquels était mêlé son nom avaient raccommodé dans Paris sa réputation, fort endommagée par les scandales publics des derniers Longchamps. L’avocat Barbier, vrai bourgeois, qui oubliait ce qu’il avait dit auparavant dans son propre Journal, faisait la leçon aux badauds ses compatriotes, et se la faisait à lui-même en ces termes :

« (Juillet 1744.) Le siège de la ville de Furnes tient plus longtemps qu’on ne croyait (la place pourtant était rendue dès le 10 juillet). C’est encore M. le comte de Clermont qui fait ce siège. C’est lui qui a tout fait depuis l’ouverture de cette campagne, et qui se présente à tout sans réserve et en brave général. On voit par là le respect que l’on doit aux discours de ville et du public : car que n’a-t-on pas dit contre lui, l’année dernière, et le tout à cause de Mlle Leduc, sa maîtresse ? Le public sera le sol de cette affaire, car quand un prince est brave et s’expose, lui qui pourrait s’en dispenser par sa qualité d’abbé de Saint-Germain-des-Prés, il lui est permis de faire ce qu’il veut à la ville, sans que de petits particuliers, qui auraient peur d’une fusée dans les rues, ou des femmes qui enragent de voir une fille dans une belle calèche, soient en droit d’y trouver à redire. »

Bravo, monsieur Prudhomme ! mais je vous en prie, ne passez pas tout à coup d’une exagération à l’autre32.

Louis XV étant tombé malade à Metz pendant cette campagne, le comte de Clermont, sur le conseil de M. de Valfons (celui-ci du moins s’en vante), se rendit auprès du roi, là où était sa place et il n’eut qu’à s’en féliciter ; comme depuis le commencement de la maladie, les deux sœurs (Mme de Châteauroux et de Lauraguais), M. de Richelieu et les domestiques inférieurs étaient les seuls qui entrassent dans la chambre du roi, au grand murmure des princes du sang et des grands officiers exclus, qui attendaient dans une sorte d’antichambre, il prit sur lui d’entrer sans permission dans la chambre du roi et de lui dire « qu’il ne pouvait croire que son intention fût que les princes de son sang, qui étaient dans Metz occupés sans cesse de savoir de ses nouvelles, et ses grands officiers fussent privés de la satisfaction d’en savoir par eux-mêmes ; qu’ils ne voulaient pas que leur présence pût lui être importune, mais seulement avoir la liberté d’entrer des moments, et que pour prouver que pour lui il n’avait d’autre but, il se retirait sur-le-champ. Le roi ne parut point blessé de ce discours ; au contraire, il dit à M. le comte de Clermont de rester, et l’ordre accoutumé fut rétabli. » Le comte de Clermont était en veine de courage ces années-là.

Il fut envoyé, dans les derniers mois de cette même année 1744, sur le haut Rhin avec le chevalier de Belle-Isle ; pendant le siège de Fribourg, il s’avança avec un gros corps de troupes jusqu’à Constance.

Un accident qu’il eut au genou, une fracture de rotule qu’il attrapa en jouant au volant avec Mlle Leduc, le força quelque temps à garder la chaise et à user de béquilles. Il ne fut pas en mesure de reprendre un commandement actif au printemps de 1745 ; il manqua la journée de Fontenov. Pends-toi, brave Crillon…

A la campagne suivante, il fut détaché, en mai 1746, pour faire le siège de la citadelle d’Anvers. Cette citadelle prise, Rochambeau, qui, au commencement de cette campagne, était aide de camp du duc de Chartres, demanda à ce prince, au moment où il repartait pour Paris à la suite du roi, de le laisser avec son oncle le comte de Clermont, à qui le maréchal de Saxe venait de donner des troupes légères et l’avant-garde de l’armée à commander. Ici nous avons affaire à un nouveau témoin, simple et véridique33 ; chaque déposition se complète de la sorte et se confirme ; qualités et faiblesses, tout s’y voit :

« A mon arrivée près de ce nouveau général, nous dit Rochambeau, je me trouvai dans une société qui m’était fort étrangère ; ce prince était entouré d’aides de camp qui lui avaient été donnés dans sa petite maison par la fameuse Leduc, sa maîtresse en titre : tous ces messieurs aimaient leurs chevaux et ne voulaient les fatiguer que quand ils étaient commandés ou que le prince montait à cheval. Je débutai par lui demander la permission d’aller, pour mon compte et pour mon instruction, à tous les détachements de hussards qui sortaient du camp. J’accompagnai plusieurs fois le baron de Tott, lieutenant-colonel de Berchiny, auquel il avait beaucoup de confiance et qui entendait bien cette espèce de guerre ; nous y eûmes des succès balancés, mais toujours des coups de fusil et des occasions de s’instruire. Au retour de ces détachements, le prince me faisait rendre compte des détails et de la nature du pays que nous avions parcouru ; il commença à me marquer de la confiance et beaucoup de satisfaction de mon zèle et de mon activité. »

C’est à ce moment que le comte de Clermont fut pris d’une maladie qu’on ne désigne pas, mais si violente qu’au départ du camp de Walheim il fut impossible de le transporter. Rochambeau, fort intéressant pour nous dans cette partie de ses Mémoires, raconte une anecdote qui caractérise bien les mœurs et procédés militaires de l’époque ; les princes du sang y conservaient jusque dans les hasards de la guerre, leurs immunités et privilèges :

« Le maréchal de Saxe envoya demander au prince Charles des sauvegardes, qu’il envoya honnêtement au nombre de cinquante hussards, auxquels on joignit cinquante cavaliers du colonel général, sous le même titre de sauvegarde. Au moyen de ces précautions, le prince fut tranquille dans sa maison au milieu de tous les détachements des troupes légères ennemies. Deux jours après, le prince hors de danger m’envoya au maréchal de Saxe porter une lettre pour l’avertir qu’il rejoindrait l’armée le lendemain. Je marchai sous l’escorte de la patrouille autrichienne, et j’arrivai à la maison du maréchal de Saxe sans trouver d’autre garde quo sa garde d’honneur. Je le trouvai sur son lit, écrivant ; il avait l’air de Mars sur son lit de camp. Après avoir fait ma commission, je lui fis observer que les hussards autrichiens qui me servaient d’escorte auraient pu la faire comme moi, sur la facilité que j’avais trouvée à arriver jusqu’à sa maison sans trouver un poste français : il se leva, envoya chercher les officiers généraux du jour, et je crois qu’ils furent sévèrement réprimandés. »

Et maintenant veut-on savoir en quels termes le maréchal de Saxe réclamait cette sauvegarde, non pas directement du prince Charles, mais du comte de Batthyany, le général autrichien ? Voici sa lettre :

« Au camp de Walheim, le 15 août 1746.

Monsieur,

Je ne puis me dispenser d’écrire à Votre Excellence pour la prier d’envoyer à S. A. S. Msr le comte de Clermont, au château de Saint-Paul, un détachement d’un capitaine et de 50 maîtres, pour lui servir de garde et d’escorte ; ce prince est hors d’état d’être transporté, et je lui dois tous les respects dus à un prince du sang du roi mon maître. Les règles militaires me prescrivent cependant, avant toutes choses, de ne m’arrêter sur rien qui puisse nuire au service ; ainsi je laisse ce prince à son camp de Saint-Paul avec une garde de 50 maîtres, espérant que Votre Excellence voudra bien obtenir un même nombre de troupes pour sa sauvegarde ; elle trouvera ci-joint le passeport nécessaire pour cette troupe ; et les officiers généraux de l’armée que j’ai l’honneur de commander sont instruits de la confiance avec laquelle je fais cette demande à Votre Excellence.

L’on ne saurait être, Monsieur, etc. »

Et c’est ainsi, en ce temps-là, que se menait la guerre entre adversaires qui savaient vivre : on se rappelle les saluts et les politesses des deux corps d’élite avant les coups de fusil de Fontenoy. Cela n’empêchait pas les pandours de faire toutes leurs horreurs, et le pauvre peuple d’être affreusement pressuré et pillé par amis et ennemis.

M. de Valfons a placé dans le cours de cette année 1746 une brouille du comte de Clermont avec le maréchal de Saxe, et il en donne un récit assez agréable. Le prince, à souper, s’était égayé sur le compte des mœurs plus que galantes du maréchal : c’était bien affaire à lui ; mais enfin le propos, rapporté et envenimé à dessein, avait irrité le maréchal, qui, depuis ce moment, n’épargnait pas, dans les ordres journaliers de service, les petits dégoûts au prince. Celui-ci, outré, pensait déjà à quitter l’armée, lorsque Valfons, à force d’instances, arracha de lui une lettre adroite et polie, avec demande d’explication au maréchal : il se chargea de la remettre et plaida si bien que le maréchal, dans un fourrage qu’il faisait le lendemain non loin du quartier du prince, rabattit de son côté comme par hasard, et y trouva un dîner servi qui l’attendait et où tout s’oublia. L’anecdote doit probablement se rapporter au mois de juin ou juillet, quand le prince était au camp d’Hovorst, avant sa maladie. Il semble, en effet, qu’après cette brouille et ce raccommodement le comte de Clermont se soit piqué d’un redoublement de zèle durant tous les mois qui suivent. Ses lettres au maréchal se multiplient : il rend compte de ses moindres mouvements, des moindres informations qu’il reçoit ; il tient à faire preuve de déférence, marquant bien que pour chaque observation il n’attend pas de réponse. On ne saurait de prince plus attentif et plus subordonné à son général en chef et le lui témoignant. Il y a telle lettre instructive où il dénonce la maraude, l’excès de l’indiscipline chez les officiers, une panique des hussards de Berchiny (lettres des 9 et 12 juillet 1746). Enfin il se donne évidemment beaucoup de peine pour bien faire. Aussi le maréchal de Saxe avait-il soin, dans ses rapports à Versailles, d’établir une grande distinction entre lui et le prince de Conti, se montrant tout à fait sûr des sentiments du comte de Clermont à son égard, et se disant persuadé « qu’il ne trouverait jamais de sa part qu’attentions et politesses. »

Le comte de Clermont fut chargé en septembre du siège de Namur. M. de Lœwendal commandait sous lui et dirigeait en réalité les opérations34. La ville et les forts capitulèrent successivement sans beaucoup de défense. L’attaque ne fut un peu rude qu’en raison des escarpements à escalader et des ouvrages à emporter. La garnison hollandaise ne fit point merveille. Rochambeau nous apprend à quel point ces troupes s’étaient abâtardies, depuis que les emplois d’officiers y étaient remplis à prix d’argent par tous les parents et protégés des magistrats et bourgmestres. Aussi il y avait dans cette garnison en tout « cinq ou six braves », avec lesquels la plupart des officiers hollandais n’avaient pas honte de marchander leurs gardes pour s’y faire remplacer quand elles étaient du côté de l’attaque.

Le même Rochambeau nous donne un détail que Valfons, tout occupé de ses affaires personnelles et de ses griefs, a négligé :

« M. le comte de Clermont étant entré dans la ville et logé à l’évêché, l’évêque vint lui donner une alarme qui était très bien fondée. Il lui dit que l’ennemi ne s’était rendu si promptement que parce que le grand magasin à poudre, qui était dans une casemate du vieux château, était prêt à sauter par tous les débris des poutres que nos bombes avaient incendiées ; qu’il y avait cent cinquante milliers de poudre, et que, si ce malheur arrivait, toute la ville courrait de grands risques. M. le comte de Clermont m’y envoya sur-le-champ : j’y trouvai nos compagnies d’ouvriers occupées à le déblayer, ils étaient obligés de prendre, avec le bas de leurs habits, les tonneaux les plus près de la voûte, qui était déjà brûlante. Il y avait aussi des crevasses dans la voûte, que la force de l’inflammation avait produites, par où il tombait des étincelles de feu ; enfin les barriques étaient heureusement doubles. L’évacuation de ce magasin se fit avec un ordre et un sang-froid de la part de ces ouvriers du corps royal d’artillerie, qui forcèrent mon admiration. J’y distinguai un de leurs officiers, M. de Kervazagan (?), mon compatriote. Je vins au point du jour rendre compte de son évacuation complète : l’évêque et le prince avaient passé une fort mauvaise nuit, et tout le monde se coucha au soleil levant avec une grande satisfaction. »

Me trompé-je ? je crois sentir dans ce simple récit de Rochambeau l’homme déjà moderne, l’homme de la guerre d’Amérique et qui a traversé honorablement 89. Son récit est naturel, sans forfanterie : il réserve son admiration pour ces ouvriers du corps d’artillerie dont aucun rapport officiel ne parle et que les brillants aides de camp rougiraient de nommer.

Sur la fin du siège, le maréchal de Saxe écrivit au comte de Clermont une lettre de vive satisfaction sur sa conduite

« Au camp de Tongres, le 20 septembre 1746.

Monseigneur,

Ma vénération pour Votre Altesse Sérénissimes augmente à mesure qu’elle donne de nouvelles preuves de son zèle pour le service de Sa Majesté. L’habileté et la vivacité avec lesquelles vous conduisez, Monseigneur, cette opération intéressante, méritent les plus grands éloges et ne laissent certainement rien à désirer. »

A quoi le prince répondait : « Être loué par vous, cela me donne bonne opinion de moi. »

La bataille de Raucoux suivit de près la prise de Namur. Dans cette journée du 11 octobre, le comte de Clermont, qui avait rejoint, trois jours auparavant, avec son corps d’armée, fut à l’aile droite en face du village d’Ans : M. de Lœwendal commandait sous lui et dirigeait tout, comme d’habitude. On raconta fort, dans le temps, que le comte d’Estrées, qui faisait la tête de cette droite, ayant remporté un premier avantage et proposant par des raisons évidentes de pousser plus avant l’ennemi, ne put arracher l’ordre qu’il réclamait ; il dut s’arrêter en frémissant. Je donnerai d’abord le récit de M. de Luynes :

« M. de Lœwendal était avec M. le comte de Clermont, et M. le comte d’Estrées faisait l’avant-garde de cette droite. M. d’Estrées, ayant emporté le faubourg de Sainte-Valburge, voulait marcher en avant et suivre les ennemis. M. le comte de Clermont, aux ordres de qui il était, lui envoya dire de s’arrêter. M. d’Estrées renvoya plusieurs aides de camp de suite pour représenter à M. le comte de Clermont la nécessité qu’il y avait de marcher en avant. Voyant enfin qu’il ne pouvait rien obtenir, il y vint lui-même : il dit avec vivacité à M. le comte de Clermont qu’il lui demandait permission de marcher, au nom de toute l’armée. A ce discours, M. de Lœwendal, par les conseils duquel M. le comte de Clermont s’était toujours conduit, prit la parole et dit au comte d’Estrées : « Vous êtes donc l’orateur de l’armée ? » — « Oui, lui répondit le comte d’Estrées, parce que je suis Français. » M. de Lœwendal lui dit : « Ah ! monsieur le comte, vous vous fâchez ; M. le comte de Clermont a envoyé recevoir les ordres de M. le maréchal, il les aura dans un moment. » En effet, la réponse arriva : ce fut d’aller en avant, comme le comte d’Estrées l’avait proposé. »

Ce récit n’est point tout à fait exact, et Rochambeau, présent à l’action, le rectifie sur quelques points :

« M. le comte d’Estrées marcha, à la tête de plusieurs colonnes d’infanterie, droit au village (d’Ans), le faisant tourner par l’infanterie des troupes légères : il fut emporté, et la gauche de l’ennemi fut prise en flanc par tout le corps commandé par ces trois généraux. M. le maréchal de Saxe avait ordonné qu’il se mît en équerre sur le flanc de l’armée ennemie en attendant l’effet des attaques de Raucoux et de celles qui devaient se faire aux villages de leur droite. Le comte d’Estrées, bouillant d’ardeur, vint à M. le comte de Clermont lui montrer le corps que nous avions combattu se retirant dans le plus grand désordre, et la facilité qu’il y aurait à culbuter dans la Meuse tout ce que nous avions devant nous. Lœwendal à pied, braquant sa lunette, lui répondit : « Vous savez les ordres de M. le maréchal ; nous les avons remplis ; il faut attendre l’effet des attaques de la gauche. » — « Mais si notre gauche n’attaque pas, répliqua le comte d’Estrées, nous manquons une occasion unique ; le jour s’avance, nous donnons à l’ennemi tout le temps de se rassurer, et la nuit couvrira sa retraite. » — « Voilà de beaux raisonnements, dit Lœwendal ; mais vous êtes aux ordres du prince, et je suis votre ancien. » — « Oui, dit le comte d’Estrées, je suis le cadet, dont j’enrage, mais je suis Français », en se retirant furieux de colère. J’entendis toute cette dispute, et le pauvre prince fut comme un écolier qui laisse toujours parler son gouverneur. »

Le grief contre Lœwendal, on le sent, était qu’il n’était pas Français, et on le lui faisait à tout moment sentir. Ce qu’on n’osait pas dire au maréchal de Saxe, on le lui disait. — La vérité est que l’ordre d’aller en avant n’arriva pas pour le moment : le comte d’Estrées ne put donner son coup de collier que plus tard. On dut attendre l’effet de l’attaque du centre et de celle de gauche, qu’un autre Clermont, M. de Clermont-Gallerande, n’exécuta point à l’heure voulue : ce qui fit faire des plaisanteries et des épigrammes sur les deux Clermont, mais cette fois tout à l’avantage du prince. Il n’y eut, d’ailleurs, que les témoins très rapprochés qui le surprirent un instant dans ce rôle d’écolier : il fit bien de sa personne et de son concours dans toute cette journée. Il avait eu dans cette campagne un de ces mots heureux et bien français qui courent et qu’ensuite tout Paris répète. Comme le duc de Chartres, le prince de Dombes, le comte d’Eu, le duc de Penthièvre, s’apprêtaient à quitter l’armée, à la suite du roi, après la prise d’Anvers35, quelqu’un demandant au comte de Clermont quand il partirait lui-même, il lui échappa de répondre tout naturellement : « Il n’y a que les princes qui partent ; moi je reste. »

Mais c’est assez, pour cette fois, du comte-abbé, dont on n’a plus envie de rire. Il nous laisse du moins sur la bonne bouche.