M. Taine
I
les Origines de la France contemporaine, tome I : L’Ancien Régime [I-V].
C’est un livre qui en promet deux autres. C’est le premier terme d’une trilogie historique qui implique dans une même recherche l’ancien Régime, la Révolution et le Régime nouveau, de quelque nom qu’un jour l’Histoire l’appelle. M. H. Taine, après avoir flâné longtemps dans la philosophie, la critique littéraire et l’art, aborde maintenant l’histoire politique. Je l’ai suivi un peu partout, et je m’en vais le suivre encore. C’est un esprit intéressant, d’ailleurs, plus volontaire qu’inspiré, qui se développe dans des efforts très laborieux. Seulement, ces efforts sont-ils bien dans le sens de ses facultés ?… C’est une question qu’on pourrait poser. Il était peut-être né léger, dans l’acception française et spirituelle du mot, mais l’étude, le travail acharné, l’ambition scientifique, l’ont fait lourd. Il est vrai que la lourdeur paraît parfois de la puissance… Il avait commencé autrement. Son premier livre, Les Philosophes français du xixe siècle, fut le rire strident de la moquerie contre la philosophie contemporaine qui, comme on dit, ne l’avait pas volé ! Mais, comme s’il eût eu peur de son impertinence, M. Taine fit presque immédiatement rentrer son petit rire aigu dans le fourreau. Prudemment il mit son sifflet dans sa poche. Les mandarins sont graves, et M. Taine est de la graine des mandarins. Il pousse dans les chaires. C’est un professeur… Son livre des Origines de la France contemporaine est bénévolent. Il a la prétention d’être une étude profonde, impartiale et désintéressée des origines de ce fait très peu satanique, pour M. Taine, aux yeux de qui Satan est un fantoche, la très logique Révolution française. Quand le livre a paru, quelques optimistes, à la lecture des premières pages, qui sont réellement belles et qui paraissent justes, avaient vu là une si étonnante modification dans les idées présumables de M. Taine, qu’elle touchait presque à une conversion, — et il n’en était rien, parbleu ! Comme l’ami Robin, dans la charmante chanson de Beaumarchais :
Il est toujours, — il est toujours le même !
M. Taine est toujours, sous des formes plus graves le M. Taine des Philosophes français, le matérialiste de fond et de la première heure, et cela devait être, du reste. Le grand ami de M. Taine, Stendhal, dont il est beaucoup sorti, autant qu’un professeur peut sortir d’un observateur homme du monde, Stendhal, le piquant et le pervers, n’a-t-il pas dit « qu’il ne faut jamais se repentir »
?…
Et l’auteur de L’Ancien Régime a obéi à cette consigne : il ne s’est point repenti. Il a obéi à la loi des forts, qui ont culbuté en eux cet impedimentum belli : — la conscience. C’est un vieux mensonge, que les serpents changent de peau ! Et ce sera là, même, de n’en avoir pas changé, une des causes du succès de M. Taine. Car il aura du succès. Et comment n’en aurait-il pas ?… Il formule et applique à l’Histoire le matérialisme du temps, qui tressaillira d’aise, dans ses vilaines entrailles, en lisant ce livre, qu’on vantera, mais qu’on ne discutera pas, et qui imposera par le poids d’un talent qui n’est plus léger, par les lectures dont il témoigne, par cette accumulation sans agrément de citations entassées et pressées les unes sur les autres comme les tuiles d’un toit, enfin, par tout ce luxe étalé de travailleur, — le mot et la chimère du siècle, et que les Frivoles du journalisme reconnaissent depuis longtemps en M. Taine avec le petit tremblement du respect ; car, ainsi que le disait glorieusement et bassement aussi Alexandre Dumas aux ouvriers de 1848 : « Nous sommes tous maintenant des travailleurs ! »
II
Travailleur et matérialiste ! Quelle chance ! Voilà pour moi les causes efficientes du succès du livre de M. Taine. Succès certain de profonds salamalecs et de haute estime, mais peu retentissant, parce que l’imagination ne se passionne que pour les livres passionnés, et que le livre de M. Taine est froid et affecte d’être froid, comme doivent l’être l’examen et la science. Le matérialisme surtout, cette bourbe qui monte et s’étend toujours de plus en plus dans les esprits et dans les mœurs, saura bon gré à M. Taine de se retrouver dans le livre qu’il vient de publier… M. Taine, il est vrai, ne l’affirme pas avec le timbre, cyniquement éclatant, de Diderot, par exemple. Comme M. Renan, il est bien trop chattemite pour cela. Mais qu’il y pense ou qu’il n’y pense pas, sa méthode historique le trahit, et cette méthode même, il n’en a pas le triste mérite. Ce n’est pas lui qui l’a inventée… L’auteur de L’Ancien Régime a bien moins d’initiative que de mémoire et d’érudition. Cette méthode à l’aide de laquelle il étudie et construit l’Histoire est la méthode positiviste, la dernière méthode connue, — les méthodes étant comme les jours, qui se suivent et qui ne se ressemblent pas. Pour l’expliquer en deux mots, c’est l’assimilation de l’Histoire aux sciences naturelles, rien de plus. Or, disons que M. Taine l’aurait inventée qu’il n’y aurait pas de quoi en être bien fier ; car cette méthode est bornée comme le matérialisme, dont elle est le produit, par conséquent insuffisante… Elle consiste, en effet, à étudier une société comme un naturaliste étudie un animal. Mais une société dont il ne faut pas séparer l’homme, comme l’ont fait les théories les plus fausses du xviiie siècle, et qui sont restées le plus populaires en raison même de leur fausseté, est autre chose qu’un animal qui ne relève que du microscope et du scalpel et qu’on étudie du dehors, pour en expliquer le dedans. L’analyse donne tous les éléments de la vie, mais ne donne pas la vie. L’Histoire n’est pas qu’une description. Il y a en histoire des causes premières mystérieuses, impénétrables à l’analyse, tenant à la nature de l’homme et à sa destinée, et devant lesquelles l’historien de vocation est quelque chose de plus qu’un observateur !
Il doit y être une créature humaine et vibrante, un être ému de ce qu’il raconte. Et c’est son émotion presque religieuse, quand elle est intense, qui fait, du même coup, la beauté de son talent et de son histoire. La méthode historique de M. Taine, si elle était vraie, abolirait Tacite et Chateaubriand au nom de la science, et la nomenclature des faits historiques remplacerait l’âme et la pensée de l’historien.
III
Mais ce serait en vain, du reste, qu’elle le tenterait. L’historien, qu’on ne peut distraire de l’Histoire, repousserait sous la mutilante méthode et la défierait de l’anéantir. Ce n’est pas tout que d’articuler tous les faits… En les articulant, en les accumulant, comme M. Taine les articule et les entasse et les presse dans son histoire, d’une main qui ne manque, certes ! pas de force pour en exprimer tout le suc et en faire sa chimie historique, l’historien se retrouve pourtant, malgré les prétentions à l’impersonnalité du savant. Ces faits qu’il épingle, ces citations dont il arrange la mosaïque insidieuse et éblouissante, il a sa manière personnelle, sa manière à lui de les montrer, de les arranger, de les mettre en valeur, — pour en tirer lui-même ou en faire tirer aux autres des conclusions… L’homme est ainsi fait qu’il ne peut pas ne point ajouter aux choses qu’il touche. Il laisse à toutes des lambeaux de sa personnalité. Il ajoute même à celles qui, comme le diamant, sont le plus en possession de la lumière. Rappelez-vous le vieux Gobseck dans Balzac, faisant jouer le jour dans les diamants de la comtesse de Restaud. Voilà l’image de l’historien ! Et M. Taine lui-même, en dépit de sa méthode, a des manières de faire jouer le jour dans les faits et les opinions historiques. Seulement, Gobseck, lui, tout Gobseck qu’il est, ne peut s’empêcher d’être ému. Sa terrible face d’avare, morte à tout, s’illumine au feu de ces pierres qu’il tourne et retourne dans ses mains tremblantes et habiles pour en attiser mieux la flamme, pour les épuiser, s’il le pouvait, de leur lumière, et alors, sa physionomie devient sublime. M. Taine affecte d’être impassible. Il veut être plus sec qu’un avare. Je le crois bien ! c’est un savant.
N’être qu’un savant ! Voilà donc ce que M. Taine y gagnerait, s’il n’y avait pas en lui des choses indestructibles à toute méthode inventée par les hommes : — il ne serait qu’un savant ! Mais l’homme de talent, que je mets bien au-dessus du savant, y perdrait, de s’être mis dans les brassières d’une méthode, au lieu de suivre l’inspiration, qui domine toutes les méthodes quand on se sent la vocation d’écrire l’Histoire. Il n’y a pas, selon moi, d’autre méthode historique que la divination dont on est capable dans l’interprétation des faits, et l’impression qu’ils font sur un être intellectuel et moral bien organisé. Ici, la question de l’œuvre, la question de l’art, prend son importance. M. Taine, qui, après avoir été
philosophe, se pose en historien, a été, un jour de sa vie, un artiste. Ce fut dans ses Notes sur Paris, les Notes de Frédéric-Thomas Graindorge. Je ne sais pas s’il était alors professeur, ou si c’est depuis qu’il l’est devenu ; mais, alors, il n’avait pas pris le parti de n’être qu’un savant. Il avait encore, dans ce temps-là, de cette légèreté et de cette ironie qu’il avait montrées dans son pamphlet contre les Philosophes français du xixe
siècle. Le jeune homme sérieux, « l’espoir du siècle »
, comme disait son ami Stendhal, qui se moquait de tous les pédantismes, n’était pas encore né, ou il était en bien bas âge… Il écrivait dans un journal de petites dames, — La Vie parisienne, — et c’est là que le Graindorge, qui pouvait s’appeler Graindepoivre, fut publié. C’était un livre audacieux et profond autant que s’il avait été grave, un livre de dandy ennuyé et de foie malade, dont la noire humeur ou humour — c’était l’une et l’autre — était charmante. Ce jour-là, M. Taine, je crois, révéla le vrai sens dans lequel il aurait dû pousser ou laisser épanouir son talent d’écrivain. Ce jour-là, il fut vraiment un artiste humain et littéraire. S’il était resté dans cette voie, il aurait pu dégager l’artiste du bloc de facultés qui sont en lui et dans lequel il se trouve pris. Il n’y aurait pas ajouté le poids de méthodes fausses ou déplacées. Mais, au lieu d’être une flamme légère et brillante, il a mieux aimé rester bloc.
Et tout est devenu bloc en lui, même son style. Il s’est alourdi. Certainement, il y a encore de grandes et vigoureuses qualités d’expression et de couleur dans le livre actuel de M. Taine, mais elles y sont empâtées, comme dans certaines peintures. La phrase, le plus souvent très longue, roule avec une gravité monotone.
La propriété des termes y est. L’expression étincelante y brille à nombre de places sur le fond étoffé de cette phrase pesante comme les plis du velours, mais ce velours qui traîne ne s’enlève jamais sous les souffles irrésistibles qui donnent tant de grâce aux grands écrivains. On sent en lisant ces pages travaillées, fouillées, cannelées, guillochées, que M. Taine n’a pas la naïveté de son talent. Le piocheur acharné apparaît trop dans ce talent surchargé, qui n’a pas les simplicités du talent qui est parce qu’il est et que n’a point touché la science, — la science qui s’efforce, se tend et se ride, et fait toujours grimacer plus ou moins, dans son efforcement, ce qui devrait être spontané et beau.
IV
On le voit par ce qui précède, ce n’est pas le fond du livre de M. Taine que je discute ici. Ce fond historique, sur lequel on sera bien obligé de se prononcer quand on aura la pensée tout entière de l’auteur touchant les Origines de la France contemporaine n’est point en solution dans ce premier volume. Je l’y aperçois bien un peu ; je pressens bien un peu, en lisant cet accumulateur à la charge de l’Ancien Régime, les conclusions d’ensemble que devra plus tard tirer l’historien. Aujourd’hui, ce que j’ai voulu, avant tout, c’est d’examiner la méthode historique qui, je l’ai dit déjà, n’appartient pas à M. Taine, et signaler l’influence néfaste que cette méthode a sur son talent. Dans ses préoccupations d’étude et d’investigation microscopique, l’auteur de L’Ancien Régime s’est planté dans les ceps de cette méthode pointilleuse, au lieu de se livrer, en âme ouverte, aux vastes impressions de l’Histoire et aux palpitations qu’elles doivent causer à l’historien. Si M. Taine n’était qu’un érudit, je le laisserais faire. Je le laisserais dans les épingles à chercher de l’érudition. Mais il a une bien autre visée ; il se croit une conception historique nouvelle. Et il n’y a réellement pas de conception nouvelle en Histoire. On peut avoir une manière à soi de l’écrire, mais il faut la concevoir comme tous les hommes de génie qui l’ont écrite l’ont conçue. Tous avaient, plus ou moins, dans la pensée, un a priori métaphysique ; car chez tout homme il y a un métaphysicien primitif. Avant qu’il touchât à l’Histoire, il était déjà dans l’historien ! La métaphysique n’est pas seulement une chose d’étude, c’est une chose d’organisation humaine. Même le matérialisme, qui nie la métaphysique, est, si on veut bien y réfléchir, un essai de métaphysique contre elle. Pour peu que le cerveau ne soit pas imbécile, la métaphysique est le milieu, dans la tête humaine, par lequel tous les faits sont obligés de passer pour se teindre des reflets qui sont les conditions de leur lumière. Eh bien, c’est le métaphysicien primitif, que je connais, de vieux temps, dans M. Taine, et que je retrouve identiquement dans l’historien, c’est ce métaphysicien-là que je n’eusse pas voulu y voir.
Et, en effet, c’est le métaphysicien qu’il est encore, sans le vouloir, contre la métaphysique ; c’est le philosophe, qui, dans les premières années de sa vie intellectuelle, partit de Condillac pour aller à Hegel, où tout le monde philosophique allait alors, comme on va maintenant à Notre-Dame de Lourdes, puis qui revint à Condillac, dégoûté d’allemanderie, en véritable esprit français fait pour le léger et le clair, et qui, s’il a maintenant perdu la légèreté immatérielle de notre race, en a du moins gardé la clarté, sous les accumulations et les épaississements de son style et de sa manière. Quoiqu’on rapporte toujours à la maison beaucoup de scepticisme de tous ces voyages à travers les Philosophies, M. Taine n’a jamais oublié que Condillac, cette transparence, est le seul père propret et qu’on puisse présenter de cet affreux mauvais sujet de matérialisme, qui a pour père malpropre La Mettrie et « la canaille dernière »
, comme
on dit dans Le Mariage de Figaro ! La philosophie de la sensation, qui commence par le nez dans le Traité de Condillac, cette prise de tabac philosophique, a fait éternuer trop voluptueusement M. Taine pour qu’il ne s’en souvienne pas dans le chapitre consacré en son livre de L’Ancien Régime à cet abbé si peu abbé. Voltaire, Diderot, Rousseau, qu’il exagère énormément en les décrivant, lui passent moins près du cœur que Condillac et Montesquieu, et on le comprend : Condillac est pour lui le matérialisme de la source, — les premières gouttelettes du fleuve immense ; Montesquieu, le ton de la bonne compagnie dans l’impiété, — si opposé aux engueulades athées et compromettantes de Diderot, — la haute discrétion dans l’audace dangereuse, extrêmement chère aux héros intellectuels d’à présent, et que M. Taine adore dans Montesquieu comme certaines prudes adorent la décence dans l’expression et l’indécence dans la pensée.
Voltaire, Diderot, Rousseau, tout le xviiie siècle enfin, dans ses personnalités moins éclatantes qu’elles n’ont fait d’éclat, tiennent une large place dans le livre de M. Taine. Ils y sont décrits par ce descripteur infatigable et quelquefois fatigant, mais, en définitive, ils n’y sont pas jugés. Au nom de quoi les jugerait-il ?… Pour juger, il faut être un homme, — il faut avoir des principes, une morale, un bâton de longueur pour prendre la hauteur des choses, et M. Taine, de volonté systématique, n’est plus une personnalité. Il n’est qu’un appareil à description, une espèce de machine qui amène sous les yeux l’objet, le retourne, et le remporte après l’avoir montré. Superbe simplification ! C’est à vous de dire ce que c’est… Les empêtrements, s’il y en a, ne sont plus, du moins pour l’historien. Méthode commode pour lui, mais absurde et fallacieuse tout à la fois, fondée sur la notion la plus fausse de l’esprit humain et de l’enseignement par les livres (ô professeur !) ; car tout homme qui écrit un livre d’histoire se croit le droit momentané d’enseigner. Or, la méthode positive de M. Taine n’enseigne pas, mais renseigne. Or, encore, tout le monde n’est pas apte à se servir dans l’intérêt de la vérité du renseignement qu’on lui donne. Quand un nosographe fait la description d’une maladie, il la fait pour des médecins comme lui, qui se connaissent à la chose décrite et qui savent si on en a décrit tous les symptômes ; mais quand M. Taine, dans son livre, fait la monographie de l’Ancien Régime et les symptômes de sa dernière heure, il s’adresse à tous, — à ce public qui ne sait pas l’Histoire et auquel il faudrait l’apprendre, — et ce penseur indépendant, qui s’inquiète dans sa préface de la légitimité du suffrage universel, le reconnaît d’avance par sa méthode, et pose, dans l’ordre de l’esprit, comme le suffrage universel dans l’ordre de la politique, le principe révolutionnaire de l’égalité.
V
Constatons seulement une infidélité à cette méthode.
Si elle avait été appliquée rigoureusement à tout le livre, la société de l’Ancien Régime, décrite par M. Taine en citations prises à des Mémoires contemporains, mais choisies et isolées de la page à laquelle elles appartiennent, cette société ne devrait être que décrite, et à tout instant elle est jugée et sévèrement jugée. Il est évident que, pour M. Taine, logique et fataliste comme tout matérialiste de bon lieu qui ne peut croire qu’à la toute-puissance des faits, cette société a mérité sa guillotine… Et nous aussi, mais pour d’autres raisons, probablement, que celles qui sont dans la conscience de M. Taine, nous sommes d’avis que les fautes commises méritaient une expiation. Mais, enfin, cette société, certainement coupable, était-elle tombée au niveau où M. Taine l’a fait descendre ? N’était-elle vraiment plus, quand la Révolution la prit, pour trouver à sa place Coblentz et la Vendée, qu’une société de maîtres à danser ? C’est ce que nous examinerons en son temps. Laissons M. Taine achever son livre. En attendant, notons ceci : dans ce livre, où la société monarchique est jugée, contrairement à la méthode de l’auteur, les philosophes qu’on pourrait nommer les révolutionnaires d’avant la Révolution ne sont que décrits, avec admiration, il est vrai.
Cela s’appelle : les inconséquences de l’amour.
VI
Les Origines de la France contemporaine, tome II : La Révolution [VI-X].
On a dit du livre de M. Taine sur La Révolution que, dès le lendemain de sa publication, il en était à sa trente-deuxième édition… Je n’en sais rien. Les éditeurs ont une manière à eux de compter les éditions. Mais ce que je sais, et ce qu’il est impossible de nier, c’est l’effet produit par ce livre sur l’opinion. Il fut immense. Ce fut le trou de la bombe, — et de la bombe qu’on n’attend pas ! Certes ! personne n’attendait de M. Taine, — du normalien, — du rédacteur du Journal des débats, — du libre penseur, — du matérialiste, — de l’athée, — de tout ce qui, dans cet heureux moment, fait la gloire et la haute position d’un homme, — ce livre sans précédent et sans analogue, ce livre terrible, et qui tombe tout à coup sur la Révolution, quand la Révolution triomphe… J’ose même dire qu’en aucun temps pareil livre ne s’était vu. On avait des histoires sur la Révolution, mais comme ceci, non ! il n’y en avait pas ! Il y en avait pour la Révolution et contre elle. Il n’y en avait pas sur la Révolution d’indifférente à la Révolution… Il n’y avait pas d’histoire qui ne fût ou d’un tribun, — en herbe ou en fleur, — ou d’un prêtre, — ou d’un poète, — ou d’un homme classé, par son berceau, pour être monarchique ou révolutionnaire toute sa vie ! — blanc, bleu ou rouge, éternellement. Il n’y en avait pas dans laquelle on ne sentît une opinion politique quelconque…
Mais ici, rien ! On ne sent que le fait… M. Taine a dépouillé la peau de tous les partis. Il a fait plus : il s’est dépouillé d’une bien autre peau ; il s’est arraché de sa philosophie, de cette peau qui est souvent une lèpre, et qui colle si fort à l’esprit ! Ici, plus rien d’Hegel et de Condillac, cette affreuse copulation dont il est sorti. Il a même coupé dans ses facultés, courageusement, comme Origène… Et, en effet, il a de l’imagination, M. Taine. Il est mieux qu’un professeur aux Beaux-Arts ; c’est un artiste. Eh bien, l’artiste, ici, il l’a supprimé ! Il a donc fait volontairement de lui ce qu’Apollon lit de Marsyas ; il s’est écorché vif. — Et il ne lui est resté que des muscles, les muscles du savant qui saisit les faits puissamment et qui dédaigne tout ce qui n’est pas le fait retrouvé, appréhendé, entassé, accumulé et jeté, comme une écrasante avalanche, sur la tête d’une époque qui se vante, comme d’une très belle chose, de ne plus croire qu’à la souveraineté, des faits.
Ah ! en voici, des faits ! Ah ! la science ce n’était pour eux que des faits ! Ils la voulaient, disaient-ils, positive. Ce sont eux qui ont inventé « le Positivisme ». Ah ! ils voulaient de la photographie, l’exactitude de la photographie. Ils en voulaient dans l’art et même dans le roman ; ils en voulaient dans Flaubert et dans Zola, — qui est à Flaubert ce qu’Hébert est à Robespierre ! Ils voulaient des faits, avant tout, le fait décrit scrupuleusement, le fait sans idée, — parce qu’ils n’ont pas une idée, ces pauvres diables de cerveaux ! Donc, en voici, des faits ! et des faits positifs ! et en masse ! En voici, du réalisme, — comme ils disent encore, — et de la photographie ! Appelleront-ils cette histoire, toute en faits, qui les ramasse dans un sac énorme et qui le vide sous leur nez, puisqu’ils n’aiment que cela ! appelleront-ils cette histoire, pour parler comme eux de ce qu’il y a de plus enthousiaste, et de plus beau, et de plus sacré : « une blague, dans laquelle on s’est monté le coup » ? Appelleront-ils cet historien, qui n’a pas une minute de poésie, de passion et d’éloquence, l’appelleront-ils « un gueuloir », ce mot ignoble de Flaubert contre Chateaubriand ?…
Ils le voudraient bien peut-être. Mais ils ne peuvent… Ils sont furieux, à ce qu’il paraît. Toute leur vie, ils ont vanté M. Taine. Ils en ont fait un homme à part ; — et, de fait, il vient de leur prouver qu’il était à part d’eux ! — Ils avaient pour lui un respect qu’ils n’avaient pour personne. Ignorants comme des carpes, ils tremblaient devant sa science, jeune encore. Je ne crois pas que M. Taine ait eu jamais, depuis ses débuts, un journal contre lui. Mais il va, maintenant, compter ceux qui lui restent ! Ils le vantaient à lui faire lever les épaules, à lui qui est fier, d’une fierté que j’aime, et qui, quand on lui rend justice, ne songe même pas à dire « merci » ! Ils le vantaient outrageusement, croyant par là se l’attacher, quoiqu’il ne ressemblât nullement aux gens de ce temps à compères, qui cultivent les journaux et composent leurs salles de spectacles avec un talent supérieur à leurs pièces… Toute leur vie, ils l’avaient regardé comme un gros canon de leur arsenal, un gros canon qui — politiquement — n’avait pas tiré encore, mais qui tirerait, à coup sûr. Et il a tiré, mais c’est contre eux !!!
VII
Et quand je dis « contre eux », je dis trop… M. Taine n’a pas même pensé à eux. Il n’est pas plus contre eux qu’il n’est pour eux. Il n’est pour ni contre personne. Il est pour les faits observables, et qu’il va chercher partout où ils sont, pour les observer. C’est un impartial, chose bien rare ! Matérialiste, il est vrai, à l’œil borné, de cela seul qu’il est matérialiste, — car s’il ne l’était pas, il aurait, de nature, le regard étendu : il est très capable de voir grand, — matérialiste, M. Taine n’en est peut-être que plus sagace dans le point circonscrit qu’il fixe. Toujours est-il que, dans son histoire des Origines de la France contemporaine, il n’est et ne veut être que l’anatomiste impassible de la société dont nous sommes sortis avec la maladie héréditaire qu’engendre toute race et qu’elle lègue à la race dont elle est la mère et qui la suit. Il ne pense donc, comme tout anatomiste, qu’à l’animal qu’il a entre les mains. Et puisqu’il ne croit pas, comme nous, à l’esprit immortel de l’homme et à sa chute, l’animal qu’il a entre ses mains d’anatomiste, c’est la Bête humaine, et la Bête humaine tombée dans cet état anormal et convulsif, dans cet état d’épilepsie dégradante qui s’appelle une Révolution.
Mais la Bête humaine a son orgueil de bête, et en comparaison d’elle, Nabuchodonosor, avant d’être à quatre pattes, aurait été modeste. La Bête humaine, en révolution constitutionnelle (dans le sens médical), ne veut pas de l’origine que lui donne l’auteur des Origines de la France contemporaine. Elle ne veut pas être un organisme détraqué. Elle ne veut pas être une maladie, sortie d’une maladie, quoique pourtant, pour qui sait voir, la misérable ne soit que cela. Elle se croit la santé. Elle se croit la pureté. Elle se croit la grandeur et la beauté. Elle se croit la divinité même, la seule divinité qui puisse exister pour les hommes de ce moment sublime ! Dès le premier jour que le livre de M. Taine a paru, ce livre insolent de cela seul qu’il est impossible d’y répondre, la Bête a réagi et elle va continuer de réagir contre le Taine qu’elle a vanté et exalté naguère comme l’espoir du siècle, — que dis-je, l’espoir ? comme la plus grande solidité intellectuelle du siècle ! Elle ne pardonnera pas à ce regardeur aux yeux clairs d’avoir si nettement vu dans son origine. Elle ne lui pardonnera pas de lui avoir composé un pareil blason de bêtise, de lâcheté, d’atrocité et de folie. Elle ne lui pardonnera pas sa dissection, calme et méprisante, de la Révolution française :
La Haine se pardonne et jamais le Mépris
Et encore, le Mépris… Mais la Vérité !!!
C’est bien pis. C’est l’outrage suprême. Le livre actuel de M. Taine n’est, d’un bout à l’autre, qu’une effroyable et courageuse vérité. C’est une vérité si resplendissante, si étonnamment multipliée, détaillée, épuisée, que le livre n’avait pas besoin d’une autre beauté que celle-là, et, heureusement, il n’en a pas ! Le vrai y est dans de si colossales proportions que la beauté y devient inutile, et l’auteur l’a compris. Par un désintéressement de lui-même qui prouve une grande supériorité, il n’a pas songé à mettre dans un livre impersonnel, et dont l’impersonnalité fait la force, le talent qu’il aurait pu y mettre, certainement, s’il l’avait voulu. On eût pu croire, s’il en avait mis, au prestige de ce talent qui est une magie et dont on ne reçoit jamais impunément la dangereuse impression, quoiqu’on sache très bien que c’est une magie… Le talent ! Mais il y a du talent dans une foule d’histoires de la Révolution ! Et ce talent fait voir souvent dans les faits ce qui n’y est pas, ou ce qu’il y voit, ou ce qu’il y ajoute ; car le talent est, même sans manquer de conscience, naturellement et involontairement inventeur. Le talent n’existe pas sans la passion, et la passion, qui lui donne son élan, lui donne son entraînement aussi… Or, le mâle et simple auteur des Origines de la France contemporaine n’a voulu entraîner personne. Il n’a pensé qu’à montrer et convaincre, et il a convaincu… Il a apporté, non pas à poignées, mais à brassées, une si grande somme de témoignages, irrécusables, vivants et saignants encore, qu’il n’est pas de tribunal au monde, obligé de prononcer d’après cette universalité de témoignages, qui ne sentît pénétrer dans son âme l’entassement d’éclairs et la foudre lentement formée de la plus puissante, de la plus lumineuse conviction !
Rien, du reste, ne peut, que le livre, donner une idée de ce livre, de cet acharnement de témoignages, de ces torrents de citations jaillissant de toutes parts, des sources les plus pures, des écrits les plus authentiques, les plus incontestables, mais qui n’avaient encore jailli dans l’Histoire, avec ce nombre et cette abondance, sous la plume de personne. Moïse et sa baguette avaient toujours manqué, et Moïse, ici, c’est l’homme renseigné, c’est le savant. Dans le livre de M. Taine, il n’y a pas une page qui ne soit hérissée, pointillée, constellée des guillemets de la citation, toujours infatigable et présente. Et le volume que voici, cette mosaïque éblouissante de citations, a près de cinq cents pages, et ce n’est que le commencement d’une histoire qui continue ! Nous n’en sommes là encore qu’à la Constituante. D’autres flots de citations, d’intarissables flots vont jaillir. Ce n’est ici que la première explosion de cette histoire révolutionnaire, dont les commencements furent si purs et si beaux, et presque si charmants, nous ont dit tant d’histoires, auxquelles M. Taine est venu répondre. Quelle réponse, en effet, aux Michelet et aux Louis Blanc, à tous ceux, enfin, qui, dans leurs églogues historiques, ont partagé ou singé l’ivresse de ces premiers temps de la Révolution dans les âmes niaises… Se tairont-ils maintenant, les Mœlibée et les Tityre (ne pas lire les Thyrtée !) des histoires de la Révolution ? Il y a des gens qui, après avoir lu M. Taine, le croient… mais pas moi ! On a dit, un jour, que la Terre se tut devant Alexandre. Grande image, qui exprime bien le saisissement de qui l’a écrite, et qui, en la dressant dans sa grandeur, voulait faire partager aux autres le saisissement de son âme ! mais c’est là une erreur. La Terre ne se tait jamais devant personne. C’est la bavarde éternelle… Arrosés et daubés par la pluie, par le déluge des citations de M. Taine, de petits historiens repousseront là-dessous, comme des laitues. Ils continueront le bavardage. Seulement, à présent, on peut être curieux de savoir ce qu’ils pourront dire ?…
VIII
On conçoit très bien que cette histoire de M. Taine les ait un peu décontenancés. Elle est assez déconcertante. Ils ne se doutaient peut-être pas qu’elle fût possible ? Ils ne savaient peut-être pas où on la trouvait, cette histoire ?… Ils ne l’avaient pas vue où elle était. Elle était dans chaque ville, dans chaque département, dans chaque commune, dans chaque municipalité, dans chaque district de France. Mais eux ne voyaient que Paris, la Commune de Paris, la municipalité et les districts de Paris… Qu’est-ce que cela — la France ! — était pour eux ?… En décomptant quelques villes qui ressemblaient à Paris, ils ne voyaient rien que Paris, même réfléchi dans Lyon et Marseille. Paris leur bouchait tout. C’était la fluxion de leurs pauvres yeux, qui les engloutissait dans son enflure… Ces hydrocéphales de Paris n’avaient, dans leurs histoires centralisatrices, étudié que Paris, et quel Paris encore ! Le Paris politique, le Paris des assemblées, de la tribune et des journaux, le Paris de l’émeute et des prisons, pour les crimes duquel ils ont toujours cherché une monstrueuse innocence dans les résultats politiques obtenus, si chers à leur orgueil !… Leur valeur comme historiens, qui devaient faire avant tout l’Histoire de France et de la Révolution française, a été considérablement diminuée pour avoir dédaigné de regarder dans le fond de cette France qui avait pourtant sa vie propre, comme Paris la sienne… Pour leur peine, ils peuvent s’appliquer maintenant le mot effroyablement prophétique de Blücher : « La France mourra du cancer de Paris » ; car leurs histoires, aussi, en meurent !… Ces lettrés, ces phraseurs, ces beaux-fils de l’Histoire politique qui s’imaginent que tout est dans la politique, se soucient peu de la nature humaine que leurs théories méconnaissent. Aussi doivent-ils être cruellement démoralisés par cet anatomiste inattendu, qui, lui, dans une histoire si nouvelle, vient combler l’épouvantable lacune qu’a laissée, dans les leurs, la nature humaine oubliée.
Un seul l’avait aperçue, — un seul, qui n’était pas Français, avait vu à travers les décrets, les législations, les discours, la coupe réglée des échafauds, toute cette politique de la Révolution, qui la cache dans les histoires, la France tout entière dans le bas-fond où elle s’agitait, abominable et terrible ! C’était Carlyle, Thomas Carlyle l’Anglais. Thomas Carlyle, ce mystique puritain, cette Tête-Ronde de génie qui s’était aiguisé les yeux en lisant la Bible, avait vu ce que n’avaient pas vu ces freluquets politiques qui font les beaux bras dans l’Histoire, ces perruquiers qui frisent la tête de Madame de Lamballe sur sa pique. Et lui seul, de sa rude voix de puritain, avait parlé d’autre chose que de littérature politique, quand il s’était agi de juger la Révolution française et de déterminer son origine… Il avait entre-aperçu, sortant de sa bauge, la Bête humaine que M. Taine vient d’étudier. Et que ce soit un honneur pour lui, il fut précurseur de M. Taine !… Carlyle s’en tira avec deux ou trois coups de pinceau qui firent penser tout ce qui est capable de penser. Mais M. Taine vient de nous donner la Bête humaine tout entière, et sur cette Bête, il n’y a pas moyen de penser autrement que lui !
IX
Et le monstre n’est pas si grand ! — Il est atroce, mais il est bas et surtout cupide. Ne vous attendez
pas à quelque chose de grandiose dans le mal, qui jamais, jamais, n’est grandiose et qui rapetisse toujours l’homme ; car l’homme n’est grand que dans le bien. La Révolution n’a point à se réjouir ou à s’enorgueillir de la monstruosité de ses pères. Lisez M. Taine ! Il vous dira bien ce qu’ils furent… Il ira vous chercher la Révolution dans le tréfonds de son origine, et vous verrez de quoi elle est sortie !… Pendant que les rhéteurs phrasaient à Paris, elle était un fait en province, un fait devant lequel allaient trembler les rhéteurs… Elle était une voleuse et une assassine sur une échelle de la longueur de la France. Les pastoureaux du Moyen Âge étaient toujours les pastoureaux. C’était une jacquerie. On eut six jacqueries en deux ans. Elles étaient faites par des braconniers et des tueurs de lièvres, qui se mirent à tuer des hommes avec des raffinements de cruauté qu’ils n’avaient pas avec les lièvres, cause de leur majestueuse insurrection ! Il est vrai que cette question de gibier s’élargit. Pour ces aïeux des révolutionnaires d’aujourd’hui, qui se sont retrouvés, aux jours derniers de la Commune, du sang de leurs pères dans la veine, la Révolution, c’est le brigandage ! « Nous sommes (disent-ils, page 100 du livre de M. Taine), pour le tiers état brigand. »
On ne veut plus rien payer nulle part, — dit M. Taine, — mais on veut tout prendre. C’est la convoitise humaine, réprimée, contenue pendant des siècles par des lois comme il en
faut aux hommes pour qu’ils puissent vivre ensemble sans se dévorer ; c’est la convoitise humaine qui se lève et qui étend sur tout ses cent mille bras immenses ! De la politique ?… C’est bien de la politique aveugle et idiote qui déchaîne les hommes de cette heure, mais ce n’est pas l’idée politique qui les fait agir ! Ce que quelques auteurs, quelques romanciers, plus courageux que les historiens, — ont raconté des chauffeurs de Bretagne, n’est point un fait isolé et circonscrit à une province. C’est un fait général. Pour arracher l’argent à qui en a, on chauffe par toute la France. On pille, on massacre, on incendie ! On coupe les têtes ! M. Taine les compte. Dans le grand ossuaire de son livre, il fait avec l’étiquette de leurs noms, pour que mieux on le croie, une pyramide de ces têtes coupées par ces Tamerlans du ruisseau ! Les détails de ces tueries y sont donnés par les familles elles-mêmes. Paris, qui nous cachait la France avec ses échafauds, n’est qu’un dîner d’une gaieté un peu vive, par des épicuriens politiques friands ; mais le souper des affamés, mais l’orgie, mais la saoulerie de sang, c’est toute la France, qui égorge par haine, par fureur, tout ce qui est au-dessus d’elle, pour faire de l’égalité inutile, puisque son gouvernement vient de proclamer cette égalité ! À Paris, on met, il est vrai, les cœurs de Berthier et de Foulon dans des bouquets d’œillets blancs pour les présenter à la reine, et c’est une plaisanterie de ces délicieux Parisiens qui savent si joliment
plaisanter. Mais en province, on mange les cœurs ; on est sérieux. On dévore de la chair humaine sans la cuire ; on est franchement et sensuellement anthropophage ! Et cette boucherie universelle pour de l’argent est quelque chose de bien plus profond que la politique. C’est la question sociale, comme nous dirions maintenant ! C’est la translation de la propriété, dit M. Taine, avec une douceur plus méprisante et plus cruelle que les mots les plus cruels et les plus méprisants de Tacite. La Bête humaine, que des siècles de Christianisme avaient apprivoisée et adoucie, a repris sa nature de bête. Elle est redevenue la louve qu’elle est, — plus horrible encore que la Louve Romaine ; — car la Louve Romaine ne mangeait que l’ennemi, et non ceux qui l’avaient tétée !
Je traverse vite ces horreurs, qui font un fleuve dans M. Taine. Mais n’allez pas croire que ce soit par faiblesse de nerfs ! N’allez pas croire que ce soit par peur de cette tête sanglante de la Révolution qu’il nous présente, comme Persée, tenant au poing la tête de Méduse ! Je ne perds pas la mienne à la regarder. Je ne suis pas un sentimental historique, — un philanthrope qui se cabre devant l’humanité, parce qu’elle est laide et que l’imbécile la croyait charmante ! Je sais de reste qu’à toutes les pages de l’Histoire il y en a d’affreuses, pleines de sang et de larmes, et que les annales de ce monde ne nous offrent que le spectacle de révoltes, de colères, de renversements. Mais ce que je ne vois pas dans les autres histoires comme dans celle-ci, et ce qui est plus grave et plus désastreux que le sang qui coule, c’est qu’un gouvernement, bêtement ou bassement, consente à ce qu’il devrait réprimer, à tout ce qui est la mort ou le déshonneur de tout gouvernement et de toute société, et, bien plus encore ! c’est qu’ayant posé lui-même le principe d’anarchie dont il doit mourir, il soit logiquement lâche devant ce principe qu’il a posé. Dans le livre de son volume intitulé, avec une si poignante ironie : La Constitution appliquée, M. Taine nous décrit la lâcheté de la Constituante et place face à face, pour qu’ils y restent vilipendés à jamais, les faiseurs d’églogues de cette Assemblée et les Jacques de cette Jacquerie qui éventrait la France et lui déchirait les entrailles ! Le parlement de Bordeaux, quand tout brûlait dans le Midi, avait envoyé à l’Assemblée quatre-vingts adresses de quatre-vingts villes, qui criaient vers Elle et qui demandaient qu’on réprimât les excès sans nom de cette canaille, devenue un peu trop Reine de France, et la Constituante, qui mentait à son nom, qui ne sut jamais rien constituer, improuva honteusement ces quatre-vingts adresses et commença ainsi à démolir l’ordre judiciaire, au milieu de tant d’autres démolitions ! Alors, en fait, il n’y eut plus d’Assemblée constituante, plus d’unité, plus de pouvoir central et dirigeant, mais quarante mille corps souverains dans l’État ! Alors, encore, insurrection, confusion et bouleversement à tous les degrés de la hiérarchie ! Les municipalités n’obéirent plus à l’Assemblée, les districts aux municipalités. Ce fut le despotisme insensé de la garde nationale et des clubs, — puis, enfin, de la rue ! Pulvérisation définitive de ce qui avait été la France, et tout fut dit. Tout fut dit, jusqu’au jour où un grand homme (Napoléon), de cette poussière, qu’il arrosa, pour la purifier, du sang héroïque d’une armée, essaya, en la pétrissant, de refaire un ciment social qui pût durer, — mais qui recommença d’être poussière quand elle ne sentit plus sa main !
X
Nous n’en sommes pas encore là dans l’histoire de M. Taine, mais par quels chemins, construits à travers tant de faits, y allons-nous arriver ? L’auteur des Origines de la France contemporaine était, cérébralement, trop organisé, pour n’avoir pas l’horreur de toute désorganisation et de toute anarchie, qui est la désorganisation sociale. Étant ce qu’il est, il ne pouvait pas ne pas voir, sous les surfaces peintes ou arrangées dont on la couvre, la réalité révolutionnaire. Chose étrange ! mais qui est un enseignement, malgré des doctrines qui n’ont que faire ici et qu’il s’est bien
gardé d’y introduire, M. Taine est si sain d’organisation, il est si fortement équilibré, que lui, le matérialiste et l’athée, arrive à la même vérité que les hommes qui croient le plus à l’âme et à Dieu. Au milieu des lanternes et des horribles pendaisons sommaires si multipliées dans son histoire, il pose résolument le principe : « qu’il vaut mieux faire tuer cent citoyens honnêtes que de laisser pendre un coupable non jugé »
. Autre part, il écrit cet axiome : « Toute Constitution est illégitime qui dissout l’État, et légitime quand elle le maintient. »
C’est la théorie de de Maistre. Que dirait-il, le grand catholique, du livre de M. Taine, s’il vivait et s’il le lisait ?… Il y reconnaîtrait peut-être un esprit de son ordre, digne aussi d’être catholique. Ce grand homme, qui croyait profondément au Démon parce qu’il croyait profondément à Dieu, et qui appelait la Révolution satanique, trouverait-il que M. Taine a prouvé qu’elle l’était sous un autre nom ?…
Grand courage, du reste, a fait cette preuve, en ce moment du siècle ! Grand courage d’avoir dit sa vérité à la Révolution, quand on régale de tant de flatteries l’épouvantable Minotaure, en attendant qu’il mange autre chose ! Je ne connais que M. Maxime Du Camp, l’historien de la Commune, qui soit homme d’un courage égal ! Jamais les partis ne permettent qu’on écrive librement leur histoire, et ils sont toujours tout prêts à s’en venger… Les optimistes, qui sont de race éternelle, prétendent que l’historien des Origines de la France contemporaine et l’historien de la Commune ne risquent rien en se montrant si noblement courageux. Que Dieu les entende ! Ils vont plus loin encore, ces joyeux optimistes. Ils prétendent que le meilleur service qu’on pût rendre à la République, c’est la publication de ces deux histoires, effrayantes comme exemples, et qui empêcheront la Révolution de recommencer… Mais l’expérience de toute la vie dit l’inutilité de l’expérience, et on voit souvent le vaisseau naufrager, au pied même du phare qui devait lui montrer l’écueil.
XI
Les Origines de la France contemporaine, tome III : La Conspiration jacobine [XI-XIV].
Je viens de le dire, l’effet produit par le second volume des Origines de la France contemporaine, quand il parut, en 1878, fut foudroyant. Ce ne fut qu’un cri… un cri d’étonnement ! Qui donc, parmi les admirateurs de la Révolution française ou parmi ses haïsseurs éternels et implacables, s’attendait à un tel livre, venant d’une telle main ?… La stupéfaction fut immense. En effet, l’auteur de ce livre, M. H. Taine, était un esprit essentiellement moderne. Il avait débuté dans le monde intellectuel par de la philosophie, et tout le monde sait que la Philosophie et la Révolution sont deux sœurs jumelles qui se tiennent par la main et dont l’une traîne toujours l’autre après elle. Ses Origines, à lui, étaient Hegel et Condillac, confondus dans un syncrétisme audacieux. De tendance naturaliste, il inclinait vers Darwin et les autres animaliers de l’Esprit humain. Bref, c’était un positiviste de ce temps. Mais, je n’ai pas de peine à le reconnaître, il était autrement fort que le tas de niais qui se donnent maintenant ce nom-là ! Pour toutes ces raisons, il semblait▶ cacher dans les entrailles de son esprit quelque chose comme un révolutionnaire en puissance, qui devait, un jour, en sortir. On y comptait… Et, pour l’y décider peut-être, on lui fit très jeune presque une renommée imposante, et toutes les truelles du Journalisme contemporain, ce maçon aveugle de toute renommée, y travaillèrent à l’envi… On ne saurait dire qu’il fut populaire. La popularité est faite de deux bassesses, — la bassesse de qui l’a et la bassesse de qui la fait, — et c’était un esprit élevé.
Par là, il échappait à cette double bassesse de toute popularité. Le Journalisme qui parla de lui était trop superficiel pour discuter ses idées, et on le laissa dans ses systèmes comme si on eût craint d’y toucher. Je ne sais personne qui ait discuté M. Taine. On l’a traité avec respect. Mais le respect est souvent le flair de la peur… On savait à qui on aurait affaire si l’on y touchait ! Quoiqu’il n’eût jamais rien écrit en politique, de cette plume si largement taillée qui est la sienne et qu’il sait appuyer avec tant d’autorité sur tous les sujets qu’il traite, — car ce mâle observateur a plus d’un champ d’observation à son service, — la Révolution et le parti révolutionnaire n’en faisaient pas moins fonds sur lui. Il était pour eux une superbe poire sur la planche. Eh bien, cette superbe poire, ils ne la mangeront pas ! Avec son livre inattendu des Origines de la France contemporaine, le révolutionnaire espéré a envoyé promener du coup les espérances de ceux qui en mettaient sur lui.
XII
Alors, ce fut avec cette France contemporaine une rupture nette et cruelle. Observateur et investigateur avant tout, et, par ses qualités d’esprit indépendantes et scientifiques, en dehors de tous les partis, M. Taine, qui s’était donné pour tâche de connaître les origines de la France moderne, plongea dans cette boue et ce sang et dit sans sourciller ce qu’il y avait vu. Il ne se soucia de rien que de ce qu’il avait vu dans ces Origines, et il fit mieux que de le voir : impassiblement, il le raconta. Il dit la honte et le déshonneur de la mère dont, hélas ! nous sommes tous les fils. Les libres penseurs qui le regardaient comme un des leurs, et qui se moquent, depuis des siècles, avec l’esprit qu’on leur connaît, de cette grande bêtise catholique du péché originel, que nous avons, nous autres idiots, l’imbécilité d’admettre, mais qui pensent, malgré tout, comme nous, que le déshonneur du père déshonore toujours un peu l’enfant, ont été blessés dans le fond de leur âme quand M. Taine publia son premier volume sur la Révolution. Ils souffrirent dès le premier coup porté à l’honneur et à la mémoire de leurs pères, et ils poussèrent un cri, bientôt étouffé ; — car il ne faut pas qu’on croie jamais mortelle la blessure dont on peut mourir ! Au second volume des Origines de la France contemporaine, succéda le troisième. Au premier coup terrible contre la Révolution, qui a été une si effroyable surprise parmi les révolutionnaires, succéda le second, aussi terrible, tout aussi à fond… Mais celui-là, on s’y attendait, et on n’a pas crié. On s’est laissé poignarder en silence. Ce troisième volume des Origines de la France contemporaine, très digne du second, on a cru qu’on en diminuerait l’effet en n’en parlant pas, et on s’est tu. En quelques semaines, il se vendit à des douzaines de mille exemplaires. Ceux qui n’écrivent pas le burent, comme l’éponge boit l’eau. Mais ceux qui écrivent ne dirent pas combien cette eau de vérité que M. Taine leur verse et les force à boire, leur ◀semble▶ amère. Quand on ne peut pas répondre à ceux qui parlent, le mieux est de les étouffer, et on les étouffe, ou du moins on croit les étouffer, en ne leur répondant pas !
D’ailleurs, qu’y a-t-il à répondre à un livre absolument irréplicable, dans lequel l’Histoire est devenue, pour la première fois, une science exacte, sans autre préoccupation que des faits et des résultats recueillis et accumulés dans un tel nombre qu’ils forment un bloc énorme et accablant, sous lequel toutes les histoires de la Révolution française restent écrasées et anéanties ! C’est la mort des autres histoires, que celle-ci… Jusqu’à ce moment, les histoires que nous avions de la Révolution, plus ou moins vraies, plus ou moins justes, plus ou moins des plaidoyers pour ou contre, rayonnaient du moins à un degré quelconque de deux choses qui paraissaient inextinguibles ; c’était l’opinion de l’auteur et son talent, quand il avait du talent. Eh bien, dans le livre actuel de M. Taine, rien de pareil ! Par une incroyable possession de soi, l’auteur des Origines de la France contemporaine n’a rien laissé transpirer de ce qu’il aime et de ce qu’il pense. Il a pu, par le fait de sa volonté, éteindre le rayon de son opinion politique et le rayon de son talent littéraire, bien autrement difficile à éteindre quand on a le bonheur et la gloire d’être un écrivain, et M. Taine a fait ses preuves : il en est un ! Le procédé de son second volume sur la Révolution est le procédé du premier, qui surprit tant quand il parut et dont l’application désintéressée, laborieuse et soutenue, suppose un véritable enflammement de recherches et cet effacement de soi prodigieux qui fait la supériorité de l’observateur scientifique. M. Taine est ici le naturaliste de l’Histoire. Dans ce volume, qu’il a intitulé La Conspiration jacobine, il a étudié le Jacobinisme comme, dans le premier de tous, il avait étudié l’ancien régime. Il l’a étudié et décrit comme il eût étudié et décrit le système organique de quelque monstrueux cétacé, dans une histoire générale des poissons… Il l’a étudié et décrit, sur ses propres témoignages à lui-même, dans un livre construit avec des milliers de citations et où presque chaque phrase en est une, ce qui fait la plus puissante des nomenclatures, et il a montré, dans le principe de sa vie et dans toutes les manifestations de son action, ce genre de monstre qui a constitué le jacobin dans la bête humaine, à un certain moment de l’histoire de France et de l’humanité, Ce livre incompatible, plus haut que les partis, et qui n’a été écrit pour être agréable à personne, mais pour la vérité, est un peu lourd, on doit le reconnaître, et pour le lire il faut quelque chose de la volonté ferme qu’il a fallu pour l’écrire ; mais cette lourdeur tient à sa force même. C’est un monument. Il est lourd nécessairement, comme toute masse est lourde ; car, de documents et de faits, il en est une qui sera désormais l’assise indispensable de toute histoire qu’on voudra écrire de la Révolution française.
Une si formidable analyse ◀semble promettre une synthèse plus formidable encore… Mais ici, il n’a pensé qu’à jeter le fondement de toute histoire future. Sa Conspiration jacobine n’est qu’une exposition historique, mais quelle exposition ! Elle n’a point de conclusion formelle nettement et rigoureusement exprimée dans le livre, mais elle en a une qu’on voit à travers le livre, comme à travers un cristal, dans le fond de la pensée de l’auteur. Impossible de ne pas la voir ! Si l’auteur ne l’a pas tirée des prémisses qu’il a posées avec tant de sûreté et d’étendue, c’est qu’il a voulu que la science primât tout ici et jusqu’à la conscience elle-même, que la science doit pénétrer de sa souveraine et irrésistible clarté. Il n’a pas conclu, par respect pour la science et aussi pour ne pas nuire à l’effet de son livre. Mais nous, qui n’avons pas ses scrupules, nous conclurons hardiment pour lui.
XIII
Et ce ne sera pas difficile ; car la conclusion du livre de M. Taine, ce citateur infatigable et inexorable, s’y dégage d’elle-même, évidente et absolue, contre le plus puissant, le plus accepté des principes de cette France contemporaine avec laquelle, par son livre, il a si courageusement et si stoïquement rompu. Cette France contemporaine, qui ne croit plus à rien de ce qu’elle croyait autrefois, Dieu l’en a punie en la faisant croire bêtement en politique au gouvernement des majorités, à ce gouvernement par les masses, cette immense menterie qui aboutit toujours au gouvernement oppresseur des minorités séditieuses. Eh bien, voilà la vérité que M. Taine a prouvée dans sa Conspiration jacobine ! Il a montré, en racontant cette conspiration dans ses plus menus détails, comment s’est formée des éléments les plus impurs, les plus abjects et les plus atroces, cette cristallisation révolutionnaire qui s’est appelée « le Jacobinisme », et il a prouvé que ce n’était pas là une circonstance, un accident, un phénomène momentané de l’Histoire, mais une horrible loi de la nature humaine ! Il a prouvé que partout où il y avait des révolutionnaires, il y avait des Jacobins,
c’est-à-dire des minorités triomphantes, qui, sorties du nombre, répudient et oppriment le nombre ; filles des majorités, qui tuent leurs mères ! Et, au fait, c’est si bien là une loi de la lâche nature humaine que la majorité se laisse toujours tuer, même sans se défendre, et qu’elle tend toujours passivement la gorge au bourreau qui va l’égorger ! Elle devient un veau d’abattoir… Dans les assemblées primaires, dit M. Taine en sa Conspiration jacobine, dans les assemblées qui constituent directement ou indirectement tous les pouvoirs publics, et qui, pour exprimer la volonté générale, auraient dû être pleines, il manquait « SIX MILLIONS trois cent mille électeurs sur SEPT MILLIONS ! »
Chiffre effroyable ! mais M. Taine a fait l’addition. Je ne crois pas qu’on ait jamais appliqué de main historique un plus rude soufflet sur la joue de ce grand dadais de Suffrage universel, qui se croit fait pour gouverner le genre humain.
Tel le sens, l’importance singulière et la profonde pensée de cette histoire. Elle ne flétrit pas qu’un passé coupable en le racontant. Elle en épouvante, et elle avertit le présent de l’avenir qui le menace… Tout le temps, en effet, que les principes révolutionnaires tiendront dans la tête de la France contemporaine la place qu’ils y tiennent, tout le temps qu’elle se réclamera avec orgueil de ses Origines, il y aura des Jacobins… et ce que M. Taine appelle leur conspiration recommencera. Ils seront prêts, à la première
occasion, à se montrer ce qu’ils furent en 1793. Et ils ne copieront pas ; ils se reproduiront. On verra quelque chose comme ce qu’on a déjà vu… Comme en 1793, il y aura, parce que cela est dans la nature des choses et dans la logique de l’esprit humain, une France de trente à quarante millions d’hommes honnêtes, religieux, intelligents, cultivés, civilisés, la fleur de la civilisation, qui seront la proie de quelques misérables, la lie d’un peuple, imbéciles et féroces. Ce n’est pas ces quarante millions, ce n’est pas cette accablante majorité, ce n’est pas ce peuple, enfin, qui gouverneront la France d’alors, pas plus qu’ils ne l’ont gouvernée pendant la Révolution, quoique des historiens nous suent fait ce conte, qu’ils nous ont donné et que nous avons pris pour de l’Histoire… Lion émasculé par des goujats bons pour couper des chiens, et qui ont coupé les têtes les plus nobles du plus noble pays de l’Europe, ce peuple ne bougea même pas sous ces infâmes ciseaux hongreurs. Il se laissa stupidement faire… « lui qui a tout fait sans chefs et contre ses chefs, et qui n’avait pas besoin de chefs pour lui voler sa gloire »
, a dit Michelet, de tous les historiens le plus impudent, s’il n’est pas le plus égaré ! Il aurait pu cependant, rien qu’en secouant sa peau, ce lion, se débarrasser de ces ignominieux insectes qui suçaient le meilleur de son sang. Il ne la secoua pas. En cela, bête humaine au-dessous des bêtes brutes, qui se révoltent et se défendent contre la vermine qui les
dévore. Il n’eut pas la force de réagir contre la poignée d’abjects scélérats qui furent ses maîtres comme jamais il n’avait eu de maîtres… et si, un jour, ils périrent, ce ne fut pas lui qui les tua, ce furent eux qui s’entre-détruisirent ! À l’exception du seul Marat, qui tomba, lui, sous un poignard dont l’acier était pur, ils moururent tous en se souillant, les uns par les autres. Leur minorité ne fut frappée que par elle-même, et la majorité, cette majorité toute-puissante, sur laquelle on veut à présent établir des gouvernements, n’eut pas même le vulgaire honneur d’en finir avec cette ignoble et sanglante minorité dont elle était lasse, mais devant laquelle elle tremblait.
XIV
On savait cela, mais on l’oubliait. On l’oubliait trop. On mettait dans le lointain le sang et la boue qui, de près, horripilent et dégoûtent, et en les voyant moins, on en éprouvait moins le dégoût et l’horreur. On les diminuait. On les poétisait. Mais M. Taine a voulu rafraîchir la mémoire des hommes, si prompts à l’oubli, et il a refait cette histoire que des écrivains passionnés avaient écrite dans des intérêts de parti, avec plus ou moins d’illusion ou de rouerie. Seulement, il est très difficile à la Critique de donner
une idée complète d’un genre d’histoire qui n’a pas d’analogue dans la littérature historique… Le livre de M. Taine a cette originalité d’être écrit presque tout entier par la plume des autres. Mosaïste qui n’a pas oublié un seul marbre à incruster dans son œuvre, il a rapproché adroitement tous ces morceaux et tous ces témoignages d’écrivains pris partout et avec lesquels il a composé sa terrifiante mosaïque, et comme c’est le nombre des renseignements qui fait la puissance de son œuvre, on n’en peut rien citer sans affaiblir le tout. Il faut se risquer dans cette jungle de faits où il y a des tigres, et n’en pas sortir. D’un autre côté, l’histoire de la Conspiration jacobine est surtout l’histoire d’une idée qui s’appelle « le Jacobinisme », et qui n’a de visage que quelques masques affreux dans lesquels elle s’est momentanément incarnée, mais qui l’ont exprimée sans la contenir dans ce qu’elle a d’abstrait et de vaste. L’histoire du Jacobinisme est l’histoire d’une idée représentée par les clubs et les sections révolutionnaires répandus par toute la France, et l’enfermant en un réseau de suspicions, de dénonciations et de supplices. C’est de là que le Démon du Jacobinisme, fait de plusieurs démons, les démons de l’envie, de l’orgueil, de la cruauté, de la plus exécrable convoitise, a soufflé ses plus abominables influences. Sous le prétexte du patriotisme, il dissolvait tous les pouvoirs publics. « Les patriotes ne se comptaient plus, — dit M. Taine, — ils se pesaient »
, et
à cette balance, tout le monde était trouvé léger ! Les clubs, la Commune, la section, la rue, le ruisseau, étaient devenus le gouvernement contre le gouvernement. La Convention elle-même, insultée, opprimée, violée, menacée dans chacun de ses membres, délibérait sous les piques et sous les pistolets. Ici, le mot de Michelet, menteur où il est, devient vrai. Les chefs disparaissent. Ils sont emportés et noyés dans ce Jacobinisme hideux, et l’historien n’a plus devant lui à peindre qu’une tourbe anonyme, enivrée et soulée de ce mot de patriotisme, qu’elle ne comprend pas, et qui veut, gorgée du sang qu’elle boit, plus de sang encore ! Les chefs réels, ceux qu’on suit, c’est Jourdan coupe-tête… c’est le premier coupe-tête venu, qui en a une au bout d’une pique ! C’est le perruquier qui portait celle de Madame de Lamballe pour la faire voir à la Reine ! C’est l’inconnu qui porta celle de Féraud au ras des lèvres du président Boissy d’Anglas ! L’histoire cesse d’avoir des hommes à pénétrer et des caractères à comprendre. Elle devient impersonnelle comme le crime, et comme elle ajoute, dans le livre inouï de M. Taine, à l’impersonnalité du crime, l’impersonnalité d’un écrivain qui ne veut être qu’un érudit, la voilà qui devient une histoire comme on n’en avait jamais vu !
L’historien disparaît aussi dans ce qu’il raconte, et on admire cette force d’impersonnalité gardée au milieu d’un récit qui devrait la faire perdre cent fois à l’écrivain, et appeler, à chaque instant, la virulente
éloquence de sa colère. « Mourir sans vider mon carquois ! »
criait André Chénier, dans un mouvement sublime. M. Taine a achevé son volume sans vider le sien… Je le répète, ce qu’il faut le plus admirer en lui, c’est qu’il ait eu la force de contenir l’impétuosité de son âme, d’étouffer en lui le feu sacré de l’écrivain, qui ne demandait qu’à s’embraser et à devenir un incendie d’indignation et de furie sainte ! Deux ou trois fois peut-être, dans cet épouvantable récit, dans ce fleuve de citations qui roule le Jacobinisme et ses cadavres, quelques mots vengeurs — des mots à la Tacite — lui échappent. Il y a, par exemple, contre Saint-Just et contre Marat, quelques traits qui sont des portraits en quelques traits ; mais ce n’est que dans la dernière page de ce livre robuste que nous retrouvons pleinement l’écrivain qui s’était si fièrement comprimé et étouffé jusque-là. Je la citerai, cette dernière page, et ce sera aussi la dernière chose de ce chapitre. On n’écrivit jamais sur un sujet plus beau une page plus belle. Il ne s’agit plus de Jacobinisme. Il s’agit de l’armée, qui ne fut jamais jacobine, et qui creusa, au contraire, entre elle et le Jacobinisme, cet infranchissable fossé qu’elle remplit de sa gloire, et qui l’en sépare pour jamais !
« Là-bas, — au camp, — devant l’ennemi, les nobles idées générales, qui, entre les mains des démagogues parisiens, sont devenues les prostituées sanguinaires, restent des vierges pures dans l’imagination de l’officier et du soldat. Liberté, égalité, droits de l’homme, avènement de la raison, toutes ces vagues et sublimes images flottent devant leurs yeux quand ils gravissent sous la mitraille l’escarpement de Jemmapes, ou quand ils hivernent, pieds nus, dans la neige des Vosges. Elles ne sont pas souillées et déformées sous leurs pas en tombant du ciel en terre ; ils ne les ont pas vues se changer dans leurs mains en hideuses caricatures. Ils ne font point le sale ménage quotidien de la politique et de la guillotine. Ils ne sont point des piliers de clubs, des braillards de section, des inquisiteurs de comité, des dénonciateurs à prime, des pourvoyeurs de l’échafaud. Hors du sabbat révolutionnaire, ramenés au sens commun par la présence du danger, ayant compris l’inégalité des talents et la nécessité de l’obéissance, ils font œuvre d’hommes ; ils pâtissent, ils jeûnent, ils affrontent les balles, ils ont conscience de leur désintéressement, ils sont des héros et ils peuvent s’envisager comme des libérateurs… L’amour de la patrie, c’était leur seule religion, mais il en fut une. Lorsque, dans une nation, le cœur est si haut, elle se sauve malgré ses gouvernants, quelles que soient leurs extravagances et quels que soient leurs crimes ; car elle rachète leur ineptie par son courage et couvre leurs forfaits par ses exploits ! »
Elle les couvre, — oui ! mais sans les cacher.